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Feuerbach - La Religion/Pensées diverses

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 305-NP).

PENSÉES DIVERSES


« La source de notre savoir et de notre expérience dans la physiologie est tout autre que dans la psychologie. Cette dernière science n’a affaire qu’à des objets du sens intime dont le temps seul est le domaine, n’a à examiner que des représentations, des sentiments, des efforts de volonté, que nous ne pouvons point regarder comme des propriétés des corps, puisqu’il n’y a en eux rien qui ait l’espace pour condition. La physiologie du corps humain, au contraire, a pour point de départ les instructions fournies par les sens extérieurs, elle n’examine que des créations organiques composées de matières mobiles, que les propriétés de choses dont les mouvements et les formes sont perçus seulement dans l’espace. Tant que dans nos recherches sur les sensations, par exemple, il est encore question de la réfraction des rayons lumineux, de l’image formée sur la rétine, des vibrations de l’air, nous nous trouvons sur le terrain de la physique et de la physiologie ; la psychologie ne s’occupe que de ce qui se passe dans notre intérieur ; mais là on ne voit point de nerfs, point de vibrations ; on n’y trouve que des perceptions, des sentiments, que des propriétés qui agissent seulement dans le temps. » C’est vrai, il n’y a dans la psychologie ni nerfs, ni cerveau, ni cœur, ni bile, en un mot rien d’étendu. Mais ce manque de choses solides, cette absence de tout matériel physiologique, ce vide complet a un fondement subjectif. Quand je désire, quand je goûte des aliments, je ne sais rien de l’estomac ; quand je sens, rien des nerfs, quand je pense, rien du cerveau. Mais de ce manque subjectif de nerfs et de cerveau, tirer la conclusion qu’il doit y avoir là-dessous un être objectif sans cerveau et sans nerfs, c’est-à-dire immatériel, c’est comme si je voulais conclure que j’existe par moi-même et que je ne dois mon origine à personne, parce que je ne sens pas et ne sais pas par moi-même mais par d’autres que j’ai des parents. En fait, nous sommes tous, dans la psychologie, complètement ignorants sur ce qui regarde la généalogie de nos pensées, de nos sentiments et de nos volitions, et nous n’en voulons rien savoir, comme cet empereur d’Autriche qui défendait qu’on recherchât trop profondément la suite de ses ancêtres, de peur qu’en allant trop loin on ne se heurtât contre un tailleur ou un gardien de pourceaux. Aussi nous regardons-nous comme nobles parce que notre issue d’un sang plébéien est en dehors de notre conscience, comme éternels, parce que les dates nous manquent dans la mesure du temps. Dans la psychologie le sujet et l’objet sont identiques, dans la physiologie ils sont différents. La sensation que me font éprouver mon estomac quand j’ai faim, mon cerveau lorsque je pense, n’affectent que moi seul ; mais mon estomac et mon cerveau, par eux-mêmes, sont l’objet de la physiologie et de l’anatomie ; ce n’est pas à moi mais à d’autres qu’ils peuvent servir d’étude. La source de nos connaissances est donc évidemment tout autre dans la psychologie que dans la physiologie ; mais cette différence ne s’étend pas jusqu’à l’objet qui est le même pour toutes deux. Dans la première, la connaissance est immédiate, identique à l’objet, vivante ; dans la seconde, elle est médiate, morte, historique. La vie, la sensation, la pensée, ne peuvent être saisies que par elles-mêmes, ne peuvent être séparées de l’être, du sujet ou de l’organe, qui vit, qui sent et qui pense.




Il est bien certain que je puis distinguer, du moins en théorie et comme objet des sens extérieurs, mon corps non-seulement des autres corps, mais encore de moi-même ; mais que je me distingue aussi de mon organisme intérieur et surtout de l’organe intime de la pensée, du cerveau, c’est ce qui est impossible. Il m’est facile en imagination de considérer mon cerveau comme un objet quelconque et de me séparer ainsi de lui ; mais cette séparation est logique, imaginaire, et n’a rien de réel. En effet, je ne puis penser, distinguer, sans le secours de l’activité cérébrale ; le cerveau dont je me distingue est un cerveau pensé, représenté ; c’est la pensée d’un cerveau et non un cerveau véritable. Dans la séparation que je fais entre lui et ma pensée, je brise les rapports que je sais ou que je me figure exister entre eux, mais non ceux que je ne connais pas, dont je ne puis avoir conscience. La pensée et la représentation des choses paraissent ne pas être un acte cérébral parce que l’on peut parfaitement penser sans que cet acte se fasse sentir. En psychologie, les cailles nous tombent toutes rôties dans la bouche. Dans notre conscience et notre sensibilité, nous pouvons saisir les conclusions mais non les prémisses, les résultats mais non les procédés de l’organisme. Ce qui pour nous ou subjectivement semble être un acte spirituel, immatériel, insaisissable aux sens, est en lui-même ou objectivement un acte matériel, sensible. Ainsi, notre corps est pour nous sans pesanteur, il nous semble appartenir à la classe dés impondérables ; mais pour d’autres c’est une autre affaire. L’acte cérébral est en nous l’acte le plus élevé, l’acte suprême, fondement et condition de notre personnalité ; c’est pourquoi nous ne pouvons le saisir comme distinct de nous-mêmes. Dans les autres fonctions organiques, celle de l’assimilation par exemple, l’activité subjective, celle qui m’est propre, identique, est suivie de l’activité objective de l’organisme différente de moi. Je saisis les aliments, je les goûte, etc. ; mais une fois dans l’estomac, ils sont hors de la sphère de mon action, de ma conscience et de ma volonté, ils appartiennent à un monde intérieur. Dans l’acte cérébral, au contraire, l’activité subjective, arbitraire, spirituelle, et l’activité objective, matérielle, indépendante de ma volonté ne peuvent se distinguer l’une de l’autre. Même pour notre conscience, la pensée est un acte tout aussi bien involontaire que volontaire. Et c’est justement parce que tout contraste entre l’activité subjective et l’activité objective a disparu en elle, qu’elle paraît être subjective absolument. L’estomac que je sens tantôt vide, tantôt plein, le cœur que j’entends et sens battre, ma tête comme objet des sens, en un mot mon corps tout entier est perçu par un acte cérébral ; mais cet acte cérébral, je ne puis le saisir que par lui-même, et telle est la raison pour laquelle je ne puis le distinguer de moi. C’est ce qui explique l’idole des anciens peuples et des hommes peu cultivés qui placent « l’âme, l’esprit, » non dans l’activité du cerveau, mais dans la respiration ou dans le battement du cœur.




Quand le psychologue dit : « Je me distingue de mon corps, » il parle comme le philosophe qui, dans la logique ou dans la métaphysique des mœurs, dit : « Je fais abstraction de la nature humaine. » Est-il possible que tu puisses faire abstraction de ta manière d’être ? N’est-ce pas comme homme que tu abstrais ? Penses-tu sans tête, et ta tête n’est-elle pas une tête humaine ? Les pensées sont « des âmes qui nous ont quitté ; » bien, mais l’âme partie n’est-elle pas le portrait fidèle de l’homme qui est resté ? Les idées métaphysiques les plus générales ne changent-elles pas elles-mêmes à mesure que la manière d’être réelle des hommes change ? Que veut donc dire ceci : « Je fais abstraction de la nature humaine ? » Rien, sinon que je fais abstraction de l’homme tel qu’il est dans ma pensée, mais non pas de l’homme tel qu’il est en dehors d’elle ou dans la réalité. Mon abstraction dépend, que je le veuille ou non, de ma nature propre. Le psychologue peut en imagination faire abstraction de son corps ; mais il n’en est pas moins lié à lui de la manière la plus intime. Même pour ce qui regarde la pensée, nous avons une distinction à faire entre la pensée elle-même et la pensée de la pensée. Tu dis : Je pense, et tu crois en cela agir seul ; mais Lichtemberg n’a-t-il pas le droit de prétendre qu’on ne devrait pas dire : Je pense, mais Ça pense en nous ? Si la réflexion peut se distinguer du corps, s’ensuit-il pour cela que la racine et la base de cette réflexion, ce qui nous paraît penser en nous, s’en distinguent aussi ? D’où vient donc que nous ne pouvons pas penser en tout temps, que souvent au milieu d’un travail intellectuel, malgré les plus grands efforts de volonté, nous ne pouvons pas bouger de place jusqu’à ce qu’une circonstance extérieure, comme par exemple un changement de température, vienne remettre nos pensées à flot ? Cela provient de ce que l’activité intellectuelle est aussi une activité organique. Pourquoi devons-nous souvent traîner avec nous nos réflexions pendant des années entières, avant qu’elles deviennent claires et précises ? C’est que les pensées aussi sont soumises à un développement organique, qu’elles doivent peu à peu se former et mûrir comme les fruits dans les champs, comme l’enfant dans le sein de sa mère.




