Femmes et gosses héroïques/19

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ALLIANCE LATINE
ET
ÉCHANTILLON DE KULTUR

(Récit d’avant-guerre.)

I

ARRIVÉE À BUENOS-AYRES


— Mais enfin, qu’est la Maffia ?

— La Maffia est une redoutable association de… je n’oserais dire de bandits, car les Seigneurs de la montagne n’aiment point être désignés ainsi.

— Quoi ?… Vous…, un juge d’instruction, vous hésitez à flageller ces drôles du nom qu’ils méritent ?

— Eh ! mon cher substitut, vous êtes nouveau dans le pays, vous en ignorez les coutumes, les usages… Laissez-moi vous apprendre un dicton que vous entendrez répéter souvent : Tiens ta langue, je retiendrai mon stylet… Et ne vous y trompez pas, c’est un conseil déguisé que je vous donne.

Il le donnait du reste avec un accent allemand caractérisé.

Un silence suivit. Les causeurs, vêtus de complets de flanelle blanche, la tête couverte de larges chapeaux de paille tressés au Paraguay, étaient debout près la passerelle d’un paquebot, que franchissait un flot de passagers, de portefaix. Aux saluts discrets que leur adressaient les passants, on devinait qu’ils appartenaient à la haute société de la ville.

En effet, le plus grand était Herr Hermann Flush, juge d’instruction, c’est-à-dire remplissant les fonctions de procureur de la république ; l’autre, plus petit, répondait au nom de Luigi Garpanao, substitut-secrétaire du premier.

Leurs noms indiquaient leur nationalité.

Le juge allemand, de Glogau ; le substitut italien, de Tarente.

Tous deux semblaient prendre plaisir à assister au débarquement de la foule, amenée des contrées lointaines d’Europe par le transatlantique Ville-de-Bahia. Passagers de première classe, en élégants négligés ; émigrants de troisième, pauvrement vêtus, le visage fatigué par la longue traversée, poussaient un même soupir de satisfaction en posant le pied sur le quai de Buenos-Ayres, capitale de la République Argentine, où ils venaient chercher, les uns les émotions agréables du tourisme, les autres la fortune moins revêche aux travailleurs en ces contrées neuves que sur les terres de l’ancien continent.

— La Maffia, reprit le señor Luigi Garpanao, au bout d’un instant, s’est formée d’abord en Sicile, où tout individu est maffioso, c’est ainsi que l’on désigne les affiliés. L’épicier qui, à Messine, vous vend de la bougie ; le pharmacien, qui vous délivre un cachet d’antipyrine, notent vos paroles pour en faire part aux bandits répandus dans la campagne. Soit ! Mais ici, à l’autre extrémité du monde, au Sud de l’Amérique, comment la Maffia a-t-elle pu se développer ?

Hermann Flush sourit :

— La République Argentine reçoit bon an, mal an, dix mille émigrants italiens, vos compatriotes, mon cher substitut. Parmi eux, un certain nombre de Siciliens. Ceux-ci ont trouvé un homme actif, entreprenant, audacieux, qui les a rassemblés, enrégimentés…

— Ce coquin de Basta, sur lequel nous ne parvenons pas à mettre la main ?

— Justement… Il nous a dotés d’une Maffia… à l’instar de la Sicile…, et il la mène d’admirable façon.

Le substitut eut un haut-le-corps :

— Ah ! señor, vous n’allez pas prononcer l’éloge de ce drôle ?

— Pourquoi donc ?

— Parce qu’un juge ne saurait louer un bandit.

— Un juge doit avant tout être juste. Basta nous brave, se joue de nos précautions, raille nos entreprises pour le capturer. En ce moment peut-être, il est auprès de nous, sous un déguisement, ne perdant pas une de nos paroles. Eh bien ! très sérieusement j’admire son audace, son adresse, son bonheur.

— Vous oubliez que, pour stimuler le zèle de la police, le gouvernement argentin a décidé qu’il ne paierait plus les appointements d’aucun magistrat, d’aucun policier, jusqu’au jour où Basta sera capturé ?

— Je n’oublie rien.

— Et vous admirez tout de même ?

— Sans doute. L’admiration n’est pas une question d’argent.

— Eh bien ! moi, señor, je ne l’admire pas, ce faquin qui me prive de mes appointements. Les agents de la Sûreté ne l’admirent pas davantage… Et si nous le pinçons, je vous jure bien qu’il aura fini pour toujours de mériter votre admiration.

La sortie violente de Garpanao provoqua chez son interlocuteur un accès de folle hilarité :

— Prenez-le, pendez-le, mon cher Luigi, je vous le souhaite du meilleur cœur ; car alors vous palperez, non seulement vos émoluments, mais encore la prime élevée, cent mille piastres, que le gouvernement a promise à qui arrêtera le capitaine maffioso Basta.

À ce moment, un jeune homme parut sur la passerelle du transatlantique. De taille moyenne, la démarche souple et nerveuse, le visage régulier éclairé par de grands yeux énergiques et doux, les lèvres rouges surmontées d’une fine moustache brune, le nouveau venu était vêtu pauvrement, mais proprement.

Une vareuse de coutil gris, une culotte bouffante serrée aux genoux, des espadrilles dont les lacets bleus s’entre-croisaient sur la jambe nue, et sur le crâne un béret coquettement posé de côté.

— Un joli garçon ! remarqua le substitut, Herr Flush approuva de la tête, puis, profitant de ce que l’attention de son compagnon était attirée par un groupe de jolies femmes, il adressa un signe imperceptible à un commissionnaire nonchalamment étendu à l’ombre d’une pile de ballots.

Ce dernier se leva aussitôt et s’élança sur les traces du jeune homme au béret.

Tous deux disparurent à l’angle de l’une des avenues s’ouvrant sur le port.

Alors le juge d’instruction se souvint tout à coup qu’il avait à faire une visite urgente, et chargeant Luigi Garpanao de se rendre auprès du capitaine du steamer pour le prier à dîner le soir même, il s’éloigna à son tour.

— Quel imbécile que ce Garpanao, monologuait-il tout en marchant. Il mérite une leçon, il l’aura. Mais auparavant, il faut régler l’affaire Basta. Privés d’appointements, les gens de police vont redoubler de zèle ; les chiens affamés sont les meilleurs gardiens… Il faut leur donner un Basta à pendre.

Il ricana :

— Pas le vrai, bien sûr !

Puis, redevenant grave :

— Peuh ! l’illusion est tout… Ils seront contents. On leur accordera trois mois de trêve, puis la Maffia recommencera… Basta aura changé de nom, voilà tout. Avant que le gouvernement s’émeuve de nouveau, j’aurai complété la fortune que je souhaite… et alors, adieu à la Plata.

II

MARQUIS DE VILAROCCA


La calle da Florida est l’une de plus belles de Buenos-Ayres, et l’une des plus belles maisons de cette voie est certainement la Casa Hermann Flush. Sous la véranda couverte de plantes grimpantes qui borde le logis, une jeune fille était étendue sur un rocking-chair.

Seize ans à peine, le teint mat, des yeux de velours, le nez fin, aux narines mobiles, elle eût été adorable si son visage n’eût manqué de cette gaieté, qui est pour la jeunesse ce que le soleil est pour le paysage.

