Famille sans nom/I/Chapitre VIII

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Hetzel (p. 134-148).

VIII
un anniversaire.


Il était cinq heures du soir, lorsque Jean quitta le Champlain. Trois lieues environ le séparaient de la bourgade de Chambly vers laquelle il se dirigeait.

Qu’allait-il faire à Chambly ? N’avait-il pas déjà achevé son œuvre de propagande à travers les extrêmes comtés du sud-ouest, avant son arrivée à la villa Montcalm ? Oui, sans doute. Mais cette paroisse n’avait pas encore reçu sa visite. Pour quelle raison ? nul ne l’eût pu deviner. Il ne l’avait dit à personne, et c’est à peine s’il se la disait à lui-même. Il allait là, vers Chambly, comme s’il eût été attiré et repoussé à la fois, ayant conscience, pourtant, du combat qui se livrait en lui.

Douze ans s’étaient écoulés depuis que Jean avait quitté la bourgade où il était né. On ne l’y avait jamais revu. On ne l’y reconnaîtrait pas. Lui-même, après une si longue absence, n’aurait-il pas oublié la rue dans laquelle il jouait tout petit, la maison où s’était passée son enfance ?

Non ! ces souvenirs du premier âge ne pouvaient s’être effacés de sa mémoire si vivace ? Au sortir de la forêt riveraine, il se revit au milieu des prairies qu’il parcourait autrefois, lorsqu’il allait rejoindre le bac du Saint-Laurent. Ce n’était point un étranger qui franchissait ce territoire, c’était un enfant du pays. Il n’éprouva pas une hésitation à suivre certaines passes guéables, à prendre des chemins de traverse, à éviter quelques coudes pour abréger la route. Aussi, lorsqu’il serait à Chambly, il n’aurait aucune hésitation à reconnaître la petite place où s’élevait la maison paternelle, la rue étroite par laquelle il y rentrait le plus ordinairement, l’église à laquelle sa mère le conduisait, le collège où il avait commencé ses études, avant qu’il fût allé les achever à Montréal ?

Ainsi, Jean avait voulu revoir ces lieux, dont il s’était tenu éloigné depuis si longtemps. Au moment de jouer sa vie dans une lutte suprême, l’irrésistible désir l’avait pris de retourner là où cette existence misérable avait commencé pour lui. Ce n’était pas Jean-Sans-Nom qui se présentait aux réformistes du comté, c’était l’enfant, revenant, peut-être pour la dernière fois, au village qui l’avait vu naître.

Jean marchait d’un pas rapide, afin d’être à Chambly avant la nuit, afin d’en repartir avant le jour. Absorbé en de torturants souvenirs, ses yeux ne voyaient rien de ce qui eût autrefois attiré son attention, ni les couples d’élans qui s’en allaient sous bois, ni les oiseaux de mille sortes qui voltigeaient entre les arbres, ni le gibier qui filait par les sillons.

Quelques laboureurs étaient encore occupés aux travaux des champs. Il se détournait alors pour n’avoir point à répondre à leur salut cordial, voulant passer inaperçu à travers la campagne et revoir Chambly sans y être vu.

Il était sept heures, lorsque le clocher de l’église pointa entre la verdure. Encore une demi-lieue, et il serait arrivé. Les tintements de la cloche, apportés par le vent, arrivaient jusqu’à lui. Et, bien loin de s’écrier :

« Oui, c’est moi !… Moi, qui veux me retrouver au milieu de tout ce que j’ai tant aimé autrefois !… Je reviens au nid !… Je reviens au berceau !… »

Il se taisait, ne répondant qu’à lui-même, et se demandant avec épouvante :

« Que suis-je venu faire ici ? »

Cependant, aux tintements ininterrompus de cette cloche, Jean observa que ce n’était pas l’Angélus qui sonnait en ce moment. À quel office appelait-elle alors les fidèles de Chambly et à une heure si tardive ?