Qu’exprime la distinction faite entre esprit subjectif et esprit objectif ? Le voici : Schiller, pendant qu’il écrit, est l’esprit subjectif ; Schiller une fois imprimé est l’esprit objectif. Tant que j’écris, les pensées tiennent encore à moi, à mon cerveau ; elles sont liées à toutes sortes d’états pathologiques, souillées de sueur et de sang ; une fois écrites, imprimées, livrées au premier venu, elles ne gardent aucune trace des conditions pénibles et honteuses sous l’influence desquelles elles se sont produites ; elles ont effacé tout anthropopathisme. Semblables à des êtres divins issus de leur propre virtualité, elles n’inspirent plus que le sentiment du bonheur, du repos et de la perfection. Cette différence entre l’ouvrage écrit, en tant qu’objet de l’auteur, et ce même ouvrage en tant qu’objet du lecteur qui en jouit, cette différence peut se faire aussi en nous-mêmes. En face de notre conscience, les pensées nient leur origine matérielle, organique ; elles sont débarrassées de tout rapport avec la chair et le sang, elles apparaissent comme un ipse fecit, comme des produits d’une génération spontanée ; — mais notre moi, notre conscience n’en est pas proprement l’auteur ; elle n’est que le lecteur, que le public en nous.




L’âme n’est pas plus que la divinité un objet d’expérience, de certitude immédiate, comme beaucoup le prétendent. Elle ne doit son existence qu’à une conclusion, et la base, la prémisse de cette conclusion, c’est principalement la simplicité ou l’identité de notre conscience. « Toutes les fois que je me suis examiné, dit Bonnet, je n’ai jamais pu, dans la supposition que l’âme est matérielle, m’expliquer l’unité du moi. J’ai cru voir distinctement que ce moi était toujours simple, indivisible, et qu’il ne pouvait être ni une simple modification de la substance étendue, ni la conséquence immédiate d’un mouvement ; j’ai donc été obligé d’admettre l’existence d’une âme immatérielle pour me rendre compte de phénomènes qui, sans cela, me paraissaient inexplicables. » Cette unité de la conscience, telle que le psychologue la prend pour point de départ de ses conclusions sur l’homme, n’est pas un fait immédiat, mais un produit de l’abstraction et de la réflexion. Notre moi est en réalité aussi divers, aussi varié que son contenu. Je suis un tout autre moi dans le chagrin que dans la joie, dans la passion que dans l’indifférence, dans le feu de la sensation que dans le froid de la réflexion, avec un estomac vide qu’avec un estomac plein, en plein air que dans une chambre, en voyage qu’à la maison. Le sentiment de moi-même est toujours le sentiment d’un moi déterminé, d’un état particulier de mon être ; jamais je ne me sens isolé, abstrait, simple, immatériel, différent du corps. Jamais je n’ai pensé sans tête, senti sans cœur. Ce n’est qu’en réfléchissant que je sépare le sentiment et la pensée des organes qui en sont la condition et que je les personnifie dans un sujet à part. Le moi sur lequel le psychologue fonde l’existence d’une âme immatérielle n’est rien moins que notre véritable moi ; c’est un être de pensée pure, une copie qu’il prend pour l’original, une interprétation qu’il glisse dans le texte.




« Je suis le même être que ma mère a enfanté ; depuis que je sais que j’existe, mon corps a renouvelé plus de dix fois ses liquides, ses cellules, tout son édifice de matières organisées ; mais moi je suis encore ce que j’étais, le même que dans les jeux de l’enfance, les aspirations de la jeunesse, les travaux de la virilité. » Il est bien possible, en effet, qu’arrivé à l’âge mûr tu sois encore le même que dans ton enfance ; mais pour moi je repousse de toutes mes forces cette identité de mon état passé et de mon état présent, et tous les hommes qui pensent sont d’accord avec moi. Tant que j’étais enfant, je pensais et je sentais comme un enfant ; depuis que je suis homme, je pense et je sens comme un homme, c’est-à-dire, dans mon corps d’autrefois j’avais des idées et des inclinations enfantines ; dans mon corps d’aujourd’hui, j’ai des pensées et des inclinations viriles. En même temps que mon corps, ma conscience, mon moi sont devenus tout autres. Ce qu’autrefois j’admirais, je le dédaigne aujourd’hui et je m’en moque ; ce qui me ravissait me dégoûte, ce que j’aimais, ce que j’identifiais tellement avec moi qu’il m’était impossible de croire que je pusse m’en passer m’est aujourd’hui complètement indifférent. Le fondement de mon être n’a pas changé, bien sûr ! mais le fondement, le type, la constitution, en un mot l’individualité de mon corps, ne sont-ils pas aussi les mêmes ? Tout a marché de front ; je suis toujours le même, mais dans le même corps.




La vérité n’est ni le matérialisme, ni l’idéalisme, ni la physiologie, ni la psychologie ; la vérité, c’est l’anthropologie. Ce n’est pas l’âme qui pense et sent, — car l’âme n’est que la personnification et l’hypostase de la fonction ou du phénomène de la pensée, du sentiment et de la volonté ; ce n’est pas le cerveau qui pense et sent, car le cerveau est une abstraction physiologique, un organe que l’on a coutume d’étudier isolément après l’avoir arraché à ses rapports avec le crâne, le visage, le corps en général. Le cerveau n’est l’organe de la pensée que tant qu’il est lié à une tête et à un corps d’homme. L’extérieur suppose l’intérieur ; mais l’intérieur ne se réalise qu’en se produisant au dehors. L’essence de la vie, c’est la manifestation de la vie ; la manifestation de la vie du cerveau, c’est la tête. Entre le cerveau de l’homme et celui du singe il n’y a pas de différence remarquable ; mais entre le crâne et le visage de l’homme et le crâne et le visage du singe, quel contraste ! Le singe n’est pas dépourvu des conditions intimes de la pensée ; il ne lui manque que des circonstances extérieures favorables ; son angle facial aigu, la position oblique, tout à fait de travers de son cerveau l’arrêtent dans son développement, dans son essor intellectuel. On pense autrement dans un palais que dans une hutte dont le toit trop bas semble exercer une pression sur nous ; nous sommes tout autres à l’air libre qu’en prison ; des espaces étroits compriment, des espaces larges développent la tête et le cœur. Là où manque l’occasion de manifester un talent, là le talent manque aussi ; là où ne se trouve aucun espace pour l’action, là ne se trouve aucun penchant, du moins vrai, réel, qui nous porte à agir. L’espace est la condition fondamentale de l’esprit et de la vie. « Donne-moi un point d’appui, et je soulève la terre. » Or, le point d’appui est toujours quelque chose d’extérieur. Le singe ne pense pas parce que son cerveau a un faux point d’appui. Mais beaucoup d’hommes n’ont-ils pas fait des choses extraordinaires en dépit des circonstances extérieures les moins favorables ? C’est vrai ; mais que n’eussent-ils pas fait dans des circonstances toutes différentes ? D’ailleurs, il ne faut pas juger ici d’après l’apparence, car des circonstances qui paraissent défavorables sont souvent en réalité excellentes, par rapport à une individualité particulière, et il ne faut pas perdre de vue les moyens par lesquels la nature se tire d’un mauvais pas. Si corporellement nous ne pouvons fuir l’étroit espace d’une prison, nous cherchons à nous en délivrer par l’esprit, par la fantaisie. L’esprit brise les chaînes du corps, il détruit un effet extérieur par une vigoureuse poussée, par un effet du dedans, et c’est précisément par son recours aux moyens les plus désespérés pour nous donner en imagination ce que nous n’avons pas en réalité, qu’il nous prouve la nécessité et la vérité de circonstances extérieures correspondant à nos besoins. En un mot, dès que l’espace manque, dans lequel une faculté pourrait se manifester, cette faculté fait ordinairement défaut. L’espace du cerveau, c’est la tête. Dans la tête l’intérieur est extérieur, l’esprit visible. S’il n’y a pas d’esprit sur le visage, il n’y en a pas dans la tête non plus ; s’il n’y a pas d’âme dans les yeux ou sur les lèvres, il n’y en a pas dans le corps. Ce qui est dedans doit se produire au dehors. C’est sur la limite extérieure d’un être que se montre le mieux sa nature ; la sensibilité la plus vive est répandue sur la surface du corps, sur la peau. Le sens cérébral ne se trouve que là où, comme nerf sensible, il sort de l’intérieur du crâne pour se porter à la surface. L’organe des sens le plus noble, l’œil lié par un gros nerf à toutes les parties du cerveau dont il semble la prolongation, est libre, nu, complètement ouvert aux objets. De même que la faculté de percevoir et de sentir se presse à la superficie, de même l’essence des choses se révèle dans la vie immédiatement aux sens. La science, du moins l’analyse, est directement opposée à la vie ; elle va de l’extérieur à l’intérieur, et la vie de l’intérieur à l’extérieur ; elle cherche la vie dans les profondeurs et elle brille à la surface, elle cherche l’être derrière les sens, et il est là devant, eux.


