F. Chopin/3

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Breitkopf et Haertel (p. 57-110).

III.


Les Mazoures de Chopin diffèrent notablement d’avec ses Polonaises en ce qui concerne l’expression. Le caractère en est tout-à-fait dissemblable. C’est un autre milieu, dans lequel les nuances délicates, tendres, pâles et changeantes, remplacent un coloris riche et vigoureux. À l’impulsion une et concordante de tout un peuple, succèdent des impressions purement individuelles, constamment différenciées. L’élément féminin et efféminé au lieu d’être reculé dans une pénombre quelque peu mystérieuse, s’y fait jour en première ligne. Il acquiert même sur le premier plan une importance si grande, que les autres disparaissent pour lui faire place ou du moins ne lui servent que d’accompagnement.

Les temps ne sont plus où, pour dire qu’une femme était charmante, on l’appelait reconnaissante (wdzieczna) ; où le mot de charme lui-même dérivait de celui de gratitude (wdzieki). La femme n’apparaît plus en protégée, mais en reine ; elle ne semble plus être la meilleure partie de la vie, elle fait la vie entière. L’homme est bouillant, fier, présomptueux, mais livré au vertige du plaisir ! Cependant ce plaisir ne cesse jamais d’être veiné de mélancolie, car son existence n’est plus appuyée sur le sol inébranlable de la sécurité, de la force, de la tranquillité. La patrie n’est plus !.. Dorénavant toutes les destinées ne sont que les débris flottans d’un immense naufrage. Les bras de l’homme ressemblent à un radeau portant sur leur faible charpente, une famille éplorée. Ce radeau est lancé en pleine mer, mer houleuse, aux vagues menaçantes prêtes à l’engloutir. Pourtant un port est toujours ouvert, un port est toujours là ! Mais, ce port, c’est l’abîme de la honte ; ce port, c’est le refuge glacial que présente l’ignominie ! Maint cœur d’homme, lassé et épuisé, a peut-être songé à y trouver le repos désiré par son âme fatiguée. Vainement ! A peine son regard s’y est il arrêté que sa mère, sa femme, sa sœur, sa fille, l’amie de sa jeunesse, la fiancée de son fils, la fille de sa fille, l’ayeule aux cheveux blancs, l’enfant aux cheveux blonds, ont jeté des cris d’alarme, demandant à ne pas approcher du port d’infâmie, à être rejetées en haute mer, sauf à y périr, à y être englouties durant une nuit noire, sans une étoile au ciel, sans une plainte sur la terre, entre deux flots sombres comme l’Erèbe, répétant au fond d’une âme emparadisée dans la mort par la double foi de la religion et de la patrie : Jeszcze Polska nie zginçla !..

En Pologne, la mazoure devient souvent le lieu où le sort de toute une vie se décide, où les cœurs se pésent, où les éternels dévouemens se promettent, où la patrie recrute ses martyrs et ses héroïnes. En ces contrées la mazoure n’est donc pas seulement une danse ; elle est une poésie nationale, destinée comme toutes les poésies des peuples vaincus à transmettre le brûlant faisceau des sentimens patriotiques, sous le voile transparent d’une mélodie populaire. Aussi, n’y a-t-il rien de surprenant à ce que la plupart d’entr’elles modulent dans leurs notes et dans les strophes qui y sont attachées, les deux tons dominans dans le cœur du polonais moderne : le plaisir de l’amour et la mélancolie du danger. Beaucoup de ces airs portent le nom d’un guerrier, d’un héros. La Polonaise de Kosciuszko est moins historiquement célèbre que la Mazoure de Donibrowski, devenue chant national à cause de ses paroles, comme la mazoure de Chtopicki fut populaire durant trente ans à cause de son rhythme et de sa date, I830. Il fallut une nouvelle avalanche de cadavres et de victimes, une nouvelle inondation de sang, un nouveau déluge de larmes, une nouvelle persécution dioclétienne, un nouveau repeuplement de la Sibérie, pour étouffer jusqu’au dernier écho de ses accens et jusqu’au dernier reflet de ses souvenirs.

Depuis cette dernière catastrophe, la plus lourde de toutes à ce qu’assurent les contemporains, sans être écrasante néanmoins.à ce qu’affirment tous les cœurs, à ce que murmurent toutes les voix, la Pologne est silencieuse ; pour mieux dire, muette. Plus de Polonaises nationales, plus de Mazoures populaires. Pour parler d’elles, il faut remonter au de là de cette époque, alors que musique et paroles reproduisaient également cette opposition, d’un héroïque et attrayant effet, entre le plaisir de l’amour et la mélancolie du danger, dont nait le besoin de réjouir la misère, (cieszyc bide), qui fait rechercher un étourdissement enchanteur dans les grâces de la danse et ses furtives fictions. Les vers qu’on chante sur ses mélodies, leur donnent en outre le privilége de se lier plus intimement que d’autres airs de danse à la vie des souvenirs. Des voix fraîches et sonores les ont bien des fois répétées dans la solitude, aux heures matinales, dans de joyeux loisirs. Elles ont été fredonnées en voyage, dans les bois, sur une barque, à ces instans où l’émotion surprend inopinément, lorsqu’une rencontre, un tableau, un mot inespéré, viennent illuminer d’un éclat impérissable pour le cœur, des heures destinées à scintiller dans la mémoire à travers les années les plus éloignées et les plus sombres régions de l’avenir ?

Chopin s’est emparé de ces inspirations avec un rare bonheur, pour y ajouter tout le prix de son travail et de son style. Les taillant en mille facettes, il a découvert tous les feux cachés dans ces diamans ; en réunissant jusqu’à leur poussière, il les a montés en ruisselants écrins. Dans quel autre cadre d’ailleurs que celui de ces danses, où il y a place pour tant de choses, pour tant d’allusions, tant d’élans spontanés, de bondissans enthousiasmes, de prières muettes, ses souvenirs personnels l’auraient-ils mieux aidé à créer des poëmes, à fixer des scènes, à décrire des épisodes, à dérouler des tristesses, qui lui doivent de retentir plus loin que le sol qui leur a donné naissance, d’appartenir désormais à ces types idéalisés que l’art consacre dans son royaume de son lustre resplendissant ?

Pour comprendre combien ce cadre était approprié aux teintes de sentimens que Chopin a su y rendre avec une touche irisée, il faut avoir vu danser la mazoure en Pologne ; ce n’est que là qu’on peut saisir ce que cette danse renferme de fier, de tendre, de provoquant. Tandis que la valse et le galop isolent les danseurs et n’offrent qu’un tableau confus aux assistans ; tandis que la contredanse est une sorte de passe d’armes au fleuret où l’on s’attaque et se pare avec une égale indifférence, où l’on étale des grâces nonchalantes auxquelles ne répondent que de nonchalantes recherches ; tandis que la vivacité de la polka devient aisément équivoque ; que les menuets, les fandangos, les tarentelles, sont de petits drames amoureux de divers caractères qui n’intéressent que les exécutans, dans lesquels l’homme n’a pour tâche que de faire valoir la femme, le public d’autre rôle que de suivre assez maussadement des coquetteries dont la pantomime obligée n’est point à son adresse, — dans la mazoure, le rôle de l’homme ne le cède ni en importance, ni en grâce, à celui de sa danseuse et le public est aussi de la partie.

Les longs intervalles qui séparent l’apparition successive des paires étant réservés aux causeries des danseurs, lorsque leur tour de paraître arrive, la scène ne se passe plus entre eux, mais d’eux au public. C’est devant lui que l’homme se montre vain de celle dont il a su obtenir la préférence ; c’est devant lui qu’elle doit lui faire honneur ; c’est à lui donc qu’elle cherche à plaire, puisque les suffrages qu’elle obtient, rejaillissant sur son danseur, deviennent pour lui la plus flatteuse des coquetteries. Au dernier instant, elle semble les lui reporter formellement en s’élançant vers lui et se reposant sur son bras, mouvement qui plus que tous les autres est susceptible de mille nuances que savent lui donner la bienveillance et l’adresse féminines, depuis l’élan passionné jusqu’à l’abandon le plus distrait.

Pour commencer, toutes les paires se donnent la main et forment une grande chaîne vivante et mouvante. Se rangeant dans un cercle dont la courte rotation éblouit la vue, elles tressent une couronne dont chaque femme est une fleur, seule de son espèce, et dont, semblable à un noir feuillage, le costume uniforme des hommes relève les couleurs variées. Toutes les paires ensuite s’élancent les unes après les autres en suivant la première, qui est la paire d’honneur, avec une scintillante animation et une jalouse rivalité, défilant devant les spectateurs comme une revue, dont l’énumération ne le céderait guère en intérêt à celles qu’Homère et le Tasse font des armées prêtes à se ranger en front de bataille ! Au bout d’une heure ou deux le même cercle se reforme pour terminer la danse dans une ronde d’une rapidité étourdissante, durant laquelle maintes fois, pour peu que l’on se sente entre soi, le plus ému et le plus enthousiaste des jeunesgens entonne le chant de la mélodie que joue l’orchestre. Danseurs et danseuses s’y joignent aussitôt en chœur, pour en répéter le refrain amoureux et patriotique à la fois. Les jours où l’amusement et le plaisir répandent parmi tous une gaieté exaltée, qui pétille comme un feu de sarment dans des organisations si facilement impressionnables, la promenade générale est encore reprise ; son ps accéléré ne permet guère de soupçonner la moindre lassitude chez les femmes de là bas, créatures aussi délicates et endurantes que si leurs membres possédaient les obéissantes et infatigables souplesses de l’acier.

Il est peu de plus ravissant spectacle que celui d’un bal en Pologne, quand la mazoure une fois commencée, la ronde générale et le grand défilé terminés, l’attention de la salle entière, loin d’être offusquée par une multitude de personnes s’entre-choquant en sens divers comme dans le reste de l’Europe, ne s’attache que sur un seul couple, d’égale beauté, se lançant dans l’espace vide. Que de momens divers pendant les tours de la salle de bal ! Avançant d’abord avec une sorte d’hésitation timide, la femme se balance comme l’oiseau qui va prendre son vol ; glissant longtemps d’un seul pied, elle rase comme une patineuse la glace du parquet ; puis, comme une enfant, elle prend son élan tout d’un coup, portée sur les ailes d’un pas de basque allongé. Alors ses paupières se lèvent et, telle qu’une divinité chasseresse, le front haut, le sein gonflé, les bonds élastiques, elle fend l’air comme la barque fend l’onde et semble se jouer de l’espace. Elle reprend ensuite son glissé coquet, considère les spectateurs, envoie quelques sourires, quelques paroles aux plus favorisés, tend ses beaux bras au cavalier qui vient la rejoindre, pour recommencer ses pas nerveux et se transporter avec une rapidité prestigieuse d’un bout à l’autre de la salle. Elle glisse, elle court, elle vole ; la fatigue colore ses joues, illumine son regard, incline sa taille, ralentit ses pas, jusqu’à ce qu’épuisée, haletante, elle s’affaisse mollement et tombe dans les bras de son danseur qui, la saisissant d’une main vigoureuse, l’enlève un instant en l’air avant d’achever avec elle le tourbillon enivré.