« Tant mieux ! se dit Jean. On sera à l’église !… Je n’aurai point à passer devant des portes ouvertes !… On ne me verra pas !… On ne me parlera pas !… Et, puisque je n’ai à demander l’hospitalité à personne, personne ne saura que je suis venu !… »

Il se disait cela, il continuait sa route, et, par instants, l’envie lui prenait de revenir sur ses pas. Non ! C’était comme une force invincible qui le poussait en avant.

À mesure qu’il s’approchait de Chambly, Jean regardait avec plus d’attention. Malgré les changements qui s’étaient opérés depuis douze ans, il reconnaissait les habitations, les enclos, les fermes établies aux abords de la bourgade.
Après un dernier « au revoir », Jean disparut sous les arbres.


Lorsqu’il eut atteint la principale rue, il se glissa le long des maisons, dont l’aspect était si français qu’il aurait pu se croire dans le chef-lieu d’un bailliage au dix-septième siècle. Ici habitait un ami de sa famille, chez qui Jean passait quelquefois ses jours de congé. Là demeurait le curé de la paroisse, qui lui avait donné ses premières leçons. Ces braves gens vivaient-ils encore ? Puis, une plus haute bâtisse se dressa sur la droite. C’était le collège où il se rendait chaque matin, qui s’élevait à quelques centaines de pas, en remontant vers le haut quartier de Chambly.

Cette rue aboutissait à la place de l’église. La maison paternelle en occupait un angle, à gauche, sa façade tournée du côté de la place, ses derrières donnant sur un jardin, qui se raccordait aux massifs d’arbres, groupés autour de la bourgade.

La nuit était assez sombre. La grande porte entr’ouverte de l’église laissait voir, à l’intérieur, une foule vaguement éclairée par le lustre suspendu à la voûte.

Jean, n’ayant plus à craindre d’être reconnu — en admettant qu’on eût conservé souvenir de lui — eut un instant la pensée de se mêler à cette foule, d’entrer dans cette église, d’assister à l’office du soir, de s’agenouiller sur ces bancs où il avait dit ses prières d’enfant. Mais, tout d’abord, il se sentit attiré vers le côté opposé de la place, ayant pris sur la gauche, il atteignit l’angle où s’élevait la maison de sa famille…

Il se souvenait. C’était là qu’elle était bâtie. Tous les détails lui revenaient, la barrière qui fermait une petite cour en avant, le colombier qui dominait le pignon sur la droite, les quatre fenêtres du rez-de-chaussée, la porte au milieu, la fenêtre à gauche du premier étage, où la figure de sa mère lui était si souvent apparue entre les fleurs qui l’encadraient. Il avait quinze ans, lorsqu’il avait quitté Chambly pour la dernière fois. À cet âge, les choses sont déjà profondément gravées dans la mémoire. C’était bien à cette place que devait être l’habitation, construite par les premiers de sa famille, au début de la colonie canadienne.

Plus de maison à cet endroit. Sur son emplacement, rien que des ruines. Ruines sinistres, non pas celles que le temps a faites, mais celles que laisse après lui quelque violent sinistre. Et ici, on ne pouvait s’y méprendre. Des pierres calcinées, des pans de murs noircis, des morceaux de poutres brûlées, des amas de cendres, blanches maintenant, disaient qu’à une époque déjà reculée, la maison avait été la proie des flammes.

Une horrible pensée traversa l’esprit de Jean. Qui avait allumé cet incendie ?… Était-ce l’œuvre du hasard ou de l’imprudence ?… Était-ce la main d’un justicier ?…

Jean, irrésistiblement entraîné, se glissa entre les ruines… Il foula du pied les cendres entassées sur le sol. Quelques chouettes s’envolèrent. Sans doute, personne ne venait jamais là. Pourquoi donc, dans cette partie la plus fréquentée de la bourgade, oui, pourquoi avait-on laissé subsister ces ruines ? Comment, après l’incendie, ne s’était-on pas donné la peine de déblayer ce terrain ? Depuis douze ans qu’il l’avait abandonnée, Jean n’avait jamais appris que la maison de sa famille eût été détruite, qu’elle ne fût plus qu’un amas de pierres, noircies par le feu. Immobile, le cœur gonflé, il songeait à ce triste passé, au présent plus triste encore !…

« Eh ? que faites-vous là, monsieur ? » lui cria un vieil homme, qui venait de s’arrêter en se rendant à l’église.

