Femmes et gosses héroïques/21

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LETTRE I

JOUR DES MORTS


Vous le savez, Victor Hugo fut mon parrain. C’est mon seul mérite d’hirondelle du ruisseau (style de mon camarade anglais Tommy). Il explique cependant que l’auteur de ce livre m’y accorde une bonne hospitalité et m’autorise à faire part à ses lecteurs de mes réflexions et de celles de mes camarades.

Car moi, Gravoche, je réfléchis comme tout le monde à cette heure. Les gens ayant les moyens, millionnaires, députés ou autres, qui à l’ordinaire en sont dispensés, réfléchissent maintenant ; donc moi, ruiné de naissance, je peux.

Minute. Un renseignement nécessaire. Un orphelin, vous ne l’ignorez pas, est un garçon qui a perdu ses père et mère ; moi, je suis un orphelin que ses père et mère ont perdu, si bien que, jusqu’ici, le jour des Morts demeurait pour moi un jour joyeux.

Je faisais les cimetières.

Le lumbago, le rhumatisme des bonnes vieilles madames étaient mes associés. J’offrais les services de ma souplesse : je cultivais le petit jardin ; j’époussetais la petite chapelle. Je gagnais bien plus qu’à ouvrir les portières.

Hier, j’avais choisi celui de Montmartre. Clientèle cossue ; on ne loge qu’à perpétuité et la « montée » des loyers s’est marquée là comme dans tous les quartiers. Je trouve même raide que l’on impose ainsi de pauvres défunts qui ne peuvent plus gagner leur vie. Quand donc le gouvernement consultera-t-il les gamins de Paris ? Jamais probablement. Trop raisonnables, n’est-ce pas ?

Enfin j’arrive là-bas. Qu’est-ce que je vois ? Des jeunes gens, marchant en rang, deux par deux. On aurait dit la sortie de la laïque. Mais une laïque en fleurs. Chacun portait une gerbe : chrysanthèmes, roses, violettes, toute la famille des sent-bon, quoi ?

Je ne suis pas du côté de la rue où il pleut des pièces d’or ; je me nippe avec les laissés-pour-compte des purotins ; mais enfin je suis propre ; j’emboîte le pas aux porte-bouquets.

Aux Français morts pour la Patrie.

C’est écrit sur une planchette ; des drapeaux claquent alentour. Cela domine une butte de fleurs qui monte toujours. Tout le monde en apporte.

Et puis, d’une voix sourde, presque basse, qui me fait couler un frisson dans le dos, un type se met à raconter des choses des pays envahis, de l’armée, des civils.

— Et le petit Lepresle, qu’il dit, le petit Lepresle ce martyr de 14 ans.

C’est un jeune mineur des Vosges. Il pousse un wagonnet de pyrite de fer. Les Allemands occupent l’exploitation. Un officier a trouvé, dans le bureau, un exemplaire de Chantecler, la pièce d’Edmond Rostand.

Il déchire le bouquin, en distribue les feuillets à ses soldats en chantonnant :

— Ayez toujours du papier dans vos poches…

On ne sait pas ce qui peut arriver.

À Lepresle, qui hausse les épaules, il jette dans un ricanement :

— La seule utilisation possible d’un poète français.

— Bon, riposte le gars lorrain, chacun lit comme il sait.

— Sale graine, hurle l’Allemand furieux de la réplique.

— Une graine n’est qu’une promesse, blague l’autre. Quand on tient les promesses comme vous, on a de l’avancement. On devient sale fruit.

Une détonation. Trop bête pour continuer la conversation, le « boche » a « brûlé » Lepresle.

J’ai pleuré… J’ai fouillé dans mes poches… une pièce de deux ronds s’y prélassait. Je l’ai jetée parmi les fleurs.

— Je n’ai que ça, frangin. C’est l’intention d’un bouquet de violettes.

Des idées se bourraient dans ma tête. Il me poussait une famille innombrable : ce sont mes frères qui sont morts pour la Patrie ; cette femme qui verse des larmes est ma m’man ; et Chantecler, le coq de France, est le père d’un gavroche autant que le fils de Rostand.

Depuis hier, je ne me sens plus orphelin.