Ce qu’un être révèle à nos sens par sa forme, ses mouvements, sa manière de vivre, cela, seul est son âme, sa vraie nature. L’âme d’un animal n’est pas autre chose que son individualité à laquelle appartiennent l’os, le muscle, la peau, tout aussi bien que le cerveau dans le crâne. On reconnaîtrait même l’individualité d’un homme non-seulement à la vue, mais encore à l’audition de son pas. L’homme communique volontiers à l’homme par l’organe de la parole ses pensées les plus intimes, ses désirs et ses sentiments. Distinguée de cette expression sensible de l’individu, qu’est l’âme, l’intérieur, l’être en soi ? Quoi, si ce n’est un produit de l’abstraction ? La manifestation sensible est l’ultima ratio, la summa summarum, la dernière raison des choses. La science des sens est la science des choses dernières, la révélation de tous les secrets. L’extérieur est l’intérieur dévoilé, mis à nu, n’ayant plus rien à dire. La terre n’est arrivée au repos qu’après avoir exprimé son être intime à sa surface par des créations organiques, et surtout par la vie humaine ; et l’homme n’a de paix dans la tête et dans le cœur que lorsqu’il n’a plus rien dans la tête et sur le cœur. Pourquoi une pensée que je ne puis exprimer, un sentiment que je ne puis montrer deviennent-ils un tourment pour moi ? Pourquoi ce qui est en nous tend-il à se produire au dehors ? Parce qu’en général nous n’avons de repos qu’une fois arrivés au but, au dernier terme, à la frontière de notre puissance active. L’intérieur a l’extérieur devant soi ; il n’est pas encore ce qu’il peut être, pas encore exprimé, pas encore sensible, pas encore réel ; une fois produit au dehors, il ne peut et ne veut être rien de plus, il est satisfait, accompli. La mort elle-même n’est pas autre chose que la dernière expression de la vie, que la vie accomplie. Dans la mort l’homme exhale son âme ; mais dans la vie il l’exhale aussi à chaque instant ; la seule différence, c’est que la mort est le dernier souffle : La respiration était pour les anciens peuples l’esprit, l’âme de l’homme. En fait, il y a dans la respiration infiniment plus de vie et de réalité que dans l’âme des psychologues, qui n’est qu’un ens rationis, un objet de pensée pure. Respirer n’est pas seulement une condition de la vie ; c’est un acte vital plein de jouissance ; et l’organe de l’air est l’organe de la vie et de la parole, l’organe par lequel tu exprimes tes sentiments et tes pensées. Et cette expression est-elle indifférente à tes pensées, à tes sentiments ? Non ! la sensation que tu entends, que par le son tu fais objet des sens est tout autre que la sensation sourde et muette. Dès que tu ouvres la bouche pour annoncer au monde ton existence, il s’ouvre en toi une source de sentiments nouveaux et inconnus. Plus énergique, vraie, essentielle sera ta sensation, ta manière de voir, plus elle se manifestera sensiblement. Ce que tu n’es pas sensiblement, tu ne l’es pas du tout. Tu peux cacher, dissimuler des pensées, des intentions, des affections particulières, mais non pas ta nature. Celle-ci se manifeste sans que tu le saches ou que tu le veuilles, et même contre ta conscience et ta volonté. Une vertu, une liberté qui ne fait pas du bien aux sens, qui ne s’exprime pas dans la démarche, le geste, le regard, en un mot, dans tout l’extérieur de l’homme, n’est qu’une vertu, qu’une liberté estropiée, si même elle n’est pas imaginaire ou hypocrite. La manifestation sensible est la réalité même. Dans l’intérieur naissent et croissent les fruits de la vie, mais ils ne sont mûrs que lorsqu’ils tombent sous les sens. L’être qui n’est pas l’objet des sens, c’est l’enfant dans le sein de la mère ; l’être visible est l’être accompli. Vouloir aller au delà, ce serait le mettre en morceaux, le résoudre en ses éléments ; mais les éléments d’un être, que tu en fasses des atomes comme le matérialiste, des monades comme le spiritualiste, une âme et un corps comme le psychologue empirique, ne sont pas encore l’être lui-même. L’intelligence abstraite est la mort, le sens est la vie des choses ; l’intelligence les dissout comme la mort dans leurs éléments ; mais elles n’existent, elles ne sont ce qu’elles sont que tant que ces éléments sont réunis dans le faisceau des sens.


“ Quelle différence entre le sentiment du beau ou du bien et le sentiment du doux et de l’amer sur la langue ! ” Bien sûr, la différence est grande ; mais est-ce là une raison pour attribuer l’un à un être sensible et l’autre à un être au-dessus et en dehors des sens ? Le goût esthétique peut-il s’accorder avec le goût des glands ou de la chair crue ? L’estomac de l’homme cultivé n’est-il pas lui-même tout différent de celui de l’homme sauvage ? Ne voit-on pas fleurir la cuisine là où fleurissent les beaux-arts ? Le vin des dithyrambes mûrit-il là où l’on ne boit que de l’eau ? La beauté est-elle sentie, honorée et représentée comme une déesse là où l’on ne fait pas la cour à une Phryné ? L’idée du Jupiter Olympien peut-elle être imaginée et sculptée là où l’homme n’a pas un visage comme l’olympien Périclès ? L’esprit grec n’a-t-il pas besoin du corps grec, l’ardente imagination orientale du sang de l’Orient ? Le cœur féminin ne répond-il pas au corps féminin ? La femme, dont le sentiment est si tendre et si délicat, n’a-t-elle pas une peau plus fine et plus sensible, des os plus ténus, des nerfs plus grands en comparaison de son cerveau, que l’homme ? La jeune vierge n’a-t-elle pas de tout autres sentiments, de tout autres désirs et de tout autres pensées que l’enfant chez qui la différence sexuelle n’est pas encore devenue chair et sang ? Est-il possible de séparer l’âme, c’est-à-dire la qualité, le mode de la sensation, de la volonté et de la pensée, du mode, de la qualité de la manière d’être particulière du corps lui-même ?


L’homme se distingue de l’animal en ce qu’il est le superlatif vivant du sensualisme, l’être le plus sensible et le plus sensuel du monde. Il a les mêmes sens que l’animal, mais chez lui la sensation, au lieu d’être relative, subordonnée aux besoins inférieurs de la vie, devient un être absolu, son propre but, sa propre jouissance. Lui seul éprouve une joie céleste dans la contemplation désintéressée du ciel et des étoiles ; lui seul, pour l’unique plaisir des yeux, ne peut se rassasier de l’éclat des pierres précieuses, du miroir des eaux, des couleurs des fleurs et des papillons ; lui seul a l’oreille charmée par le son du métal, le chant des oiseaux, le murmure des sources, le bruissement des feuilles et du vent ; lui seul répand en l’honneur de la jouissance presque superflue de l’odorat des flots d’encens comme pour un être divin ; lui seul enfin trouve une jouissance infinie dans le simple toucher avec la main, dans les caresses de la femme. L’homme est donc homme parce qu’il n’est pas comme l’animal un sensualiste borné, mais un sensualiste absolu, parce que toutes les choses sensibles, et non pas une seule, parce que le monde, l’infini, sont simplement pour eux-mêmes, c’est-à-dire pour la jouissance purement esthétique, l’objet de ses sens et de ses sensations.


Qu’est-ce que l’esprit ? Qu’est-il par rapport aux sens ? Ce que le genre est aux espèces. Le sens est universel et infini, mais seulement dans son domaine et à sa manière ; l’esprit, au contraire, est universel absolument ; il n’est pas lié à un domaine particulier, il embrasse toutes les données des sens, tout le réel, tandis qu’eux, les sens, ne comprennent que des réalités spéciales, exclusives. C’est par sa généralité qu’il est au-dessus d’eux, qu’il fait de leur esprit provincial un esprit commun, qu’il les concentre dans une unité qui résume tout. Les plantes, au pluriel, sont l’objet des sens ; la plante, au singulier, n’est objet que de l’esprit. Mais, de même que la plante en général n’est pas un être surnaturel dans le sens que donne à ce mot l’imagination spéculative, bien que les sens ne la perçoivent pas, de même l’esprit n’est rien de surnaturel, bien qu’il soit inaccessible à la perception externe.