En revanche, l’homme accepté par une femme s’en empare comme d’une conquête dont il s’enorgueillit, qu’il fait admirer à ses rivaux, avant de se l’approprier dans cette courte et tourbillonante étreinte à travers laquelle on aperçoit encore l’expression narguante du vainqueur, la vanité rougissante de celle dont la beauté fait la gloire de son triomphe. Le cavalier accentue d’abord ses pas comme par un défi, quitte un instant sa danseuse comme pour la mieux contempler, tourne sur lui-même comme fou de joie et pris de vertige, pour la rejoindre peu après avec un empressement passionné ! Les figures les plus multiples viennent varier et accidenter cette course triomphale, qui nous rend mainte Atalante plus belle que ne les rêvait Ovide. Quelquefois deux paires partent en même temps, peu après les hommes changent de danseuse ; un troisième.survient en frappant des mains et enlève l’une d’elles à son partner, comme éperdûment et irrésistiblement épris de sa beauté, de son charme, de sa grâce incomparable. Quand c’est une des reines de la fête qui est ainsi réclamée, les plus brillans jeunes hommes se succèdent longtemps en briguant l’honneur de lui avoir donné la main.

Toutes les femmes en Pologne ont, par un don inné, la science magique de cette danse ; les moins heureusement douées savent y trouver des attraits improvisés. La timidité et la modestie y deviennent des avantages, aussi bien que la majesté de celles qui n’ignorent point qu’elles sont les plus enviées. N’en est-il pas ainsi parce que d’entre toutes, c’est la danse la plus chastement amoureuse ? Les personnes dansantes ne faisant pas abstraction du public, mais s’adressant à lui tout au contraire, il règne dans son sens même un mélange de tendresse intime et de vanité mutuelle aussi plein de décence que d’entraînement.

D’ailleurs, en Pologne toute femme ne peut-elle pas devenir adorable, sitôt qu’on sait l’adorer ? Les moins belles ont inspiré des passions inextinguibles, les plus belles ont fasciné des existences entières avec les battements de leurs blonds cils attendris, avec le soupir exhalé par des lèvres qui savaient se plier à l’imploration après avoir été scellées par un silence hautain. Là, où de pareilles femmes régnent, que de fiévreuses paroles, que d’espérances indéfinies, que de charmantes ivresses, que d’illusions, que de désespoirs, n’ont pas dû se, succéder durant les cadences de ces Mazoures, dont plus d’une vibre dans le souvenir de chacune d’elles comme l’écho de quelque passion évanouie, de quelque sentimentale déclaration ? Quelle est la polonaise qui dans sa vie n’ait terminé une mazoure, les J’oikîs plus brûlantes d’émotion que de fatigue ?

Que de liens inattendus formés dans ces longs tète-à-tête au milieu de la foule, au son d’une musique faisant revivre d’ordinaire quelque nom guerrier, quelque souvenir historique, attaché aux paroles et incarné pour toujours dans la mélodie ? Que de promesses s’y sont échangées dont le dernier mot, prenant le ciel à témoin, ne fut jamais oublié par le cœur qui attendit fidèlement le ciel pour retrouver là haut un bonheur (pie le sort avait ajourné ici bas ! Que d’adieux difficiles s’y sont échangés, entre ceux qui se plaisaient et se fussent si bien convenus si le même sang avait coulé dans leurs veines, si l’amant ivre d’amour aujourd’hui ne devait point se transformer en ennemi, que dis-je ? en persécuteur du lendemain ! Que de fois ceux qui s’aimaient avec extase s’y sont donnés rendez-vous à si longue échéance, que l’automne de la vie pouvait succéder à son printemps, tous deux croyant plutôt à leur fidelité à travers tous les remous de l’existence qu’à la possibilité d’un bonheur privé de la sanction paternelle ! Que de tristes affections, secrètement nourries en ceux que séparaient les infranchissables distances de la richesse et du rang, n’ont pu se révéler que dans ces instans uniques où le monde admire la beauté plus que la richesse, la bonne mine plus que le rang ! Que de destinées désunies par la naissance et les griefs d’une autre génération, ne se sont jamais rapprochées que dans ces rencontres périodiques, étincelantes de triomphes et de joies cachées, dont le pâle et lointain reflet devait éclairer à lui seul une longue serie d’années ténébreuses ; car, le poète l’a dit : l’absence est un monde sans soleil !

Que de courtes amours s’y sont nouées et dénouées le même soir entre ceux qui, ne s’étant jamais vus et ne devant plus se revoir, pressentaient ne pouvoir s’oublier ! Que d’entretiens entamés avec insouciance durant les longs repos et les figures enchevêtrées de la mazoure, prolongés avec ironie, interrompus avec émotion, repris avec ces sous-entendus où excellent la délicatesse et la finesse slaves, ont abouti à de profonds attachemens ! Que de confidences y ont été éparpillées dans les plis déroulés de cette franchise qui se jette d’inconnu à inconnu, lorsqu’on est délivré de la tyrannie des ménagemens obligés ! Mais aussi, que de paroles menteusement riantes, que de vœux, que de désirs, que de vagues espoirs y furent négligemment livrés au vent, comme le mouchoir de la danseuse jeté au souffle du hasard… et qui n’ont point été relevés par les maladroits !…

Chopin a dégagé {’inconnu de poésie, qui n’était qu’indiqué dans les thèmes originaux des Mazoures vraiment nationales. Conservant leur rhythme, il en a ennobli la mélodie, agrandi les proportions ; il y a intercalé des clairs-obscurs harmoniques aussi nouveaux que les sujets auxquels il les adaptait, pour peindre dans ces productions qu’il aimait à nous entendre appeler des tableaux de chevalet, les innombrables émotions d’ordres si divers qui agitent les cœurs pendant que durent, et la danse, et ces longs intervalles surtout, où le cavalier a de droit une place à coté de sa dame dont il ne se sépare point.

Coquetteries, vanités, fantaisies, inclinations, élégies, passions et ébauches de sentimens, conquêtes dont peuvent dépendre le salut ou la grâce d’un autre, tout s’y rencontre. Mais, qu’il est malaisé de se faire une idée complète des infinis degrés sur lesquels l’émotion s’arrête ou auxquels atteint sa marche ascendante, parcourue plus ou moins longtemps avec autant d’abandon que de malice, dans ces pays où la mazoure se danse avec le même entraînement, le même abandon, le même intérêt à la tois amoureux el patriotique, depuis les palais jusqu’aux chaumières ; dans ces pays où les qualités et les défauts propres à la nation sont si singulièrement répartis que, se retrouvant dans leur essence à-peu-près les mêmes chez tous, leur mélange varie et se différencie dans chacun d’une manière inopinée, souvent méconnaissable ! Il en résulte une excessive diversité dans les caractères capricieusement amalgamés, ce qui ajoute à la curiosité un aiguillon qu’elle n’a pas ailleurs, fait de chaque rapport nouveau une piquante investigation et prête de la signification aux moindres incidens.

Ici, rien d’indifférent, rien d’inaperçu et rien de banal. Les contrastes se multiplient parmi ces natures d’une mobilité constante dans leurs impressions, d’un esprit fin. perçant, toujours en éveil ; d’une sensibilité qu’alimentent les malheurs et les souffrances, venant jeter des jours inattendus sur les cœurs comme des lueurs d’incendie dans l’obscurité. Ici, les longues et glaciales terreurs des cachots d’une forteresse, les interrogatoires perfides et semés de pièges d’un juge abhoré quoique vénal, les steppes blancs de la Sibérie, silencieux et déserts, s’étendent devant les regards épouvantés et les cœurs frémissans, comme les tableaux d’une tapisserie aériennne sur les murs de toute salle de bal ; depuis celle dont les parois furent badigeonnées pour l’occasion d’une teinte bleue claire, dont le modeste plancher fut ciré la veille, dont les belles jeunes filles sont parées de simple mousseline blanche et rose, jusqu’à celle dont les éblouissantes murailles sont d’un stuc sulphuréen, les parquets d’acajou et débène, les lustres étincellans de mille bougies !

Ici, un rien peut rapprocher étroitement ceux qui la veille étaient étrangers, tout comme l’épreuve d’une minute ou d’un mot y sépare des cœurs longtemps unis. Les confiances soudaines y sont forcées et d’incurables défiances entretenues en secret. Selon le mot d’une femme spirituelle : « on y joue souvent la comédie, pour éviter la tragédie ». On aime à y faire entendçe ce qu’on tient à n’avoir pas prononcé. Les généralités servent à acérer l’interrogation, en la dissimulant ; elles font écouter les plus évasives réponses, comme on écouterait le son rendu par un objet pour en reconnaître le métal. Tous ces cœurs si sûrs d’eux-mêmes ne cessent de s’interroger, de se sonder, de se mettre à l’épreuve. Chaque jeune homme veut savoir s’il y a entre lui et celle qu’il fait dame de ses pensées pendant une soirée ou deux, communauté d’amour pour la patrie, communauté d’horreur pour le vainqueur. Chaque femme avant d’accorder ses préférences d’un soir à qui la regarde avec une ardeur si tendre et une douceur si passionnée, veut savoir s’il est homme à braver la confiscation, l’exil forcé ou l’exil volontaire, (non moins amer souvent), la caserne du soldat à perpétuité sur les rives de la Caspienne ou dans les montagnes du Caucase !..

