Famille sans nom/II/Chapitre V

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Hetzel (p. 300-316).

V
perquisitions.


À peine la porte fut-elle refermée, que, l’oreille contre le vantail, Jean écouta les bruits du dehors. De la main, il avait fait signe à sa mère et à Clary de ne pas dire un mot, de ne pas faire un mouvement.

Et Bridget qui allait s’écrier : « Pourquoi es-tu revenu, mon fils ? » Bridget se tut.

À l’extérieur, on entendait aller et venir sur la route. Des propos étaient échangés entre une demi-douzaine d’hommes, qui avaient fait halte à la hauteur de Maison-Close.

« Par où est-il passé ?

— Il n’a pu s’arrêter ici !

— Il se sera caché dans quelque maison du haut !

— Ce qui est certain, c’est qu’il nous a échappé !

— Et, pourtant, il n’avait pas sur nous cent pas d’avance !

— Avoir manqué Jean-Sans-Nom !

— Et les six mille piastres que vaut sa tête ! »

En entendant la voix de l’homme qui venait de prononcer ces derniers mots, Bridget eut un tressaillement involontaire. Il lui sembla qu’elle connaissait cette voix, sans pouvoir retrouver dans son souvenir…

Mais Jean l’avait reconnu, cet homme acharné à sa poursuite ! C’était Rip ! Et, s’il n’en voulut rien dire à sa mère, c’est que c’eût été lui rappeler l’horrible passé qui se rattachait à ce nom !

Cependant le silence s’était fait. Les agents venaient de remonter la route, sans avoir soupçonné que Jean eût pu se réfugier à Maison-Close. Alors, Jean se retourna vers sa mère et Clary, immobiles dans l’ombre du couloir.

À cet instant, avant que Bridget eût interrogé son fils, la voix de M. de Vaudreuil se fit entendre. Il avait compris que Jean était de retour, et il disait :

« Jean !… C’est vous ?… »

Jean, Clary et Bridget durent aussitôt rentrer dans la chambre de M. de Vaudreuil, et, profondément troublés, vinrent se placer près de son lit.

« J’ai la force de tout apprendre, dit M. de Vaudreuil, et je veux tout savoir !

— Vous saurez tout, » répondit Jean.

Et il fit le récit suivant, que Clary et Bridget écoutèrent sans l’interrompre.

« L’autre nuit, deux heures après avoir quitté Maison-Close, je suis arrivé à Saint-Denis. Là, j’ai retrouvé quelques-uns des patriotes, qui avaient survécu au désastre, Marchessault, Nelson, Cartier, Vincent Hodge, Farran, Clerc, les avaient rejoints. Ils s’occupaient de la défense. La population ne demandait qu’à les soutenir. Mais, hier, nous apprîmes que Colborne avait fait partir de Sorel une colonne de réguliers et de volontaires, pour piller et incendier la bourgade. Cette colonne arriva dans la soirée. En vain voulûmes-nous lui opposer quelque résistance. Elle pénétra dans Saint-Denis que les habitants durent abandonner. Plus de cinquante maisons ont été détruites par les flammes. Alors mes compagnons ont dû fuir pour ne point être égorgés par ces bourreaux, et gagner du côté de la frontière, où Papineau et autres attendaient à Plattsburg, à Rouse’s Point, à Swanton. Et maintenant, les soldats de Witherall et de Gore vont envahir les comtés au sud du Saint-Laurent, brûlant et dévastant, réduisant les enfants et les femmes à la mendicité, ne leur épargnant ni les mauvais traitements ni les affronts de toutes sortes, et l’on pourra suivre leurs traces à la lueur des incendies !… Voilà ce qui s’est passé, monsieur de Vaudreuil, et pourtant, je ne désespère pas, je ne veux pas désespérer de notre cause ! »

Un douloureux silence suivit le récit que Jean venait de faire. M. de Vaudreuil s’était laissé retomber sur son chevet.

Bridget prit la parole, et, s’adressant à son fils qu’elle regardait en face :

« Pourquoi es-tu ici ? dit-elle. Pourquoi n’es-tu pas où sont tes compagnons ?

— Parce que j’ai lieu de craindre que les royaux reviennent à Saint-Charles, que des perquisitions y soient faites, que l’incendie achève de dévorer ce qui reste de…

— Et peux-tu l’empêcher, Jean ?

