Fantasmagoriana/La Chambre noire

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LA CHAMBRE NOIRE.




Notre club littéraire étoit composé de trois personnes : M. Wermuth, le greffier, fournissoit les feuilles savantes ; M. Bærmann, médecin de la ville, les feuilles amusantes ; et moi, ce qui n’étoit ni l’un ni l’autre, ou ce qui réunissoit ces deux genres. Nous avions, malgré notre petit nombre, nos assemblées et nos galas tout comme les autres clubs de la même sorte. Nous l’emportions même sur eux dans ces deux choses, car nous tenions tous les jours assemblée et gala ; dès que le greffier avoit dépêché ses criminels, et le médecin ses malades, ils venoient chez moi, où, en fumant la pipe et buvant un pot de bière, nous lisions les nouvelles littéraires, et nous faisions nos observations.

Un jour, le greffier tarda plus long-temps que de coutume. Nous grondâmes pendant un petit quart-d’heure ; après quoi, nous prîmes le parti de commencer notre lecture sans lui. L’Indicateur universel et le Sincère[1] venoient d’arriver. Nous n’avions, par conséquent, pas de temps à perdre. Je pris l’Indicateur, qui faisoit partie de mes attributions, et je le lus.

La première page contenoit des remontrances adressées au Sincère sur la Chambre grise. Je les parcourus avec une joie secrète, parce que je m’étois déjà disputé avec le médecin sur cette chambre grise, et j’espérai qu’avec ce nouvel allié en main, je renverserois de fond en comble le docteur et sa croyance aux revenans.

« Depuis long-temps, » mécriai-je, « le Sincère excite ma surprise. Le rédacteur est un homme sensé ; il peut, d’ailleurs, demeurant à Berlin, obtenir les lumières à leur source. Comment donc recueille-t-il des choses de ce genre, et fait-il de sa feuille une propagande de l’obscurantisme ? Je suis curieux de voir comment il se justifiera ».

« Comment ?..... Par le silence, seule réponse que méritent de tels adversaires ; » en disant ces mots, le médecin s’enfonça dans son fauteuil et aspira si fortement l’air, que sa pipe et sa bouche représentoient deux volcans fumans.

« Mais, dites-moi, je vous prie, qui est-ce qui peut croire des contes tels que ceux d’un squelette qui marche, et du fantôme de Gertrude qui est palpable, et qui allume les chandelles, tout comme feroit une servante pleine de vie ? »

« Mais, je vous en prie, » répartit-il d’un ton un peu échauffé, « qui est-ce qui croira que vous autres gens éclairés, vous possédez seuls toute la sagesse, et que vous pouvez voir ce que la nature est ou n’est pas en état de produire ? Vous ne faites que bavarder ; et moins vous comprenez une chose, plus vous en parlez. »

Là-dessus, il enfonça son doigt dans sa pipe avec tant de vivacité, qu’il en rompit la tête, et que les cendres fumantes tombèrent sur sa chaise.

« Excusez-moi, » continua-t-il, en secouant sa chaise ; « ne vous fâchez pas ; mais vous prenez toujours les choses par leur mauvais côté. Je voulois vous dire, mon cher ami, que vous autres régens de collége, vous n’avez pas eu occasion, comme nous autres médecins, de bien connoître la nature et toute sa puissance. Croyez-m’en ; nous ne savons guères plus ce que peut ou ne peut pas la nature, ni comment elle effectue une chose que..... que..... »

« Que l’on ne comprend comment vous guérissez un rhume. »

« Pourquoi, donc croire que nous le pouvons ? » répliqua-t-il vivement. Pourquoi nous envoyer chercher à plusieurs lieues de distance, nous consulter, et nous ouvrir vos consciences et vos bourses ? Vous y voilà. Vous croyez ce que vous souhaitez, et ce qui vous oblige le moins à vous donner de la peine. C’est ainsi que vous en usez en morale, en politique, en tout. N’avez-vous pas déjà fait arrêter des gens, parce qu’ils annonçoient que l’ennemi avoit gagné une bataille ? C’est cependant pour cela qu’il est venu dans votre pays ; et c’est ainsi que les esprits viennent dans vos maisons, quoique vous criiez haro sur les Obscurans, ainsi que vous les appelez. »

« Mais je serois disposé à croire, » lui répondis-je en secouant la tête, « que vous avez quelquefois vu des esprits. »

« Eh bien, quoique je ne veuille pas me donner pour un homme qui voit les esprits, j’ai éprouvé quelque chose de semblable à l’aventure de la chambre grise ; et ce qui est assez singulier, la chambre où je passois la nuit, s’appeloit la chambre noire. »

Alors, je pressai tant le médecin, qu’après quelques façons, il fallut qu’il me racontât son aventure de la chambre noire. Il remplit une nouvelle pipe, me pria de bien me garder de rire, et commença ainsi :

« Après avoir terminé mon cours d’étude à l’université, avide de me faire connoître, je pratiquai la médecine pendant quelques années, sous le docteur Wendeborn, qui avoit alors le plus d’occupation. Comme je passois pour bon cavalier, il me céda le soin de voir ses malades qui demeuroient à la campagne ; ce qui lui fut fort commode sur ses vieux jours. Une fois entre autres, il m’envoya à un château voisin, possédé par le lieutenant-colonel Silberstein, dont la fille étoit attaquée d’une violente fièvre nervale. Quoiqu’il n’y eût plus grands secours à lui procurer, j’ordonnai la diète et des médicamens suivant que les symptômes l’indiqueroient, et je voulus repartir à l’instant ; mais les parens ne voulurent pas absolument me laisser aller, quoique je leur offrisse de laisser mon ordonnance par écrit, afin qu’on ne commît pas de méprise dans le traitement de la malade. Il fallut donc rester. La maîtresse de la maison me fit promptement préparer une chambre, et comme la malade étoit plus tranquille, je pris de bonne heure congé de la famille. »