Quand l’homme sait haïr et que la femme se contente de dénigrer l’ennemi, il y a de poignantes incertitudes ; les mains qui ont échangé l’anneau des fiançailles font glisser les bagues sur leurs doigts, en se demandant si elles y resteront ? Quand la femme est de la trempe de la Vte Eustache Sanguszko, aimant mieux. voir son fils aux mines (pie de ployer les genoux devant le czar ’), et que l’homme se demande s’il n’est point permis d’imiter le sort des K. des B. des L. des J. etc., qui vécurent à S. Petersbourg comblés d’honneurs, tout en élevant

1) A la suite de la guerre de 1830, le P" Roman Sanguszko fut condamné à être soldat à perpétuité en Sibérie. En revoyant le decret, l’empereur Nicolas ajouta de sa main : « où il sera conduit les chaînes aux pieds ». — Sa santé étant gravement atteinte, la famille fit des démarches à la cour et reçut pour réponse que si sa mère, la Pss"’ Eustache, venait se jeter aux pieds de l’empereur, elle obtiendrait la grâce de son fils. Longtemps la princesse s’y refusa. L’état de son fils empirant toujours, elle partit. Arrivée à Petersbourg, les pourparlers commentèrent sur la manière dont s’accomplirait sa génuflexion. On proposa d’abord les formes les plus humiliantes que la princesse rejetait les unes après les autres, prête à retourner chez elle. Enfin, il fut convenu qu’elle demanderait, et recevrait une audience de l’impératrice, que l’empereur viendrait et que là, sans autres témoins, la princesse implorerait a genoux la grâce de son enfant. Quand elle fut chez l’impératrice. l’empereur entra… voyant que la princesse ne bougeait pas, l’impératrice crut qu’elle ne le reconnaissait point et se leva… La princesse se leva et debout attendit… l’empereur la regarda, traversa lentement le salon…et sortit !… L’impératrice hors d’elle saisit les mains de la princesse, en s’écriant : « Vous avez perdu une occasion unique !.. » - La princesse raconta plus tard que ses genoux étaient devenus de marbre et, qu’en songeant aux miliers de polonais qui soutiraient plus encore que son fils, elle fut plutôt morte que de les plier. Elle n’obtint aucune grâce, mais les siècles entoureront d’une auréole la momoire sacrée de celle malionne polonaise aux antiques vertus. leurs enfans dans l’attente du jour où ils tireront l’épée contre les maîtres de la veille, la femme saisit le cœur de l’homme en ses paroles brûlantes, comme une mère saisit la tête de son enfant en ses paumes fiévreuses et la tournant vers le ciel, lui crie : voilà où est ton Dieu !.. Elle a des sanglots étouffés dans la voix, des larmes pour lui seul visibles dans les yeux. Elle supplie et elle commande à la fois, elle met son sourire à prix ; et ce prix, c’est l’héroïsme ! Si elle détourne la tète, elle semble jeter l’homme dans le gouffre de l’opprobre ; si elle lui rend l’éclat solaire de son beau visage, elle semble le tirer du néant ! Or, à chaque mazoure (pii se danse là bas, il y a un homme dont le regard, la parole, l’étreinte angoissée, ont rivé pour jamais à l’autel sacré de la patrie le co’iir d’une femme, dont il dispose ainsi seulement et sur lequel il n’a pas d’autre droit. Il y a une femme dont les veux moites, la main effilée, le souffle parfumé murmurant des mots magiques, ont à jamais enrôlé un cœur d’homme dans ces milices sa’crées où les chaînes d’une femme font trouver legères les chaînes de la prison et de la kibitka. Cet homme et cette femme ne reverront peut-être jamais leur partner ; pourtant, l’un aura déterminé le sort de l’autre en lui jetant dans l’âme ces cris que nul n’entendait, mais qui à partir de ce jour la rongeaient ou la vivifiaient comme des morsures de feu, en lui répétant : Pairie. Honneur, Liberté ! Liberté, liberté surtout ! Haine de l’esclavage et haine du despotisme, haine de la bassesse et haine de la viltà ! Mourir, mourir de suite ; mourir mille fois, plutôt que de ne pas garder une âme libre en une personne libre ! Plutôt que de dépendre, comme l’ignoble transfuge, du bon plaisir des czars et des czarines, du sourire ou de l’insulte, de la caresse impure et dégradante ou de la colère meurtrière et fantasque de l’autocrate !

Toutefois, mourir c’était trop ! Par conséquent ce n’était pas assez. Tous ne devaient pas mourir, tous cependant devaient refuser de vivre, en refusant l’air libre de leurs prérogatives innées, les franchises de leur antique patriciat dans la grande cité chrétienne ; lorsqu’ils refusaient tout pacte avec le vainqueurqui y avait usurpé sa place et s’y targuait de ses privilèges, (rétait là vraiment un destin pire que la mort ! N’importe ! Celles qui ne craignaient pas de l’imposer, en rencontraient toujours qui ne craignaient pas de l’accepter. S’il y en eut qui ont pactisé avec le vainqueur, plus pour la forme que pour le fond,) combien n’y en eut-il pas qui n’ont jamais voulu pactiser, ni pour le fond, ni pour la forme ! Ils se sont soustraits à tout pacte, même à ce pacte tacite qui ouvrait les portes de toutes les ambassades et de toutes les cours d’Europe, à la seule condition de ne jamais laisser entendre que « l’ours qui a mis des gants blancs » chez l’étranger, se hâte de les jeter à la frontière et, loin de ses regards, redevient la bête inculte, friande il est vrai des saveurs du miel de la civilisation dont elle importe volontiers chez elle les rayons tout faits, mais incapable de voir qu’elle écrase de sa masse informe les fleurs dont ce miel est tiré, qu’elle fait mourir sous ses grosses pattes les travailleuses ailées sans lesquelles il n’existe pas.

Pourtant, sans un tel pacte le polonais, héritier d’une civilisation huit fois séculaire et dédaignant depuis cent ans de renoncer à ce qu’elle lui a mis au cœur d’élévation, de noblesse, de hautaine indépendance, pour accepter la fraternité des puissans serviles ; le polonais apparaît en Europe comme un paria, un jacobin, un être dangereux, dont il vaut mieux éviter le voisinage fâcheux. S’il voyage, lui, grand-seigneur par excellence, il devient un épouvantail pour ses pairs ; lui, catholique fervent, martyr de sa foi, il devient la terreur de son pontife, un embarras pour son Eglise ; lui, par essence homme de salon, causeur spirituel, convive exquis, il semble un homme de rien à écarter poliment ! N’est-ce point là un calice d’amertume ? N’est-ce point là un sort plus dur à affronter qu’un combat glorieux, qui ne se prolonge pas durant toute une existence ? Néanmoins, chaque jeune-homme et chaque jeune-femme qui durant une mazoure se rencontrent une fois par hasard, ont à honneur de se prouver l’un à l’autre qu’ils sauront boire ce calice ; qu’ils l’acceptent, émus et joyeux, de la main qui pour lors le présente avec un cœur plein d’enthousiasme, des yeux pleins d’amour, un mot plein de force et de grâce, un geste plein d’élégance fière et dédaigneuse.

Mais, dans les bals on n’est pas toujours entre sui. Il faut souvent danser avec les vainqueurs ; il faut souvent leur plaire pour n’en être pas incontinent anéantis. Il faut aller chez leurs femmes et quelquefois les inviter ; il faut être près d’elles, côte-à-côte avec elles, humilies par celles qu’on méprise. Quelles sont dures les femmes des v ainqueurs quand elles apparaissent aux fêtes des vaincus ! Les unes se montrent confites dans la morgue des dames de cour sur lesquelles resplendit tout l’éclatd’une laveur impériale, insolentes avec préméditation, cruelles avec inconscience, se croyant adulées sans se sentir haïes, imaginant trôner et régner, sans apercevoir qu’elles sont raillées et tournées en dérision par ceux qui ont assez de sang au cœur, assez de feu dans le sang, assez de foi dans l’âme, assez d’espoir dans l’avenir, pour attendre des générations avant de livrer leur souvenir à la vindicte publique. Etalant le grand air d’emprunt des personnes qui savent à un cheveu près le degré d’élasticité permis au buse de leur corset, elles sont rendues plus froidement impertinentes encore par le déplaisir de se voir entourées d’un essaim de créatures, plus enchanteresses les unes que les autres et dont la taille n’a jamais connu de corset ! D’autres, parvenues enrichies, font papilloter l’éclat de leurs diamans aux veux de celles à qui leurs maris ont volé leurs revenus. Sottes et méchantes, ne se doutant quelquefois pas des taches de sang qui souillent le crêpe rouge de leur robe, mais heureuses d’enfoncer une épingle tombée de leur coiffure dans le cœur d une mère ou d’une sœur, qui les maudit chaque fois qu’elles passent en tourbillonnant devant elle, Ce qui était odieux, elles le rendent risible, en essayant de singer les grands airs des grandes dames. A observer la vulgarité des formes mongoles, la disgrâce des traits kalmouks. qui impriment encore leurs traces sur ces plattes figures, on songe involontairement aux longs siècles durant lesquels les russes durent lutter avec les hordes payennes de l’Asie. dont ils portèrent souvent le joug en gardant son empreinte barbare dans leur âme, comme dans leur langue ! Encore au jour d’aujourd’hui, le trésor de l’Etat, comme qui dirait en Europe le ministère des finances, y est appelé la tente princiére : celle où jadis se portait le plus beau du butin et du pillage ! Kaziennaia Ptilata.

Quand les femmes des vainqueurs sont en présence des femmes de vaincus, elles font toutes pleuvoir le dédain de leurs prunelles arrogantes. Ni les « dames chiffrées », celles qui portent un monogramme impérial sur l’épaule, ni les autres qui ne peuvent se targuer d’être ainsi marquées comme les génisses d’un troupeau seigneurial, ne comprennent rien à l’atmosphère où elles sont plongées. Elles ne voient ni les flammes de l’héroïsme, précurseurs de la conflagration, monter en langues étroites et frémissantes jusqu’aux plafonds dorés et là, former une voûte de sombres prophéties sur leurs têtes lourdes et vides ; ni les fleurs vénéneuses d’une future poésie sortir de terre sous leurs pas, accrocher à leurs falbalas leurs épines immortelles, s’enrouler comme des aspics autour de leurs corsages, monter jusqu’à leur cœur pour y plonger leurs dards et retomber, surprises et béantes, n’y trouvant aussi que le vide !

