Feuillet Echec et mat/V

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Michel Lévy frères éditeurs (p. 20-21).

ACTE V.



Scène I.

LA REINE, LA DUCHESSE, en scène au lever du rideau.
LA DUCHESSE.

Votre Majesté daigne me reconduire jusqu’à mon appartement !

LA REINE.

Oh ! ne me remercie pas !… si je suis venue jusqu’ici, Diana, c’est que la chambre d’une reine n’est pas assez sourde, assez discrète pour ce que j’ai à te dire, pour ce que j’ai à apprendre de toi ! Diana, tu me caches quelque secret terrible !

LA DUCHESSE.

Moi, madame !

LA REINE.

Oh ! la tristesse est naturelle, je le sais, après le départ de ton mari ! mais ce n’est pas de la tristesse seulement que je vois dans tes yeux ; c’est de l’effroi, c’est de la terreur ! Depuis que je suis sortie de cet évanouissement, tu es là, près de moi à trembler que je ne t’interroge.

LA DUCHESSE.

Votre Majesté se trompe.

LA REINE.

Diana, pendant cet incendie, qui m’a sauvée ?

LA DUCHESSE.

Je vous l’ai dit, madame, c’est le duc d’Albuquerque.

LA REINE.

Le duc ! et dans cette course précipitée dont il me reste un souvenir confus comme d’un rêve où d’un délire, quand il m’a semblé qu’un souffle brûlant effleurait mes cheveux, se posait sur mon front…

LA DUCHESSE.

La flamme que vous traversiez, sans doute.

LA REINE.

La flamme ! oui ! et c’est le duc, n’est-ce pas, que le roi a vu à mes pieds ? Cette sombre voiture attelée dans la cour du palais, quand le duc est parti depuis une heure, c’est encore pour le duc, n’est-ce pas ?

LA DUCHESSE.

Madame, madame, au nom du ciel !

LA REINE.

Ah ! c’est ce jeune homme qui va mourir, Diana, je le sens bien ! et toi, tu sais pour quel crime !

LA DUCHESSE.

Ah ! silence, silence !


Scène II.

LA REINE, RIUBOS, LA DUCHESSE, au fond.
RIUBOS.

Pardon, Majesté, le roi m’a ordonné de venir attendre le comte-duc dans cette salle.

LA REINE.

C’est bien, monsieur. (À Diana.) Le ministre ! tu as entendu. Oh ! je ne veux pas voir cet homme ! va, Diana, va ; et si tu souffres, si tu es malheureuse, songe à moi !

LA DUCHESSE.

Adieu, adieu, ma souveraine ! (Elles rentrent, la duchesse par la droite, la reine par la gauche : arrivées à la porte de leurs appartements, elles se retournent, et se font de la main un signe d’adieu.)


Scène III.

RIUBOS, seul.

Si j’avais osé, ma foi ! j’aurais prévenu madame la duchesse avant de remettre cette clef au roi, car, en vérité, voir le roi entrer là (Il désigne la chambre de la duchesse), tandis que le duc, un brave homme de guerre comme moi, court pour son service sur la route de Lisbonne, cela blesse tous mes instincts d’honneur ! L’honneur ! souvenir de jeunesse ! Songeons à nous : il y a deux personnes au monde qui peuvent me faire pendre : savoir, le duc d’Albuquerque et le comte-duc d’Olivares. Ainsi, mon ami, il faut choisir. Si tu suivais ton penchant, je vois bien que tu t’attacherais à monsieur d’Albuquerque à cause qu’il est homme d’épée comme toi ; mais, mon enfant, réfléchis un peu ; monsieur d’Albuquerque va faire campagne, il peut, d’un jour à l’autre, emporter les tablettes dans la tombe. Monsieur d’Olivares, au contraire, est de cette solide étoffe d’hommes d’État dont on fait les octogénaires. Pourtant, ne nous hâtons point de choisir. Allons, le premier qui se présentera… eh bien !… (Olivares entre au premier plan.) Le ministre ! c’en est fait, j’obéis au destin !


Scène IV.

RIUBOS, OLIVARES.
OLIVARES.

Tout est-il prêt, Riubos ?

RIUBOS.

Oui, monseigneur.

OLIVARES.

Le palais est fermé ?

RIUBOS.

Et l’ordre donné de ne laisser entrer qui que ce soit dans la nuit.

OLIVARES.

Monsieur de Mediana ?

RIUBOS.

Gardé à vue.

OLIVARES.

La voiture ?

RIUBOS.

Attelée. Celui qui conduit est un homme à moi.

OLIVARES.

Et ensuite ?

RIUBOS.

Ensuite, monseigneur, au détour de la place il y a huit hommes apostés ; en tournant, la voiture ira au pas, et, alors… Mais, pardon, Excellence, n’y a-t-il point de péril à tant se hâter ? Si le roi allait revenir sur un premier mouvement ?…

OLIVARES.

Vous allez voir.


Scène V.

RIUBOS, LE ROI, OLIVARES.
LE ROI entre du fond.

Eh bien ! comte-duc ?

OLIVARES.

Sire, tout est prêt ; on n’attend plus que vos derniers ordres.

LE ROI.

Allez, que dans un quart d’heure tout soit fini. (À Riubos.) Cette clef ?

RIUBOS.

Sire, la voici. (Il sort par le fond.)


Scène VI.

LE ROI, seul.

Et le duc, cet homme loyal, cet autre dévoué serviteur, qui connaissait le crime de Mediana, et qui le protégeait généreusement !… Merci, duc ! vous m’avez ôté tout scrupule. (Il tient la clef et se dirige vers l’appartement de la duchesse : comme il lève la portière, le duc paraît et lui barre le passage.)