L’homme ne peut pas, ne doit pas nier les sens ; si pourtant il va jusqu’à les nier en se mettant en contradiction avec sa propre nature, il sera ensuite obligé de les affirmer, de les reconnaître ; mais il ne pourra alors le faire que d’une manière négative, contradictoire et fantastique. L’être infini auquel l’homme, dans la religion, fait le sacrifice de ses sens, n’est pas autre chose que l’essence du monde réel devenu objet de l’intelligence, de la fantaisie, et par cela même idéalisé. L’idée de Dieu renferme celle de tous les biens, de toutes les joies, de tous les plaisirs sensibles. “ O Seigneur ! s’écrie saint Anselme, un des plus grands penseurs du christianisme, ta splendeur et ta félicité se dérobent aux regards de mon âme, et c’est pourquoi elle erre sans cesse, plongée dans le malheur et les ténèbres ; elle regarde autour d’elle et ne voit point ta beauté ; elle écoute et n’entend point ton harmonie ; elle sent et ne perçoit pas ton odeur ; elle tâte et n’apprécie point la finesse de ton toucher, car tu as tout cela, Seigneur Dieu, d’une manière indicible en toi, puisque tu l’as donné d’une manière sensible aux choses que tu as créées. ”

Le bonheur, la félicité, voilà le dernier mot de la religion et de la théologie. Et qu’est-ce que la félicité ? Le bonheur que procurent les sens en tant qu’objet de l’imagination, et des besoins, des désirs du cœur. Cette assertion, que le christianisme ne veut qu’une félicité spirituelle, est un mensonge des ignorants et des hypocrites modernes. Ce qui distingue le christianisme du paganisme philosophique lequel n’admettait qu’une immortalité de l’intelligence et de la raison, c’est qu’il a proclamé, par le dogme de la résurrection des corps, qu’une immortalité et une félicité charnelles sont le dernier but de l’homme et l’expression de sa vraie nature. “ Bienheureux celui qui aura ce bien en partage ! (Dieu ou la félicité, car c’est tout un) s’écrie encore saint Anselme ; tout ce qu’il désirera lui sera accordé, tout ce qu’il détestera n’existera plus ; là sont tous les biens du corps et de l’âme, tels qu’aucun œil ne les a vus… Aime le bien unique dans lequel sont contenus tous les autres, et tu as assez… Qu’aimes-tu, ma chair ? que désires-tu, mon âme ? Là se trouve tout ce que vous aimez, tout ce que vous désirez. Voulez-vous la beauté ? là les justes brillent comme le soleil. Voulez-vous la légèreté, la force, la liberté du corps ? là vous serez semblables aux anges du Seigneur ”, etc. — Il en est de la philosophie comme de la théologie et de la religion. Quel que soit son éloignement pour les sens, ses idéalités, ne sont pas autre chose que les phénomènes sensibles idéalisés par l’abstraction. Que sont, par exemple, l’existence, la qualité, la quantité, ces catégories fondamentales de la logique d’Hegel, si ce n’est, des attributs des choses réelles ? Que sont les formes du jugement, sinon les rapports par lesquels notre, intelligence lie entre elles les choses du monde réel ? Dans l’Empyrée de la logique, l’organisme, la vie, ne sont-ils pas reçus au sein de l’idée absolue, de même que dans le ciel théologique le corps du Christ est reçu dans le sein de la divinité ? Le secret de la vie n’est-il pas contenu tout entier dans les sens ? N’est-il pas plus raisonnable de chercher à connaître le monde réel par les sens que d’une manière indirecte, mystique et fantastique comme la religion, ou d’une manière logique et abstraite comme la philosophie ? Au lieu de jouir du bonheur sensuel que contient la divinité, ne vaut-il pas mieux jouir du bonheur divin que contiennent les sens ? Au lieu d’étudier l’organisme de la logique ne vaut-il pas infiniment mieux étudier l’organisme de la réalité ?


Celui qui ne reconnaît pas, qui n’éprouve pas par lui-même que la science est une vie, précisément l’autre vie pour l’homme, celui qui n’ajoute pas la vie des autres à la sienne, celui-là est dans le monde comme un vrai Gaspar Hauser[1] ; il s’y trouve exposé seul, orphelin, comme dans un désert ; il se fait l’effet d’un champignon venu dans une nuit ; son existence est pour lui une énigme, et pour se délivrer au moins en imagination de la secrète terreur que lui inspirent ce vide et cette solitude, il est obligé d’avoir recours au postulatum de l’avenir. L’aphorisme paradoxal de notre vie ne perd sa signification fragmentaire, n’acquiert un sens vrai et raisonnable que quand on le lit dans son rapport avec le grand texte du passé.


Dans le monde extérieur, dans la sphère de la vie active, nous reconnaissons volontiers que nous sommes les sujets d’un gouvernement tout-puissant qui unit toutes choses par des liens éternels ; mais dans notre propre maison, c’est-à-dire dans notre tête, nous nous imaginons que nous sommes maîtres absolus et que nous pouvons, selon notre bon plaisir, faire sortir nos pensées du cerveau comme des poches d’un habit. Il n’est rien de plus faux ; même dans l’esprit, même dans nos productions les plus libres, hommes du passé, hommes du présent, hommes de l’avenir, nous sommes tous liés les uns aux autres comme les anneaux d’une même chaîne. Chacun pense et écrit aux dépens d’un autre. La littérature est un ouvrage qui se continue toujours en un nombre indéfini de volumes ; les pensées qui nous semblent le plus nous appartenir se rattachent, bon gré, mal gré, à celles de nos prédécesseurs dans ce touvrage immense ; ce que nous produisons de plus original n’est qu’un plagiat des leçons particulières que nous entendons en nous-mêmes sous l’influence de l’esprit universel. Et ce sont justement les grands écrivains auxquels nous attribuons le plus d’originalité et d’indépendance qui prouvent de la manière la plus frappante qu’ils ne sont que le résultat, que le produit des temps antérieurs. C’est en passant sur les cadavres de leurs devanciers qui ont acheté leur victoire par la mort qu’ils entrent en triomphe dans le temple de l’immortalité. Comme les grands de la terre, ils arrivent seulement quand tout est prêt pour les recevoir, quand tous les obstacles sont écartés, quand les rues sont balayées et éclairées de splendides illuminations, tandis que leurs pauvres ancêtres, obligés de passer au milieu des ténèbres les plus profondes dans des déserts sans chemins, y ont souvent perdu la vie de la manière la plus misérable. Les grands esprits ont malheureusement la mémoire très-courte ; arrivés au sommet de leur gloire, ils rougissent de leur origine, ils oublient que ce n’est qu’à l’appui de leurs frères qu’ils sont redevables des moyens par lesquels ils se sont élevés si haut, et que ce n’est qu’à leurs dépens qu’ils sont devenus de si grands hommes. Mais nous ne devons pas trop leur reprocher cette ingratitude. L’humanité cache partout dans une nuit profonde les commencements de la civilisation et plonge dans la nuit de l’oubli tous les travailleurs qui ont préparé chaque époque brillante de sa vie : c’est tout simplement, à ce qu’il paraît, par honte d’avoir eu besoin de tant de temps et de tant d’essais pour arriver à produire enfin quelque chose de parfait. La nature aussi nous fait de la génération un mystère, non point parce que cet acte est d’une profondeur impénétrable pour l’esprit humain, mais vraisemblablement par pudeur, parce que les moyens qu’elle emploie sont par trop simples, et que, si nous pouvions voir le dessous des cartes, nous ririons d’étonnement de n’avoir pas eu depuis longtemps la même idée.


“ La mort visible n’étend son action que sur les choses visibles, que sur les choses sensibles ; elle n’enlève par conséquent à l’homme que la partie passagère de son être. ” — N’y a-t-il donc que les choses sensibles qui soient passagères ? Les choses spirituelles ne le sont-elles pas aussi ? Ne voyons-nous pas périr les États, les systèmes, les religions, les dieux de l’humanité ? L’esprit du dix-huitième siècle est-il le même que celui du dix-neuvième ? L’esprit de l’enfant est-il le même que celui de l’homme ?