Son jeune front semblait chargé de mélancolie, un cercle bleuâtre cernait ses doux yeux, et, sur sa robe de mousseline, ses mains retombaient languissantes, en une attitude lasse, découragée. Debout, auprès d’elle, une Indienne de la tribu Garapi, couverte d’un tissu de sarape serré à la taille par une cordelette de couleur, la considérait avec inquiétude.

— Maîtresse Maguita (diminutif de Margarita), fit-elle enfin en essayant d’adoucir son accent guttural, maîtresse Maguita, toi triste toujou, toi couvri tes yeux de larmes.

— Tu sais ce qui m’attriste, Yani.

— Oui, mais pourquoi toi penser tout ça… toi oublier si vouloir.

— Oublier… C’est vrai, ma pauvre Yani, tu es Indienne, toi. Tu ne comprends pas ma souffrance.

— Moi comprendre toi devoi rire.

— Tu m’aimes cependant et je te suis reconnaissante de ta tendresse. Ne parlons plus… Yani, je veux essayer de dormir… pour oublier.

Silencieusement, la jeune indigène la regardait. Las, contrairement au désir exprimé, Maguita ne dormit pas. D’imperceptibles contractions de son visage dénotaient que sa pensée veillait. Elle songeait en effet, et le passé se déroulait devant elle.

Elle se revoyait petite, avec son père, le marquis de Vilarocca, gentilhomme milanais que le jeu avait ruiné. Des créanciers avides les expulsaient du château qu’ils habitaient, et le marquis, trop fier pour vivre en faisant appel à ses relations, décidait de s’expatrier, de s’en aller là-bas, sur la terre lointaine de la Plata, pour tenter la fortune.

Et puis la lente traversée, l’arrivée dans la République Argentine ; la marche à cheval à travers la pampa, aux hautes herbes brûlées par le soleil. Après une période de calme, une hacienda (ferme), bâtie de troncs d’arbres, se dressait ; des troupeaux de bœufs et de chevaux galopaient dans les environs, des gauchos (bergers) aux pantalons de cuir, aux éperons énormes, armés de la lance et des bolas[1], gardaient les animaux.

Tout à coup, un désastre. Des indios bravos (Indiens sauvages) incendiaient la ferme, massacraient les habitants, emmenaient les troupeaux. Yani seule échappait au massacre, emportant avec elle la petite Margarita évanouie d’épouvante.

Toutes deux, l’Indienne et l’enfant, revenaient à Buenos-Ayres. Le gouvernement, soucieux de conserver dans le pays la descendante authentique d’une vieille famille italienne, nommait d’office un tuteur à la petite marquise Margarita de Vilarocca. Et ce tuteur était Herr Hermann Flush.

Dans la demeure du juge d’instruction, l’orpheline avait grandi. Peu à peu ses terribles souvenirs s’étaient effacés. Elle se montrait gaie, espiègle ; quand tout à coup la fatalité, qui décidément semblait prendre plaisir à déchirer sa jeune âme, s’abattait de nouveau sur elle.

Flush, arguant de ce que Margarita était la pupille du gouvernement, obtenait de celui-ci l’autorisation d’épouser la jeune fille aussitôt sa seizième année révolue.

— Je suis plus âgé qu’elle de beaucoup, avait-il dit, mais je tiens à lui léguer ma fortune ; ce n’est point un mari que je lui donne, c’est un père, c’est un banquier.

L’orpheline se revoyait quelques mois plus tôt, remerciant le Herr Hermann de se montrer aussi bon, aussi généreux à son égard, et aujourd’hui, où allait sonner cette seizième année, alors que commençaient les préparatifs du mariage annoncé, elle regardait fuir les heures avec terreur, murmurant sans cesse :

— Non, cela n’est pas possible… je ne puis épouser cet homme.

Que s’était-il donc passé ? Peu de chose.

Une lettre était tombée de la poche du juge d’instruction, lettre adressée à un sien frère résidant en Allemagne. Margarita avait trouvé ce papier froissé, l’avait lu, d’abord machinalement, puis bientôt avec une avide curiosité.

Elle avait appris ainsi que, sous le magistrat, se cachait le chef de la Maffia argentine, le Basta dont les journaux racontaient à chaque instant les sinistres exploits. Elle avait appris qu’en l’épousant, Basta cherchait seulement à se faire transférer le titre de marquis de Vilarocca. Le voleur, l’assassin, masquerait l’origine sanglante de sa fortune sous le blason des gentilshommes, frivoles parfois, imprévoyants toujours, mais nobles de cœur, d’esprit, sans honte et sans reproche.

Elle avait été sur le point de tout lui dire, de lui jeter à la face son mépris, son horreur ; mais la crainte l’avait paralysée.

De quoi serait capable un tel homme si l’on faisait obstacle à ses projets ?

Voilà pourquoi la jeune fille était triste.

Soudain elle tressaillit.

Un homme venait de s’arrêter devant la porte de bois ajouré qui s’ouvrait sur la calle da Florida. Margarita le reconnut. C’était Hermann Flush lui-même. La pauvre enfant fit un mouvement. On aurait cru qu’elle allait s’enfuir ; mais elle domina son trouble, se contraignit à demeurer immobile, et n’eût été la pâleur dont ses traits délicats se couvrirent, nul n’eut pu soupçonner l’angoisse effrayante qui l’étreignait.

Cependant Hermann gravissait, le visage souriant, les degrés accédant du jardin à la terrasse de la véranda.

Il s’inclina gracieusement devant l’orpheline et lui tendit la main. Entre les doigts du bandit, elle posa sa main tremblante.

— Vous dormiez, ma chère ? fit-il d’un ton aimable. Pardonnez à un tuteur, à un fiancé, de n’avoir su modérer son impatience de vous voir ; impatience doublée par le plaisir de vous annoncer une bonne nouvelle.

— Une bonne nouvelle ? répéta la jeune fille.

— Jugez-en. Notre union, à laquelle assisteront le Président de la République et le ministère tout entier, est fixée à douze jours d’ici.

— Ah ! murmura-t-elle d’une voix mourante.

— J’aurais encore rapproché cet instant désiré, poursuivit galamment, Flush, si je n’avais songé à la coquetterie féminine, sentiment respectable entre tous, puisqu’il a pour origine le désir de nous plaire. Douze jours suffiront aux « artistes du vêtement » pour parer votre beauté, qu’ils ne sauraient augmenter.

Margarita eut l’impression qu’elle allait s’évanouir. Le sang affluait à son cerveau ; ses idées tournoyaient en un désordre inexprimable. Par bonheur, un domestique annonça qu’un commissionnaire demandait Herr Hermann Flush.

— Dans mon bureau, ordonna celui-ci, qui, après quelques compliments, s’éloigna enfin.

Un instant, la jeune fille resta muette, haletante, comme au sortir d’un cauchemar ; puis elle se leva brusquement.

— Je veux savoir, dit-elle d’un ton ferme. C’est peut-être de l’incident le plus futile en apparence que jaillira l’éclair qui me délivrera de la honte suspendue au-dessus de ma tête !

Courant sans bruit sur le dallage-mosaïque, elle pénétra dans la maison, traversa plusieurs pièces et s’arrêta enfin devant une cloison. Sa main tâtonna un instant, puis un léger déclic se produisit ; un petit panneau carré glissa dans une rainure et démasqua une ouverture.