Pour elles toutes, le polonais n’est pas un gentilhomme, tant loui s races sont diverses et leur langage différent. Il est un vaincu, c’est-à-dire moins qu’un esclave ; il est en défaveur, c’est-a-dire au dessous de la bête honorée d une attention souveraine. Mais pour les vainqueurs, les polonaises sont des femmes. Et quelles femmes ! En est-il dont le cœur n’ait jamais été carbonisé par le regard de l’une d’elles, noir comme la nuit ou bleu comme le ciel d’Italie, pour qui il se serait damné… oui… cent fois damné… mais non perdu aux yeux du czar !… Car devant la faveur, la bassesse de l’homme et la bassesse de la femme russes sont aussi équivalentes que la livre de plomb et la livre de plume, ce qu’un proverbe constate à sa manière en disant : mon : i géna, mina saiana « Mari et femme ne font qu’un diable » ! Seulement, la livre de plomb ne bouge pas plus qu’un boulet au fond d’un sac de toile imperméable, la livre de plume remue, voltige, se lève, retombe, se relève et s’aplatit sans cesse, comme un nid de noirs papillons dans un sac de gaze transparente. Cependant, dans les poitrines couvertes du plastron de l’uniforme chamarré d’or, semé de croix et de crachats, emmédaillé et enrubanné, il y a, par dessus le boulet de plomb, on ne sait quelle étincelle d’élément slave qui vit, s’agite, qui parfois flambe. Il est accessible à la pitié, il est séduit par les larmes, il est touché par les sourires. Gare pourtant à qui voudrait s’y fier, car à côté de lui il y a tout un brasier d’élément mongol et kalmouk qui renifle la rapine. Cette étincelle réunie à ce brasier font, que le vainqueur ne se contente pas de larmes et de sourires sans argent, ni ne veut non plus de l’argent qu’avec l’assaisonnement des larmes et des sourires ! Qui dira tous les drames qui dans ces données se sont joués entre des êtres, dont l’un tend des filets d’or et de soie, recule d’effroi comme mordu par un scorpion à la pensée de s’être pris dans ses propres rets ; dont l’autre, friand et glouton à la fois, s’abreuve d’un limpide regard, s’enivre d’un doux parler, tout en palpant les billets de banque qu’il tient déjà sur son cœur.

Le russe et la polonaise sont les seuls points de contact entre deux peuples plus antipathiques entre eux que le feu et l’eau, l’un étant fou de la liberté qu’il aime plus que la vie, l’autre étant voué au servage officiel jusqu’à lui donner sa vie. Mais, ce seul point de contact est incandescent, parceque la femme espère toujours inoculer à l’homme le ferment de la bonté, de la pitié, de l’honneur ; l’homme espère toujours dénationaliser la femme jusqu’à lui faire oublier la pitié, la bonté, l’honneur. A ce double jeu chacun s’enflamme et, comme on ne se rencontre guère ailleurs, c’est durant la mazoure qu’on épuise toutes ses ressources, ses stratagèmes, ses assauts, ses embuscades et ses silencieuses victoires. Le bal et la danse sont le terrain de ces grandes batailles, dont le succès consiste à se changer en d’heureux préliminaires de paix entre deux béllégérans amis, sur les bases de quelque haute rançon et de quelque souvenir ému, qui scintille comme une étoile jamais voilée dans le cœur de l’homme, laissant parfois aussi une reconnaissance toujours bienveillante dans celui de la femme’).

Là, où les neiges boréales d’irkutsk, les ensevelissemens vivans de Nertschinsk, forment neuf fois sur dix comme l’arrière-fond, l’arrière - pensée d’une conversation engagée par une polonaise qui effeuille son bouquet

1) Un général russe était chargé de faire éxéeuter on ne sait plus quelles mesures vexatoires àl’enlourdu couvent des dominicaines, à Kamieniec en Podolie. La prieure fut obligée de le voir pour lâcher d’obtenir qnelqu’adoucissement a ces rigueurs. Appartenant à une des plus antiques familles de la Lithuanie, elle était encore d’une grande beauté et d’une suavité de manières vraiment fascinante. Le général la vit derrière la grille du parloir et causa longtemps avec elle. Le lendemain il lui fit accorder tout ce qu’elle avait demandé, (sans la prevenir qu’un an après son successeur n’en tiendrait aucun compte,) et ordonna ii ses soldats de planter un jeune peuplier devant ses fenêtres ; personne ne devina ce que pouvait signifier cette fantaisie. Bien des années après, la mère Marie-Rose le regardait encore avec complaisance ; il lui rappelait que le général russe avait Irouve moyen de lui rendre un cternel hommage, en faisant dire à cet arbre qui indiquait sa cellule : To polka. entre doux sourires, avec un russe qui déchire son gant blanc en suivant des yeux un pur profil, un galbe angélique, on plaide en apparence pour soi quand un autre est en (ause ; les flatteries par contre peuvent devenir des exigences déguisées. Là, c’est la dégradation du rang et de la noblesse’), c’est le knout et la mort, qui attendent peut-être celui qu’une sœur, une fiancée, une amie, une compatriote inconnue, une femme douée du génie de la compassion et de la ruse, ont le pouvoir de perdre ou de sauver durant les fugitives amours de deux mazoures. Dans l’une, ces amours s’ébauchent ; la lutle commence, le défi est jeté. Durant les longs a parte qu elle autorise, ciel et terre sont remués sans que l’interlocuteur sache souvent ce qu’on veut de lui avant le jour, dont l’indiscretion chèrement payé de quelque inférieur a révélé l’approche, où une écriture Une, tremblante, humide de pleurs, vient se rencontrer avec un homme d’affaires porteur d’un portefeuille tout gonflé. Au second bal, quand la femme et l’homme se retrouvent dans la mazoure, l’un des deux finit par être vaincu. Elle n’a rien obtenu ou elle a tout conquis. Rarement s’est il vu qu’elle n’ait rien obtenu, qu’on ait tout refusé à un regard, à un sourire, à une larme, à la’honte du mépris.

1) Le Prince Troubelzkov, revenu dos mines île Siberie où il avail passe vingt ans et n’avait rien perdu de sa fière imprudence, fit mettre sur ses cartes de visite (aussitôt confisquées) : Pierre Troubelzkoy, né Prince Troubetskoy.

Mais, si fréquens que soient les bals officiels, si souvent même que l’on soit obligé d’y engager quelques personnages qui s’imposent ou dejeunes officiers russes, amis de régiment des jeunes polonais forcés de servir pour n’être pas privés de leurs priviléges nobiliaires, la vraie poésie, le véritable enchantement de la mazoure, n’existe réellement qu’entre polonais et polonaises. Seuls, ils savent ce que veut dire d’enlever une danseuse à son partner avant même qu’elle ait achevé la moitié de son premier tour dans la salle, pour aussitôt l’engager à une mazoure de vingt paires, c’est-à-dire de deux heures ! Seuls, ils savent ce que veut dire de lui voir accepter une place près de l’orchestre, dont les rumeurs réduisent toutes les paroles à des murmures de voix basses, à des souffles brûlans plus compris qu’articulés, ou bien d’entendre qu’elle ordonne de poser sa chaise devant le canapé des matronnes qui devinent tous les jeux de physionomie. Seuls, le polonais et la polonaise savent à l’avance que dans une mazoure, l’un peut perdre une estime et l’autre conquérir un dévouement ! Mais, le polonais sait aussi que dans ce tête-à-tète public, ce n’est pas lui qui domine la situation. S’il veut plaire, il craint ; s’il aime, il tremble. Dans l’un ou l’autre cas, qu’il espère éblouir ou toucher, charmer l’esprit ou attendrir le cunir, c’est toujours en se lançant dans un dédale de discours, qui ont exprimé avec ardeur ce qu’ils se sont gardés de prononcer ; qui ont furtivement interrogé sans avoir jamais questionné ; qui ont été atrocement jaloux sans paraître y prétendre ; qui ont plaidé le faux pour savoir le vrai ou révélé le vrai pour se garantir du faux, sans être sortis des sentiers ratissés et fleuris d’une conversation de bal. Ils ont tout dit, ils ont parfois mis toute l’âme et ses blessures à nu, sans que la danseuse, si elle est orgeuilleuse ou froide, prévenue ou indifférente, puisse se vanter de lui avoir arraché un secret ou infligé un silence !

Puis, une attention si incessamment tendue finissant par harasser des naturels expansifs, une légèreté lassante, surprenante même avant qu’on en ait démêlé l’insouciance désespérée, vient s’allier comme pour les ironiser aux finesses les plus spirituelles, à l’existence des plus justes peines, à leur plus profond sentiment. Toutefois, avant de juger et de condamner cetle légèreté, il faudrait en connaître toutes les profondeurs. Elle échappe aux promptes et faciles appréciations en étant tour à tour réelle et apparente, en se réservant d’étranges répliques qui la font prendre, aussi souvent à tort qu’à raison, pour une espèce de voile bariolé, dont il suffirait de déchirer le tissu afin de découvrir plus d’une qualité dormante ou enfouie sous ses plis. Il advient de cette sorte que l’éloquence n’est fréquemment qu’un grave badinage, qui fait tomber des paillettes d’esprit comme une gerbe de feux d’artifice, sans que la chaleur du discours ait rien de sérieux. On cause avec l’un, on songe à un autre ; on n’écoute la réplique que pour répondre à sa propre pensée. On s’échauffe, non pour celui à qui l’on parle, mais pour celui à qui l’on va parler. D’autres fois, des plaisanteries échappées connue par raégarde sont tristement sérieuses, quand elles partent d’un esprit qui cache sous ses gaietés d’étalage d’ambitieuses espérances et de lourds mécomptes, dont personne ne peut le railler ni le plaindre, personne n’ayant connu ses audacieux espoirs et ses insuccès secrets.

Aussi, que de fois des gaietés intempestives suiventelles de près des recueillemens âpres et farouches, tandis que des désespérances pleines d’abattement se changent soudain en chants de triomphe, fredonnés à la sourdine. La conspiration étant à l’état de permanence dans tous les esprits, la trahison apparaissant à l’état de possibilité dans tous les momens de défaillance ; la conspiration formant un mystère qui, à peine soupçonné, jette l’homme dans le gouffre de la police moscovite et ne le rejette dans la vie que comme un naufragé nu sur la plage ; la trahison constituant un plus terrible mystère qui, à peine soupçonné, métamorphose l’être humain en une bête vénimeuse dont la seule haleine est reputée pestiférée, — comment chaque homme ne serait il pas une énigme indéchiffrable à tout autre qu’à une femme aux intuitions divinatrices, qui veut devenir son angegardien en le retenant sur la pente des conspirations ou en le préservant des séduisans appâts de la trahison ? Dans ces entretiens pailletés d’or et de cuivre, où le vrai rubis brille à côté du faux diamant, comme une goutte de sang pur mise en balance avec un argent impur ; où les réticences inexplicables peuvent aussi bien envelopper d’ombre la pudeur d’une vie qui se sacrifie, que l’impudeur d’une lâcheté qui se fait récompenser, — voire même le double jeu d’un double sacrifice et d’une double trahison, livrant quelques complices dans l’espoir de perdre tous leurs bourreaux, en se perdant soi même, — rien ne saurait demeurer absolument superficiel, quoique rien non plus ne soit exempt d’un vernis artificiel. Là donc, où la conversation est un art exercé au plus haut degré et qui absorbe une énorme partie du temps de tout le monde, il y en a peu qui ne laissent à chacun le soin de discerner dans les propos joyeux ou chagrins qu’il entend débiter, ce qu’en pense vraiment le personnage qui, en moins d’une minute, passe du rire à la douleur, en rendant la sincérité également difficile à reconnaître dans l’un et dans l’autre.