— Non, ma mère !

— Eh bien, je le répète, pourquoi es-tu ici ?

— Parce que j’ai voulu voir s’il ne serait pas possible que M. de Vaudreuil quittât Maison-Close, qui ne sera pas plus épargnée que les autres habitations…

— Ce n’est pas possible !… répondit Bridget.

— Je resterai donc, ma mère, et je me ferai tuer en vous défendant…

— C’est pour le pays qu’il faut mourir, Jean, non pour nous ! répondit M. de Vaudreuil. Votre place est là où sont les chefs des patriotes…

— Là où est aussi la vôtre, monsieur de Vaudreuil ! répliqua Jean. Écoutez-moi. Vous ne pouvez demeurer dans cette maison, où vous serez bientôt découvert. Cette nuit, un demi-mille avant d’arriver à Saint-Charles, j’ai été poursuivi par une escouade d’agents de police. Il n’est pas douteux que ces hommes m’aient reconnu, puisque vous les avez entendus prononcer mon nom. On fouillera toute la bourgade, et, lors même que je n’y serais plus, Maison-Close n’échappera pas aux perquisitions. C’est vous que les agents trouveront, monsieur de Vaudreuil, c’est vous qu’ils arracheront d’ici, et vous n’avez pas de grâce à espérer !

— Qu’importe, Jean, répondit M. de Vaudreuil, qu’importe si vous avez pu vous réunir à nos amis sur la frontière !

— Écoutez-moi, vous dis-je ! reprit Jean. Tout ce qu’il faudra faire pour notre cause, je le ferai. Maintenant, il s’agit de vous, monsieur de Vaudreuil. Peut-être n’est-il pas impossible que vous puissiez gagner les États-Unis. Une fois hors du comté de Saint-Hyacinthe, vous seriez en sûreté, et il ne resterait plus que quelques milles pour atteindre le territoire américain. Que vous n’ayez pas la force de vous traîner jusque-là, même si je suis là pour vous soutenir, soit ! Mais, étendu dans une charrette, couché sur une litière de paille comme vous l’êtes dans ce lit, n’êtes-vous pas en état de supporter ce voyage ? Eh bien, que ma mère se procure cette charrette, sous un prétexte quelconque, — celui de fuir après tant d’autres, de quitter Saint-Charles, — ou du moins, qu’elle l’essaye ! Et, la nuit prochaine, votre fille et vous, ma mère et moi, nous quitterons cette demeure, et nous pourrons être hors d’atteinte, avant que les massacreurs de Gore ne soient venus faire de Saint-Charles ce qu’ils ont fait de Saint-Denis, un monceau de ruines ! »

Le projet de Jean valait d’être pris en considération. À quelques milles au sud du comté, M. de Vaudreuil trouverait la sécurité que ne pouvait lui assurer Maison-Close, si les royaux envahissaient la bourgade et perquisitionnaient chez les habitants. Ce qui n’était que trop certain, c’est que Jean-Sans-Nom avait été signalé aux hommes
Les habitants avaient quitté leurs maisons.


de Rip. S’il leur avait échappé, ceux-ci devaient croire qu’il s’était réfugié dans quelque maison de Saint-Charles. Et, alors, tous les efforts ne seraient-ils pas faits pour découvrir le lieu de sa retraite ? La situation était donc menaçante. À tout prix, il fallait que, non seulement Jean, mais M. de Vaudreuil et sa fille eussent quitté Maison-Close.

La fuite n’était pas impraticable, à la condition que Bridget
Une partie de la colonne Whiterall revenait.


pût se procurer une charrette, et que M. de Vaudreuil fût en état de supporter le transport pendant quelques heures. En admettant qu’il fût trop faible pour être conduit jusqu’à la frontière, il était assuré de trouver asile dans n’importe quelle ferme du comté de Saint-Hyacinthe.

En résumé, il y avait nécessité d’abandonner Saint-Charles, puisque la police y faisait des recherches.

Jean n’eut pas de peine à convaincre M. de Vaudreuil et sa fille. Bridget approuva. Malheureusement, on ne devait pas songer à partir cette nuit même. Le jour venu, Bridget chercherait à se procurer un véhicule quelconque. Ainsi, à la nuit prochaine l’exécution du projet.