Margarita y appliqua ses yeux… Ainsi elle apercevait le cabinet du juge d’instruction, et dans ce cabinet deux personnages : Hermann assis, et, droit devant lui, en une attitude respectueuse, le commissionnaire qui, sur le port, s’était élancé à la poursuite du jeune passager débarqué par la Ville-de-Bahia.

— Alors ce drôle à béret ? disait le juge allemand.

— Un émigrant, señor capitaine, répondit l’autre.

— Bien. De quelle nation ?

— Un Français, né en Savoie, non loin de la frontière italienne.

— Parfait. Son nom ?

— Jean Dalbret.

— Seul ?

— Seul ici, oui, et seul au monde. Un orphelin, sans l’ombre de famille.

Hermann se frotta les mains.

— Décidément, nous jouons de bonheur… Et où est-il en ce moment ?

— À la fonda Balbaco (hôtellerie Balbaco). Je l’ai abordé, lui ai offert de le guider et l’ai conduit en cet endroit. Du moment où l’illustre Basta faisait à cet étranger l’honneur de lui accorder mon escorte, Basta devait avoir intérêt à le retrouver.

— Bien raisonné, Gaspar, je suis content de toi. Écoute maintenant. Préviens nos amis. Voici ce qu’il faut répandre par la ville.

Et, scandant les mots, José continua :

— Basta se moque de la police. Il s’est installé à Buenos-Ayres, à la fonda Balbaco. Il a pour costume : vareuse de coutil, culottes larges, espadrilles et béret.

— Bravo !… je comprends, capitaine. On l’arrêtera. Vous serez : chargé de l’instruction… Avant huit jours, Jean Dalbret sera pendu sous le nom de Basta, et Basta ne s’en portera pas plus mal.

— C’est cela. File et ne perds pas une minute. Je désire avoir liquidé cette affaire avant mon mariage.

De l’autre côté de la cloison, Margarita, livide, crispait ses mains sur ses lèvres pour ne pas crier. Elle se laissa tomber sur un siège et, avec une expression déchirante :

— Il veut envoyer un innocent à la mort. Si je me tais, je suis sa complice. Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! donnez le courage à la fille des Vilarocca !

III

UN PAYS DE COCAGNE


Le commissionnaire Gaspar avait dit vrai, Jean Dalbret était un Savoisien du petit village de Valéry, perché à 2.320 mètres au milieu du dédale chaotique des Alpes. Seul au monde, sans parents, sans attaches d’aucune sorte, il avait dû refouler au plus profond de son être les trésors d’affection qui bouillonnaient en lui. Il avait rêvé de réparer d’un coup l’injustice du sort, de se marier, d’avoir la compagne aimante, de se créer la famille absente ; mais un orphelin, sans le sou… Quel serait le père assez dénaturé pour lui confier le bonheur de sa fille ?

Alors Jean s’était dit :

— Il faut faire fortune !

Et par amour pour une femme, encore inconnue, qui serait la gardienne de son foyer, le but des palpitations de son cœur, il avait émigré vers le Sud-Américain, dont les trésors légendaires exercent une sorte de fascination sur les Français qui s’expatrient.

Le jour de son arrivée, Jean, après avoir déposé son mince bagage à la fonda Balbaco, flâna par la ville, contempla les quais, les palais de Justice et du Gouvernement, les nombreuses églises, les jardins. Puis, cette reconnaissance terminée, il rentra à l’auberge et se coucha en murmurant :

— Demain, je chercherai de l’ouvrage. Je n’ai pas de temps à perdre, car il me reste tout juste 6 fr. 50.

De grand matin il fut debout, se fit servir un maté (thé du Paraguay) bouillant, sous une tonnelle couverte des fleurs rouges du matzére, et à la jolie servante il demanda la note de ce qu’il devait.

— Je vais chercher de l’ouvrage, expliqua-t-il, et j’ignore si je pourrai revenir ce soir.

Ce qui fit rire son interlocutrice aux éclats.

— Bon, reprit le jeune homme, vous êtes gaie !

— Oh ! gaie, señor, répliqua la chincha (soubrette)… Ma bouche rit quand mes yeux voudraient pleurer.

— Elle a raison, votre bouche, car en riant, elle découvre des dents superbes.

La fille se prit à rouler le coin de son tablier avec une modestie affectée.

— Votre Seigneurie dit la même chose que Geronimo.

— Qui cela, Geronimo ?

— Le beau muletier de la puerta Caballina… ; et il me donnerait l’anneau des fiançailles, si ses parents voulaient y consentir… Seulement, voilà…

Les yeux de la servante se voilèrent d’un brouillard. Soudain elle se laissa glisser sur les genoux, et joignant les mains :

— Oh ! señor, señor, les parents de Geronimo consentiraient, si vous leur demandiez la main de leur fils pour moi.

— Si je demandais, moi ! s’écria Jean ahuri… Mais je ne les connais pas !

— Eux vous connaissent, señor, cela suffit.

— Ils me…

— Tout le monde, depuis hier, sait votre présence dans la ville. On connaît votre costume, on décrit votre fine moustache ; les señoras vous déclarent le plus joli cavalier de Buenos-Ayres.

— Mâtin ! maugréa le Savoisien, on m’a l’air rudement potinier dans ce pays.

Mais la fille suppliait derechef :

— Señor, señor, au nom de la Madone, obtenez que Geronimo m’épouse.

Quand une jolie personne prie, un jeune homme ne saurait résister. Aussi Dalbret, encore que la démarche lui parût insensée, finit-il par se déclarer prêt à se rendre au logis des parents du beau muletier.

Au fond, il était flatté de l’effet produit par sa venue à Buenos-Ayres. Lui, qui passait inaperçu dans son village, révolutionnait une grande cité.

S’il avait pu voir la chincha après son départ, il eût compris que sa célébrité ne provenait pas de ses seuls mérites. La servante, en effet, s’était prosternée devant une figurine de la Vierge, encastrée dans le mur, et elle disait avec une dévotion ardente :

— Ô Madona santa, sois bénie d’avoir permis que le noble bandit Basta veille à mon bonheur.

Le quiproquo voulu par Hermann Flush se produisait. Toute la cité, à cette heure, croyait fermement que le maffioso Basta, vêtu d’une vareuse de coutil, d’une culotte large et d’un béret (costume de Jean, on s’en souvient), s’était installé à la fonda Balbaco pour narguer la police.

Incapable de deviner pareille complication, Dalbret parvint à la puerta Caballina. Sur son passage, les gens esquissaient des sourires, des saluts. Et lui se redressait, enchanté de l’accueil de cette population qui lui était inconnue la veille.

— Ils sont charmants, ces Argentins, se répétait-il, charmants. On n’est pas plus aimable.

Chez Geronimo, ce fut bien autre chose. Le papa, la maman se disputèrent à qui offrirait un siège au visiteur, à qui lui présenterait un verre de mescal (eau-de-vie). On le traitait avec la vénération effrayée des peuples neufs pour les bandits célèbres. Inconscient du rôle qu’il jouait à son insu, il exposa sa demande.

À sa profonde surprise, ses auditeurs répondirent :

— Tu désires que Geronimo épouse la china de la fonda Balbaco ?

— Oui, ces enfants s’aiment.

— Ils se marieront donc. Mais, ajouta le père après un silence, tu consentiras à nous honorer de ton amitié ?

— Parbleu ! s’exclama Jean ravi de l’aventure, mon amitié vous est acquise.

Tous les visages s’épanouirent.