Jean n’ayant point entendu, ne répondait pas.

« Eh ! reprit le vieil homme, êtes-vous sourd ? Ne restez pas là !… Si on vous voyait, vous risqueriez d’attraper quelque mauvais compliment ! »

Jean sortit des ruines, revint sur la place, et, s’adressant à son interlocuteur :

« C’est à moi que vous parlez ? demanda-t-il.

— À vous-même, monsieur. Il est défendu d’entrer en cet endroit !

— Et pourquoi ?…

— Parce que c’est un lieu maudit !

— Maudit ! » murmura Jean.

Mais ce fut dit d’une voix si basse que le vieil homme n’aurait pu l’entendre.

« Vous êtes étranger, monsieur ?

— Oui, répondit Jean.

— Et, sans doute, vous n’êtes pas venu à Chambly depuis bien des années ?…

— Oui !… bien des années !…

— Il n’est pas étonnant alors que vous ne sachiez point… Croyez-moi !… C’est un bon conseil que je vous donne !… Ne retournez pas au milieu de ces décombres !

— Et pourquoi ?…

— Parce que ce serait vous souiller rien que d’en fouler les cendres. C’est ici la maison du traître !…

— Du traître ?…

— Oui, de Simon Morgaz ! »

Il ne le savait que trop, le malheureux !

Ainsi, de l’habitation, dont sa famille avait été chassée douze ans avant, de cette demeure qu’il avait voulu revoir une dernière fois, qu’il croyait debout encore, il ne restait que quelques pans de murailles, détruites par le feu ! Et la tradition en avait fait un lieu si infâme que personne n’osait plus l’approcher, que pas un des gens de Chambly ne l’apercevait sans lui jeter sa malédiction ! Oui ! douze ans s’étaient écoulés, et, dans cette bourgade comme partout dans les provinces canadiennes, rien n’avait pu diminuer l’horreur qu’inspirait le nom de Simon Morgaz !

Jean avait baissé les yeux, ses mains tremblaient, il se sentait défaillir. Sans l’obscurité, le vieil homme aurait vu le rouge de la honte lui monter au visage.

Celui-ci reprit :

« Vous êtes Canadien ?…

— Oui, répondit Jean.

— Alors vous ne pouvez ignorer le crime qu’avait commis Simon Morgaz ?

— Qui l’ignore en Canada ?

— Personne en vérité, monsieur ! Vous êtes sans doute des comtés de l’est ?

— Oui… de l’est… du Nouveau-Brunswick.

— De loin… de très loin, alors ! Vous ne saviez peut-être pas que cette maison avait été détruite ?…

— Non !… Un accident… sans doute ?…

— Point, monsieur, point ! reprit le vieil homme. Peut-être aurait-il mieux valu qu’elle eût été brûlée par le feu du ciel ! Et certainement, ce serait arrivé un jour ou l’autre, puisque Dieu est juste !… Mais on a devancé sa justice ! Et, le lendemain même du jour où Simon Morgaz a été chassé de Chambly avec sa famille, on s’est rué sur cette habitation… On l’a incendiée… Puis, pour l’exemple, afin que le souvenir ne s’en perde jamais, on a laissé les ruines dans l’état où vous les voyez ! Seulement, il est interdit de s’en approcher, et personne ne voudrait se salir à la poussière de cette maison ! »

Immobile, Jean écoutait tout cela. L’animation avec laquelle parlait ce brave homme montrait bien que l’horreur pour tout ce qui avait appartenu à Simon Morgaz subsistait dans toute sa violence ! Où Jean venait chercher des souvenirs de famille, il n’y avait que des souvenirs de honte !