Le jour vint. Bridget avait pensé que mieux valait agir ouvertement. Nul ne trouverait singulier qu’elle se fût décidée à fuir le théâtre de l’insurrection. Nombre d’habitants l’avaient déjà fait, et, de sa part, cette résolution ne pourrait surprendre personne.

Tout d’abord, son intention avait été de ne point accompagner M. de Vaudreuil, Clary et Jean. Mais son fils lui fit aisément comprendre que, le départ une fois annoncé, si ses voisins la revoyaient encore à Saint-Charles, ils soupçonneraient que la charrette louée avait dû servir à quelque patriote caché dans Maison-Close, que les agents de la police finiraient par l’apprendre, qu’ils s’en prendraient à elle, et que, dans son intérêt comme dans celui de M. et Mlle de Vaudreuil, il ne fallait point fournir le motif de procéder à une enquête.

Bridget dut se rendre à ces très sérieuses raisons. Lorsque la période de troubles serait achevée, elle reviendrait à Saint-Charles, et finirait sa misérable vie au fond de cette maison, dont elle avait espéré ne jamais sortir !

Ces questions définitivement résolues, Bridget s’occupa de se procurer un moyen de transport. Ne fût-ce qu’une charrette, elle suffisait pour atteindre le comté de Laprairie, que les colonnes royales ne menaçaient pas encore, Bridget quitta donc sa maison dès le matin. Elle était munie de l’argent nécessaire à la location, ou plutôt à l’acquisition du véhicule, — argent qui lui avait été remis par M. de Vaudreuil.

Pendant son absence, Jean et Clary ne s’éloignèrent pas de la chambre de M. de Vaudreuil. Celui-ci avait retrouvé toute son énergie. Devant l’effort qu’il aurait à faire pour supporter ce voyage, il sentait que la force physique ne lui ferait pas défaut. Déjà même, une sorte de réaction avait modifié son état. Malgré sa faiblesse, très grande encore, il était prêt à se lever, prêt à se rendre de son lit à la route, lorsque le moment serait venu de quitter Maison-Close. Il répondait de lui, — au moins pour quelques heures. Après, il en serait ce qu’il plairait à Dieu. Mais, peu importait, s’il avait pu revoir ses compagnons, s’il avait assuré la sécurité de sa fille, si Jean-Sans-Nom était au milieu des Franco-Canadiens, résolus à une lutte suprême.

Oui, ce départ s’imposait. En effet, si M. de Vaudreuil ne devait pas survivre à ses blessures, que deviendrait sa fille à Maison-Close, seule au monde, n’ayant plus que cette vieille femme pour appui ? Sur la frontière, à Swanton, à Plattsburg, il retrouverait ses frères d’armes, ses amis les plus dévoués. Et, parmi eux, il en était un dont M. de Vaudreuil approuvait les sentiments. Il savait que Vincent Hodge aimait Clary, et Clary ne refuserait pas de devenir la femme de celui qui venait de risquer sa vie pour la sauver. À quel plus généreux, à quel plus ardent patriote eût-elle pu confier son avenir ? Il était digne d’elle, elle était digne de lui.

Dieu aidant, M. de Vaudreuil aurait la force d’atteindre son but. Il ne succomberait pas avant d’avoir mis le pied sur le territoire américain, où les survivants du parti réformiste attendaient le moment de reprendre les armes.

Telles étaient les pensées qui surexcitaient M. de Vaudreuil, tandis que Jean et Clary, assis à son chevet, n’échangeaient que de rares paroles.

Entre temps, Jean se levait, s’approchait de celle des fenêtres qui s’ouvrait sur la route et dont les volets étaient fermés. De là, il écoutait si quelque bruit ne troublait pas la route aux environs de la bourgade.

Bridget revint à Maison-Close après une absence de deux heures. Elle avait dû s’adresser à plusieurs habitants pour l’acquisition d’une voiture et d’un cheval. Ainsi que cela était convenu, elle n’avait point dissimulé son intention de quitter Saint-Charles, — ce dont personne n’avait été surpris. Le propriétaire d’une ferme voisine, Luc Archambaut, avait consenti à lui céder pour un bon prix une charrette, qui devait être amenée, toute attelée, vers neuf heures du soir, à la porte de Maison-Close.