Au milieu de ces fuyantes habitudes d’esprit, les idées, comme les bancs de sable mouvans de certaines mers, sont rarement retrouvées au point où on les a quittées. Cela seul suffirait à donner un relief particulier aux causeries les plus insignifiantes, comme nous l’ont appris quelques hommes de cette nation qui ont fait admirer à la société parisienne leur merveilleux talent d’escrime en paradoxe, auquel tout polonais est plus ou moins habile selon qu’il a plus ou moins intérêt ou amusement à le cultiver. Mais celle inimitable verve qui le pousse à faire constamment changer de costume à la vérité et à la fiction, à les promener toujours déguisées l’une pour l’autre, comme des pierres de touche d’autant plus sûres qu’elles sont moins soupçonnées ; cette verve qui aux plus chétives occasions dépense avec une prodigalité effrenée un prodigieux esprit, comme Gil Blas usait à trouver moyen de vivre un seul jour autant d’intelligence qu’il en fallait au roi des Espagnes pour gouverner ses royaumes ; cette verve impressionne aussi péniblement (pie les jeux où l’adresse inouïe des fameux escamoteurs indiens t’ait voler et étinceler dans les airs une quantité d’armes aiguisées et tranchantes qui, à la moindre gaucherie, deviendraient des instrumens de mort, Elle recèle et porte alternativement l’anxiété, l’angoisse, l’effroi, lorsqu’au milieu des dangers imminens de la délation, de la persécution, de la haine ou de la rancune individuelle, se surajoutant aux haines nationales et aux rancunes politiques, des positions toujours compliquées peuvent trouver un péril dans toute imprudence, dans toute inadvertance, toute inconséquence ; ou bien, une aide puissante dans un individu obscur et oublié.

Un intérêt dramatique peut dès lors surgir tout d’un coup dans les plus indifférentes entrevues, pour donner instantanément à toute relation les faces les moins prévues. Il plane par là sur les moindres d’entreelles une brumeuse incertitude qui ne permet jamais d’en arrêter les contours, d’en fixer les lignes, d’en reconnaître l’exacte et Future portée, les rendant ainsi toutes complexes, indéfinissables, insaisissables, imprégnées à la fois d’une terreur vague et cachée, d’uni ; flatterie insinuante inventive à se rajeunir, d’une sympathie qui voudrait souvent se dégager de ces pressions ; triples mobiles qui s’enchevêtrent dans les cœurs en d’inextricables confusions de sentimens patriotiques, vains et amoureux.

Est-il donc surprenant (pie des émotions sans nombre se concentrent dans les rapprochemens fortuits amenés par la mazoure lorsque, entourant les moindres velléités du cœur de ce prestige que répandent les grandes toilettes, les feux de la nuit, les surexcitations d’une atmosphère de bal, elle fait parler à l’imagination les plus rapides, les plus futiles, les plus distantes rencontres ! Pourrait-il en être autrement en présence des femmes qui donnent à la mazoure ces signifiances, que dans les autres pays on s’eft’orcerita en vain de comprendre, même de deviner ? Car, ne sont-elles pas incomparables, les femmes polonaises ? Il en est parmi elles dont les qualités et les vertus sont si absolues, qu’elles les rendent apparentées à tous les siècles et à tous les peuples ; mais ces apparitions sont rares, toujours et partout. Pour la plupart, c’est une originalité pleine de variété qui les distingue. Moitié almées, moitié parisiennes, ayant peut-être conservé de mère en fille le secret des philtres brùlans que gardent les harems, elles séduisent par des langueurs asiatiques, des flammes de houris dans les yeux, des indolences de sultanes, des révélations d’indicibles tendresses fugitives comme l’éclair, des gestes naturels qui caressent sans enhardir, des mouvemens distraits dont la lenteur enivre, des poses inconscientes et affaissées qui distillent un fluide magnétique. Kllos séduisent par cette souplesse des tailles qui ne connaissent pas la gène et que l’étiquette ne parvient jamais à guinder ; par ces infle\ions de voix qui brisent et font venir des larmes d’on ne sait quelle région du cœur ; par ces impulsions soudaines qui rappellent la spontanéité de la gazelle. Elles sont superstitieuses, friandes, enfantines, faciles à amuser, faciles à intéresser, comme les belles et ignorantes créatures qui adorent le prophète arabe ; en même temps intelligentes, instruites, pressentant avec rapidité tout ce qui ne se laisse pas voir, saisissant d’un coup d’oeil tout ce qui se laisse deviner, habiles à se servir de ce qu’elles savent, plus habiles encore à se taire longtemps et même toujours, étrangement versées dans la divination des caractères qu’un trait leur dévoile, qu’un mot éclaire à leurs yeux, qu’une heure met à leur merci !

Généreuses, intrépides, enthousiastes, d’une piété exaltée, aimant le danger et aimant l’amour, auquel elles demandent beaucoup et donnent peu, elles sont surtout éprises de renom et de gloire. L’héroïsme leur plaît ; il n’en est peut-être pas une qui craignît de payer trop cher une action éclatante. Et cependant, disons-le avec un pieux respect, beaucoup d’entr’elles, mystérieusement sublimes, dévouent à l’obscurité leurs plus beaux sacrifices, leurs plus saintes vertus. Mais, quelqu’exemplaires que soient les mérites de leur vie domestique, jamais tant que dure leur jeunesse, (et elle est aussi longue que précoce), ni les misères de la vie intime, ni les secrètes douleurs qui déchirent ces âmes trop ardentes pour n’être pas souvent blessées, n’abattent la merveilleuse élasticité de leurs espérances patriotiques, la juvénile candeur de leurs enchantemens souvent illusionnés, la vivacité de leurs émotions qu’elles savent communiquer avec l’infaillibilité de l’étincelle électrique.

Discrètes par nature et par position, elles manient avec une incroyable dextérité la grande arme de la dissimulation ; elles sondent l’âme d’autrui et retiennent leurs propres secrets, si bien que nul ne suppose qu’elles ont des secrets ! ’) Souvent ce sont les plus nobles

i) II faut observer que malgré la constante reserve et la profonde dissimulation que leur commande la position de leur pays, à elles dépositaires de tant de sentimens, de tant d’incidens, de tant defaits, de tant de secrets, qui à la moindre indiscrétion menaceraient quelqu’un de la déportation et des mines de la Siberie, jamais on ne rencontre chez les polonaises cette insincérilé de tous les instans, ce mensonge perpétuel qui distingue d’autres femmes slaves. Celles-ci, non contentes de pratiquer la non-verité, se sont faites une seconde nature de la contreverité, qu’impose un despotisme dont dépendent toutes les sources de la vie-, tout le brillant de son échaflaudage ; despotisme d’autant plus iuplacable sous ses formes mielleuses que, se sachant réduit à regner par la terreur, il consent à être trompé en étant adulé, à être caressé sans amour, berce sans tendresse, enivré d’un vin frélaté. sans se soucier si le cœur est épanoui quand les lèvres rient, si l’âme est heureuse qu’elles taisent, avec cette superbe qui ne daigne même pas se témoigner. A qui les a calomniées elles rendent

quand la bouche le proclame, si elle ne hait pas celui auquel les yeux jettent leurs plus séduisantes invites. Pour ces femmes, le besoin de la faveur commande la duplicité, comme une condition première, essentielle, inévitable, sine qud non, de tout ce qui fait le bienêtre de la vie, le charme et l’éclat d’une destinée ; le mensonge leur devient par conséquent une nécessité vitale, un besoin imperieux auquel il faut satisfaire sur l’heure, à tout prix. Dans ces conditions, il ne saurait jamais se transformer en un art, toute la ruse du sauvage captif voulant profiter de son maître, non s’en affranchir, rie pouvant se comparer avec le savoir-faire habile et ingénieux du diplomate et du vaincu. Aussi, pour s’entretenir la main, ces femmes, à quelque rang qu’elles appartiennent, femmes de cour ou de quatorzième tchin, ne disentelles jamais, au grand jamais, un mot de pure et simple vérité. Demandez leur s’il est jour à minuit, elles repondront oui, pour voir si elles ont su faire croire l’incroyable. Le mensonge, qui repugne à la nature humaine, etant devenu un ingrédient inévitable de leurs rapports sociaux, a fini par gagner pour elles on ne sait quel charme malsain, comme celui de lassa foelida que les hommes au palais blasé du siècle dernier portaient en bonbonnière. Elles ont comme un goût plus sapide sur la langue sitôt qu’elles se figurent avoir induit en erreur quelque naïf, avoir persuadé quelque bonne àme du contraire de qui a été, de ce qui est, de ce qui sera. — Or, pour autant de polonaises qu’on ait pu connaître , jamais on n’a rencontre une vraie menteuse. Elles savent faire de la dissimulation un art ; elles savent même le ranger parmi les beaux-arts, car lorsqu’on en a surpris le secret, on ne sait ce qu’il faut admirer le plus, du sentiment gcnéreux qui la dicta ou de la délicatesse de ses procédés. Mais, quelqu’ inimaginable finessequ’elles mettent à ne pas laisser comprendre qu’elles savent ce qu’elles prctendent ignorer, qu’elles ont aperçu ce qu’elles veulent n’avoir pas vu, on ne peut jamais les accuser d’avoir manqué de franchise, surtout pas au detriment de qui que ce soit. Elles ont toujours dit vrai ; tant pis pour ceux qui ne les devinaient pas. Elles sont bien assez habiles pour échapper à tout essai scrutateur, sans recourir au masque qui trahit la vérité et lue l’honneur. Toute l’adresse avec laquelle une polonaise derobe ce qu elle veut cacher du secret d’autrui ou du sien, l’impénétrabilité dont elle recouvre le fond de ses sentimens, le dernier mot de ceux que lui un service, qui les a dénigrées devient leur ami, qui a traversé leurs desseins une fois le répare sans s’en douter en les servant cent fois. Le dédain intérieur que leur inspirent ceux qui ne les devinent pas, leur assure cette supériorité qui les fait régner avec tant d’art sur tous les cœurs qu’elles réussissent à flatter sans adulation, à apprivoiser sans concessions, à s’attacher sans trahison, à dominer sans tyrannie, jusqu’au jour où, se passionnant à leur tour avec autant de dévouement chaleureux pour un seul qu’elles ont de subtile fierté avec le reste du monde, elles savent aussi braver la mort, partager l’exil, la prison, les plus cruelles peines, toujours fidèles, toujours tendres, se sacrifiant toujours avec une inaltérable sérénité.

inspirent les autres, ce qu’elle pense <le tout el de tous, ce qu’elle compte faire et faire faire dans un cas et un moment donne, ne l’empêchent jamais d’être, non seulement sincere, mais ouverte, disant à chacun avec grâce, abandon et empressement, tout ce qui l’intéresse de savoir quand cela ne fait tort à personne. L habitude de vivre au sein du danger, de manier le danger, de se jouer du danger au milieu duquel elle a grandi depuis qu elle est au monde , donne à son imperturbable discrétion comme un instinct de salut pour tous. Il lui serait impossible de faire du mal par une parole Irréfléchie, passionée ou encolérée, même à un ennemi, tant sa pensee est naturellement tournée vers le devoir d’aider et de secourir. Ensuite, elle est trop pieuse, trop civilisée, elle a surtout Irop de tact, pour pousser la dissimulation au delà du nécessaire.— Entre elle et d’autres femmes, il y a la différence de la vaincue à l’esclave. La vaincue étant fièie, se respecte elle-même sous ses déguisemens ; l’esclave n’a plus souvent qu’une âme d’esclave. Elle ne sait plus ni dissimuler sans mentir, ni mépriser celui qui l’obligerait à mentir ; elle le craint ! El ici, la crainte du maitre est le commencement de la bassesse.