Chaque œuvre écrite par toi est un miroir de ton être, est l’expression complète de tes facultés au moment où tu l’écris ; elle est ce que tu penses et ce que tu peux penser de mieux. Néanmoins, cette œuvre qui, à priori, avait pour toi une valeur immortelle, perd cette valeur avec le temps. Il en est de même de l’homme ; chacun est un miroir de l’univers, chacun est une œuvre où la nature écrit tout ce qu’elle pouvait écrire dans telles ou telles conditions et circonstances, et chacun, à la lecture de cette œuvre, en est si enthousiasmé, qu’il la proclame, à priori, immortelle. Mais bientôt il devient évident, à posteriori, il est vrai, que cet écrit n’était pas l’opus posthumum, l’œuvre suprême de la nature, que dans son activité créatrice éternelle la nature remplace cette œuvre par une autre, parce que, sujette elle-même au changement, elle ne se reconnaît plus dans son ancien miroir. Si l’univers restait toujours le même, il n’y aurait jamais que les mêmes individus ; du moment qu’il change, il est nécessaire que des êtres nouveaux viennent y prendre place pour concentrer et refléter en eux cette métamorphose. Aussi passager est l’homme, aussi passager est son esprit. “ Quoi ! l’esprit ? l’esprit qui triomphe de l’espace et du temps, qui mesure la distance des étoiles, qui embrasse l’infini ? ” Mais ne vois-tu pas aussi l’infini se réfléchir dans tes yeux ? Le monde des étoiles pourrait-il être objet de ton esprit s’il n’était pas objet de ta vue ? Et pourtant tu vois s’éteindre cet œil qui seul te révèle les merveilles du ciel ; comment fais-tu accorder ce phénomène avec la nature céleste, universelle du sens de la vue ? Pourquoi, perdu dans la contemplation des magnificences de l’esprit, oublies-tu de contempler les magnificences de l’œil, des sens, du corps en général ? Le corps est-il, comme l’assurent le platonisme et le christianisme, une chaîne importune pour l’esprit ? Quelle absurdité ! Le corps est le fondement de la raison, le lien de la nécessité logique ; seul il empêche que les pensées de l’homme aillent se perdre dans le champ indéfini de la fantaisie. En ce sens il est bien une chaîne, mais cette chaîne a été attachée à notre folie par la police de la nature. ” — “ Nous pourrions bien, dit encore dans le dix-neuvième siècle le manichéisme chrétien, connaître l’Amérique, l’Afrique, et toutes les parties de la terre qui nous sont restées inconnues jusqu’à ce jour, si notre corps ne nous retenait au lieu de notre naissance. ” — N’as-tu donc pas des jambes pour te porter en Afrique ou en Amérique ? Il est vrai qu’un voyage à pied te paraît trop pénible et trop ennuyeux ; tu aimerais mieux, comme un ange chrétien, passer dans ton vol au-dessus des montagnes de difficultés qui mettent obstacle à ta connaissance de la terre ; mais ne vois-tu donc pas qu’une connaissance prise au vol ne pourrait être que superficielle ? Ne vois-tu pas que la pesanteur du corps est le fondement d’une science vraiment solide, vraiment sérieuse ? Depuis quand les chrétiens ont-ils quelque idée de la terre, de la nature en général ? Depuis qu’ils ne regardent plus le corps comme un obstacle pour l’esprit, depuis qu’ils en font le moyen de connaître les choses, au lieu de planer au-dessus de la terre comme des esprits célestes dans l’essor de leur fantaisie. “ Nous aurions bien, ajoute le manichéisme rationaliste, le pouvoir de connaître et de comprendre ce que sont et ce que contiennent la lune, Mercure, Vénus, les autres planètes, les comètes et le soleil ; mais le corps est pour nous un invincible obstacle. ” — Quelle ridicule assertion ! N’est-ce pas le corps, l’œil, qui nous permet de nous élever jusqu’au soleil et aux étoiles ? La richesse de l’astronomie moderne ne vient-elle pas de ce qu’elle voit ce que l’astronomie ancienne ne pouvait voir ? La pesanteur qui nous attache à la terre est un lien raisonnable ; elle nous crie aux oreilles le précepte de Socrate : “ Connais-toi toi-même ” ; elle nous fait entendre que nous ne devons pas, comme les chrétiens, oublier la terre pour le ciel, et qu’il nous faut nous contenter des connaissances que l’homme a eues jusqu’ici des étoiles et de celles qu’il pourra acquérir dans le cours du temps, parce que nous savons déjà ce qui est nécessaire, essentiel. Cela ne satisfait pas assurément notre curiosité ; mais qui peut la satisfaire ? Ses questions sont inépuisables. Il n’est donc rien de moins logique que de prendre parti seulement pour l’esprit dans la question de l’immortalité de l’âme, comme si les sens n’avaient pas aussi leur bon petit mot à dire dans cette circonstance. L’esprit, l’être sans corps, sans limitation dans le temps ni dans l’espace, est assurément per se immortel ; mais cet être n’est pas un être réel, il n’est que le produit, que l’essence de l’imagination de l’homme. Tu peux bien en imagination traverser en un instant tous les temps et tous les espaces ; mais remarque-le bien : ce ne sont que des temps et des espaces imaginaires. « Je puis penser, dit le spiritualiste lorsqu’il développe les premiers principes de sa théologie, qu’il n’y a aucun corps, aucun homme, aucun monde. » — Est-ce là une raison pour croire qu’il n’y a ni homme, ni corps, et qu’indépendamment du corps tu peux être et penser ? Pourquoi veux-tu donc donner une existence immortelle à cet être que tu regardes comme distinct du corps ? Prouve seulement que ce n’est pas une pensée pure, pure imagination, qu’il existe. Mais le peux-tu ? Impossible. La seule existence véritable, réelle est l’existence sensible.


« Les docteurs brilleront comme l’éclat du ciel. » « On voit par ces paroles de Daniel, ajoute ici un théologien du siècle dernier, non-seulement qu’il y aura des degrés de bonheur pour les élus, mais encore et surtout que les savants auront en partage une gloire plus grande que les ignorants. » Les paroles de saint Jérôme sur ce sujet sont trop belles pour qu’on se dispense de les citer. « On a coutume de demander, dit-il, si deux saints, dont l’un est savant et l’autre ignorant, recevront dans le ciel la même récompense. Suivant l’opinion de Théodotian, les savants seront brillants comme le ciel, et les autres justes sans instruction brilleront seulement comme les étoiles. » Voyez ! dans le christianisme, la vanité humaine ne finit pas même à la mort ; même dans le ciel, l’un veut briller plus que l’autre, celui-ci avec l’éclat de la lune, celui-là avec l’éclat du soleil ; même dans le ciel, il y a entre les élus des différences comme ici-bas. Il avait, ma foi ! raison ce nègre qui, rejetant l’immortalité chrétienne qu’on lui offrait, faisait cette réponse : « À la mort, tout est fini, du moins chez nous autres nègres. Je ne veux point d’autre vie, car peut-être y serais-je encore votre esclave comme dans celle-ci. »




« Les Tchérémisses avouaient qu’ils ne se sentaient pas dignes d’être appelés à une autre vie après la mort. » — Et ne devrions-nous pas tous, tant que nous sommes, avoir assez de sincérité pour reconnaître aussi que nous sommes indignes de vivre de nouveau ? Comment, en effet, passons-nous cette vie ? Dans des réunions pleines d’ennui, dans des caquets mesquins de petite ville, dans des luttes politiques, au milieu de discordes religieuses, de folles discussions savantes, de tracasseries domestiques, en un mot au milieu de petitesses et d’absurdités de toute sorte. Et pourquoi la passons-nous ainsi ? Parce que nous avons trop peu ? Non ! Parce que nous avons trop de temps. Combien d’hommes vivraient heureusement si le jour était plus court-de moitié Combien de vieillards retombent dans l’enfance ? Combien d’hommes jeunes encore se survivent, pour ainsi dire, parce qu’ils sont morts de corps et d’esprit ! Que peuvent-ils faire alors de ce superflu de vie qui leur reste, sinon le dissiper misérablement ou l’employer à rendre amère la vie des autres ? Avant de nous demander si nous sommes dignes d’une autre vie, demandons-nous donc d’abord si nous sommes dignes de celle-ci.




De quelque manière qu’on se représente la mort, elle est toujours la négation de cette vie. La religion dit au père à qui la mort a enlevé son enfant : « Console-toi, ton enfant n’est pas mort ; il vit ! » Bien ! mais il vit une vie plus terrible que la mort même ; car il vit là où ne sont ni ses parents, ni ses frères et sœurs, ni ses joujoux ; il vit dans la séparation d’avec les objets qui lui sont les plus chers, dans la douleur d’enfer des regrets qui le dévorent. La sophistique de la théologie peut bien, par la puissance de l’imagination, faire croire que les morts ne sentent pas la mort, qu’ils ne regrettent pas leurs compagnons de vie ; mais le cœur de l’homme qui n’est pas encore corrompu, qui est encore capable de distinguer la réalité de l’apparence, la vérité du mensonge, ce cœur ne se laisse pas tromper par les ruses de la théologie sur la vérité et la sainteté de sa douleur. Il dédaigne même toutes les fausses consolations de la religion, il regarde comme un crime envers les morts qu’il a aimés de ne pas sentir leur perte de la manière la plus vive et de pouvoir s’en consoler. Pour lui la douleur est un sacrifice sacré qu’il offre aux mânes de l’être disparu. Les hommes s’illusionnent quand ils croient que c’est la puissance de la religion, de la foi qui les console ; ils attribuent à Dieu ce qui a son fondement dans des causes naturelles relies. Parmi ces causes, on peut compter la puissance de notre persuasion intime que la mort est naturelle et inévitable, la puissance des larmes et des plaintes par lesquelles notre douleur peut se faire jour, la puissance de la participation des autres à nos regrets, la puissance du temps la puissance des habitudes de chaque jour, la puissance de l’amour de la vie, de l’égoïsme, du tempérament. Nous avons en cela une preuve évidente que l’homme met sur le compte de la religion ou de la divinité ce qui peut s’expliquer par un nombre infini de causes dont les unes peuvent être parfaitement connues, tandis que les autres échappent à nos recherches, et que le mot Dieu n’est qu’un mot court et commode par lequel l’homme embrasse l’infinie variété du monde réel pour se dispenser de la peine d’en apprendre et d’en connaître en détail les principes et les lois.