M. de Vaudreuil éprouva un soulagement véritable, lorsqu’il apprit que Bridget avait réussi.

« À neuf heures, nous partirons, dit-il, et je me lèverai pour aller prendre place…

— Non, monsieur de Vaudreuil, répondit Jean, ne vous fatiguez pas inutilement. Je vous porterai dans cette charrette, sur laquelle nous aurons étendu une bonne litière de paille, et par-dessus un des matelas de votre lit. Puis, nous irons à petits pas, afin d’éviter les secousses, et j’espère que vous pourrez supporter le voyage. Mais, comme la température est assez basse, ayez la précaution de bien vous couvrir. Quant à craindre quelque mauvaise rencontre sur la route… Tu n’as rien appris de nouveau, ma mère ?

— Non, répondit Bridget. Cependant on s’attend toujours à une seconde visite des royaux.

— Et ces hommes de police, qui m’ont poursuivi jusqu’à Saint-Charles ?…

— Je n’en ai vu aucun, et il est probable qu’ils se sont lancés sur une fausse piste.

— Mais ils peuvent revenir… dit Clary.

— Aussi, partirons-nous dès que la charrette sera devant la porte, répondit M. de Vaudreuil.

— À neuf heures, dit Bridget.

— Tu es sûre de l’homme qui te l’a vendue, ma mère ?

— Oui ! C’est un honnête fermier, et ce qu’il s’est engagé à faire, il le fera ! »

En attendant, M. de Vaudreuil voulu se réconforter un peu. Bridget, aidée de Clary, eut vite préparé le frugal déjeuner, qui fut pris en commun.

Les heures s’écoulèrent sans incidents. Nul trouble au dehors. De temps à autre, Bridget entr’ouvrait la porte et jetait un rapide regard à droite et à gauche. Il faisait un froid assez vif. La teinte grisâtre du ciel indiquait le calme absolu de l’atmosphère. Il est vrai, si le vent venait à s’établir au sud-ouest, si les vapeurs se résolvaient en neige, cela rendrait très pénible le transport de M. de Vaudreuil, — au moins jusqu’aux limites du comté.

Malgré cela, toutes les chances semblaient être pour que le voyage s’accomplit dans des conditions supportables, lorsque, vers trois heures de l’après-midi, une première alerte se produisit à Saint-Charles.

Des sons, éloignés encore, se faisaient entendre vers le haut de la bourgade.

Jean ouvrit la porte et prêta l’oreille… Il ne put retenir un geste de colère.

« Des trompettes ! s’écria-t-il. Une colonne qui se dirige sur Saint-Charles, sans doute ?…

— Que faire ? demanda Clary.

— Attendre, répondit Bridget. Peut-être ces soldats ne feront-ils que traverser la bourgade ?… »

Jean secoua la tête.

Et pourtant, puisque M. de Vaudreuil était dans l’impossibilité de partir en plein jour, il fallait attendre, ainsi que l’avait dit Bridget, à moins que Jean ne se décidât à fuir…

En effet, s’il quittait Maison-Close à l’instant, s’il se jetait à travers les bois contigus à la route, n’aurait-il pas le temps de se mettre en sûreté, avant que Saint-Charles eût été occupé par les royaux ? Mais c’eût été abandonner M. et Mlle de Vaudreuil, alors qu’ils étaient exposés aux plus graves périls. Jean n’y songea même pas. Et, cependant, comment pourrait-il les défendre, si leur retraite était découverte ?

D’ailleurs, l’occupation allait être très rapidement opérée. C’était une partie de la colonne de Witherall, envoyée à la poursuite des patriotes du comté, qui, après s’être rabattue le long du Richelieu, revenait bivaquer à Saint-Charles.

De Maison-Close, on entendait la sonnerie des clairons qui se rapprochait.

Cette sonnerie se tut enfin. Les troupes étaient arrivées à l’extrémité de la bourgade.

Bridget dit alors :

« Tout n’est pas perdu. La route est libre du côté de Laprairie. La nuit venue, il se peut qu’elle le soit encore. Nous ne devons rien changer à nos projets. Ma maison n’est pas de celles qui attireront les pillards. Elle est isolée, et il est possible qu’elle échappe à leur visite ! »

On pouvait l’espérer.