Les hommages que les polonaises ont inspirés ont toujours été d’autant plus fervens, qu’elles ne visent pas aux hommages ; elles les acceptent comme des pis-aller, des préludes, des passe-temps insignifians. Ce qu’elles veulent, c’est l’attachement ; ce qu’elles espèrent, c’est le dévouement ; ce qu elles exigent, c’est l’honneur, le regret et l’amour de la patrie. Toutes, elles ont une poétique compréhension d’un idéal qu’elles t’ont miroiter dans leurs entretiens, comme une image qui passerait incessamment dans une glace et qu’elles donnent pour tâche de saisir. Méprisant le fade et trop facile plaisir de plaire seulement, elles voudraient avoir celui d’admirer ceux qui les aiment ; de voir deviné et réalisé par eux un rève d’héroïsme et de gloire qui ferait de chacun de leurs frères, de leurs amoureux, de leurs amis, de leurs fils, un nouveau héros de sa patrie, un nouveau nom retentissant dans tous les cœurs qui palpitent aux premiers accens de la Mazoure liée à son souvenir. Ce romanesque aliment de leurs désirs prend dans l’existence de la plupart d’entr’ elles, une place qu’il n’a certes pas chez les femmes du Levant , ni même chez celles du Couchant.

Les latitudes géographiques et psychologiques dans lesquelles le sort les f’ait vivre offrent également ces climats extrêmes, où les étés brûlans ont des splendeurs et des orages torrides, où les hivers et leurs frimas ont des froidures polaires, où les cœurs savent aimer et haïr avec la même ténacité, pardonner et oublier avec la même générosité. Aussi là, quand on est épris, n’est-ce point à l’italienne, (ce serait trop simple et trop charnel,) ni à l’allemande, (ce serait trop savant et trop froid, encore moins à la française, (ce serait trop vaniteux et trop frivole) ; on y fait de l’amour une poésie, en attendant qu’on en fasse un culte. Il forme la poésie de chaque bal et peut devenir le culte de la vie entière. La femme aime l’amour pour faire aimer ce qu’elle aime : avant tout son Dieu et sa patrie, la liberté et la gloire. L’homme aime l’amour parcequ il aime à être ainsi aimé ; à se sentir surélevé, grandi au-dessus de lui-même, éleclrisé par des paroles qui brûlent comme des étincelles, par des regards qui luisent comme des étoiles, par des sourires qui promettent la béatitude dune larme sur une tombe !… Ce qui faisait dire à l’empereur Nicolas : « Je pourrais « en finir des polonais, si je venais à bout des polo« naises »’).

.Malheureusement, l’idéal de gloire et de patriotisme des polonaises, souvent réveillé par les velléités héroïques qui les entourent, est plus souvent encore déçu par la légèreté de caractère des hommes que l’oppression et l’astuce du conquérant démoralisent et corrompent systématiquement, sauf à écraser quiconque leur résiste. Aussi, les oscillations de cet élément qui comme le vif argent ignore la tranquilité, de ces aspirations

’) Ce mot fut prononce devant une personne de noire connaissance. qui savent bien ce qu’elles veulent, mais ne trouvent pas toujours qui leur réponde, tiennent parfois ces femmes charmantes dans de longues alternatives entre le monde et le cloître, où il est peu d’entr’elles qui, à quelque instant de sa vie, n’ait sérieusement ou amèrement songé à se réfugier. Beaucoup, non moins illustres par leur naissance que par leur renommée dans le monde, y ont immolé leur beauté, leur esprit, leur prestige, leur empire sur les âmes, s’offrant en holocauste vivant sur l’autel de propitiation où fume jour et nuit le perpétuel encens de leurs prières et de leur sacrifice volontaire ! Ces victimes expiatoires espèrent forcer la main au Dieu des armées, Deus Sabaoth !… Et cet espoir illumine leur cœur, au point de leur faire atteindre parfois un âge presque séculaire !

Un proverbe national caractérise mieux en quatre mots cette fusion de la vie du monde et de la vie de foi que ne le peuvent faire toutes les descriptions quand, pour peindre une femme parfaite, un parangon de vertu, il dit : « Elle excelle dans la danse et dans la prière ! » Veut-on vanter une jeune-fille, veut-on louer une jeune-femme, on ne saurait mieux faire que de leur appliquer cette courte phrase : I do tança, i do roianca ! On ne peut leur trouver de meilleur éloge, parceque le polonais né, bercé, grandi, vivant entre des femmes dont on ne sait si elles sont plus belles quand elles sont charmantes ou [tlns charmantes quand elles ne sont pas belles ; le polonais ne se résignerait jamais à aimer d’amour celle que personne ne lui envierait au bal, pas plus qu’il ne chérira éternellement celle dont il ne pense pas que, plus ardente que les séraphins dans les cieux, elle fatigue de ses implorations et de ses expiations, de ses oraisons et de ses jeûnes, ce Dieu qui châtie ceux qu’il aime et qui a dit des nations : elles sont guérissables !

Pour le vrai polonais, la femme dévote, ignorante et sans grâce, dont chaque parole ne brille pas comme une lueur, dont chaque mouvement n’exhale pas le charme d’un parfum suave, n’appartient pas à ces êtres qu’enveloppe un fluide ambiant , une vapeur tiède, — sous les lambris dorés, sous le chaume fleuri, comme derrière les grilles du chonir. —En revanche, la femme intéressée, calculatrice habile, syrène déloyale, sans foi ni bonnefoi, est un monstre si odieuxqu’il ne devine même pas les ignobles écailles qui se-cachent au bas de sa ceinture, artificieusement voilées. Qu’en advient-il ? Il tombe dans ses pièges et, quand il y est tombé, il est perdu pour sa génération, ce qui fait croire que les polonais s’en vont et qu’il ne reste plus que des polonaises ! Quelle erreur ! En fût-il ainsi, la Pologne n’aurait point à pleurer ses fils pour toujours. Comme cette illustre italienne du moyen-âge qui défendait elle-même son château-fort et, voyant six de ses fils couchés à ses pieds sur ses crénaux, défiait l’ennemi en lui montrant son sein d’où elle ferait naître six autres guerriers non moins valeureux, les mères polonaises ont de quoi remplacer les générations énervées, les générations qui ont servi d’anneau dans la chaîne généalogique sans laisser d’autres traces de leur triste et terne passage !

D’ailleurs, en ce siècle de calomnies, on calomnie aussi les hommes là, où les femmes ont de quoi braver, vaincre et faire taire la calomnie. Si ces polonaises qui changent une fleur des champs en un sceptre dont on bénit la puissance, ont un sens de la foi plus sublime que les hommes, il n’est pourtant pas plus viril ; si elles ont le goût de l’héroïsme plus exalté, il n’est pourtant pas plus impérissable ; si l’orgueil de la résistance est plus indigné chez elles, il n’est pourtant pas plus indomptable ! Tout le monde dit du mal des polonais ; cela est si aisé ! On exagère leurs défauts, on a soin de taire leurs qualités, leurs souffrances surtout. Où donc est la nation qu’un siècle de servitude n’a point défaite, comme une semaine d’insomnie défait un soldat ? Mais, quand on aura dit tout le mal imaginable des polonais, les polonaises se demanderont toujours : Qui donc sait aimer comme eux ? S’ils sont souvent des infidèles, prompts à adorer toute divinité, à brûler leur encens devant chaque miracle de beauté, à adorer chaque jeune ;stre nouvellement monté sur l’horizon, qui donc a un cœur aussi constant, des attendrissemens que vingt ans n’ont pas effacé, des souvenirs dont l’émotion se répercute jusque sous les cheveux blancs, des services empressés qui se reprennent après un quart de siècle d’interruption comme on renoue un entretien brisé la veille ? Dans quelle nation ces êtres, frêles et courageux, trouveraient-elles autant de cœurs capables de les adorer d’une dévotion si vraie, qu’il fait aimer la femme jusqu’à aimer la mort pour elle, sachant que son beau regard ne peut convier qu’à une belle mort ?

Là-bas, dans la patrie et aux temps de Chopin, l’homme ne connaissait point encore ces méfiances néfastes qui font craindre une femme comme on redoute un vampire. Il n’avait point encore entendu parler de ces magiciennes malfaisantes du dix-neuvième siècle, surnommées les « dévoreuses de cervelles » ! Il ne savait point encore qu’il existerait un jour des princesses entretenues, des comtesses courtisanes, des ambassadrices juives, des grandes dames aux gages d’une grande puissance, des espionnes de haute naissance, des voleuses de bonne maison, dérobant le cœur, les secrets, l’honneur, le patrimoine de ceux dont elles recevaient l’hospitalité ! Il ignorait que sous peu on aurait formé à l’intention des grands noms de son pays, à l’intention des fils de mères incorruptibles, des héritiers d’une longue lignée de nobles ancêtres, toute une école de séductrices dressées au métier de la délation. L’homme ne se doutait pas encore qu’il viendrait un temps où dans les sociétés d’Europe, sociétés chrétiennes cependant, un homme d’honneur passerait pour dupe de la femme qu’il n’aurait pas déshonorée, pour victime de celle qu’il n’aurait pas souillée !… Alors, alors, dans la patrie et aux temps de Chopin, l’homme aimait pour aimer ; prêt à jouer sa vie pour une beauté qu’il aurait vu deux fois, se souvenant que le parfum de la fleur ne laisse à jamais son plus poétique souvenir que lorsqu’elle ne fut jamais cueillie, jamais flétrie ! Il eût rougi de penser aux menus-plaisirs d’une volupté corrompue, en cette société où la galanterie consistait à haïr le conquérant, à mépriser ses menaces, à braver son courroux, à railler le parvenu barbare qui prétend faire oublier à l’Europe somnolente le mécanisme asiatique de sa savonnette à vilain. Alors, alors, l’homme aimait quand il se sentait aiguillonné au bien et béni par la piété, fier des grands sacrifices, entraîné aux grandes espérances par une de ces femmes dont le cœur a pour note dominante l’appitoiement. Car. en toute polonaise chaque tendresse jaillit d’une compatissance ; elle n’a rien à dire à celui qu’elle n’a pas de quoi plaindre. De là vient que des sentimens qui ailleurs ne sont que des vanités ou des sensualités, se colorent chez elle d’un autre reflet : celui d’une vertu qui, trop sûre d’elle même pour faire la grosse voix et se retrancher derrière les fortifications en carton de la pruderie, dédaigne les sécheresses rigides et reste accessible à tous les enthousiasmes qu’elle inspire, comme à tous les sentimens qu’elle peut porter devant Dieu et les hommes.