« Ce qu’il t’importe de croire, c’est qu’après cette vie il y a une autre vie dans le ciel… Si tu ne crois pas cela, je ne donnerais pas un zeste de ton dieu. Fais donc désormais tout ce qu’il te plaira de faire, car, s’il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas non plus de diable ni d’enfer, et quand l’homme meurt, tout est fini pour lui comme pour un arbre tombé, comme pour une vache morte. Menons donc joyeuse vie, buvons et mangeons jusqu’à la gorge, car demain nous ne serons plus, comme dit saint Paul. » (I Cor., 15.) — Ces paroles de Luther sont un témoignage éclatant de la grossièreté du christianisme, qui ne fait que dans l’autre vie une différence entre l’homme et la vache, entre l’acte de boire et de manger d’une manière digne de l’homme et ce même acte accompli d’une façon bestiale. Mais non-seulement grossière, insensée est la conclusion que le christianisme tire de la mortalité de l’homme. C’est parce que nous ne devons pas toujours vivre que nous ne voulons pas dès à présent nous enlever la vie « par la débauche, le viol et le meurtre », comme dit Luther, ni la rendre amère par la folie et la méchanceté. L’homme meurt tout aussi bien que l’animal, mais il en diffère en ce qu’il sait et voit d’avance sa mort, et qu’il peut en faire l’objet même de sa volonté. Je dois mourir, mais non-seulement je dois, je veux aussi mourir. Ce qui a son fondement dans ma nature, dans mon être, ne peut être en contradiction avec moi, ne peut pas exciter ma volonté à la révolte. Non ! ma volonté doit être d’accord avec ma nature, et par conséquent ma mort, comme résultat nécessaire de cette nature, doit être une affaire de ma volonté comme toute autre nécessité naturelle. Si le chrétien a honte de la mort comme d’un acte bestial, qu’il rougisse aussi de l’acte de la reproduction de l’espèce, et qu’au lieu de se marier il se jette dans un cloître. Un être céleste, immatériel, ne meurt point, mais il ne peut pas non plus avoir d’enfants. Ce qui prouve que la mort est parfaitement d’accord avec la nature de l’homme, c’est que la plupart des vieillards n’en ont aucune crainte, que souvent même ils la désirent[2]. Chez Kant, ce désir, augmenté par le marasme, allait jusqu’à l’impatience ; ce n’est point qu’il aspirât à une autre vie, car peu de temps avant sa fin, comme on lui demandait ce qu’il espérait de l’avenir, « rien de déterminé », répondit-il ; et une autre fois : « Je n’en sais rien du tout. » — Vraies et belles sont par conséquent les paroles avec lesquelles Cicéron termine son Traite de la Vieillesse : « Quodsi non sumus immortales futuri, tamen exstingui homini suo tempore optabile est. Nam habet natura ut aliarum rerum sic vivendi modum, senectus autem peractio aetatis est tanquam fabulae, cujus fatigationem fugere debemus, praesertim adjuncta satietate.




« Les Kamtschadales croient que ceux qui étaient pauvres dans ce monde seront riches dans l’autre, et que les riches, au contraire, y seront pauvres, afin qu’il se fasse ainsi une certaine compensation. Ils regardent comme inutile toute autre rémunération, soit pour le bien, soit pour le mal, parce que, selon eux, celui qui sur la terre s’est rendu coupable soit de meurtre, soit de vol, soit d’adultère, est suffisamment puni. S’il n’a pas été frappé ou tué, disent-ils, du moins il n’a pas trouvé d’amis, et dans le malheur il est toujours resté sans secours et sans consolation. » — Ces Kamtschadales ne devraient-ils pas faire rougir les chrétiens, qui, ne trouvant pas suffisants les châtiments que la société et la nature ont attachés au crime, sentent encore le besoin d’un juge suprême, et reconnaissent ouvertement qu’ils seraient vagabonds, meurtriers, voleurs et adultères, si les quelques centimes qu’ils offrent en sacrifice à leurs frères, non par amour, mais sur l’ordre du maître, ne leur étaient pas rendus mille fois dans le ciel ? O christianisme ! dois-je encore m’écrier, tu es l’égoïsme le plus grossier et le plus commun sous l’apparence de l’amour le plus dévoué. C’est l’égoïsme qui est pour toi le principe de l’univers sous le nom du dieu qui n’a créé la nature que pour les besoins et les plaisirs de l’homme, et c’est encore le même égoïsme qui, sous le nom de ciel, dédommage l’homme, à la fin de ce même univers, des inconvénients et des maux attachés à la jouissance de la nature !




« Les Russes croyaient encore, au temps de Pierre le Grand, que les czars et les boyards iraient seuls dans le ciel. » — Les gens qui font mourir le corps et qui laissent l’âme lui survivre éternellement en sont au même point. Le boyard, ou plutôt le czar, c’est l’esprit ; le sujet, le Russe, c’est le corps. Mais, de même que la majesté du czar n’existe que dans l’imagination du Russe, de même la majesté de l’esprit n’existe que dans l’imagination de l’homme et provient de son ignorance. Le Russe, qui ne connaît point l’histoire de son empereur, ne sait pas que cette majesté, si l’on en recherche l’origine, se réduit à la fin à celle d’un gardien de pourceaux ou d’un homme de toute autre condition pareille, et cette ignorance fait que pour lui le czar est un être d’imagination, un être puissant de par la grâce de Dieu ; de son côté, le spiritualiste ne sait n’en de la chronique scandaleuse de l’esprit, rien de l’histoire naturelle de la formation de ses fantaisies et de ses abstractions surnaturelles, rien de son identité avec l’essence matérielle de l’homme ; aussi en fait-il un être d’essence divine, c’est-à-dire un être qui n’existe que grâce à sa puissance d’abstraction, à son imagination et à son ignorance. Le Russe ne sait pas que le czar n’est czar que pour lui Russe, que l’homme n’est pas fait pour l’État, mais l’État pour l’homme, que la majesté n’est proclamée sacrée qu’afin que sa propre personne, sa vie et ses biens soient aussi sacrés ; que par conséquent l’éclat de cette majesté n’est qu’un éclat réfléchi, emprunté ; et le spiritualiste ignore complètement que l’homme n’est pas fait pour l’esprit, mais l’esprit pour l’homme ; que l’être matériel, sensible, n’est pas un attribut de l’esprit, mais au contraire l’esprit un attribut de l’être sensible ; qu’un être matériel seul sent le besoin de la pensée, et que par conséquent le monde des sens est le fondement, la condition de la raison ou de l’intelligence. Et cette condition n’est pas apparente, transitoire, comme veut le prouver la dialectique d’Hegel ; c’est une condition éternelle, une éternelle vérité.




« Que peuvent contre le sentiment toutes les raisons que vous opposez aux croyants pour nier l’existence d’une autre vie ? J’ai le pressentiment de mon existence future, je sens que je suis immortel ; je le suis par conséquent, car le sentiment ne peut tromper. » — C’est vrai, le sentiment ne peut tromper, mais non pas le sentiment qui est un produit de l’imagination. Dans les rêves, dans certaines maladies morales et physiques l’homme sent réellement toutes les impressions que peuvent produire les événements imaginaires que sa fantaisie met en jeu ; il ne s’ensuit pas pour cela que ces événements soient réels, et il en est de même pour les illusions de l’esprit. Le seul sentiment infaillible, c’est le sentiment immédiat qui suppose la présence claire comme le soleil de l’objet qui l’occasionne ; c’est le sentiment de l’existence le sentiment que tu es. Mais comment peux-tu sentir que tu seras ? L’avenir n’est pas encore, il n’est qu’un objet de l’imagination. Et comment peux-tu sentir surtout que tu seras après la mort, sentir à travers ce mur de séparation entre ton existence présente et ton existence future ? Ce n’est donc que la fantaisie qui peut, malgré la mort, faire briller devant toi l’image d’une existence que tu sens, par cela même que tu l’imagines ; mais le sentiment produit par l’imagination n’a aucune autorité et aucune valeur. Le sentiment ne peut te dire ni si tu seras ni si tu ne seras pas ; il te dit seulement que tu es, et rien de plus. Il ne sait rien de la mort et rien de l’immortalité, rien du déisme et rien de l’athéisme. Le sentiment est un enfant éternel, et l’enfant ne sait pas s’il y a un Dieu ou non. « En vérité, je vous le dis, si vous ne changez et ne devenez semblables à ces petits enfants, jamais vous ne verrez le royaume du ciel » (c’est-à-dire le règne de l’humanité).