« Tout le château avoit une apparence assez lugubre, et ma chambre n’en étoit pas la pièce la plus gaie ; une peinture noire en couvroit les portes antiques et massives, ainsi que le plafond en bois, et le lambris qui régnoit à hauteur d’appui ; en un mot, je n’y trouvai rien qui me plût, à l’exception du lit couvert en blanc, placé le long du mur, et entouré d’un épais rideau de soie verte. »

« Je rédigeai pour le docteur Wendeborn un rapport détaillé sur l’état de la malade, et je bâillai à chaque phrase. On frappa à ma porte. J’éprouvai un petit mouvement de crainte ; mais je me remis bientôt, et je criai aussi fort qu’il me fut possible : Entrez. C’étoit tout bonnement le chasseur du lieutenant-colonel, qui venoit me demander si je n’avois pas quelques ordres à donner. Je raconte à dessein la moindre particularité, parce que dans ces sortes de choses, on doit être exact jusqu’à la minutie, comme dans un procès-verbal. Ce chasseur étoit un jeune gaillard rempli d’intelligence. Nous causâmes ; il me demanda si je ne me trouvois pas trop seul dans cette chambre, et s’offrit de rester auprès de moi. Je me moquai de lui ; car il me paroissoit mal à son aise dans cet appartement lugubre, et au moindre bruit, jettoit des regards inquiets dans tous les coins. Enfin, il me raconta que mon appartement s’appeloit la Chambre-Noire, et que l’on en faisoit toutes sortes de récits étranges, qui ne devoient cependant pas être rapportés aux maîtres de la maison, afin de ne pas les dégoûter du séjour de ce château ; il m’entretint ensuite de contes de revenans, et s’offrit encore instamment de rester auprès de moi, ou de partager avec moi sa chambre qui étoit beaucoup plus gaie. Je refusai toute proposition qui eût pu compromettre mon courage. Ce jeune homme voyant que j’étois inébranlable, s’en alla. Il me répéta encore, étant à la porte, ses remontrances sur une incrédulité qui avoit déjà conduit tant de gens à leur perte. »

« Me voilà donc seul dans cette chambre noire si mal famée. A cette époque, où je pensois des esprits aussi légèrement et à-peu-près comme.... certaines personnes éclairées, je crus avoir trouvé une occasion excellente de signaler mon héroïsme, et d’acquérir une gloire immortelle, en arrachant le masque au fantôme. Je me réjouissois de ce que minuit s’approchoit ; mais préalablement, j’examinai ma chambre dans le plus grand détail ; je fermai les deux portes, et je tirai soigneusement les verroux ; j’en fis autant aux fenêtres ; je fouillai aussi par excès de précaution, avec mon sabre, sous le lit, sous les tables et sous les meubles. Lorsqu’enfin je me fus convaincu de l’impossibilité qu’un homme ou un animal pût me faire une visite, je me déshabillai, je mis la lumière sous le poële, de sorte que ma chambre étoit d’une obscurité complète ; car la lumière, au lieu de me délivrer de la crainte, me l’inspire. »

« Ces préparatifs terminés, je me couchai, et par un effet de mes fatigues multipliées, je m’endormis plutôt que je ne l’aurois espéré. J’étois dans mon premier sommeil, lorsqu’il me sembla que j’entendois prononcer mon nom tout bas ; je fus saisi et j’écoutai : j’entendis encore appeler très-distinctement Auguste. La voix paroissoit venir du grand rideau du lit. J’ouvris les yeux ; mais autour de moi régnoit une obscurité profonde ; cependant le bruit léger qui s’étoit fait entendre, m’avoit occasionné un frisson. Je fermai les yeux et je recommençai à sommeiller. Soudain je suis réveillé par un bruit que fait le grand rideau, et mon nom est articulé encore plus distinctement. J’ouvre les yeux à demi, ma chambre a subi une métamorphose complète ; elle est éclairée par une lumière extraordinaire. Une main froide vient me toucher, et je vois à côté de moi, dans mon lit, une figure pâle comme la mort, et revêtue d’un drap mortuaire, qui étend vers moi ses bras glacés. Dans le premier mouvement de terreur, je poussai un grand cri, et je fis un saut en arrière ; à l’instant j’entendis frapper un coup violent. L’image disparut, et je me retrouvai dans l’obscurité. Je tirai la couverture par-dessus ma tête ; l’horloge sonna ; j’écoutai attentivement, c’étoit minuit. »

