Fables originales/Livre III/Fable 19

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Edouard Dentu (p. 82-83).

FABLE XIX.

L’Artiste


Un Provençal peignit la mer Baltique
Et supplia son ami le critique
D’apprécier cette toile de prix.
L’autre à ces mots jette aussitôt des cris :
« Quoi ! tu voudrais ta première marine
« Vantée à tous par ma plume si fine ?
« Je ne m’occupe, ô Vernet ingénu !
« Que des tableaux signés d’un nom connu.

« Sache, mon cher, qu’expert, juge ou critique,
« (Trois vrais fléaux de la même boutique)
« Ne leur accorde encor une valeur
« Qu’autant qu’ils ont trouvé maint acquéreur.
« Dès qu’une toile appartient à Jérôme,
« Au prince un tel, au célèbre Pacôme,
« Elle vaut tant, le dessin n’est plus flou,
« Croûte devient un chef-d’oeuvre à leur clou. »
Scandalisé d’entendre ce langage,
Le Provençal répond au personnage :
« J’espère bien conquérir le renom
« À mes débuts, malgré mon humble nom. »
Pendant vingt ans il combattit en lice ;
Du noir tourment il vida le calice.
Un jour enfin, certain noble richard
Acquit la toile ; et sans plus de retard
Les amateurs louèrent sa peinture,
Dont ils prisaient... surtout la signature.

L’artiste apprit du Mécène opulent
Que c’est le nom qui donne le talent,
Pas le talent comme il croyait naguère,
Qui fait un nom au peintre pauvre hère.