— Eh bien ! continua l’homme, en t’en retournant, tu serais bon comme Sa Sainteté le Pape lui-même, si tu consentais à dire deux mots à Pedrito, le muletier de la calle da Florida.

— Je lui en dirai quatre.

— Merci. Sur le port, il concurrence mon fils. Il place ses mules tout à côté des nôtres, et les clients se trompent. Qu’il mette ses bêtes plus loin.

— Vous pensez qu’il se rendra à mon désir ?

— Cela ne fait pas de doute.

— J’y vais donc de ce pas.

Véritablement enthousiasmé à l’égard de cette contrée, où il lui suffisait d’exprimer un souhait pour le voir accompli, Dalbret se rendit chez Pedrito.

Ce dernier jura sur tous les saints que désormais, ses mules et chevaux seraient séparés de ceux de son concurrent ; mais il adressa à Jean une prière qui stupéfia celui-ci :

— Autorise-moi à effectuer, avec mes animaux, les transports dans la campagne ?

— Que je… mais tout le monde a le droit de parcourir la campagne.

— Oui. Seulement, si tu m’accordes la permission, toi, plus aucun danger ne me menacera.

— Bon, s’expliqua l’émigrant, c’est une superstition locale.

Et dignement :

— Je te donne licence de parcourir la campagne avec tes mules chargées comme il te plaira.

Pedrito appuya ses lèvres sur la main du Savoisien, qui, le front haut, prenant à chaque pas un sentiment plus net de son incompréhensible importance, se dirigea vers la fonda, afin d’apprendre à l’amoureuse servante l’heureux résultat de ses négociations.

Le brave garçon n’était pas au bout de ses surprises.

La china sollicita la faveur de l’embrasser. Il la lui octroya généreusement, et même il lui rendit ses baisers, ce dont elle se déclara si heureuse que le Savoisien se demanda, un instant, si le cœur de la jolie fille battait pour lui ou pour Geronimo.

Mais le sentiment de sa situation lui revint, et il songea à solder son addition, afin de se mettre à la recherche d’un travail quelconque.

L’hôtelier leva les bras au ciel en entendant l’énoncé de cette proposition.

— Vous, payer, señor ! Je ne le souffrirai pas. Ma maison est honorée de vous avoir servi d’asile. S’il y avait de l’argent entre nous, je devrais me cacher de honte. Non, laissez-moi la satisfaction d’avoir été votre hôte, et souvenez-vous seulement qu’en toute circonstance ma demeure est la vôtre.

En vain Dalbret insista, discuta… l’aubergiste fut inébranlable dans sa résolution généreuse. Jamais on ne vit débiteur aussi désireux de ne pas toucher d’argent. De guerre lasse, le jeune homme lui serra cordialement la main, se chargea de son maigre bagage et se disposa à se mettre en route, non sans répéter avec ravissement :

— Par ma foi, c’est un pays de Cocagne… Avec mes six francs cinquante, je suis riche ; au prix où sont les denrées ici, j’ai de quoi vivre de mes rentes.

Puis haussant les épaules :

— La fortune ne doit pas me donner des habitudes de paresse, cherchons de l’ouvrage.

Rassemblés sur le seuil de la fonda, le patron, la patronne, leurs enfants, leurs serviteurs accompagnèrent le voyageur de leurs vœux, rugis, glapis, nasillés, criés. Il semblait que son départ était un deuil public. Au fond, tous étaient dans la joie, persuadés qu’ils venaient d’héberger le terrible Basta, le chef de la Maffia argentine, et que, désormais, ils n’auraient plus rien à craindre de la terrible association.

Or, Jean, qui s’en allait, le nez au vent, n’avait pas fait cinquante pas, quand un homme, enveloppé d’un poncho, le visage à demi caché par les larges bords d’un sombrero, l’arrêta par ces paroles cérémonieuses :

— Señor caballero, vous plairait-il d’accorder une de vos précieuses minutes à un pauvre cavalier dans l’embarras ?

C’était Luigi Garpanao, le substitut, lequel, depuis plus d’une heure, rôdait aux alentours de la fonda Balbaco, en se tenant tout bas des propos dont voici la substance :

— Moi, Luigi Garpanao, j’ai deux moyens de sortir de la pauvreté où je me débats : primo, faire arrêter Basta, présentement domicilié dans cette auberge, et toucher la prime de cent mille piastres promise par le gouvernement. Moyen dangereux, qui m’expose à la colère des affiliés à la Maffia… et puis le gouvernement ne paie pas toujours ses dettes ; secondo, épouser la señorita Serafina Balbieri, aimable fille des glaciers confiseurs du quai de Arechiza, laquelle m’apporterait trois cent mille piastres de dot. L’amour et l’argent, ce serait idéal. Seulement, j’ai un rival, don Guzman Sanchez y Miratilla, que Serafina semble préférer. Pour m’assurer la main de la mignonne, il faudrait que la sainte Madone permît qu’il arrivât un… accident à Guzman… un petit accident comme un coup de couteau entre les épaules… ; et alors… Oui, mais je ne puis jouer du couteau moi-même, moi, un substitut. Je sais comment on rend la justice, je ne veux donc pas m’exposer à ses coups… Mais un bandit, lui, un professionnel du couteau, ne saurait avoir les mêmes scrupules qu’un monsieur bien élevé, doué de sentiments délicats. Si donc je pouvais m’entendre avec Basta pour m’assurer la possession de Serafina… L’ennui est que je ne possède que deux cents piastres pour payer ce service… Deux cents… cela paraîtra peu à un homme qui vole des millions… Bah ! essayons toujours. S’il refuse d’écarter don Guzman Sanchez y Miratilla de ma route, j’aurai encore la ressource de le faire incarcérer.

Conséquence de ce brillant raisonnement, le substitut Garpanao arrêta Jean au passage.

À sa requête, le Savoisien répondit courtoisement :

— Je suis heureux, monsieur, qu’une minute de moi vous paraisse précieuse, puisque rien ne s’oppose à ce que je vous la consacre.

— Merci, señor, merci, reprit le substitut avec l’accent de la reconnaissance. Je ne suis, pas un rico hombre (homme riche), mais un cavalier sans fortune qui souhaite avoir recours à vos bons offices.

— Que puis-je pour vous être agréable ?

Garpanao tira de sa ceinture une navaja (couteau importé jadis par les Catalans), dont la lame brilla au soleil, et d’une voix hésitante :

— Porter ceci de ma part à Guzman Sanchez y Miratilla, en son hôtel de l’avenida Giraldi.

— Pas difficile ! s’exclama Jean.

— Pas difficile pour vous, señor, peut-être. Cette déclaration facilite un aveu que j’ai à vous faire… Pas rico hombre, je vous l’ai dit. Dans cette bourse, j’ai réuni mes économies : deux cents piastres… c’est tout ce que je puis vous offrir en échange du service que j’implore de vous.

— Deux cents piastres !

Du coup, Dalbret ouvrit des yeux énormes. Deux cents piastres pour porter un couteau, une simple commission. Ah ! oui, Buenos-Ayres était un vrai pays de Cocagne. Si le travail était rétribué à un pareil taux, on devait rapidement s’enrichir.

Garpanao, prenant l’ahurissement béat de son interlocuteur pour de l’indécision, gémit :

— Ne me repoussez pas. Je vous le jure sur mon salut éternel, je ne saurais ajouter une piastre de plus !