Cependant son interlocuteur, en causant, s’était peu à peu éloigné de l’habitation maudite, et se dirigeait vers l’église. La cloche venait de lancer ses dernières volées à travers l’espace. L’office allait commencer. Quelques chants se faisaient déjà entendre, interrompus par de longs silences.

Le vieil homme dit alors :

« Maintenant, monsieur, je vais vous quitter, à moins que votre intention ne soit de m’accompagner à l’église. Vous entendriez un sermon qui fera grand effet dans la paroisse…

— Je ne puis, répondit Jean. Il faut que je sois à Laprairie avant le jour…

— Alors vous n’avez pas de temps à perdre, monsieur. En tout cas, les chemins sont sûrs. Depuis quelques temps, les agents parcourent jour et nuit le comté de Montréal, toujours à la poursuite de Jean-Sans-Nom, qu’ils n’atteindront point, Dieu fasse cette grâce à notre cher pays !… On compte sur ce jeune héros, monsieur, et on a raison… Si j’en crois les bruits, il ne trouverait ici que de braves gens, prêts à le suivre !…

— Comme dans tout le comté, répondit Jean.

— Plus encore, monsieur ! N’avons-nous pas à racheter la honte d’avoir eu pour compatriote un Simon Morgaz ! »

Le vieil homme aimait à causer, on le voit ; mais, enfin, il allait prendre définitivement congé, en donnant le bonsoir à Jean, lorsque celui-ci, l’arrêtant, dit :

« Mon ami, vous avez peut-être connu la famille de ce Simon Morgaz ?

— Oui, monsieur, et beaucoup ! J’ai soixante-dix ans, j’en avais cinquante-huit à l’époque de cette abominable affaire. J’ai toujours habité ce pays qui était le sien, et jamais, non jamais, je n’aurais pensé que Simon en serait arrivé là ! Qu’est-il devenu ?… Je ne sais !… Peut-être est-il mort ?… Peut-être est-il passé à l’étranger, sous un autre nom, afin qu’on ne pût lui cracher le sien à la face ! Mais sa femme, ses enfants !… Ah ! les malheureux, que je les plains, ceux-là ! Madame Bridget, que j’ai vue si souvent, toujours bonne et généreuse, bien qu’elle fût dans une modeste condition de fortune !… Elle qui était aimée de tous dans notre bourgade !… Elle qui avait le cœur plein du plus ardent patriotisme !… Ce qu’elle a dû souffrir, la pauvre femme, ce qu’elle a dû souffrir ! »

Comment peindre ce qui se passait dans l’âme de Jean ! Devant les ruines de la maison détruite, là où s’était accompli le dernier acte de la trahison, là où les compagnons de Simon Morgaz avaient été livrés, entendre évoquer le nom de sa mère, revoir dans son souvenir toutes les misères de sa vie, c’était, semblait-il, plus que n’en peut supporter la nature humaine. Il fallait que Jean eût une extraordinaire énergie pour se contenir, pour qu’un cri d’angoisse ne s’échappât point de sa poitrine.

Et le vieil homme continuait, disant :

« Ainsi que la mère, j’ai connu les deux fils, monsieur ! Ils tenaient d’elle ! Ah ! la pauvre famille !… Où sont-ils en ce moment ?… Tous les aimaient ici pour leur caractère, leur franchise, leur bon cœur ! L’aîné était grave déjà, très studieux, le cadet, plus enjoué, plus déterminé, prenant la défense des faibles contre les forts !… Il se nommait Jean !… Son frère se nommait Joann… et, tenez, précisément comme le jeune prêtre qui va prêcher tout à l’heure…

— L’abbé Joann ?… s’écria Jean.

— Vous le connaissez ?

— Non… mon ami… non !… Mais j’ai entendu parler de ses prédications…

— Eh bien, si vous ne le connaissez pas, monsieur, vous devriez faire sa connaissance !… Il a parcouru les comtés de l’ouest, et partout, on s’est précipité pour l’entendre !… Vous verriez quel enthousiasme il provoque !… Et si vous pouviez retarder votre départ d’une heure…

— Je vous suis ! » répondit Jean.