« Alors je repris courage, et sans délai je sautai hors du lit, afin de me convaincre que je n’avois pas été dupe d’un songe. J’allumai deux bougies, et je me mis de nouveau à examiner la chambre ; tout y étoit dans le même état où je l’avois laissé avant de me coucher ; aucun des verroux n’étoit retiré, aucun volet dérangé. J’étois disposé, malgré la conscience que j’avois d’avoir vu quelque chose, à regarder ma vision comme un rêve, et à l’attribuer à mon imagination exaltée par les récits du chasseur ; lorsque, pour ne laisser rien qui n’eût été visité, je m’avançai avec une lumière vers mon lit ; j’y découvris une boucle de cheveux d’une couleur brune, posée sur mon oreiller : elle ne pouvoit pas y être venue par un rêve ni par une illusion ; je la pris, et j’allois mettre par écrit l’aventure qui venoit de se passer : tout-à-coup un bruit lointain fixe mon attention ; je ne tarde pas à m’apercevoir que l’on court à pas précipités, et que l’on ferme des portes ; enfin on s’approche de ma chambre, et l’on frappe à coups redoublés à ma porte. Qui va là ? m’écriai-je. Levez-vous vite, M. Bærmann, me répond-on du dehors, Mademoiselle se meurt. Je m’habille à la hâte, et je vole à la chambre de la malade ; j’arrive trop tard, je la trouve sans vie : on me dit qu’un peu avant minuit elle s’étoit réveillée, et qu’après avoir, à plusieurs reprises, respiré fortement, elle avoit rendu le dernier soupir. Les parens étoient inconsolables ; ils avoient alors besoin des secours de mon art, surtout la mère, qui ne vouloit pas se séparer du corps inanimé de sa fille. On fut obligé d’employer la force pour l’en arracher ; enfin elle céda, mais il fallut lui permettre de prendre une boucle de cheveux, comme un souvenir et un reste précieux de cette fille qu’elle venoit de perdre. Jugez de la terreur que j’éprouvai, lorsque dans les longs cheveux bruns qui flottoient sur les épaules du cadavre, je vis qu’il manquoit une boucle, celle précisément que j’avois reçue pendant la nuit. Le lendemain je fus atteint d’une maladie dangereuse, qui, remarquez bien cette circonstance, fut la même que celle dont la jeune personne étoit morte. Eh bien ! que dites-vous de ce fait, dont je puis affirmer la certitude par tous les sermens possibles ? »

« Cela est réellement très-singulier, » répondis-je, « si vous ne parliez pas sérieusement, et si vous ne m’aviez pas assuré que vous aviez examiné toute la chambre avec la plus grande exactitude, je pourrois conserver quelques doutes. »

« Je vous l’ai déjà dit, l’illusion étoit absolument impossible ; j’ai vu et entendu avec mes sens bien éveillés, et d’ailleurs la boucle de cheveux met la chose entièrement hors de doute. »

« Cette boucle, je dois vous l’avouer, est justement ce qui m’arrête : si votre vision n’étoit pas une illusion, elle devoit dériver de l’action des esprits ou d’autres agens immatériels ; nommez-les comme vous voudrez ; mais la présence de la boucle rend la vision un peu douteuse ; un esprit qui laisse après lui des choses matérielles, m’est très-suspect, et fait sur moi une impression aussi désagréable qu’un acteur qui sort de son caractère. »

Le médecin remua sa chaise avec un mouvement d’impatience. « Dieu ! comme vous raisonnez, » s’écria-t-il ; « d’abord vous ne croyez pas du tout aux esprits, et vous en rejetez l’idée bien loin de vous ; ensuite vous me présentez une théorie de la nature des revenans, et puis vous critiquez les apparitions. »

En ce moment, le greffier entra en s’essuyant le front. « Vous venez sans doute du théâtre, » lui dîmes-nous, en lui présentant la boîte où l’on déposoit les amendes décernées contre ceux qui arrivoient trop tard.

« Vous en parlez à votre aise, » répondit-il, « mais je voudrois vous voir tous deux assis, occupés à interroger depuis le matin des voleurs, des vagabonds, et autres canailles de cette espèce. Hier on en a encore amené un couple, qui aujourd’hui m’a fait bien exercer mes poumons. »

« Au nom de Dieu, » s’écria le médecin, « laissez-là pour aujourd’hui vos histoires de voleurs et de vagabonds ! Nous nous sommes, en vous attendant, disputés pendant une heure sur la Chambre grise ; et l’Indicateur ainsi que le Sincère, ne sont pas encore lus. »

« Eh bien ! aujourd’hui vous aurez le pendant de votre chambre grise, » reprit le greffier ; « vous pouvez, quand vous voudrez, l’envoyer au Sincère, sous le titre de la Chambre noire. »

« La chambre noire ! » nous écriâmes-nous tous deux à la fois, le médecin et moi, mais chacun d’un ton différent.

« Oui, oui, » répartit le greffier ; « écoutez une bien belle histoire de voleur et de revenant. »

« Je suis vraiment curieux de l’entendre, » dit le médecin en grondant entre ses dents, et en jouant des doigts sur la table.

« Vous connoissez l’avocat Tippel, » répliqua le greffier, « ce petit freluquet qui tourne toujours autour des dames.... mais vous devez le connoître ? »

« Eh oui, » répondîmes-nous ; « au fait, au fait ! »