« L’occasion d’acquérir la vie éternelle, disent les chrétiens, du moins les anciens chrétiens, n’a été donnée par Dieu à l’homme qu’en cette vie. » — « Passagère est cette vie, et cependant c’est en elle que nous pouvons gagner l’éternité ou la perdre ; pitoyable est notre existence ici-bas, et cependant c’est seulement ici que nous pouvons mériter le bonheur ou le malheur éternels. » — La vie présente détermine donc pour l’éternité tout entière le mode, la qualité de l’existence future. La première était-elle bonne, la seconde le sera aussi ; la première était-elle mauvaise, la seconde le sera également. La vie terrestre n’a donc pas en vérité une importance passagère, mais une importance éternelle, infinie. J’ai vécu, une fois pour toutes, car ma qualité essentielle ne change jamais, l’avenir n’est qu’un écho du présent. C’est ainsi que l’ancien christianisme lui-même confirme cette vérité que la vie future n’est que la vie présente continuée dans le temps par l’imagination.




Tu dois croire, oui ! mais croire qu’entre les hommes il peut y avoir un amour véritable, croire que le cœur humain est capable d’un amour infini, miséricordieux, d’un amour à qui il ne manque aucune des qualités de l’amour divin.




Il n’y a qu’un mal, — c’est l’égoïsme. Il n’y a qu’un bien, — c’est l’amour.



“ L’homme triomphe de tout ” ; oui, mais seulement quand ce triomphe est pour lui une nécessité : tout lui est possible quand le besoin est là. O nécessité sacrée ! je consens volontiers à perdre ma liberté si tu veux m’accorder ta force !


Le temps est la source de toute poésie. Le regard jeté sur le passé est une piqûre au cœur qui ouvre la veine poétique. Le passé est par lui-même le beau temps, il brille au clair de lune du souvenir, il est déjà idéalisé, parce qu’il n’est plus qu’un objet de l’imagination. La plus ancienne histoire est partout poésie, et les premiers chants d’un peuple parlent toujours des temps et des hommes qui ne sont plus.


Dans l’espace, la partie est plus petite que le tout ; dans le temps, au contraire, elle est plus grande, du moins subjectivement, parce que la partie dans le temps est seule réelle, tandis que le tout n’est qu’un objet de la pensée et qu’une seconde dans la réalité nous paraît durer plus longtemps qu’une année entière dans l’imagination.


C’est chose étrange, quoique facile à expliquer, que précisément les hommes qui prennent le moins de part aux progrès de l’humanité, et même en sont les ennemis les plus acharnés, qui par leurs idées religieuses et politiques en sont encore au même point que les siècles depuis longtemps écoulés, qui, par conséquent, montrent dans cette vie le moins de tendance au perfectionnement, soient néanmoins ceux qui proclament le plus haut la satisfaction de ce penchant comme le fondement de la nécessité d’une autre vie.


D’où vient le combat du présent ? D’où vient notre révolte contre ceux qui, les yeux obstinément tournés vers le passé, en religion nous renvoient à la Bible, en politique nous donnent le droit historique comme la dernière raison des choses ? L’humanité demande maintenant le salaire de son travail ; elle ne veut pas avoir pensé, souffert et combattu en vain ; elle veut jouir de ce qu’elle a conquis par des efforts de chaque jour continués pendant des siècles. On n’a pas pu empêcher son travail, on l’a même favorisé, et pourtant on veut aujourd’hui ne pas lui en payer encore le prix.


L’humanité doit, si elle veut fonder une nouvelle époque, rompre entièrement avec le passé ; elle doit d’abord poser en fait que ce qui a été jusqu’ici n’est rien. Ce n’est que par ce moyen qu’elle peut gagner ardeur, énergie et force pour des créations nouvelles. Tout ce qui se rattacherait à l’état présent des choses ne ferait que paralyser l’essor de son activité. Elle doit être par conséquent injuste, partiale. La justice est un acte de critique ; mais la justice n’en vient jamais à l’action, elle ne fait que la suivre.


L’époque moderne est considérée par les catholiques comme un nouveau péché originel. Elle l’est en effet, comme en général toute époque qui a proclamé dans le monde un nouveau principe, parce que toujours ce qui est vieux est déclaré sacré et inviolable ; mais ce n’est pas seulement un péché “ dont par la grâce de Dieu les conséquences ont été favorables, ” c’est un péché qui par lui-même a été utile et bienfaisant, parce qu’il était nécessaire. Et la nouvelle Ève, qui a fait perdre à l’homme le paradis de la simplicité catholique en l’entraînant à cueillir le fruit défendu de l’arbre de la science, n’est pas autre chose que la matière. L’époque moderne diffère du moyen âge en ce qu’elle a élevé la matière, la nature au rang de réalité ou de vérité divine ; en ce qu’elle a compris l’être absolu, non pas comme un être extrasensible, distinct du monde, mais comme un être identique au monde, comme un être réel. Monothéisme, voilà l’essence du moyen âge ; panthéisme, voilà l’essence du monde nouveau et de la philosophie nouvelle[3]. Ce n’est qu’à la conception panthéiste de l’univers que nous devons toutes les grandes découvertes et toutes les productions des derniers temps dans les arts et dans les sciences. Comment en effet l’homme pourrait-il s’enthousiasmer pour l’étude du monde, si ce monde était un être différent de Dieu et séparé de lui, par conséquent un être non divin ? S’enthousiasmer pour une chose, c’est la diviniser ; enthousiasme est divinisation.


Il s’agit maintenant avant tout de détruire l’ancienne scission entre le ciel et la terre, afin que l’humanité se concentre de toute son âme et de toutes les forces de son cœur sur elle-même et sur le présent ; car cette concentration seule produira une vie nouvelle, de nouveaux grands hommes, de grands caractères et de grandes actions. Au lieu d’individus immortels, “ la nouvelle religion ” demande des hommes complets, sains de corps et d’esprit. La santé a pour elle plus de valeur que l’immortalité.

L’univers n’est peu de chose que pour l’homme qui n’est rien ; il n’est vide que pour celui qui est vide lui-même. Le cœur, du moins le cœur vraiment sain, a ici-bas pleine et entière satisfaction. Une “ nouvelle religion, ” qui proposerait de nouveau à l’homme une vie future comme but de ses efforts, serait aussi fausse que le christianisme ; elle ne serait pas la religion de l’action et de la pensée qui ne vivent que dans le présent éternel, mais la religion de la fantaisie, car la fantaisie seule est l’organe de l’avenir ; elle ne serait pas un progrès, mais un pas en arrière, car le protestantisme a déjà réconcilié à sa manière la religion avec le monde réel.

Le char de l’histoire du monde est un char étroit ; on n’y peut prendre place que si l’on saisit le moment favorable et si l’on renonce à toutes les commodités des vieux meubles historiques, pour n’emporter avec soi que ce qui est inaliénable, nécessaire, essentiel. Ceux qui émigraient de Prienne avec Bias, en traînant derrière eux leurs ustensiles domestiques, devaient trouver le philosophe “ très-abstrait et très-négatif. ” La philosophie émigre maintenant du christianisme comme Bias émigrait de Prienne. Celui qui ne peut pas en faire autant, qui veut renoncer au christianisme positif, mais en conservant l’idée du ciel chrétien, même avec des modifications, qu’il reste plutôt tout à fait dans le christianisme.


Quand la conscience que ce qui est humain est divin, que ce qui est fini, borné est infini se sera une fois emparée de l’homme, sera devenue chair et sang, alors on verra naître une poésie nouvelle et un art nouveau qui surpasseront en énergie, profondeur et inspiration tout ce qui a été produit jusqu’à ce jour. La croyance à la vie future est une croyance absolument impoétique. La source de la poésie, c’est la douleur. Celui-là seul qui est affligé de la perte d’un être borné comme d’une perte infinie est capable de s’élever à l’inspiration lyrique. Le charme douloureux du souvenir de ce qui n’est plus, c’est cela seul qui rend l’homme artiste et met dans son cœur le premier idéal. La croyance à la vie future, parce qu’elle fait de toute douleur un mensonge, ne peut être la source d’une inspiration véritable.