Le vieillard et lui se dirigèrent vers l’église, où ils eurent quelque peine à trouver place. Les premières prières étaient dites, le prédicateur venait de monter en chaire.

L’abbé Joann était âgé de trente ans. Avec sa figure passionnée, son regard pénétrant, sa voix chaude et persuasive, il ressemblait à son frère, étant imberbe comme lui. En eux se retrouvaient les traits caractéristiques de leur mère. À le voir comme à l’entendre, on comprenait l’influence que l’abbé Joann exerçait sur les foules, attirées par sa renommée. Porte-parole de la foi catholique et de la foi nationale, c’était un apôtre, au véritable sens du mot, un enfant de cette forte race des missionnaires, capables de donner leur sang pour confesser leurs croyances.

L’abbé Joann commençait sa prédication. À tout ce qu’il disait pour son Dieu, on sentait tout ce qu’il voulait dire pour son pays. Ses allusions à l’état actuel du Canada étaient faites pour passionner des auditeurs, chez lesquels le patriotisme n’attendait qu’une occasion pour se déclarer par des actes. Son geste, sa parole, son attitude, faisaient courir de sourds frémissements à travers cette modeste église de village, lorsqu’il appelait les secours du ciel contre les spoliateurs
« Eh ! reprit le vieil homme, êtes-vous sourd ? »


des libertés publiques. On eût dit que sa voix vibrante sonnait comme un clairon, que son bras tendu agitait du haut de la chaire le drapeau de l’indépendance.

Jean, perdu dans l’ombre, écoutait. Il lui semblait que c’était lui qui parlait par la bouche de son frère. C’est que les mêmes idées, les mêmes aspirations, se rencontraient dans ces deux êtres, si unis par le cœur. Tous deux luttaient pour leur pays, chacun à sa manière,
« Au feu, le traître !… Au feu, Simon Morgaz ! »


l’un par la parole, l’autre par l’action, l’un et l’autre également prêts aux derniers sacrifices.

À cette époque, le clergé catholique possédait en Canada une influence considérable, au double point de vue social et intellectuel. On y regardait les prêtres comme des personnes sacrées. C’était la lutte des vieilles croyances catholiques, implantées par l’élément français dès l’origine de la colonie, contre les dogmes protestants que les Anglais cherchaient à introduire chez toutes les classes. Les paroissiens se concentraient autour de leurs curés, véritables chefs de paroisse, et la politique, qui tendait à dégager les provinces canadiennes des mains anglo-saxonnes, n’était pas étrangère à cette alliance du clergé et des fidèles.

L’abbé Joann, on le sait, appartenait à l’ordre des Sulpiciens. Mais ce que le lecteur ignore peut-être, c’est que cet ordre, possesseur d’une partie des territoires dès le début de la conquête, en tire, actuellement encore, d’importants revenus. Diverses servitudes, créées, principalement dans l’île de Montréal, en vertu des droits seigneuriaux qui lui avaient été concédés par Richelieu[1], s’exercent toujours au profit de la congrégation. Il suit de là que les Sulpiciens forment une corporation aussi honorée que puissante au Canada, et que les prêtres, restés les plus riches propriétaires du pays, y sont par cela même les plus influents.

Le sermon, on pourrait dire la harangue patriotique de l’abbé Joann, dura trois quarts d’heure environ. Elle enthousiasma ses auditeurs à ce point que, n’eût été la sainteté du lieu, des acclamations répétées l’eussent accueillie. La fibre nationale avait été profondément remuée dans cette assistance si patriote. Peut-être s’étonnera-t-on que les autorités laissassent libre cours à ces prédications où la propagande réformiste se faisait sous le couvert de l’Évangile ? Mais il eût été difficile d’y saisir une provocation directe à l’insurrection, et, d’ailleurs, la chaire jouissait d’une liberté à laquelle le gouvernement n’aurait voulu toucher qu’avec une extrême réserve.