Oui ! bien d’autres habitations ne manquaient pas, où les excès des soldats de sir John Colborne trouveraient à s’exercer avec plus de profit. Et puis, en ces premiers jours de décembre, la nuit ne tarderait pas à venir, et, il ne serait peut-être pas impossible de quitter Maison-Close, sans éveiller l’attention.

Les préparatifs de départ ne furent donc pas suspendus. Il s’agissait d’être en mesure pour le moment où la charrette se présenterait devant la porte. Que la route fût libre pendant une heure, et, à trois milles de là, si l’état de M. de Vaudreuil l’exigeait, les fugitifs iraient demander asile dans l’une des fermes du comté.

La nuit arriva sans nouvelle alerte. Quelques détachements de volontaires, qui s’étaient portés jusqu’au bas de la grande route, étaient revenus sur leurs pas. Maison-Close ne semblait point avoir attiré leurs regards. Quant au gros de la colonne, il était cantonné aux alentours du camp de Saint-Charles. Il se faisait là un assourdissant tumulte, qui ne présageait rien de bon pour la sécurité des habitants.

Vers les six heures, Bridget voulut que Jean et Clary prissent leur part du dîner qu’elle venait de préparer. M. de Vaudreuil mangea à peine. Surexcité par les dangers de la situation, par la nécessité d’y faire face, il attendait impatiemment le moment de se mettre en route.

Un peu avant sept heures, on heurta légèrement à la porte. Était-ce le fermier qui, devançant le moment convenu, amenait la charrette ? En tout cas, ce ne pouvait être une main ennemie qui frappait avec cette réserve.

Jean et Clary se retirèrent dans la chambre de M. de Vaudreuil dont ils laissèrent la porte entrebâillée.

Bridget gagna l’extrémité du couloir et ouvrit, après avoir reconnu la voix de Luc Archambaut.

L’honnête fermier venait prévenir Mme Bridget qu’il lui était impossible de tenir son engagement, et il lui rapportait le prix de cette charrette, dont il ne pouvait opérer la livraison.

En effet, les soldats occupaient sa ferme, comme les fermes environnantes.

Quant à la bourgade, elle était cernée, et, alors même que la charrette eût été mise à sa disposition, Mme Bridget n’aurait pu en faire usage.

Il fallait attendre, bon gré mal gré, que Saint-Charles fût définitivement évacué.

Jean et Clary, de la chambre où ils se tenaient immobiles, entendaient ce que disait Luc Archambaut. M. de Vaudreuil également.

Le fermier ajouta que Mme Bridget n’avait rien à craindre pour Maison-Close, que si les habits-rouges étaient revenus à Saint-Charles, ce n’était que pour prêter main-forte à la police, laquelle commençait à pratiquer des perquisitions chez les habitants… Et pourquoi ?… Parce que, d’après certains bruits, Jean-Sans-Nom avait dû se réfugier dans la bourgade, où tous les moyens seraient employés pour le découvrir.

En entendant le fermier prononcer le nom de son fils, Bridget ne fit pas un mouvement qui pût la trahir.

Luc Archambaut se retira alors, et Bridget, rentrant dans la chambre, dit :

« Jean, fuis ! à l’instant !
La campagne battue par des détachements de cavalerie.


— Il le faut ! répéta M. de Vaudreuil.

— Fuir sans vous ? répondit Jean.

— Vous n’avez pas le droit de nous sacrifier votre existence ! reprit Clary. Avant nous, il y a le pays…

— Je ne partirai pas ! dit Jean. Je ne vous laisserai pas exposés aux brutalités de ces misérables !…

— Et que pourriez-vous faire, Jean ?
« C’est la femme de ce brave Simon Morgaz ! »


— Je ne sais, mais je ne partirai pas ! »

La résolution de Jean était si formelle que M. de Vaudreuil n’essaya plus de la combattre.

D’ailleurs — on le reconnaîtra — une fuite, tentée dans ces conditions, n’eût offert que de faibles chances. La bourgade était cernée, d’après le dire de Luc Archambaut, la route surveillée par les soldats, la campagne battue par des détachements de cavalerie. Jean, déjà signalé, ne parviendrait pas à s’échapper. Peut-être valait-il mieux qu’il restât à Maison-Close ?