« Eh bien, ce Tippel, » reprit le greffier, « étoit allé récemment à Rabenau pour la session de la justice seigneuriale de Silberstein. Je ne sais si l’affaire qui l’y conduisoit un peu traîna en longueur ; bref, la nuit vint avant que Tippel eût terminé. Vous savez qu’il n’est pas de sa nature le plus brave des hommes ; et aujourd’hui toutes les histoires de voleurs de grands chemins et d’assassins, de la bande de Schinderhannes et consorts, l’ont rendu si peureux, que pour toutes les promesses du monde, personne ne pourroit le faire mettre en voyage pendant la nuit. M. de Silberstein est un brave homme ; voyant les inquiétudes de Tippel, il lui propose de passer la nuit dans le château. Tippel accepte avec reconnoissance, et prie à l’avance, qu’on veuille bien l’excuser, s’il fait le lendemain de trop bonne heure du bruit dans le château, disant qu’il est obligé de partir au point du jour ; mais le lendemain matin pas la moindre révélation de Tippel. Les heures se passent ; on frappe à sa porte, on l’appelle, on fait du bruit, pas de réponse ; enfin on conçoit de l’inquiétude, et l’on enfonce la porte : on trouve le pauvre Tippel pâle comme la mort, sans connoissance, encore étendu dans le lit ; il a l’air d’être prêt à rendre le dernier soupir. Après bien des efforts on le fait revenir à lui ; alors il raconte les choses terribles qui sont arrivées durant la nuit. Il s’étoit couché de très-bonne heure, afin de pouvoir, suivant son projet, partir de très-grand matin. Au milieu de son premier sommeil, il est éveillé par un coup que l’on frappe à la porte. Tippel qui a la tête remplie d’histoires effrayantes, se blottit tant qu’il peut contre le mur, et cache sa tête sous la couverture ; mais il commence à peine à se rendormir, qu’un bruit sourd près de son lit l’éveille de nouveau ; il soulève la couverture, et découvre une grande figure blanche devant une armoire qu’il n’avoit pas auparavant aperçue dans sa chambre ; l’armoire est toute resplendissante d’or, d’argent et de pierres précieuses. Le fantôme passe en revue ses richesses, fait sonner son argent, ferme l’armoire et s’avance vers le lit. Tippel voit une petite figure de mort bien blême, coëffée d’un bonnet à la mode antique pardessus ses cheveux noirs : un air froid comme la glace se fait sentir, et le fantôme se prépare à se débarrasser de son linceul en lambeaux, et à partager le lit de Tippel : celui-ci, saisi d’une angoisse mortelle, se retourne, ferme les yeux, et se rapproche du mur le plus qu’il peut. Au même moment un grand cri se fait entendre ; il est suivi de quelque chose qui tombe avec force tout près de Tippel, et qui le prive absolument de l’usage de ses sens. Tippel est ainsi resté couché jusqu’au moment où, comme je vous l’ai déjà dit, on l’a trouvé à demi-mort.

« Vous pouvez juger que son récit produisit un grand effet dans la maison. La famille Silberstein, la tête toujours remplie de visions, se mit à parler d’une vieille tante qui avoit apparu auparavant : elle ajouta que des trésors étoient cachés dans le mur, et qu’un devin les avoit indiqués au précédent propriétaire du bien. Tippel affirmoit cependant la vérité de chaque mot de son récit, et s’engageoit hautement à le confirmer par tous les sermens possibles. Il en fit en effet une déposition en justice ; mais le juge, qui est du nombre des incrédules, voulut procéder à un examen détaillé de la chambre où Tippel avoit passé la nuit. Le vieux Silberstein s’y opposa vivement, en disant qu’il n’étoit pas d’humeur à s’attirer des querelles avec les esprits ; qu’il pouvoit se passer de la chambre noire, et qu’il seroit satisfait si l’esprit vouloit s’en contenter pour y faire son sabat ; mais le juge, en homme résolu, persista dans son projet, et fit prévaloir son opinion sur celle du seigneur. On ouvrit donc la chambre noire ; Tippel n’étoit guères en état de dire où se trouvoit l’armoire qu’il avoit vue ; car ses fenêtres se trouvoient en face du lit, et l’on n’apercevoit pas d’endroit où une armoire visible ou cachée eût pu trouver place. On examina, avec une attention extrême, la chambre qui n’est pas très-grande, et l’on ne découvrit pas la moindre trace de quelque chose de secret ou de suspect. Les prud’hommes et tous les spectateurs déclarèrent alors très-positivement, que ce qui s’étoit passé n’avoit pu avoir lieu suivant le cours ordinaire des choses. Tippel demanda une copie authentique du procès-verbal, et de sa déposition, afin de pouvoir s’annoncer dans les journaux, comme ayant réellement et effectivement vu des esprits, ce dont il étoit en état de produire une attestation en forme ; mais le juge, avant d’en venir là, eut l’idée d’examiner aussi le lit où Tippel avoit couché ; il tâte, il secoue, il pousse, il visite dans l’intérieur et autour du lit : tout d’un coup le lambris derrière le lit s’enlève en l’air comme une coulisse qui coule dans sa rainure, et l’on découvre une communication avec un second lit de l’autre côté du mur ; on lève le rideau, et l’on aperçoit une très-jolie petite chambre. »

« Au diable ! » s’écria le médecin, avec un mouvement de colère tout à fait plaisant, et en se frappant le front. Le greffier ne comprit pas la signification précise de son exclamation, et continua en ces mots :

« Tippel fit la même exclamation, lorsque cette communication inattendue s’offrit à ses regards. Tous les assistans passèrent par-dessus les deux lits et entrèrent dans la chambre voisine. Tippel reconnut l’armoire de son fantôme ; les maîtres de la maison virent qu’ils se trouvoient dans l’appartement de la femme-de-chambre. On ouvrit l’armoire ; elle n’étoit pas, comme Tippel prétendoit l’avoir aperçue, resplendissante d’or, d’argent et de pierreries ; mais elle renfermoit de jolies pièces d’argenterie, des rouleaux d’argent, des parures, des bonnets brodés en or. La jolie habitante de cette chambre fut mandée pour donner des renseignemens plus précis sur ce trésor, et sur les apparitions nocturnes ; mais elle avoit disparu avec le chasseur. »

« Avec le chasseur ? » répéta le médecin.

