Fables de Florian (1838)/3/Le Dervis, la Corneille et le Faucon

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LE DERVIS LA CORNEILLE ET LE FAUCON.

FABLE XI.

LE DERVIS, LA CORNEILLE ET LE FAUCON.


U

n de ces pieux solitaires

Qui, détachant leur cœur des choses
d’ici-bas,
Qui, détachant leur cœur des chosesFont vœu de renoncer à des biens qu’ils n’ont pas,
Pour vivre du bien de leurs frères,
Un dervis, en un mot, s’en allait mendiant
Et priant,
Lorsque les cris plaintifs d’une jeune corneille,
Par des parents cruels laissée en son berceau
Presque sans plume encor, vinrent à son oreille.
Notre dervis regarde, et voit le pauvre oiseau
Allongeant sur son nid sa tête demi-nue ;
Dans l’instant, du haut de la nue,
Un faucon descend vers ce nid ;

Et, le bec rempli de pâture,
Il apporte sa nourriture
À l’orpheline qui gémit.
Ô puissant Allah providence adorable !
S’écria le dervis ; plutôt qu’un innocent
Périsse sans secours, tu rends compatissant
Des oiseaux le moins pitoyable !
Et moi, fils du Très-Haut, je chercherais mon pain !
Non, par le prophète j’en jure !
Tranquille désormais, je remets mon destin
À celui qui prend soin de toute la nature.
Cela dit, le dervis, couché tout de son long,
Se met à bayer aux corneilles,
De la création admire les merveilles,
De l’univers l’ordre profond.
Le soir vint ; notre solitaire
Eut un peu d’appétit en faisant sa prière.
Ce n’est rien, disait-il ; mon souper va venir.
Le souper ne vient point. Allons, il faut dormir,
Ce sera pour demain. Le lendemain, l’aurore
Paraît, et point de déjeuner.
Ceci commence à l’étonner ;
Cependant il persiste encore,
Et croit à chaque instant voir venir son dîner.
Personne n’arrivait ; la journée est finie,
Et le dervis à jeun voyait d’un œil d’envie
Ce faucon qui venait toujours
Nourrir sa pupille chérie.

Tout à coup il l’entend lui tenir ce discours :
Tant que vous n’avez pu, ma mie,
Pourvoir vous-même à vos besoins,
De vous j’ai pris de tendres soins ;
À présent que vous voilà grande,
Je ne reviendrai plus. Allah nous recommande
Les faibles et les malheureux ;
Mais être faible ou paresseux,
C’est une grande différence.
Nous ne recevons l’existence
Qu’afin de travailler pour nous ou pour autrui.
De ce devoir sacré quiconque se dispense
Est puni par la Providence
Par le besoin ou par l’ennui.
Le faucon dit et part. Touché de ce langage,
Le dervis converti reconnaît son erreur,
Et, gagnant le premier village,
Se fait valet de laboureur.