La nature unit partout la plus grande beauté et la plus grande profondeur à celles de ses productions qui paraissent à l’homme les plus communes. Pour penser d’une manière conforme à la nature, pour en suivre la méthode, il faut donc chercher dans les besoins et dans les phénomènes les plus ordinaires les plus hauts objets de la pensée ; il faut savoir trouver, môme dans les entrailles des animaux, un nutrimentum spiritus, une matière à la spéculation.


Toutes les sciences abstraites estropient l’homme ; les sciences naturelles seules le rétablissent in integrum, l’absorbent tout entier, le forcent à se servir de tous ses sens et de toutes ses facultés.


L’esprit doit aujourd’hui se délivrer, se rendre indépendant de l’État, comme il s’est rendu indépendant de l’Église. — La mort civile, c’est à ce prix seulement que l’immortalité de l’esprit peut être achetée et conquise.


“ Tous les hommes sont égaux devant Dieu. ” Oh oui ! dans la religion, comme l’histoire le prouve, les peuples civilisés ne se distinguent pas des peuples barbares, les sages des fous, les hommes cultivés de la populace. Aussi garde-toi bien de divulguer les secrets de la religion, si tu ne veux pas t’exposer aux injures de la basse populace comme à celles de la populace des classes supérieures, aux injures des savants comme à celles des ignorants.


Quelle religion est la religion de l’amour ? Celle dans laquelle l’homme trouve dans son amour pour les hommes les penchants de son cœur satisfaits, l’énigme de sa vie résolue, le but de son existence atteint, celle qui trouve par conséquent dans l’amour ce que le chrétien cherche en dehors de l’amour, c’est-à-dire dans la foi.


“ Tu dois aimer Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces ; voilà le premier commandement ; le second lui est pareil : tu dois aimer ton prochain comme toi-même. ” Mais comment le second commandement peut-il être égal au premier, si celui-ci absorbe déjà toutes mes forces ? Que restera-t-il de mon cœur pour l’homme si je dois aimer Dieu de tout mon cœur ?


“ Que peut-il venir de bon de Nazareth ? ” C’est ainsi que pensent toujours les sages et les prudents. Mais ce qui est bon, ce qui est nouveau, vient toujours d’où on l’attend le moins et est toujours autre qu’on ne se l’imaginait.


Toute idée nouvelle est reçue avec mépris, car elle commence dans l’obscurité. Cette obscurité est son génie protecteur ; insensiblement elle devient une puissance. Si dès l’origine elle en imposait à tous les regards, le vieil ordre des choses mettrait en œuvre tout ce qui lui reste de forces pour l’étouffer dans son berceau.


Quel est le signe le plus certain qu’une religion ne possède plus en elle-même aucune force vitale ? C’est lorsqu’on voit les princes du monde lui offrir le secours de leurs bras pour la remettre sur ses jambes.


“ Vous pouvez aller jusque-là, mais pas plus loin. ” Quelle prévoyance insensée ! Laisse-nous marcher seulement, et tu peux être sûr que nous ne marcherons pas toujours, mais qu’à un moment donné nous nous reposerons. Ton affaire, c’est d’accorder le mouvement ; lui poser des bornes, c’est l’affaire de la vie, l’affaire de l’histoire.


Rien n’est plus insensé que de reconnaître la nécessité d’une réforme mais de vouloir en même temps fonder le droit à la réforme sur le corpus juris civilis ou canonici. “ Je verrais d’assez bon œil sa doctrine, disait un cardinal de Luther, mais se laisser imposer une réforme de si bas, ce n’est point tolérable. ” Mais, mon cher cardinal, du sacré collége il ne sort que des papes et point de réformateurs. Une réforme n’arrive jamais in optimâ juris formâ, elle se produit toujours d’une manière originale, extraordinaire, illégitime. Celui qui a assez de courage et d’intelligence pour réformer, celui-là seul en a le droit. Tout réformateur est nécessairement un usurpateur, toute réforme est une violence de la part de l’esprit.


Tu ne peux connaître le présent seulement par l’histoire. L’histoire ne fait que te montrer la ressemblance d’un phénomène actuel avec un phénomène du passé ; mais elle ne t’en fait point connaître la différence, l’originalité l’individualité. Le présent ne peut être connu immédiatement que par lui-même et tu ne peux le comprendre que si déjà tu n’appartiens plus au passé, que si déjà tu n’es plus au nombre des morts mais au nombre des vivants.


“ La foi est nécessaire à l’humanité. ” — C’est vrai, mais pas précisément votre foi. Nous aussi, incrédules, nous croyons, mais juste le contraire de ce que vous, croyants, vous croyez.


L’humanité est toujours formée par elle-même, toujours elle puise en elle-même ses principes de théorie et de pratique. Comment peux-tu, par conséquent, te figurer que tu possèdes dans la Bible “ quelque chose de positif, d’absolu, d’immuable ? ” Les lettres de la Bible sont immuables, il est vrai, mais leur sens change aussi souvent que l’humanité change de manière de voir. Chaque époque ne lit dans la Bible que ses propres pensées, chaque époque a sa Bible particulière, sa Bible qu’elle fait elle-même.


L’action sensible, telle est l’essence du paganisme ; “ l’esprit ”, c’est-à-dire la parole abstraite, telle est l’essence du christianisme. La parole de Dieu n’exprime pas autre chose que la divinité de la parole. l’Écriture sainte pas autre chose que la sainteté de l’écriture. Ce christianisme n’a été parfaitement compris que par les Allemands, “ le seul peuple profondément chrétien. ” Aussi les Allemands sont tout et ont tout en parole, mais rien en action, tout en pensée, mais rien en fait, tout en esprit, mais rien en chair, c’est-à-dire tout sur papier, mais rien en réalité.


Dieu a été ma première pensée, la raison ma seconde, l’homme ma troisième et dernière. Le sujet de la divinité, c’est la raison, mais le sujet de la raison, c’est l’homme.


“ D’où vient l’homme ? ” Demande d’abord qu’est-ce que l’homme ? Quand tu connaîtras sa nature, naîtras aussi son origine.




« On ne peut faire dériver l’homme de la nature. » C’est vrai ; mais l’homme, tel que la nature l’a immédiatement produit, n’était pas encore un homme ; c’était un être purement naturel. L’homme est un produit de l’homme, de la civilisation, de l’histoire. Beaucoup de plantes et d’animaux ont même subi par ses soins une métamorphose si complète qu’il serait impossible de retrouver leurs originaux vivants. Veux-tu pour expliquer leur formation recourir à un Deus ex machina ?




Pourquoi nos connaissances sur la nature sont-elles si bornées et si défectueuses ? C’est que le savoir n’est ni le fondement ni le but de la nature.




« La science ne résout pas l’énigme de la vie. » Eh bien, après ? quelles conséquences en tires-tu ? qu’il te faut recourir à la foi ? Ce serait te mettre sous les gouttières pour éviter la pluie. Ce que tu dois faire, c’est vivre et agir. Les doutes que la théorie ne peut résoudre disparaîtront pour toi dans la pratique.




« Comment l’homme peut-il provenir de la nature. c’est-à-dire l’esprit de la matière ? » Réponds-moi d’abord à cette question : Comment la matière peut-elle provenir de l’esprit ? Si tu n’y trouves aucune réponse raisonnable, tu reconnaîtras que c’est seulement la question opposée qui peut te conduire au but.




« L’homme est l’être le plus élevé de la nature ; je dois donc le prendre pour point de départ si je veux m’expliquer l’origine et la marche de la nature. » C’est très juste ; mais chez l’homme la raison ne vient pas avant les années ; en lui la matière précède l’esprit, le manque de conscience la conscience, le manque de but l’idée de but, la sensualité la raison, la passion la volonté.




Faire de la philosophie une affaire de l’humanité, tel a été le but de mes premiers efforts. Mais quiconque entre une fois dans cette voie en arrive nécessairement à faire de l’homme l’objet de la philosophie et à détruire la philosophie elle-même, car elle ne peut devenir affaire de l’humanité qu’en cessant d’être philosophie. — La philosophie consiste non à faire des livres, mais à faire des hommes.




Autrefois la pensée était pour moi le but de la vie ; mais aujourd’hui c’est la vie qui est pour moi le but de la pensée.




Pour nous qu’est-ce qui est éternel ? C’est ce qui commence et finit avec notre conscience.




Que suis-je ? tu me le demandes ? Attends que je ne sois plus.



  1. Jeune homme qui vécut enfermé dans une cave obscure jusqu’à quinze ou seize ans.
  2. D’ailleurs la crainte de la mort ne prouve rien, parce qu’elle repose le plus souvent sur les idées les plus folles et les plus ridicules.
  3. Le mot panthéisme n’est ici qu’une expression générale, indéterminée, pour caractériser la direction des idées dans la philosophie moderne.