Toutefois, ce n’était pas à ce sentiment qu’il avait obéi en prenant cette résolution. Abandonner sa mère, M. et Mlle de Vaudreuil, il ne l’aurait pu.

Cette décision étant définitive, les trois chambres de Maison-Close, le grenier qui les surmontait, offriraient-ils quelque cachette, où ses hôtes parviendraient à se blottir, de manière à se soustraire aux perquisitions des agents ?

Jean n’eut pas le temps de s’en assurer.

Presque aussitôt de rudes coups vinrent ébranler la porte extérieurement.

La petite cour était occupée par une demi-douzaine d’hommes de police.

« Ouvrez ! cria-t-on du dehors, pendant que les coups redoublaient. Ouvrez, ou nous allons enfoncer… »

La porte de la chambre de M. de Vaudreuil fut vivement refermée par Jean et Clary qui se jetèrent dans la chambre de Bridget, d’où ils pouvaient mieux entendre.

Au moment où Bridget s’avançait dans le couloir, la porte de Maison-Close vola en éclats.

Le couloir s’éclaira vivement à la lueur de torches que tenaient les agents.

« Que voulez-vous ? demanda Bridget à l’un d’eux.

— Fouiller votre maison ! répondit cet homme. Si Jean-Sans-Nom s’y est réfugié, nous l’y prendrons d’abord, et nous la brûlerons ensuite !

— Jean-Sans-Nom n’est point ici, répondit Bridget d’un ton calme, et je ne sais… »

Soudain, le chef de l’escouade s’avança vivement vers la vieille femme.

C’était Rip, dont la voix l’avait frappée au moment où son fils était rentré à Maison-Close, — Rip qui, en le provoquant, avait entraîné Simon Morgaz au plus abominable des crimes.

Bridget, épouvantée, le reconnut.

« Eh ! s’écria Rip, très surpris, c’est madame Bridget !… C’est la femme de ce brave Simon Morgaz ! »

En entendant le nom de son père, Jean recula jusqu’au fond de la chambre.

Bridget, foudroyée par cette effroyable révélation, n’avait pas la force de répondre.

« Eh oui !… madame Morgaz ! reprit Rip. En vérité, je vous croyais morte !… Qui se serait attendu à vous retrouver dans cette bourgade, après douze ans ! »

Bridget se taisait toujours.

« Allons, mes amis, ajouta Rip, en se retournant vers ses hommes, rien à faire ici ! Une brave femme, Bridget Morgaz !… Ce n’est pas elle qui cacherait un rebelle !… Venez et continuons nos recherches ! Puisque Jean-Sans-Nom est à Saint-Charles, ni Dieu ni diable ne nous empêcheront de le prendre ! »

Et Rip, suivi de son escouade, eut bientôt disparu par le haut de la route.

Mais le secret de Bridget et de son fils était maintenant dévoilé. Si M. de Vaudreuil n’avait rien pu entendre, Clary n’avait pas perdu une seule des paroles de Rip.

Jean-Sans-Nom était le fils de Simon Morgaz !

Et, dans un premier mouvement d’horreur, Clary, s’enfuyant de la chambre de Bridget, comme affolée, se réfugia dans celle de son père.

Jean et Bridget étaient seuls.

Maintenant, Clary savait tout.

À la pensée de se retrouver devant elle, devant M. de Vaudreuil, devant l’ami de ces patriotes dont la trahison de Simon Morgaz avait fait tomber les têtes, Jean crut qu’il allait devenir fou.

« Ma mère, s’écria-t-il, je ne resterai pas un instant ici !… M. et Mlle de Vaudreuil n’ont plus besoin de moi pour les défendre !… Ils seront en sûreté dans la maison d’un Morgaz !… Adieu…

— Mon fils… mon fils ?… murmura Bridget… Ah ! malheureux !… Crois-tu que je ne t’aie pas deviné !… Toi !… le fils de… tu aimes Clary de Vaudreuil !

— Oui, ma mère, mais je mourrai avant de le lui avoir jamais dit ! »

Et Jean s’élança hors de Maison-Close.