« Oui, avec le chasseur Auguste Leisegang, » répliqua le greffier.

« Quoi ! le coquin s’appelle Auguste ? » reprit vivement le médecin ; « en êtes-vous bien sûr ? »

« Comment ne le saurois-je pas ? » répartit le greffier un peu piqué ; « je viens de l’interroger, ainsi que sa belle. Pourquoi donc ce nom vous étonne-t-il ? »

« Mais, c’est aussi mon nom, » dit le médecin, en arrangeant sa cravatte pour cacher son embarras. « Allons, continuez. »

« Vous pouvez deviner le reste, » poursuivit le greffier ; « ce lambris mobile, probablement jadis utile aux possesseurs du château, avoit été oublié. Nos deux amans le découvrirent, et en profitèrent. Tippel avoit, en dormant, pressé le ressort et fait monter le lambris, voilà le bruit qui l’avoit éveillé. La femme-de-chambre voyant dans son lit un étranger, au lieu du chasseur, avoit poussé un cri et fait retomber la coulisse. Voilà ce que Tippel avoit entendu tomber. Tout s’expliquoit ainsi très-naturellement. On expédia aussitôt des mandats d’arrêt contre les deux fuyards, et hier ils ont été amenés par nos archers. Leur interrogatoire m’a occupé depuis le matin. Mais voici le plaisant de l’histoire. Tippel, obligé de comparoître comme témoin, a été sur le point de se chagriner tout de bon, quand il a vu le joli petit minois rose et blanc aux cheveux noirs, qu’il avoit, dans sa fameuse nuit, si bien pris pour la figure blême d’un mort, qu’il en avoit fermé les yeux. Cela ne m’arrivera plus, disoit-il, et il vouloit dérober un baiser à compte sur ceux qu’il avoit, dans l’occasion, négligé de prendre ; mais la petite friponne s’est détournée si prestement, que les lèvres de Tippel ont rencontré le nez rubicond de l’huissier-audiencier. Prenez garde, a-t-elle dit, le premier d’avril revient tous les ans, et ne perd jamais ses droits. »

« Ah ! la chienne, » dit, en murmurant tout bas, le pauvre médecin, qui fut obligé de raconter encore une fois son aventure.

« Ah ça, » dit-il en terminant, après que nous eûmes ri de tout notre cœur, si je vous abandonne la chambre noire, vous ne me disputerez pas, au moins, la chambre grise. Mais procédons à notre lecture. »

Il prit le Sincère. « La Chambre grise ! » s’écria-t-il. « C’est donc un ancien numéro ? » Nous examinâmes la date ; elle ne pouvoit être plus récente, car c’étoit la feuille du 3 mai. Le médecin lut ce qui suit :
LE SINCÈRE,
 
Journal destiné à l’amusement des lecteurs instruits et sans prévention.
 
Berlin, jeudi 3 mai 1810.
 
LA CHAMBRE GRISE.
 

Blendau, en continuant son voyage pour aller en Italie, traversa la ville que j’habite. Comme nous étions d’anciennes connoissances, il vint me voir. Nous causâmes toute la soirée, en buvant un bowl de punch. Il me raconta les événemens de l’affreuse nuit qu’il avoit passée dans la chambre grise. Je commençai par rire de son récit. J’avois jadis entendu parler de la demoiselle Chatelaine, et je n’avois pas ajouté foi à ce que l’on en disoit : cependant Blendau affirmoit, en prenant à témoin notre ancienne amitié, qu’il n’avoit pas inventé un seul mot dans sa narration ; alors je devins un peu plus sérieux, je résolus, intérieurement, de faire connoissance avec la demoiselle Chatelaine. Cela m’étoit d’autant plus facile, que je connoissois assez particulièrement M. Rebmann, et que j’avois dans son voisinage des affaires qui, depuis long-temps, exigeoient ma présence.

J’effectuai mon projet le printemps dernier ; M. Rebmann me fit l’accueil le plus affectueux. Il se souvenoit parfaitement de moi. Ayant appris que des affaires m’appeloient dans le canton, toute sa famille se réunit pour me prier de rester dans le château, où je pourrois m’occuper de l’objet de mon voyage. J’acceptai la proposition avec reconnoissance. J’étois arrivé dans la matinée ; on vint, dans l’après-midi, annoncer qu’une digue s’étoit rompue, et que le fleuve voisin avoit inondé les prairies du domaine. M. Rebmann et ses fils montèrent à cheval, pour juger par eux-mêmes des moyens de réparer cet accident. Je restai avec Mme Rebmann et sa fille Charlotte ; nous allâmes au second étage du château, afin de mieux examiner l’inondation. Charlotte ouvrit la porte d’un vaste appartement. C’étoit la chambre grise ; elle me rappela, avec la plus parfaite exactitude, la description que Blendau m’en avoit faite, et même les deux bougies qui avoient brûlé à moitié, durant la terrible nuit, se trouvoient encore sur la table au-dessous du miroir.

Si un sentiment de honte intérieure ne m’avoit pas retenu, j’aurois volontiers renoncé au projet de passer la nuit dans cette pièce. En plein jour, cette immense chambre grise avoit quelque chose de sinistre ; combien cela ne devoit-il pas être pire pendant la nuit ? Dieu sait à quoi elle avoit pu jadis être destinée ! Pourquoi ce grand appartement voûté au second étage ? Mais j’étois venu dans l’intention de tenir tête à la blême Gertrude. Je fis tomber la conversation sur l’histoire de la chambre.