Le sermon fini, Jean se retira dans un coin de l’église, tandis que s’écoulait la foule. Voulait-il donc se faire reconnaître de l’abbé Joann, lui serrer la main, échanger avec lui quelques paroles, avant de rejoindre ses compagnons à la ferme de Chipogan ? Oui, sans doute. Les deux frères ne s’étaient pas vus depuis quelques mois, allant, chacun de son côté, pour accomplir la même œuvre de dévouement national.

Jean attendait ainsi derrière les premiers piliers de la nef, lorsqu’un véhément tumulte éclata au dehors. C’était des cris, des vociférations, des hurlements. On eût dit d’une sorte de colère publique, qui se manifestait avec une extraordinaire violence. En même temps, de larges lueurs illuminaient l’espace, et leur réverbération pénétrait jusqu’à l’intérieur de l’église.

Le flot des auditeurs sortit, et Jean, entraîné comme malgré lui, le suivit jusqu’au milieu de la place.

Que se passait-il donc ?

Là, devant les ruines de la maison du traître, un grand feu venait d’être allumé. Des hommes, auxquels se joignirent bientôt des enfants et des femmes, attisaient ce feu, en y jetant des brassées de bois mort. En même temps que les cris d’horreur, ces mots de haine retentissaient dans l’air :

« Au feu, le traître !… Au feu, Simon Morgaz ! »

Et alors, une sorte de mannequin, habillé de haillons, fut traîné vers les flammes.

Jean comprit. La population de Chambly procédait, en effigie, à l’exécution du misérable, comme à Londres, on traîne encore par les rues l’image de Guy Fawkes, le criminel héros de la conspiration des Poudres.

Aujourd’hui, c’était le 27 septembre, c’était l’anniversaire du jour où Walter Hodge et ses compagnons, François Clerc et Robert Farran étaient morts sur l’échafaud.

Saisi d’horreur, Jean voulut fuir… Il ne put s’arracher du sol, où il semblait que ses pieds restaient irrésistiblement attachés. Là, il revoyait son père, accablé d’injures, accablé de coups, souillé de la boue que lui jetait cette foule, en proie à un délire de haine. Et il lui semblait que tout cet opprobre retombait sur lui, Jean Morgaz.

En ce moment, l’abbé Joann parut. La foule s’écarta pour lui livrer passage.

Lui aussi, il avait compris le sens de cette manifestation populaire. Et, en cet instant, il reconnut son frère, dont la figure livide lui apparut dans un reflet des flammes, tandis que cent voix criaient avec cette date odieuse du 27 septembre, le nom infamant de Simon Morgaz !

L’abbé Joann ne fut pas maître de lui. Il étendit les bras, il s’élança vers le bûcher, au moment où le mannequin allait être précipité au milieu de la fournaise.

« Au nom du Dieu de miséricorde, s’écria-t-il, pitié pour la mémoire de ce malheureux !… Dieu n’a-t-il pas des pardons pour tous les crimes !…

— Il n’en a pas pour le crime de trahison envers la patrie, envers ceux qui ont combattu pour elle ! » répondit un des assistants.

Et, en un instant, le feu eut dévoré, comme il le faisait à chaque anniversaire, l’effigie de Simon Morgaz. Les clameurs redoublèrent et ne cessèrent qu’au moment où les flammes s’éteignirent.

Dans l’ombre, personne n’avait pu voir que Jean et Joann s’étaient rejoints, et que, là, tous deux, la main dans la main, ils baissaient la tête.

Sans avoir prononcé une parole, ils quittèrent le théâtre de cette horrible scène, et s’enfuirent de cette bourgade de Chambly, où ils ne devaient jamais revenir.




  1. C’est en 1854 seulement que le Parlement du Canada vota le rachat facultatif de ces charges ; mais nombre de propriétaires, fidèles aux anciens usages, les acquittent encore entre les mains du clergé sulpicien.