— Et il s’excuse encore, se dit Jean… Une simple course se paie donc parfois plus cher que cela ?

Puis, à voix haute, avec l’autorité d’un citoyen dans les caisses de qui afflue le Pactole ?

— Qu’à cela ne tienne. Donnez le couteau et les piastres.

Le substitut obéit, en proférant les remerciements les plus emphatiques, et demeura découvert, incliné vers le sol en un salut obséquieux, lorsque le jeune homme le quitta sur ces mots :

— Enchanté d’obliger un si digne caballero.

Cependant Jean Dalbret, sifflotant un air de son pays, gagna l’avenida Giraldi, trouva sans peine la demeure de don Miratilla et y pénétra.

Introduit auprès du gentilhomme, il lui présenta la navaja en disant du ton le plus naturel :

— De la part du señor Luigi Garpanao.

Don Guzman recula de deux pas ; son visage se décolora. Il comprenait, lui, le sens caché de l’aventure.

Mais il se rassura aussitôt. Une pensée lui était venue :

— Si Basta avait l’intention de me tuer, il ne me préviendrait pas. En me présentant le couteau, il me fait grâce, je dois l’en récompenser.

Et tendant la main au faux bandit :

Hombre vivo, Garpanao a sans doute accompagné cette navaja de quelques onces d’or ?

— Il m’a remis deux cents piastres.

— Eh bien, je garde le couteau en souvenir de vous ; mais comme un pareil présent pourrait couper notre amitié naissante, permettez-moi de vous offrir en échange un rouleau de cinq cents piastres.

— Cinq cents ! répéta Dalbret sentant sa stupéfaction dégénérer en folie.

— Je suis un peu à court d’argent liquide, s’empressa d’expliquer Miratilla ; mais l’amitié est jurée entre nous, et ma bourse sera à votre disposition toutes les fois qu’il vous plaira d’y puiser.

Sur ce, le Savoisien prit congé du gentilhomme. Mais dans l’avenida Giraldi, il s’arrêta au bout de quelques pas.

Sept cents piastres pour une course qu’un commissionnaire français jugerait bien payé par une pièce de quarante sous, c’était affolant. Et de fait, les jambes du brave garçon flageollaient, son crâne vibrait comme les parois de bronze d’une cloche.

Sept cents piastres gagnées en une heure. Un an de travail en Savoie ne lui aurait pas mis pareille somme en poche. Ah ! oui, la République Argentine méritait son nom. Fallait-il qu’il y en eût des piastres pour qu’elles fussent si aisées à ramasser. Et sans cesse revenait sur les lèvres de Jean cette phrase qui synthétisait sa pensée :

— Un pays de cocagne, quoi ! Un vrai pays de Cocagne !

IV

L’ENVERS DE LA MÉDAILLE !


Juste au moment où, planté sur ses jambes au bord du trottoir comme un échassier sur la rive d’un étang, Jean célébrait son bonheur, les nuages noirs de l’adversité s’épaississaient au-dessus de sa tête.

Dans l’espèce, ils avaient, lesdits nuages, l’apparence de serenos.

Au nombre de quatre, ils s’avançaient, formant un cercle, incessamment rétréci, autour du Savoisien.

— Brigadier, murmura l’un d’eux à celui qui dirigeait la manœuvre, brigadier, il ne nous voit pas, si nous sautions dessus ?

— Pas de précipitation… Cernons-le complètement d’abord. Tu sais que c’est Herr Hermann Flush, juge d’instruction, qui a délivré le mandat d’arrêt. Le juge ne plaisante pas… Si le maffioso nous échappait, je ne donnerais pas grand’chose de nous.

Tout en parlant, le brigadier se glissait prudemment derrière ses hommes.

Dalbret était toujours en plein rêve. Le mot « Cocagne » tintait à son oreille avec un bruissement métallique. Avant un an, il retournerait au pays avec des sacs emplis de piastres. Il éblouirait la Savoie de son luxe, choisirait une bonne et gentille ménagère, dont il ferait une châtelaine.

Soudain il poussa un cri de surprise.

Des mains brutales avaient saisi ses poignets, ses bras, ses chevilles, son cou, et une voix rude tonitruait à ses oreilles :

— Au nom de la loi, je vous arrête !

Il promena autour de lui un regard effaré. Une véritable grappe humaine se suspendait à lui. Il voulut repousser les assaillants. Des menottes immobilisèrent ses mains, des cordelettes s’enroulèrent autour de ses jambes.

— Ah ça ! vous êtes fous ! commença-t-il.

Il ne put achever. Un bâillon s’appliqua sur sa bouche et fut serré solidement. Puis les serenos enlevèrent le prisonnier sur leurs épaules et, au pas gymnastique, sans souci de le secouer comme salade en un panier, ils le portèrent à la prison.

Jeté en un cachot éclairé seulement par un soupirail grillé, Jean, tout étourdi de l’aventure, se souvint du dicton romain : « La roche Tarpéienne est près du Capitole. » Il avait eu l’avant-goût de la fortune et maintenant, sans s’expliquer sa guigne plus que sa veine, il se voyait enfermé en une geôle.

Tout d’abord il crut à une méprise. Il se rappela qu’en France les journaux faisaient rage contre les gardiens de la paix, dont les erreurs déplorables amènent le « passage à tabac » de citoyens innocents, aux lieu et place de coquins restés libres.

On ne l’avait pas trop bousculé, en somme. On allait le conduire devant un magistrat, auquel il démontrerait sans peine que lui, émigrant, arrivé la veille par le paquebot Ville-de-Bahia, il n’avait rien à démêler avec la police argentine.

Aussi attendit-il sans impatience qu’on vînt le chercher pour un premier interrogatoire. Hélas ! son attente fut longue. Elle ne dura pas moins de huit jours, huit jours de colère croissante, avec lesquels alternaient des nuits d’insomnie.

À ses reproches, à ses réclamations, le geôlier, qui lui apportait le maigre ordinaire de la prison, ne répondait pas un mot. Sans doute cet employé était muet, par ordre.

Jean devenait littéralement enragé lorsque, le matin du neuvième jour, il fut extrait de son cachot et conduit au Cabildo où l’on allait enfin l’interroger.

Dès qu’il connut le but de sa promenade, le Savoisien retrouva toute sa belle humeur. Allons, le mauvais rêve était terminé ! Il pourrait s’expliquer devant un brave magistrat, qui le renverrait après lui avoir présenté des excuses, et de nouveau il lui serait loisible de porter à domicile des navajas de sept cents piastres.

Égayé par ces réflexions agréables, Jean marchait entre quatre agents, d’un pas dégagé. Il souriait en traversant les salles, les couloirs du Cabildo. Avocats, soldats de garde, huissiers le considéraient avec une surprise non dissimulée, et lui haussait les épaules, bien certain que tout se terminerait à sa satisfaction.

Au moment d’entrer dans l’antichambre du cabinet du juge d’instruction, il distingua deux femmes adossées au mur. L’une était Européenne ; son costume, son adorable visage ne permettaient pas le moindre doute à cet égard ; l’autre paraissait être une servante indienne. Jean fut frappé de la pâleur de la première. Il lui sembla qu’elle le regardait avec une expression attendrie, et, se penchant vers l’un de ses gardes, il demanda à voix basse :

— Qui est cette señora :

— Dona Margarita de Vilarocca, répondit l’agent, pupille et fiancée du seigneur juge Hermann Flush devant qui vous allez comparaître.