— « C’est sûrement la chambre d’ami ? » dis-je en jetant un coup-d’œil sur le lit.

— « Elle ne nous sert que quand il nous vient trop de personnes pour qu’elles puissent toutes loger dans les étages inférieurs, » répartit Mad. Rebmann.

— « Permettez-moi, je vous prie, de passer la nuit ici. J’aime les grands appartemens, on a de quoi s’y retourner. »

— « Mais vous ne vous plairez pas ici, » reprit Charlotte, en lançant à sa mère un coup-d’œil significatif.

— « Pourquoi donc, mademoiselle ? on y jouit d’une vue magnifique. De bon matin, je me mettrai à la fenêtre pour fumer ma pipe. Je m’en fais par avance un vrai plaisir. »

— « Ma fille, » répartit mad. Rebmann, en regardant Charlotte d’un air sévère, « veut dire simplement que vous ne vous plairez pas dans cette chambre, parce qu’elle est difficile à échauffer, et que dans les grands vents elle fume quelquefois. La vue y est réellement superbe ; par un temps serein, on découvre à quatre milles de distance ; si vous le désirez, j’y ferai porter vos effets. »

Je la priai, avec instance, de vouloir bien donner ses ordres à ce sujet. Mais les signes que s’étoient faits la mère et la fille par leurs regards, me sembloient cacher quelque mystère. Je commençai à concevoir des craintes pour la nuit prochaine, et je me dis que peut-être Blendau n’avoit pas rêvé.

La rupture de la digue fut ensuite l’objet de notre entretien. Le fleuve, en se débordant, avoit formé une espèce de lac, large au moins d’un mille carré. Les rayons du soleil couchant se réfléchissoient sur la surface des eaux qui étoient devenues assez tranquilles.

M. Rebmann étant de retour avec ses enfans, nous prîmes du café ; on causa, on joua : l’heure du souper arriva ; je bus à dessein quelques verres de vin, pour me réchauffer, parce que j’éprouvois un léger frisson intérieur ; mais cela ne me servit à rien ; je continuai à avoir froid ; il me fut impossible de me défendre de cette impression désagréable.

Lecteur, si vous êtes tenté de rire de moi, allez seul dans cette chambre grise voûtée, éloignée des autres appartemens. Vous conviendrez que vous dormirez plus tranquillement dans une chambre d’un aspect plus gai, et plus rapprochée du lieu où reposent d’autres hommes, que dans cette vaste pièce, située dans une tour du second étage, où abandonné de Dieu et de l’univers entier, vous vous trouvez dans un immense lit glacial, qui peut-être a été témoin des dernières convulsions de Gertrude, lorsqu’elle expira par le poison.

Une heure après le souper, la société se sépara. M. Rebmann et ses fils répétèrent, d’un air étonné, une exclamation de surprise, lorsque mad. Rebmann leur dit que j’avois désiré de passer la nuit dans la chambre grise. Cette exclamation fatale, sortie de la bouche d’un homme dont les ans avoient mûri la prudence, et de celle de deux jeunes gens dans la force de l’âge, faillit à me faire perdre la respiration. J’étois sur le point de demander l’explication de cette expression de surprise, et de raconter à la famille de M. Rebmann la scène nocturne qui avoit rempli d’épouvante l’âme de Blendau ; mais les mêmes motifs qui lui avoient fait garder le silence, m’engagèrent à imiter sa discrétion.

Je n’avois d’ailleurs encore rien vu ni entendu par moi-même. Si la famille de M. Rebmann doutoit de la vérité du récit de Blendau, je manquois de moyens pour attester qu’il étoit sincère et véridique ; je ne réussissois qu’à jeter du ridicule sur mon ami. Si au contraire on ajoutoit foi au récit, je confirmois la famille entière dans la crainte qu’elle avoit de Gertrude, et je pouvois faire déserter ce château funeste par ces braves gens qui sembloient y vivre avec assez de sécurité. En conséquence, je me tus ; je n’avois d’ailleurs fait exprès aucune mention de Blendau. Qu’aurois-je répondu, en effet, si lorsque j’aurois dit que je lui avois parlé depuis peu, on m’avoit demandé pourquoi, lors de sa visite, il étoit parti sans dire adieu à personne ?

Brigitte prit une lumière pour m’éclairer ; en souhaitant la bonne nuit à la famille, je remarquai qu’ils se regardoient tous d’un air significatif ; la mère seule leur lança un coup d’œil à la dérobée, comme pour les réprimander.

Lorsque je fus entré dans la chambre grise, Brigitte alluma les deux bougies qui avoient déjà servi à Blendau ; j’engageai, en plaisantant, la jeune fille à me tenir compagnie, lui représentant que je serois bien seul dans cette grande pièce, au haut du château. « Quoi ! dans la chambre grise ? » répartit-elle. « Oh pour cela non ; vous me donneriez mille écus, que je ne coucherois pas ici. »

« Mais que fait à cela cette chambre ? elle est tout comme une autre. »

« Si vous désirez de la compagnie ; vous pourrez bientôt en avoir ; peut-être en viendra-t-il que vous n’attendez pas. Bonne nuit, monsieur. » Elle sortit : je vis bien qu’elle n’étoit pas exempte de craintes.

