Femmes et gosses héroïques/27

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LETTRE VII

LA BLESSURE DE GUERRE DE MARIUS


Au Drapeau !… Aux champs !

Bon, vous faites une trompette parce que je sonne du clairon. Comme je suis une bonne petite ortie de l’asphalte (c’est la dernière qu’on m’a décochée), je vous explique.

Cette huitaine, j’ai porté des tricots aux soldats et je me suis trouvé ainsi quelque part entre Argonne et Meuse, au milieu d’un village en ruines, près d’un colonel, un poilu d’acier, à l’instar de nos 75, qui nous remerciait pour ses hommes. Il y en avait autour de nous, car on s’était assis en plein air, toutes les cambuses rasées sur caves, mesure d’hygiène.

Il disait leur courage, la guerre au couteau dans la région. La chasse à l’homme sans arrêt. Pas de grandes opérations, aussi pas ou presque pas de décorations, alors qu’en définitive en aucun point du front on n’a plus écopé.

On s’y bat en mitrons, quoi ; on encaisse les pains.

Un officier entre dans le cercle.

— Mon colonel, un bazar.

Vous savez ce qu’est un bazar au front !

C’est une roulotte, où un industriel nomade accumule tous les objets dont les soldats peuvent avoir besoin : linge, chaussure, mercerie, savons, et cœtera.

La voiture arrive dans un cantonnement. Vite, on déballe, la vente s’organise… Deux heures après, le véhicule repart.

— Eh bien !… qu’il s’installe.

Cinq minutes après, au milieu de la place, le bazar avait terminé son étalage.

Sur les parois du chariot on lisait :

MARIUS CAPOULADE
tout et en tous genres

La modestie de l’annonce disait le pays natal du « patron ». Et Marius Capoulade, un brun râblé, n’en rougissait pas. Il clamait :

— Venez voir ! les agneaux. La maison Marius, de Marseille (Bouches-du-Rhône) est une maison de confiance. Voir, c’est acheter.

Il était connu des soldats, car un des clients demanda :

— Et Mme Thérèse, vous ne l’avez pas amenée ?

La face du Marseillais se fit grave. Il leva l’index en l’air.

— Non, je l’ai pas amenée.

— Pourquoi ? Elle est malade ?

— Malade ? Té ! on peut pas dire qu’elle est malade ; mais pour dire qu’elle se porte bien, ça ne peut pas se dire non plus.

— Enfin, qu’a-t-elle donc ?

— Eh bien ! il faudra toujours vous l’apprendre… Ma pauvre Thérèse, elle s’est laissée trépasser.

— Hein ?

Il y eut un sursaut parmi les soldats. Évidemment, Mme Thérèse devait être une commerçante agréable et bienveillante, car sur tous les visages se peignait un regret sincère.

— Trépasser, elle, murmura un caporal.

— C’est les sales boches, que si je me retenais pas, je les massacrerais tous ! meugla Marius.

Moi, je suis de Paris, n’est-ce pas ? Je ne connais pas les finesses de l’argot de Marseille. J’allais lui demander pourquoi il se retenait.

Il ne m’en laissa pas le temps. Il racontait :

— Voilà ; l’autre jour, on filait sur le front, comme nous faisons sans cesse. Est-ce nous qui avions trop avancé d’un côté, ou bien les Allemands qui s’étaient trompé de chemin d’un autre. Je ne saurais rien affirmer. On a beau être perspicasse sur la Canebière, il y a des rébus que l’on ne devine pas.

Le certain, c’est que l’on s’est trouvé face à face, à un détour du chemin, avec une demi-douzaine de uhlans.

L’un d’eux m’a crié en français, mon bon, en essellent français, comme celui que je parle :

— Halte ! un bazar : prise de guerre.

Prise de guerre ! La ruine, alors ! Mon sang ne fait qu’un tour !

Mais les Allemands étaient six, et moi j’étais un seul, car je n’aurais jamais eu l’idée de compter Thérèse, une faible femme.

Oh ! pour avoir de l’œil, du corsage, de l’allant, elle comptait, la pôvre !

Mais pour combattre, non… On ne recrute les héros que dans mon sexe… et le vôtre, dignes poilus.

Eh té ! ma caille, vois un peu comme on se trompe. Thérèse saute à bas du siège, où elle était à côté de moi, qui tenais les rênes.

Et vli ! et vlan ! une dégelée de fouet aux chevaux, qui partent au galop. Elle crie :

— T’occupe pas, Marius. Sauve la caisse !

Je ne vois pas plus loin : j’excite encore les canards.

Autremain, le plus sage, c’était de suivre le conseil.

Mais, boufré ! elle se contente pas de ça.

Paf ! paf ! paf ! des coups de revolver claquent.

Elle avait un browning, ma pôvre Thérèse. Elle me l’avait caché, la malheureuse !

Et le résultat, c’est qu’elle a abattu quatre Prussiens… Mais le cinquième l’a renversée d’un coup de fusil…

— Tu pouvais pas aller à son secours ! que je dis à Marius, en bon gavroche de Paris.

Je sais bien que Marseille, c’est à l’autre bout de la ligne de Lyon ; mais j’aurais cru qu’on se comprenait davantage.

— J’ai hésité, qu’il dit.

— Comment, hésité ?

— Bé oui… j’avais à protéger ma voiture et ma compagne… À qui porter le secours de mon bras ?

— À ta gonzesse, donc.

— Je l’ai pensé ; mais alors sa suprême volonté se dressa devant moi : Sauve la caisse ! qu’elle avait ordonné… Bref, pendant ce débat de mon courage, le sixième uhlan me met en joue avec son mousqueton.

Cela tranche le différend. J’ai trop vécu avec des militaires pour oublier que le principal est d’échapper aux vues de l’ennemi.

Je fouaille les chevaux. Ils s’emballent, mais le projectile va encore plus vite. Il m’atteint par derrière, dans le gras.

Et depuis, acheva Marius d’un ton convaincu, la douleur d’avoir perdu ma moitié se matérialise par ce fait que ma blessure ne me permet de m’asseoir qu’à moitié.

Il inclina la tête, puis conclut d’un air pensif :

— Une blessure de guerre, c’est glorieux, je ne dis pas non. Mais, à Marseille, nous sommes si riches de gloire, que j’aurais pas vu la nécessité d’y ajouter.