— Ah ! murmura le jeune homme avec un vague soupir, une grande dame… C’est dommage ; si elle avait été de ma condition, j’aurais volontiers demandé sa main, après quelques commissions comme celle de l’autre matin.

Une porte se referma sur lui, s’interposant entre ses yeux et la jolie apparition. Il était dans le cabinet du juge d’instruction. Assis derrière un bureau encombré de papiers, Hermann Flush le couvait d’un regard sévère… Un greffier, la plume à la main, attendait, prêt à consigner sur le papier les réponses du prévenu.

— Votre nom ? commença rudement l’Allemand.

— Jean Dalbret, originaire de la Savoie.

Le juge l’interrompit brutalement :

— Oh ! n’espérez pas égarer la justice. Si son indulgence peut s’abaisser sur vous, c’est seulement au prix de l’aveu complet de vos crimes.

— De mes crimes ? balbutia Jean abasourdi.

— Oui. Depuis des années vous terrorisez le territoire de la Plata.

— Moi ! se récria le Savoisien… Vous faites erreur. Arrivé il y a huit jours par la Ville-de-Bahia, il vous suffira de convoquer le commandant de ce steamer…

Le greffier eut un dédaigneux sourire et le juge ricana :

— Piètre moyen de défense. Vous savez bien que la Ville-de-Bahia a quitté notre port hier soir, cinglant vers l’Europe.

— Mais certains passagers témoigneront.

— Donnez l’adresse des témoins dont vous parlez.

Ah ! cette fois Jean frappa du pied avec un commencement d’inquiétude.

— Leur adresse ? Est-ce que je l’ai ? Mais la police n’a qu’à s’informer dans la ville…

— Allons, allons, mi amigo (mon ami), reprit Hermann, avec une ironique bonhomie, voilà que vous vous enferrez. Tenez, croyez-moi, la voie des aveux est moins dangereuse, et je veux vous prouver mon intérêt en vous aidant à vous y engager. Voyez-vous, il est inutile de dissimuler ce que tout le monde connaît.

— Tout le monde connaît, bredouilla l’inculpé au comble de la stupéfaction ; alors je suis le seul à ignorer la chose… Ma parole, je ne sais pas ce que vous souhaitez de moi.

— La vérité, señor prévenu.

— Je viens de vous la dire.

— La vérité vraie. Je vous aide. Vous êtes l’illustre Basta…

— Basta ?

— Oui, le chef redoutable de la Maffia de la Plata.

Abasourdi, Jean eut à peine la force de murmurer :

— Qu’est-ce que vous me racontez là ?

Mais, profitant de son abattement, Herr Flush poursuivit :

— Ce que l’enquête a établi. Ne niez pas, digne maffioso, ne niez pas. Vous vous êtes trahi par vos démarches.

— Mes démarches ? soupira le Savoisien éperdu.

— Sans doute. N’avez-vous pas décidé la famille de Geronimo le muletier à unir ce jeune homme à la chincha de la fonda Balbaco ?

— Si, en effet.

— Eh bien ! pensez-vous me persuader qu’un étranger, inconnu dans le pays, aurait eu assez d’influence pour mener à bien pareille affaire ?

— Cela est pourtant ? essaya d’affirmer Jean, qui sentait le terrain se dérober sous lui, et qui, dans un éblouissement, comprenait trop tard le secret de la respectueuse obéissance que tous lui avaient manifestée.

Le juge eut un geste railleur :

— C’est aussi comme étranger que vous avez décidé Pedrito à changer le point de stationnement de ses mules ?

— Oui.

— Comme étranger que vous lui avez accordé libre passage à travers la campagne ?

— Je me figurais être en face d’une superstition locale.

— Comme étranger, enfin, conclut l’Allemand d’une voix tonnante, que vous avez reçu d’un caballero, dont l’identité n’a pu être établie, deux cents piastres pour assassiner don Sanchez y Miratilla ?

À chaque parole de son interlocuteur, Dalbret se rendait mieux compte qu’un formidable malentendu l’enserrait. Il fut sur le point de répliquer :

— Mais je n’ai pas réfléchi. On m’a demandé de transporter un couteau pour deux cents piastres. Comme un fou, j’ai supposé que dans ce pays, qui se dénomme Argentin, c’était le tarif d’une course de commissionnaire.

Mais sa bouche ouverte ne laissa passer aucun son. L’invraisemblance de sa naïveté, si réelle pourtant, lui apparut, et il courba la tête.

— En dernier lieu, acheva Herr Flush triomphant, et cela vous accuse plus encore que tout le reste, vous avez accepté de don Sanchez cinq cents piastres pour épargner ses jours.

Jean ne trouva rien à répondre. Il eut l’intuition de l’inutilité de toute défense. Comment, lui, honnête émigrant savoisien, était-il pris pour un bandit ; il n’en savait rien ; mais ce qui lui paraissait d’une évidence désastreuse, c’est qu’il lui était matériellement impossible de démontrer le contraire.

— Bien, fit lentement, après un silence, le perfide juge maffioso, le prévenu avoue. Greffier, vous avez écrit ?

— Oui, monsieur le président.

— C’est au mieux. Basta, vous allez être traduit devant un tribunal extraordinaire.

Un gémissement étouffé jaillit des lèvres de l’accusé. Sur un signe d’Hermann, Jean fut saisi par les gardiens qui l’avaient amené, et entraîné au dehors.

Ah ! sa belle confiance de tout à l’heure s’était évanouie. À présent plus d’espoir, il était perdu, bien perdu ! Et la tête lourde, le pas mal assuré, le pauvre garçon recommença la traversée des salles du Cabildo.

Tout à coup il tressaillit. Les deux femmes qu’il avait remarquées à son arrivée se trouvaient là, à cette même place. La servante indienne s’approcha du groupe des gardiens et demanda :

— Eh bien ! le prisonnier ?

L’homme plaisanta :

— Son compte est bon, mademoiselle Yani. Déféré à un tribunal d’exception. Pendu dans les trois jours.

Jean, subissant une attraction inexplicable, suivit l’Indienne des yeux. Il la vit rejoindre la señorita Margarita, lui parler à voix basse. Il lui sembla que la jeune fille joignait les mains avec une expression désespérée, que son doux regard se fixait sur lui jusqu’à ce que l’angle d’un mur interposât son obstacle entre eux. Et brusquement sa tristesse s’envola. Le rayon tiède d’une sympathie étrangère venait de le caresser. La pupille du juge, qui le condamnait, le plaignait ; il en avait la certitude. Dans cette pitié de jeune fille, n’y avait-il pas une instinctive, une inconsciente affection ?

L’affection, plante parfumée qu’il avait vainement cherchée dans la solitude de sa vie, venait d’éclore auprès de lui. Une joie immense le pénétra, balayant ses pensées sombres, chassant jusqu’à l’émoi de sa situation présente.

Une heure plus tôt il avait dit :

— Si cette jeune fille était de ma condition, je serais bien heureux d’unir ma vie à la sienne.

Maintenant il ne songeait plus à l’abîme creusé entre la pupille d’un magistrat et le malheureux émigrant. La clairvoyance de l’âme, supérieure à tous les raisonnements, lui faisait deviner un cœur battant à l’unisson du sien.

De doux yeux brillaient ainsi que des phares dans la nuit de son ignominie.