Je me trouvois seul dans cette maudite chambre grise ; j’étois encore assez maître de moi ; d’ailleurs, mon sabre nouvellement affilé, et mes deux pistolets bien chargés, m’inspiroient une certaine confiance ; je les amorçai de nouveau, et je posai toute mon artillerie sur une chaise à côté de mon lit ; ensuite, je remplis une pipe ; mais je ne trouvai pas de goût au tabac. Le bruissement lointain des vagues du fleuve débordé, et le bruit monotone et continuel causé par le mouvement du balancier de l’horloge de la tour voisine, me causèrent un certain trouble.

Ayant pris la lumière et un pistolet, je visitai la chambre ; je cherchai à découvrir s’il n’existoit pas de portes secrètes, de trapes dans le lambris ; la table au-dessous du miroir étoit entourée d’une tenture, je la soulevai ; je tâtai partout pour voir s’il n’y avoit pas un ressort caché, une serrure, un mécanisme quelconque ; je ne trouvai rien de suspect : je fermai soigneusement les fenêtres et les portes ; je commençai par mettre les verroux à la petite porte par laquelle j’étois entré, ensuite j’allai à la grande porte vitrée. Malheureusement je regardai à travers les carreaux, le long passage qui mène à la tour des cachots. Grand Dieu ! le hideux squelette du comte Hugues frappa mes yeux, sa main décharnée tenoit un glaive, son attitude étoit menaçante.

Les cheveux me dressoient à la tête ; mais je me remis promptement, j’ouvris la porte, je m’élançai dans le passage, et je m’écriai comme un possédé : « Comte Hugues ; allons, il faut en finir avec moi. »

J’armai mon pistolet, je tirai, le coup ne partit point ; le squelette leva son glaive, sa tête épouvantable grinça des dents, je quittai la partie.

Je jetai mon pistolet, je rentrai dans la chambre grise, je fermai la porte au verrou, et je m’enfonçai dans le lit.

J’étois donc dans cette même couche, où, suivant le récit de Blendau, Gertrude avoit rendu le dernier soupir au milieu des convulsions affreuses que lui causoit le poison ; dans cette même couche où aucun mortel ne pouvoit dormir paisiblement, et où mon ami Blendau avoit éprouvé la sueur et les effets de la mort.

J’avois laissé les bougies allumées. Mon second pistolet étoit encore chargé sur une chaise auprès de mon lit.

Je restai couché assez long-temps ; ensuite, je fus agité d’abord par un frisson involontaire de fièvre, et ensuite, par un je ne sais quoi qui ressembloit à l’impression produite sur l’ouïe, par le mouvement d’un pied humain qui se traîne lentement sur le sable. J’écoutai avec attention ; je ecueillis encore une fois mes esprits, je saisis mon sabre, car je ne pouvois plus me fier à mes pistolets. Levé sur mon séant, je tenois mon arme à deux mains, décidé à attendre tout ce qui pourroit arriver.

Un rire infernal de moquerie retentit dans le passage. Je distinguai la voix d’un homme et celle d’une femme ; c’étoient celles du comte Hugues et de Gertrude.

Alors, j’imitai Blendau, je me mis la couverture pardessus la tête, je plaça mon sabre à côté de moi, et je recommandai mon âme au Tout-Puissant. Je ne pus m’endormir qu’au bout de deux heures.

Je m’éveillai d’assez bonne heure ; les bougies étoient entièrement consumées quoique j’eusse passablement dormi, je me promis bien de ne jamais remettre le pied dans cette funeste chambre.

Je me dépêchai de m’habiller, et je courus à l’appartement de Mad. Rebmann, où la famille s’étoit réunie pour déjeûner.

Je voulois avoir une solution ; je voulois savoir si les habitans du château avoient quelques notions exactes sur les deux amans des temps anciens qui venoient troubler le repos des vivans. Je racontai l’histoire de Blendau et la mienne. On éclata de rire.

La jeune et maligne Charlotte avoit inventé cette espiéglerie. Il est vrai que ce n’avoit été qu’en l’honneur du pauvre Blendau. On ne m’avoit impliqué dans une aventure du même genre, que parce que l’on étoit instruit de ma liaison avec lui.

Blendau avoit, dans sa jeunesse, été l’objet des risées de toute la famille. Les enfans de M. Rebmann lui jouoient des tours de toutes sortes. La chambre grise lui causa dès-lors une terreur extrême. On lui auroit offert un million, qu’il ne seroit pas allé dans cet appartement sinistre. De retour au château, après sept ans d’absence, il parla avec une certaine présomption de la maturité que son jugement avoit acquise, des progrès qu’il avoit faits dans la haute philosophie. M. Rebmann conta tout cela à sa famille, le soir même, en assurant que Blendau étoit un tout autre homme. Charlotte conçut l’idée folle de mettre Blendau à l’épreuve.

