Femmes et gosses héroïques/11

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LE TIRAILLEUR INDIGÈNE


Un froufrou de soie ; un sillage au parfum du Sakountala ; des frisons sombres voletant sur le front lisse ; tout cela passe rapide dans un auto-taxi, forçant le regard des passants, dont les mieux informés murmurent :

— Tiens, Mlle Irène, de la Comédie-Française !

Où va-t-elle, si matin, ses lèvres, cadre rose du poème de ses dents blanches, entr’ouvertes par un vague sourire ? Que dissimule la toilette qui enveloppe le paquet posé sur la banquette ?

Stop ! Le véhicule s’arrête devant l’Hôpital auxiliaire, n° … ; peu importe le numéro. Le concierge salue, d’un air de connaissance. Des infirmiers s’inclinent avec respect.

Elle gagne le pavillon des « chambres particulières ». Un homme grisonnant, officier de la Légion d’Honneur, est devant elle :

— Eh bien, Docteur, ce pauvre tirailleur ?…

— Dans deux heures, tout sera fini.

— Ah ! je me hâte alors.

Elle s’engouffre dans une salle voisine. Son interlocuteur s’éloigne, mâchonnant entre ses dents :

— Digne cœur de Parisienne.

Cinq jours auparavant, on avait amené à l’hôpital un grand diable de Soudanais, ravagé par un obus.

Dans les rares accalmies de la fièvre qui le consumait, il disait, en ce jargon enfantin des héroïques Français d’Afrique :

— Pas bon ! Ya macache ! Ehr-Madou plis voir Anouma !

Comme il répétait cela pour la centième fois peut-être, Mlle Irène, visiteuse inlassable des blessés, parmi lesquels elle circulait comme une petite fée de Bonté, semant sur tous, mandarines, chocolats, douces paroles, Mlle Irène traversa la chambre du Soudanais. Celui-ci s’agita dans son lit. Sa face noire s’épanouit ; ses regards vagues s’illuminèrent. Il cria :

— Anouma blanche, Anouma blanche ! Y a fête ! Grand couscouss !

Les mots s’expliquaient d’eux-mêmes. Ehr-Madou jugeait que l’artiste ressemblait, en blanc, à la chère image noire de l’épouse lointaine.

Touchée de cette tendresse… par procuration, la comédienne se voua aussitôt au rôle de consolatrice. Faire au malheureux l’aumône de sa présence lui parut insuffisant. Elle s’évertua à parler comme l’aurait pu faire la véritable Anouma. Elle consentit à répondre au nom de l’absente. Le soir, elle dévorait les relations d’explorateurs, s’assimilant la vie au continent noir, afin de donner au mourant l’illusion d’une amie de là-bas.

Le mal se fit son complice dans l’œuvre de pitié. Ehr-Madou, brûlé de fièvre, vivait une sorte de rêve, peuplé de souvenirs du sol natal et de visions de guerre. L’approche de l’artiste l’apaisait. Alors il balbutiait des phrases touchantes en leur naïveté, où il donnait à Mlle Irène le nom de l’être qu’il avait le plus aimé, le grade qui lui avait inspiré le plus grand respect.

— Pitit Anouma !… Ti, bon ; ti, colonel !

Doucement se rouvre la porte de la pièce, où s’est enfermée l’artiste à son arrivée à l’hôpital.

Une aide-infirmière, qui nettoie le couloir, s’arrête, ébaubie, les mains croisées sur son balai.

C’est une négresse qui se présente à ses yeux, avec son pagne, son jupon de cotonnade, son gorgerin de grigris, les chevilles et les bras cerclés de bracelets d’argent.

Cependant l’étrangère s’approche. Quelles paroles chuchote-t-elle ? L’aide la suit d’un regard attendri.

La femme au pagne a atteint la salle où agonise Ehr-Madou. Elle entre, se glisse sans bruit au pied du lit de fer sur lequel le guerrier finit de vivre.

Déjà le visage du Soudanais a pris une teinte grise. Sous les joues tirées, on sent les mâchoires contractées.

Une larme, perle de pitié, tombe des yeux de la négresse ; mais elle dompte son émotion et se met à chanter d’une voix douce qui s’élève par degrés.

C’est de l’idiome foulani, que parlent ceux de la race d’Ehr-Madou. Elle prononce :

Kamé té balandri fagaï
Enna Kamé Rab Pharaun,
Kamé Mouché, ekbé Mohamé,
Enta odé liass gatarbé Issa !

L’air est caressant. Il passe, s’enfle, s’éteint comme les modulations des flûtes de roseau dans la brousse. Il exprime la bienvenue des peuples foulanis.

Toi qui marches vers nous, sois le bienvenu,
Au nom du Très Grand Pharaon,
Au nom des sages Moïse et Mahomet.
Bienvenu aussi au nom de Jésus !

Ainsi on encourage le Foulani qui va trépasser. Ainsi on lui rappelle les quatre prophètes l’attendant au seuil de la Vie Nouvelle.

Ehr-Madou a déjà les yeux obscurcis par les ombres de la mort. Il voit trouble et cependant il regarde éperdûment vers la voix. Une joie d’extase détend ses traits, Il retrouve le souffle pour bégayer :

— Ti, ti… pitit Anouma ?

— Oui, Ehr-Madou.

— Comment ti vini ici-près ?

— Grande pirogue. Sorcier a dit pour li chant di mort du tirailleur.

La figure du mourant s’illumine :

— Oui, ça bon… chant de mort !

Et la négresse chante. Elle évoque les vastes champs de millet ; les Tatas, dont les murailles crénelées rappellent les architectures d’Égypte, d’où, vinrent les migrations foulanis.

Ehr-Madou écoute, les yeux mi-clos, déjà à demi hors de la vie. Parfois il semble y rentrer et chuchote :

— Anouma, dis Ehr-Madou batti le lion.

Obéissante, elle célèbre l’exploit du chasseur.

— Anouma, dis les crocodiles nourri tout li village !

Elle rappelle les grandes battues sur les rivières !

Si bas qu’elle l’entend à peine, il prononce encore :

— Que Pharaun, Mouché, Mahomé et Issa soient sur ti, Anouma. Ti, bonne femme tirailleur.

Une légère contraction des traits ; un long soupir. Tout est fini.

Alors, pieusement, la négresse s’incline sur la couche funèbre. Elle baise au front le guerrier entré dans la Vie Éternelle, et d’un organe voilé :

— Pour ma sœur noire Anouma.

Mlle Irène, de la Comédie-Française, venait, sublime miracle de charité, de donner jusqu’au tombeau l’illusion de la présence de l’absente aimée.

Nul succès de représentation ne vous fera oublier celui-là ; n’est-ce pas, Mlle Irène ?