Femmes et gosses héroïques/04

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UNE MÈRE


J’appartiens à une société de secours aux blessés qui forme elle-même ses brancardiers, infirmiers et infirmières.

L’admission des candidats est subordonnée avant toute chose à l’engagement écrit de servir pendant la durée de la guerre, là où il plaira aux autorités de l’ordonner.

Une enquête fournit au dossier la note morale, c’est-à-dire, la cause déterminante de la résolution de chaque adhérent.

Ce sont ces notes morales que je me propose de faire connaître.

Alors que sur le front, on dépense sans compter le courage, le dévouement, il y a une fierté française à constater qu’à l’arrière il en reste un inépuisable trésor.

Les trois lettres qui suivent justifient notre estime respectueuse à l’égard de l’infirmière Loraine B…




PREMIÈRE LETTRE

À Madame Louise N… à X…

Vouziers, 2 août 1914.

.....Bonne et chère petite tante Lou,

Le régiment part ce soir pour la guerre libératrice. Où, je ne sais pas, mais cela n’a pas d’importance, puisque les Allemands y seront. Hein ! Quelle chance que, mes dix-huit ans révolus, j’aie contracté, en avril, un engagement volontaire !…

Il ne s’agit pas de cela. Le temps m’est compté et j’ai tous mes bouts de lettres d’adieu à écrire à toi, à maman et à Jean qui sont en vacances, à notre ferme des Chênerets. Il faut que je donne du courage à Jean. Pauvre petit frère, comme il va s’ennuyer ! Il a à peine quinze ans et devra regarder sans se battre.

Ce mot sera bien décousu, tante Lou. Je me suis arrêté pour recevoir, du vaguemestre, une carte de maman. Quand tu lui écriras, dis-lui combien je l’aime, combien je la vénère d’être si bonne et si brave. Écoute ce qu’elle me dit :

« L’Allemand a voulu la guerre. Chacun doit faire tout son devoir, et plus encore. Sois sûr que Jean et moi penserons sans cesse à toi ; mais toi, oublie-nous et ne pense qu’à vaincre.

« Jean t’embrasse de tout son cœur. Je te bénis. Reviens-nous victorieux ».

Et là-dessous, chère petite tante Lou, le prénom de maman prend un aspect extraordinaire.

Loraine ! Notre Étoile des Mages ; notre espoir ; un claquement de drapeau.

Au revoir, petite tante, meilleurs baisers de ton neveu si fier d’en être.

François B…



DEUXIÈME LETTRE

À Madame Louise N…

Ce 13 septembre 1914.


mairie des chênerets
xxxxxxxxx
xxcabinet du maire
xxxxxxxxx

xxxxxxxxxxxxxMadame,

Vous avez bien voulu me demander les renseignements que je puis avoir touchant Mme Loraine B…, propriétaire de la ferme des Chênerets, y résidant au moment de l’occupation allemande.

Quelque pénible que soit la vérité, je crois de mon devoir de ne rien celer à la sœur de ma malheureuse administrée.

Mme Loraine et son fils Jean habitaient la ferme depuis le 15 juillet.

Le 2 septembre, des uhlans d’abord, des troupes d’infanterie ensuite, occupèrent le village.

Plusieurs des cavaliers prussiens avaient, avant la guerre, vécu et travaillé sur le territoire de la commune. Ceux-là renseignèrent les autres.

Madame Loraine B…, réputée riche, fut taxée d’une rançon de quatre-vingt mille marks (100.000 francs) pour racheter sa vie et celle du fils demeuré auprès d’elle, car elle méritait la mort pour avoir permis que M. François devançât l’appel dans l’armée française.

Personne n’a quatre-vingt mille marks chez soi. Mme Loraine demanda le temps de faire venir tout ce qu’elle possédait, en dépôt dans une banque de Paris.

Ces gens-là sont encore plus féroces que cupides ; ils ont la gourmandise du crime. Il eût fallu huit jours ; on accorda une heure. Passé ce délai, la justice (le mot a été prononcé) suivrait son cours.

Une heure ! On m’amena, les poignets liés, pour établir les actes de décès.

— Cela rentre absolument dans vos attributions municipales, plaisanta lourdement l’officier qui présidait à cela.

Oh ! les pauvres gens ! Mme Loraine fut attachée à un montant du puits, et Jean fut adossé au mur de la cuisine, en face du peloton d’exécution. Cet enfant de quinze ans est mort avec un grand courage. Il a dit seulement, avant de tomber sous les balles :

— Adieu, mère. Mon frère nous vengera.

La pauvre mère et moi restâmes abandonnés dans la cour de la ferme avec, devant nous, le cadavre du martyr.

J’ai pu dénouer mes liens et détacher Mme Loraine. Elle ne pleurait pas. Les larmes ne sortent pas à de certains moments ; elles retombent sur le cœur.

— Monsieur le maire, m’a-t-elle dit d’une voix effroyablement calme, voulez-vous m’aider à la dernière toilette de mon petit Jean, et après, à l’ensevelir sous le vieux pommier où il aimait à lire ?

J’ai fait ce qu’elle demandait. Alors elle s’est agenouillée sur la tombe en murmurant :

— À présent, allez-vous-en, monsieur le maire. Sûrement, d’autres ont besoin de vous.

Ce n’était que trop vrai. Partout dans la commune, le désespoir, la ruine, la mort. Et je n’ai plus revu Mme Loraine.

Le lendemain, elle avait disparu. Chacun étant absorbé par sa propre misère, personne n’avait remarqué son départ.

Ce m’est grand chagrin de vous renseigner si imparfaitement. J’ai dit tout ce que je sais. Avec ces tristes nouvelles, agréez, madame, mon respect ému.

Le Maire : R… de V…



TROISIÈME LETTRE

À Madame Louise N… à X…

Béthune, 23 octobre 1914.

xxxxxLouise, chère sœur,

Pardonne à mon long silence. Ils ont fusillé Jean ; François est tombé au feu dans un village près d’ici. J’ai été une morte.

Mais la volonté de Dieu a passé ; elle m’a jeté l’ordre de vivre par la bouche d’un soldat.

C’est ainsi. Un convoi de blessés traversait la ville. Les charrettes se sont arrêtées dans la rue où je suis réfugiée. Pourquoi ai-je regardé ? Pourquoi ai-je marché vers les voitures pleines de souffrance ? Est-ce que l’on sait jamais ?

Et j’ai vu un blessé, un tout jeune, comme étaient les miens. La fièvre lui faisait la figure toute rouge. Il regardait avec des yeux de délire. Il a fait un mouvement comme pour s’élancer vers moi, mais il est retombé avec un gémissement de douleur, et une plainte si douce, si triste, si enfantine :

— Maman !

Le mystère de Celui qui dirige tout était sur moi. On m’appelait maman, maintenant que je n’ai plus d’enfants ! J’ai compris, de suite j’ai compris, vois-tu. Il veut qu’auprès de ces jeunes qui souffrent, je remplace les mères absentes.

Je ne pleure plus ; je ne suis plus désespérée ; les tombes sont en arrière de moi ; je pénètre dans une seconde vie. Je serai infirmière, et tous les blessés de France seront mes enfants.

Loraine B…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

N’est-on pas tenté de conclure avec saint Augustin : « C’est la montée ardue des sentiers escarpés du calvaire qui conduit seule aux cimes de la vertu ».