Il fallut que les deux frères de la nouvelle Gertrude lui aidassent à jouer son rôle. Les parens, comme on le pense bien, ne savoient rien de ce qui se tramoit ; on comptoit surtout, pour les succès de la scène, sur la propension bien connue de Blendau, à dormir profondément ; car en supposant qu’il n’eût pris dans la journée qu’un exercice modéré, on auroit pu tirer à ses oreilles le canon d’alarme, sans qu’il s’éveillât. Or ce jour là, il avoit fait un voyage long et pénible ; aussi devoit-il dormir plus profondément encore que de coutume. Les jeunes gens s’approchèrent de la porte vitrée ; Blendau ronfloit comme une pédale d’orgue. Charlotte passa la main par un carreau cassé, et tira les verroux : les frères et la sœur ôtèrent leurs souliers et entrèrent dans la chambre ; ils ouvrirent ensuite la petite porte, apportèrent un squelette humain, dont leur gouverneur s’étoit servi pour leur donner des leçons d’anatomie, et le posèrent auprès de la petite porte. Ils allumèrent les deux bougies avec une lanterne sourde qu’ils avoient apportée, et se placèrent chacun à leur poste : Frédéric en dehors de la petite porte, Charles dessous la table entourée d’une tenture ; Charlotte en face du miroir, revêtue d’un drap qui figuroit un linceul ; elle avoit entrelacé une couronne funéraire dans ses cheveux, et s’étoit poudré le visage et la poitrine ; elle tenoit un crucifix dans la main gauche, et dans la main droite un long morceau de glace taillé en poignard. Minuit étant près de sonner, on fit du bruit : Blendau s’éveilla.

La goutte de poison que la main de Gertrude laissa tomber sur le visage de Blendau, étoit de l’eau très-pure produite par la glace, que la chaleur de la main de Charlotte faisoit fondre.

La froideur glaciale de la mort que Blendau éprouva le long de son dos, quand Charlotte le serra dans ses bras, provenoit d’une cause très-naturelle. La main de Charlotte avoit contracté une humidité glacée, en tenant le morceau de glace qu’elle avoit cachée sous le chevet du lit.

Le squelette ne ferma pas la porte derrière lui : Frédéric la poussa avec violence ; ce qui occasionna le craquement terrible dans toute la chambre, et la chute du squelette sur Blendau, qui se tenoit tout près de la porte.

Charlotte, après s’être jetée à terre, éteignit la bougie qu’elle venoit de prendre ; et au même moment Charles, qui étoit sorti de dessous la table, pendant que Blendau couroit à la porte, souffla l’autre bougie.

Blendau rentra dans son lit ; les trois espiègles ne remuèrent qu’une heure après ; lorsqu’ils l’eurent de nouveau entendu ronfler, ils emportèrent tout doucement le squelette, remirent chaque chose à sa place, fermèrent la petite porte au verrou, et la porte vitrée, par le même moyen qu’ils avoient pris pour l’ouvrir. Les trois bouteilles de vin de Nierenstein, dont on se souvient que Blendau avoit bu sa part, contribuèrent peut-être au succès de la manœuvre.

Blendau avoit dit dans la conversation à M. Rebmann, qu’il me feroit une visite en passant. Comme on connoissoit son caractère bavard, on supposa qu’il m’avoit conté les aventures terribles de sa fameuse nuit. En conséquence, lorsque j’arrivai, et que sans avoir dit un mot de Blendau, je témoignai le désir de passer la nuit dans la chambre grise, on se douta du motif de ma demande. Charlotte avoit bien bonne envie de me jouer aussi un tour ; mais quand elle vit apporter dans ma chambre mon sabre et mes pistolets, la petite friponne changea d’avis. Cependant avant d’avoir aperçu l’appareil dont je comptois me servir pour conjurer les esprits, elle avoit déjà fait apporter dans le passage le maudit squelette, afin de l’avoir tout prêt pour la scène de la nuit.

Brigitte entra dans le complot ; mon pistolet ne fit point feu, parce que Charles avoit versé de l’eau sur le bassinet ; tous nièrent que le squelette eût levé sa main armée du glaive ; cette circonstance fut sans doute une illusion de mon imagination ébranlée.

Les frères et la sœur s’avancèrent vers la porte vitrée en traînant leurs pas sur le sable. Lorsqu’ils me virent assis sur mon séant, tenant mon sabre à deux mains, ils éclatèrent de rire. Ils ne voulurent pas pousser la plaisanterie plus loin, parce que leurs parens les avoient déjà vivement tancés pour avoir tourmenté le pauvre Blendau.

Je me vengeai de Charlotte en l’embrassant ; je ne la laissai en paix que lorsqu’elle eut promis hautement, et de la manière la plus solennelle, qu’elle n’iroit plus lutiner personne dans la chambre grise.

M. et Mad. Rebmann ne voulurent cependant plus me laisser passer la nuit dans cette pièce si mal famée ; car les rats et les souris qui en ont fait le théâtre de leurs ébats, empêchent les étrangers ; que le hasard y fait coucher, d’y goûter les douceurs du sommeil, quand ils ne jouissent pas, comme Blendau, de la faveur particulière de Morphée.




Le docteur, avant d’arriver à la fin de l’histoire, avoit jeté, de mauvaise humeur, la feuille sur la table, en voyant qu’elle ne contenoit que l’explication très-claire des prodiges de la chambre grise ; sur lesquels on avoit tant écrit pour et contre.

« Allez, » dit-il, « nous vivons dans un siècle pervers et détestable. Tout ce qui est ancien s’anéantit. Un pauvre revenant ne peut plus loyalement se maintenir ; que l’on ne me parle plus d’histoires de revenans ! »

« Le ciel nous en préserve ! » repartîmes-nous à l’instant ; « c’est justement à l’époque où l’on ne croit plus aux revenans, que les histoires qui en parlent doivent avoir le plus de vogue. Toute histoire n’est, vous le savez, que le récit des faits. Heureux celui qui y trouve la vérité ! »


FIN.
  1. Titre de deux journaux de Berlin généralement recherchés.