Ensemble irrésistible, qui enchante et qu’on honore ! Balzac a essayé de l’esquisser dans des lignes toutes d’antithèses, renfermant le plus précieux des encens adressé à cette « fille d’une terre étrangère, ange par « l’amour, démon par la fantaisie, enfant par la foi, « vieillard par l’expérience, homme par le cerveau, « femme par le cœur, géante par l’espérance, mère par « la douleur et poète par ses rêves » ’}.

Berlioz, génie shakespearien qui toucha à tous les extrêmes, dût naturellement entrevoir à travers les transparences musicales de Chopin le prestige innommable et ineffable qui se mirait, chatoyait, serpentait, fascinait dans sa poésie, sous ses doigts ! Il les nomma les divines chatteries de ces femmes semi-orientales, que celles d’occident ne soupçonnent pas ; elles sont trop heureuses pour en deviner le douloureux secret. Divines chatteries en effet, généreuses et avares à la fois, imprimant au cœur épris l’ondoiement indécis et berçant d’une nacelle sans rames et sans agrès. Les hommes en sont choyés par leurs mères, câlinés par leurs sœurs, enguirlandés par leurs amies, ensorcelés par leurs fiancées, leurs idoles, leurs déesses ! C’est encore avec de divines chatteries, que des saintes les gagnent au martyrologe de leur patrie. Aussi, comprend-on qu’après cela les coquetteries des autres femmes semblent grossières ou insipides et que les polonais s’écrient, à bon droit, avec une gloriole que chaque polonaise justifie : Niema iak polki2). Le secret de ces divines chatteries fait ces êtres 1) Dédicace de Modeste Mignon. 1) L’habitude où l’on était autrefois de boire dans leur propre soulier la santé des femmes qu’on voulait fêter, est une des traditions les plus originales de la galanterie enthousiaste des polonais. insaisissables, plus chers que la vie, dont les poètes comme Chateaubriand se forgent durant les brûlantes insomnies de leur adolescence une démonne et une charmeresse, quand ils trouvent dans une polonaise de seize ans une soudaine ressemblance avec leur impossible vision , « d’une Eve innocente et tombée, ignorant tout, sachant tout, vierge et amante à la fois ! ! ! »’) — « Mélange de l’odalisque et de la walkyrie, chœur féminin varié d’âge et de beauté, ancienne sylphide réalisée… Flore nouvelle, délivrée du joug des saisons… »2) —Le poète avoue que, poursuivi dans ses rêves, enivré par le souvenir de cette apparition, il n’osa pourtant la revoir. Il sentait , vaguement , mais indubitablement, qu’en sa présence il cessait d’être un triste René, pour grandir selon ses vœux, devenir ce qu’elle voulait qu’il fut , être exhaussé et façonné par elle. Il fut assez fat pour prendre peur de ces vertigineuses hauteurs, parceque les Châteaubriand font école en littérature, mais ne font pas une nation. Le polonais ne redoute point la charmeresse sa sœur, Flore nouvelle délivrée du joug des saisons ! Il la chérit, il la respecte, il sait mourir pour elle… et cet amour, pareil à un arôme incoruptible, préserve le sommeil de la nation de devenir mortel. Il lui conserve sa vie, il empêche le vainqueur d’en venir à bout et prépare ainsi la glorieuse résurrection de la patrie.

1) Mémoires d’outre-tombe. Ier vol. — Incantation. 2] Idem, 3* vol. — Atala.

Il faut cependant reconnaître que d’entre toutes, une seule nation eut l’intuition d’un idéal de femme à nul autre pareil, dans ces belles exilées que tout semblait amuser, que rien ne parvenait à consoler. Cette nation fut la Fi ance. Elle seule vit entre-luire un idéal inconnu chez les filles de cette Pologne, « morte civilement » aux yeux d une société civile, où la sagesse des Nestor politiques croyait assurer « l’équilibre européen », en traitant les peuples comme « une expression géographique » ! Les autres nations ne se doutèrent même pas qu’il pouvait y avoir quelque chose à admirer en le vénérant, dans les séductions de ces sylphides de bal, si rieuses le soir, le lendemain matin prosternées sanglotantes aux pieds des autels ; de ces voyageuses distraites qui baissaient les stores de leur voiture en passant par la Suisse, afin de n’en pas voir les sites montagneux, éciasans pour leurs poitrines amoureuses des horizons sans bornes de leurs plaines natales ! En Allemagne, on leur reprochait d’être des ménagères insouciantes, d’ignorer les grandeurs bourgeoises du Soll und Haben.’ Pour cela, on leur en voulait à elles, dont tous les désirs, tous les vouloirs, toutes les passions se résument à mépriser l’avoir, pour sauver l’étre, en livrant des fortunes millionaires à la confiscation de vainqueurs cupides et brutaux ! A elles, qui encore enfans entendent leur père répeter : « la richesse a cela de bon que, donnant quelque chose à sacrifier, elle sert de piédestal à l’exil !.. » — En Italie, on ne comprenait rien à ce mélange de culture intellectuelle, de lectures avides, de science ardente, d’érudition virile, et de mouvemens prime-sautiers, effarés, convulsifs parfois, comme ceux de la lionne pressentant dans chaque feuille qui remue un danger pour ses petits. — Les polonaises qui traversaient Dresde et Vienne, Carlsbad et Ems, pour chercher à Paris une Espérance secrète, à Rome une Foi encourageante, ne rencontrant la Charité nulle part, n’arrivaient ni à Londres, ni à Madrid. Elles ne songeaient point à trouver une sympathie de cœur sur les bords de la Tamise, ni une aide possible parmi les descendans du Cid ! Les anglais étaient trop froids, les espagnols trop loin.

Les poètes, les littérateurs de la France, furent les seuls à s’apercevoir que dans le cœur des polonaises, il existait un monde différent de celui qui vit et se meut dans le cœur des autres femmes. Ils ne surent pas deviner sa palingénésie ; ils ne comprirent pas que si, dans ce chœur féminin varié d’âge et de beauté, on croyait parfois retrouver les mystérieuses attractions de l’odalisque, c’est qu’elles étaient là comme une parure acquise sur un champ de bataille ; si l’on pensait y entrevoir une silhouette de walkyrie, c’est qu’elle se dégageait des vapeurs de sang qui depuis un siècle planaient sur la patrie ! Par ainsi, ces poètes et ces littérateurs ne saisirent point la dernière formule de cet idéal dans sa parfaite simplicité. Ils ne se figurèrent point une nation de vaincus qui, enchaînée et foulée aux pieds, proteste contre l’éclatante iniquité au nom du sentiment chrétien. Le sentiment d’une nation par quoi s’exprime-t-il ? — N’est-ce point par la poésie et l’amour ? — Et qui en sont les interprètes ? — N’est-ce point les poètes et les femmes ? — Mais, si les français, trop habitués aux conventionalités artificielles du monde parisien, n’ont pu avoir l’intuition des sentimens dont Childe Harold entendit les accens déchirans dans les femmes de Saragosse, défendant vainement leurs foyers contre « l’étranger », ils subirent tellement la fascination qui s’échappait en ondes diaprées de ce type féminin, qu’ils lui prêtèrent des puissances presque surnaturelles.

Leur imagination, trop impi essionée par les détails, les grandit démésurément, exagérant la portée des contrastes et les facultés de la métamorphose dans ces Protées aux noirs sourcils et aux dents perlées. Elle en fit ainsi une énigme insoluble, ne sachant point, à force de se perdre entre les petits faits de l’analyse, reconstruire leur large synthèse. Dans une émotion éblouie, la poésie française crut dépeindre la polonaise en lui jetant à la face, comme une poignée de pierreries multicolores, non serties, une poignée d’épithètes sublimes et incohérentes. Elles sont précieuses cependant, car leur éclat multicolore, leur incohérence irraisonnée, témoignent le plus éloquemment de la violente commotion produite sur eux par ces femmes, dont les qualités françaises parlèrent à l’esprit français, mais qu’on ne connaît vraiment que lorsque les héroïsmes de leur cœur, parlent au cœur.

La polonaise d’autrefois, tant qu’elle fut la noble compagne de héros vainqueurs, n’était point ce qu’est la polonaise d’aujourd’hui, ange consolateur de héros vaincus. Le polonais actuel n’est pas plus différend de ce qu’était le polonais antique, que la polonaise moderne n’est différente de la polonaise des anciens temps. Jadis, elle était avant tout et surtout une patricienne honorée ; la matronne romaine devenue chrétienne. Toute polonaise, qu’elle fut riche ou pauvre, à la cour ou à la ville, régnant sur ses palais ou sur ses champs, était grande-dame. Elle l’était par suite de la situation que la société lui préparait, bien plus encore que par la noblesse de son sang et l’orgueil de son écusson. Les lois tenaient, il est vrai, sous une tutelle rigoureuse tout le sexe faible, (qui devient si souvent le sexe fort au milieu des poignantes péripéties de la vie), y compris les « hautes et puissantes châtelaines », que par respect et déférence on apellait biaioglowe, parceque les femmes mariées avaient la tête couverte et les joues encadrées de blanches et vaporeuses dentelles, imitation civilisée, pudique et chrétienne, du voile musulman, injurieux et barbare. Mais, leur sujétion et leur impuissance légale, contre-balancée par les mœurs et les sentimens, loin de les diminuer, les élevaient, en préservant la sérénité de leur âme, qu’elles tenaient en dehors de l’âpre lutte des intérêts, et en ne leur permettant jamais d’être en faute.