Il s’abandonna sans résistance à son rêve.

V

LES ÉCRITS RESTENT !


Le soir de ce jour, Herr Hermann Flush, invité à dîner par le Président de la République, désireux de connaître de première main les détails de l’interrogatoire du farouche Basta, laissa son logis à la garde de la fille du marquis de Vilarocca.

Celle-ci l’avait félicité vivement du courage dont il avait fait preuve en ordonnant l’arrestation du maffioso. Bien plus, elle avait manifesté, ce dont le juge d’instruction s’était réjoui, la crainte que les bandits ne songeassent à venger leur chef.

Elle souriait ; ses yeux brillaient. Nul n’eût reconnu en elle la señorita tremblante, rencontrée par le prisonnier, dans les salles du Cabildo.

Mais quand l’Allemand eut quitté la maison, l’attitude de Margarita changea. Elle jeta une mantille sur ses cheveux, faisant ainsi disparaître son gracieux visage, et s’adressant d’un ton d’autorité à sa servante indienne :

— Yani, dit-elle, l’heure est venue.

— Quoi ! maîtresse Margarita, tu veux…

— Je veux pénétrer dans la prison, voir cet infortuné que le plus cruel des coupables a condamné à expier ses crimes.

— Mais on permettre pas toi voir le prisonnier.

— Tu te trompes, Yani.

Puis entraînant l’Indienne, la jeune fille pénétra dans le cabinet du juge d’instruction.

Sur la table-bureau, elle prit une feuille de papier à entête « Cabinet du juge » et y traça ces mots :

« Ordre d’introduire sans retard la porteuse de ce laisser-passer auprès du maffioso Basta, et d’exécuter en tous points ses instructions. »

Après quoi elle appliqua au bas du papier le timbre mobile d’Hermann Flush.

Durant ce temps, Yani se lamentait :

— Quoi dire maître Hermann, si lui savoir. Lui pas punir maîtresse Maguita, mais battre peau pauvre Indienne avec bâton. Ma peau li faire mal d’avance.

Mais la jeune fille n’accorda aucune attention à ces jérémiades. Son laisser-passer établi en bonne et due forme, elle ordonna à la servante de la suivre, et les deux femmes sortirent de la casa Antaclista.

Une volanta (voiture) passait à ce moment. Margarita l’arrêta, y prit place avec sa compagne et jeta cette adresse au volantero (cocher) :

— À la prison !

Dix minutes plus tard, le véhicule les déposa devant la lourde porte de la maison de détention.

Le directeur de la sinistre demeure était à table ; mais en apprenant que Mlle de Vilarocca demandait à lui parler, il accourut aussitôt au-devant d’elle.

— Mademoiselle, en quoi le pauvre que je suis est-il capable de vous servir ?

Elle le gratifia de son plus aimable sourire :

— Oh ! je ne veux pas vous déranger. Ayez seulement la bonté d’ordonner à l’un de vos guichetiers de me conduire au cachot de Basta, et de me laisser causer avec le prisonnier.

— Il est au secret.

— Pas pour moi… Voyez… Voici un ordre de mon tuteur, Herr Hermann Flush.

Ce disant, elle tendait au fonctionnaire le papier préparé par elle-même. Le directeur s’inclina :

— En ce cas, je vais donner les ordres nécessaires.

— Et bien vous ferez, minauda la jeune fille. Sous le sceau du secret, je vous confierai que ma visite est le résultat d’un pari engagé avec mon tuteur et fiancé.

— Un pari ?

— Oui. Le magistrat n’a pas obtenu les aveux du capitaine maffioso. Alors, moi, une simple jeune fille, je me suis déclarée certaine d’être plus habile que lui.

La face du fonctionnaire exprima la surprise.

— Le faire avouer… Ma foi, je veux voir cela… c’est moi-même qui vous conduirai à la cellule de Basta.

— Seulement vous vous tiendrez à distance. Je dois lui parler en tête à tête.

— J’agirai suivant votre bon plaisir.

— Mais votre dîner ?

— Il attendra, señorita… ; un petit sacrifice à la galanterie.

— Et à la curiosité !

Le directeur se précipita dans le bureau du greffe, secoua des trousseaux de clefs avec la maladresse habituelle des gens pressés. Enfin il mit la main sur celle qu’il cherchait, et s’armant d’une lanterne où tremblotait un lumignon falot :

— Señorita, dit-il, si vous voulez bien me suivre.

— Señor, montrez-moi le chemin.

Yani marchant dans les traces de sa maîtresse, tous trois parcoururent les méandres de la prison. À la fin, le guide de la jeune fille fit halte devant une porte de chêne, renforcée de barres de fer, et d’une voix assourdie murmura :

— C’est ici. La señorita désire-t-elle que j’ouvre ?

— Certainement. Puis vous voudrez bien vous retirer à l’extrémité de la galerie.

Le directeur ne put réprimer une grimace. Évidemment cela ne faisait pas le compte de sa curiosité.

— La señorita n’aura pas peur de se trouver seule en face d’un bandit ?

— Non, vous dis-je, señor director ; d’ailleurs je vous appellerais en cas de danger. En tout état de cause, je vous admettrai à constater que Basta consentira à avouer.

Cette demi-satisfaction apaisa le brave homme, et dans la serrure massive il introduisit la clef.

À cette heure, Jean Dalbret, toujours assis sur son escabeau, poursuivait son rêve parsemé d’amour et d’étoiles.

— Ô jeunes filles, monologuait-il, que n’êtes-vous toutes bonnes et pitoyables ? Il vous suffit de si peu de chose pour consoler. Voyez, l’une de vous a posé sur moi son regard, sur moi qui vais mourir, et la mort me paraîtra divine !

Le bruit du pêne jouant dans la serrure le fit sursauter.

— Le geôlier m’a apporté ma soupe du soir, gronda-t-il. Pourquoi vient-on me déranger encore ?

Mais la voix s’étrangla dans sa gorge, ses yeux s’ouvrirent démesurément.

La porte venait de tourner sur ses gonds, et droite, immobile dans l’encadrement, une silhouette féminine se dressait.

Malgré la mantille, la papleta, le prisonnier n’hésita pas. Il la reconnut, elle, cette exquise enfant dont le souvenir chantait en lui. Mais il lui parut si invraisemblable que la noble señorita vint dans un cachot, qu’il crut à une apparition idéale, une hallucination.

— Ah ! fit-il avec la ferveur de la prière, brouillard adorable condensé par ma pensée, ne te dissipe pas. L’image que renfermait mon cœur s’est projetée au dehors pour réjouir mes yeux. Forme de rêve impalpable, reste auprès de moi. Avec l’illusion de ta chère présence, la mort aussi prendra l’aspect d’une illusion.

— Taisez-vous, répondit une voix suave comme la plus mélodieuse des musiques. Taisez-vous, ou bien je n’aurai plus le courage de vous expliquer le but de ma visite.

Cette fois, Jean recula jusqu’au mur, ivre de bonheur, épouvanté de la félicité inattendue qui s’abattait sur lui.

C’était elle, elle vivante, réelle, venant dans cette prison, antichambre de l’enfer, lui tendre une main charitable, lui apporter son regard lumineux.

Grelottant d’émotion, il bégaya :

— Vous ? Vous ?

Ses jambes fléchirent, il tomba à genoux, les bras tendus vers Margarita.