Elles ne pouvaient disposer par elles-mêmes d’aucune fortune, d’aucune volonté, mais elles ne pouvaient non plus se tromper, être entrainées et devenir blâmables ! C’était là pour elles tout gaiu, tout avantage ; avantage inapréciable, dont elles connaissaient bien tous les échappatoires et les ressouces infinies ! N’ayant pas le pouvoir du mal, elles compensaient cette soumission à une vigilance constante, qui dictait les proportions du cadre où elles étaient placées, en prenant un empire presque sans bornes dans la vie privée, où chaque bien était leur attribut. Toute la dignité de la vie de famille, toute la douceur de la vie domestique leur étaient confiées ; elles gouvernaient en souveraines ce noble et important apanage, d’où elles étendaient leur pieuse et pacificatrice influence sur les affaires publiques. Car, elles étaient dès leur première adolescence les compagnes de leur père, qui les initiait à ses poursuites et à ses inquiétudes, aux difficultés et aux gloires de la res publica ; elles étaient les premières confidentes de leurs frères, souvent leurs meilleures amies la vie durant. Elles devenaient pour leur mari et leurs fils des conseillères secrètes, fidèles, perspicaces, déterminantes. L’histoire de la Pologne et le tableau de ses anciennes mœurs présentent sans cesse le type de ces courageuses et intelligentes épouses, dont l’Angleterre nous a offert un splendide exemple en I683, lorsque dans un procès où sa tête était en jeu Lord Russell ne voulut d’autre avocat que sa femme.

Sans ce type antique, grave et doux, jamais sec et anguleux ; tendrement pieux, jamais bigot et fatigant ; libéral et magnifique, jamais fiévreusement vain, la vraie polonaise moderne n’aurait pas été à même de se produire. Elle enta sur l’idéal solennel de l’ayeule, la grâce et la vivacité françaises, dont sa petite-fille connut toutes les allures alors que l’irrésistible attrait des mœurs de Versailles, après avoir inondé l’Allemagne, arriva jusqu’à la Vistule. Date fatale ! On peut l’affirmer : Voltaire et la Régence sous-minèrent la Pologne et furent les auteurs de sa ruine. En perdant ces mâles vertus, dont Montesquieu dit que seules elles soutiennent les Etats libres, et qui effectivement avaient soutenu la Pologne durant huit siècles !.. les polonais perdirent leur patrie. Les polonaises étant plus fermes en la foi, moins besogneuses d’argent dont elles ne connaissaient pas le prix n’ayant pas eu l’habitude de le manier, moins accessibles à l’immoralité par une horreur innée et instinctive de l’impudeur, elles résistèrent mieux à la contagion mortifère du dix-huitième siècle ! Leur religion, ses vertus, ses enthousiasmes et ses espérances, créèrent en elles le ferment sacré qui fera ressusciter cette patrie si chère !.. Les hommes le sentent ; ils le sentent si bien, qu’ils savent adorer ce qu’il y a d’adorable dans ces âmes dont chacune peut s’écrier : Rien ne m’est plus, plus ne m’est rien, tant que le ciel, assailli de leurs supplications, ne leur aura point rendu l’intégrité de leur type primitif en leur rendant la patrie !

Les poètes de la Pologne n’ont certes pas laissé à d’autres l’honneur d ébaucher, (avec des couleurs plus fulgurantes que fondues,) l’idéal de leurs compatriotes. Tous l’ont chanté, tous l’ont glorifié, tous ont connu ses secrets, tous ont tressailli avec béatitude devant ses joies et religieusement recueilli ses pleurs ! Si dans l’histoire et la littérature des « anciens jours », (Zygmuntowskie czasy), on retrouve à chaque instant l’antique matronne de cette noblesse guerrière, comme l’empreinte d’un beau camée dans le sable d’or d’un fleuve dont le temps roule les flots anecdotiques, la poésie moderne dépeint l’idéal de la polonaise actuelle, plus émouvant que ne le rêva jamais poète enamouré. Sur le premier plan se dessinent l’épique et royale figure de Grazyna, le sublime profil de la solitaire et secrète fiancée de Wallenrod ; la Rose des Dziady, la Sophie de Pan Tadeusz. Autour d’elles, que de têtes charmantes et touchantes ne voiton pas se grouper ! On les rencontre à chaque pas au milieu des sentiers bordés de roses que dessine la poésie de ce pays, où le mot de poète n’a point cessé de correspondre à celui de prophète : wieszcz ! Dans ces vergers pleins de cerisiers en fleur, dans ces bois de chênes pleins d’abeilleries bourdonnantes, dépeints par les romanciers ; dans ces jardins où s’étalent les superbes plattes-bandes, dans ces somptueux appartemens où fleurissent le grenadier rouge, le cactus blanc au gland d’or, les grappes roses du Pérou et les lianes du Brésil, on aperçoit à tout instant quelque tête à la Palma-Vecchio. Des lueurs pourpres d’un splendide couchant éclairent, là aussi, une lourde chevelure qui se détache sur quelque nuage vert-d’eau, encadrant de sa blonde auréole des traits, où le pressentiment de tristesses futures se cache déja sous un sourire encore folâtre ![1]

Nous l’avons dit ; peut-être faut-il connaître de près les compatriotes de Chopin pour avoir l’intuition des sentimens dont ses Mazoures sont imprégnées, ainsi que beaucoup d’autres de ses compositions. Presque toutes sont remplies de cette même vapeur amoureuse qui plane comme un fluide ambiant à travers ses Préludes, ses Nocturnes, ses Impromptus, où se retracent une à une toutes les phases de la passion dans des âmes spiritualistes et pures : leurres charmans d’une coquetterie inconsciente d’elle même, attaches insensibles des inclinations, capricieux festonnages que

A gdy usmiech łzę pokryje,
I dla ciebie serce bije :
To cię, dojmie tak do żywa,
Iż to cudne, cudne dziwa,
Że się, serce nie rozpłynie,
Że od szczęscia czlek nie zginie !
Zda sie, że to żyjesz społem
Z rajskiém dzieckiém, czy z aniołem.
Lecz to szczęscie nie tak tanie,
Przeboleje dusza młoda ;
Jednak lat i łez nie szkoda,
Boć raz w życiu to kochanie !
A jak ci się która poda,
Z całej duszy i statecznie,
To już twoją, będzie wiecznie,
I w ład pójdzie ci z nią życie,
Bo twéj duszy nie wyziębi.
Ona sercem pojmie skrycie,
Co mysl wieku dzwiga w glębi ;
Co sie w czasie zrywa, waży,
To w rumieńcu na jéj twarzy,
Jak w zwierciedle sie odbije,
Bo w tém łonie przyszłosc żyje !

dessine la fantaisie ; mortelles dépressions de joies étiolées qui naissent mourantes, roses noires, fleurs de deuil ; ou bien, roses d’hyver, blanches comme la neige qui les environne, attristant par le parfum même des pétales tremblantes que le moindre souffle fait tomber de leurs frêles tiges. Etincelles sans reflet qu’allument les vanités mondaines, semblables à l’éclat de certains bois morts qui ne reluisent que dans l’obscurité ; plaisirs sans passé ni avenir, ravis à des rencontres de hasard, comme la conjonction fortuite de deux astres lointains ; illusions, goûts inexplicables tentant d’aventure, comme ces saveurs aigrelettes des fruits à moitié mûrs, qui plaisent tout en agaçant les dents. Ebauches de sentiment dont la gamme est interminable et auxquels l’élévation native, la beauté, la distinction, l’élégance de ceux qui les éprouvent, prêtent une poésie réelle, souvent sérieuse, quand l’un de ces accords qu’on croyait seulement effleurer dans un rapide arpège, devient tout d’un coup un thème solennel, dont les ardentes et hardies modulations prennent dans un cœur exalté les allures d’une passion, qui veut l’éternité pour demeure !

Dans le grand nombre des Mazoures de Chopin, il règne une extrême diversité de motifs et d’impressions. Plusieurs sont entremêlées de la résonnance des éperons ; mais, dans la plupart on distingue avant tout l’imperceptible frôlement du tulle et de la gaze sous le souffle léger de la danse ; le bruit des éventails, le cliquetis de l’or et des pierreries. Quelques-unes semblent peindre le plaisir courageux, mais creusé d’anxiété, d’un bal à la veille d’un assaut ; on entend à travers le rhythme de la danse, les soupirs et les adieux défaillans dont elle cache les pleurs. Quelques autres semblent révéler les angoisses, les peines et les secrets ennuis, apportés à des fêtes dont le bruit n’assourdit pas les clameurs du cœur. Ailleurs encore, on saisit comme des terreurs étouffées : craintes, pressentimens d’un amour qui lutte et qui survit, que la jalousie dévore, qui se sent vaincu, et qui prend en pitié dédaignant de maudire. Ensuite, c’est un tourbillonnement, un délire, au milieu duquel passe et repasse une mélodie haletante, saccadée, comme les palpitations d’un cœur qui se pâme, et se brise, et se meurt d’amour. Plus loin, reviennent de lointaines fanfares, distans souvenirs de gloire. — Il en est dont le rhythme est aussi indéterminé, aussi fluide, que le sentiment avec lequel deux jeunes amans contemplent une étoile levée seule au firmament !

  1. Dans l’impossibilité de citer des poèmes trop longs ou des fragmens trop courts, nous ajouterons ici pour les belles compatriotes de Chopin quelques strophes d’un ton familier, qu’elles disent intraduisibles, mais peignant d’une touche fine et sentie le caractère général de celles qui habitent ces régions moyennes, où se concentrent les rayons épars du type national ; si non les plus éclatans, du moins les plus vrais.

    Bo i cóz to tam za żywość
    Mlodych Polek i uroda !
    Tam wstyd szczery, tam poczciwość,
    Tam po Bogu dusza młoda !
    . . . . . . . . . . . . .
    . . . . . . . . . . . . .
    Mysl ich cicho w życiu swieci,
    Pełne zycia, jak nadzieje;
    Lubią piesni, tańce, dzieci,
    Wiosne, kwiat, stare dzieje…
    Gdy wesołe, istne trzpiotki,
    I wiewiórki i szczebiotki !
    Lecz gdy w smutku mysl zagrzebie,
    W ówczas Polka taka rzewna,
    Iż uwierzysz, że j?ej krewna
    Najsmutniejsza z gwiazd na niebie !
    Choć człek duszy j?ej nie zbadał,
    W koło serca tak tam prawo,
    Tak rozkosznie i tak łzawo,
    Jakb?yś grzechy w?yspowiadał.