Et celle-ci, aussi bouleversée que le jeune homme, se laissa choir sur l’escabeau, à deux pas de lui ; ils se regardaient éperdus de ce que leurs yeux, dans une fixité hypnotique, révélaient de pensées encloses au plus profond de leur être.

Adossée au chambranle, Yani regardait.

Cela dura longtemps. Enfin Margarita se reprit. D’un ton bas, comme brisé, elle dit :

— Je suis venue… Pourquoi ? Je ne sais pas ; mais il me semble que je n’aurais plus vécu si j’avais permis l’accomplissement de l’injustice.

Et comme il ouvrait la bouche, elle appuya sa main glacée sur les lèvres du jeune homme.

— Ne parlez pas, je vous en supplie. Les minutes volent et je dois avoir la force de tout vous expliquer. Il faut que vous vous sauviez, que vous me sauviez moi-même.

— Vous sauver… Vous êtes donc menacée… Ah ! dites, dites… ; ma vie vous appartient.

À l’idée de se dévouer pour elle, Jean s’était redressé, rapproché de Margarita. Il avait pris ses doigts fuselés dans ses mains.

— Oui, reprit-elle d’une voix mourante ; nous sommes deux victimes. Nous devons être sauvés ensemble…

— Et après ?… interrogea Dalbret avec un accent impossible à rendre.

— Après ?…

Elle se tut une seconde, puis avec un angélique sourire :

— Mon Dieu ! il ne comprend pas qu’à cette heure je mourrais de sa mort.

Un cri de triomphe. L’émigrant a enlacé la jeune fille, ses lèvres s’appuient sur les cheveux de Margarita. Il n’est plus seul. Il aime, il est aimé. Et ils demeurent ainsi, lui écoutant, elle parlant tout bas.

Au bout d’une longue attente, le directeur impatienté se présenta à la porte du cachot que gardait Yani. Il trouva la jeune fille et le prisonnier causant paisiblement.

— Monsieur le directeur, déclara ce dernier, mademoiselle m’a démontré les avantages d’une confession sincère.

— Ah ! bah !

— Demain je dirai tout ce que je sais sur la Maffia de la Plata ; mais contrairement à l’usage, je souhaite que ma confession soit aussi publique que possible.

— Oui, oui, bougonna le fonctionnaire, amour-propre de bandit !

— Je parlerai donc en présence d’un avocat, du chef de la Sûreté, des journalistes les plus en vue.

— Que je préviendrai ce soir même acheva Margarita.

Sur ce, les jeunes gens se séparèrent, non sans que le directeur constatât avec un réel étonnement que la señorita et le bandit se serraient la main ainsi que des amis.

La nuit était avancée quand Hermann Flush rentra chez lui, gavé de compliments, d’attentions flatteuses, que le président de la Plata n’avait point ménagés au vainqueur du sanguinaire Basta.

Tout dormait à la Casa, de sorte que le juge se coucha, sans se douter le moins du monde de l’étrange occupation à laquelle s’était livrée sa pupille.

Il se leva tard. À peine avait-il eu le temps de se vêtir, que son valet de chambre lui présentait une douzaine de cartes de visite, ajoutant que les señores, qui les lui avaient remises, attendaient le bon plaisir du señor juge d’instruction.

Celui-ci lut avec stupeur sur les cartons de bristol :

« Maître Argenas, du barreau de Madrid ;

« Parieta Volanimo, directeur de l’Imparcial de Buenos-Ayres ;

« Evarista Lopez, chef de la Sûreté ;

« Michaël Samper, rédacteur en chef du Corriere Argentino. »

Et ainsi de suite.

Que pouvaient lui vouloir tous ces gens-là ? Intrigué, il courut à son cabinet ; mais là sa surprise redoubla.

Chacun lui serra la main, affirmant être heureux de se rendre à sa convocation.

— À ma convocation ! s’exclama-t-il enfin ? mais je ne vous ai pas convoqués.

Une clameur générale lui répondit :

— Nous ne sommes pas dupes de la plaisanterie… elle fait long feu. La señorita de Vilarocca est venue en personne nous prier, hier au soir, de nous rendre ce matin auprès de vous.

— Margarita ?

— Pour entendre la confession de Basta.

— De Basta ?

Hermann Flush se prit la tête à deux mains. Une sourde inquiétude venait de naître en lui. Que signifiait la démarche de Margarita ? Quelle était cette confession annoncée ? Basta avouait. Parbleu ! il savait mieux que personne que le pauvre diable, mis par sa volonté sous les verrous, était incapable d’avouer les crimes du trop célèbre maffioso.

Son incertitude fut d’ailleurs de courte durée. Avant qu’il eût le loisir d’interroger les visiteurs, la porte du cabinet s’ouvrit et un laquais annonça :

— El señor Basta !

Presque aussitôt, Jean Dalbret, escorté par le directeur de la prison et par plusieurs guichetiers, pénétra dans la salle.

— Señor juge, dit le fonctionnaire, le brave Basta a promis de ne rien cacher, à la requête de Mlle de Vilarocca.

— Encore elle ? bégaya Hermann.

— Vous ne regretterez pas d’avoir perdu votre pari.

— Un pari maintenant ? Quel pari ?

Ce fut le Savoisien qui répondit :

— Monsieur l’Allemand, moi, Français, je veux empêcher une erreur judiciaire. Arrêté sous le nom de Basta, je viens livrer Basta qui m’a fait emprisonner.

Flush voulut s’élancer sur le jeune homme. Les assistants le retinrent, et impuissant, fou de rage, il dut assister à la lecture, faite d’une voix calme par Dalbret, de la lettre imprudente qu’il avait écrite naguère à son frère et que Margarita avait trouvée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Jean Dalbret a touché la prime de cent mille piastres, promise par le gouvernement argentin, à celui qui livrerait le redoutable Basta.

Le premier usage qu’il fit de cette fortune fut de retenir deux places de première classe et une de seconde sur un steamer en partance pour l’Europe, Yani n’ayant pas consenti à quitter maîtresse Maguita qui allait suivre l’émigrant.

Le second, une fois en France, fut d’acheter une petite maison, enfouie au milieu d’un jardin verdoyant, véritable nid d’amoureux.

C’est là qu’il vivait heureux auprès de sa femme, car l’orpheline des Vilarocca, méprisant les préjugés nobiliaires, avait cherché le bonheur et l’avait trouvé en devenant tout simplement Mme Jean Dalbret, quand le 2 août 1914 la guerre le remit comme sous-lieutenant d’Alpins, en face des Allemands.

Et comme Margarita lui disait l’au revoir grave et recueilli de celle qui attendra anxieuse des nouvelles de l’absent doublement cher, il lui dit en souriant :

— Bien-aimée, c’est encore la Maffia qui nous attaque. Tu m’as sauvé la première fois ; n’est-ce pas mon tour à te défendre ?

Elle se jeta dans ses bras, et doucement :

— Oui, oui, un brigandage organisé par les Allemands et auquel ils donnent un nom italien, pour nous déshonorer.

Puis, avec une ardeur prophétique :

— Nous sommes l’image de l’union latine. Tu le verras, ma patrie versera son sang aux côtés de la tienne.

Et cela est aujourd’hui réalisé.

Et les nations sœurs écraseront le reptile allemand, comme deux êtres de jeunesse et de loyauté ont renversé Hermann Flush.

  1. Sorte de lasso terminé par des boules pesantes. Se lance à distance.