Scène VII.

LE ROI, LE DUC.
LE ROI.

Vous, monsieur !

LE DUC.

Oui, sire, c’est moi.

LE ROI.

Quel motif vous ramène ?

LE DUC.

Sire, depuis huit jours le Portugal est perdu ; votre ministre le sait, et vous le cache : voilà le motif qui me ramène à Madrid. Quant à la raison qui me conduit à cette heure de nuit dans votre palais et jusqu’auprès de votre personne, par le premier chemin que j’ai pu m’ouvrir…

LE ROI.

Ah ! parlez, car j’allais vous la demander !

LE DUC.

Sire, je viens pour apprendre de Votre Majesté elle-même à quel sort elle réserve M. de Mediana.

LE ROI.

Vous m’interrogez, duc ?

LE DUC.

Sire, je tiens de mon père cette maxime ; « C’est au roi, après Dieu, que tu dois obéissance et respect ; c’est le roi, après Dieu, qui te doit protection, conseil et exemple. » J’ai besoin d’un conseil et d’un exemple, et j’ose interroger Votre Majesté.

LE ROI.

Eh bien ! parlez ; monsieur.

LE DUC.

J’osais vous demander, sire, connaissant le crime dont on accuse le comte, quel châtiment vous lui destinez ?

LE ROI.

Mais, que vous importe, enfin ?

LE DUC.

C’est que j’ai une offense pareille à venger, sire, et quand je saurai de quelle manière Votre Majesté a jugé dans sa cause, je pourrai plus sûrement juger dans la mienne.

LE ROI.

Votre cause ? une offense pareille ? oubliez-vous qui nous sommes, et osez-vous comparer ?…

LE DUC.

Un nom comme le mien, celui d’une maison éprouvée depuis des siècles au service de la vôtre, un honneur que nous avons tous de père en fils arrosé de notre sang sur vos champs de bataille ; cet honneur là, et tout honneur sans tâche, j’ose le comparer à un honneur royal, et je crois n’offenser personne !

LE ROI.

Duc d’Albuquerque, prenez garde ! l’outrage est différent, mais le châtiment peut être le même ; nous avons déjà, cette nuit, signé un arrêt de mort.

LE DUC.

Sire, Votre Majesté en signera un second ! mais qu’elle juge auparavant. Sire, cette nuit, dans un incendie, excuse suffisante, peut-être, l’étiquette royale a été violée ; un jeune homme, presque un enfant, a commis cette faute, elle a fait peser sur lui le soupçon, le soupçon mortel, de quelque rêve insensé ; il est puni, c’est juste ! c’est bien ! Mais, moi, sire, ce n’est pas des rêves douteux d’un enfant que j’ai à me plaindre. Oh ! ma blessure est plus profonde ! ma douleur plus amère !

LE ROI.

Monsieur !

LE DUC.

Car l’homme qui m’a offensé est celui-là même à qui j’aurais confié la garde de mon honneur en péril, me souvenant que ni moi ni les miens n’avions jamais manqué au sien ! L’homme qui m’a offensé est celui pour qui j’ai passé ma jeunesse à risquer ma vie, loin de ma patrie, dans un exil volontaire ! Et quand enfin je lui rapporte, après vingt années, le prix de mes travaux sanglants, la main dont il m’accueille me soufflette au visage !

LE ROI.

Duc !

LE DUC.

À ce bon serviteur, voilà ce qu’il préparait : une vieillesse ridicule, déshonorée ! Grâce à lui, j’aurais été le seul de mon nom qu’on eût montré au doigt pour en rire. Oh ! l’homme dont je vous parle, sire, quand il a cru trouver en moi, avec raison sans doute, un rival peu redoutable dans une lutte de galanterie, a-t-il pu oublier que si mes cheveux étaient gris déjà, et s’il était encore, lui, dans toute sa jeunesse, c’est que moi (avec émotion), tandis qu’il vivait glorieux et tranquille, je veillais pour lui ?

LE ROI.

Albuquerque… c’est vous laisser entraîner bien loin… sur des soupçons.

LE DUC.

Qui sont fondés, sire ; j’en vois la preuve dans vos mains. (Il montre la clef que tient le roi.) Et maintenant, je demande au roi, qui est l’équité suprême, s’il est juste que, dans la même offense, le soupçon soit frappé de mort, et la certitude impunie ?

LE ROI.

Impunie ? Vous vous trompez, duc, puisque, étant ce que je suis, je vous ai écouté jusqu’au bout, et puisque enfin je perds une amitié comme la vôtre.

LE DUC, touché, très-vivement.

Hé bien ! sire, laissez-moi vous prouver que cette amitié vous reste entière et loyale ; laissez-moi le prouver par un conseil d’ami. Sire, faites grâce à M. de Mediana !

LE ROI.

Oh ! duc, ne parlons point de lui !

LE DUC.

Aujourd’hui, sire, par la faute de ce jeune homme, l’étiquette de la cour a été violée ; demain, par sa mort, ce sera l’honneur royal qui sera atteint : le supplice fera croire au crime ! Aujourd’hui, c’est un manque de respect au palais. Faites grâce, sire, ou demain ce sera un outrage à votre maison.

LE ROI.

Duc, il est trop tard, les ordres sont donnés.

LE DUC.

Non, tant qu’il reste une chance d’épargner à votre nom un affront public, une tache sanglante à votre mémoire, et à vous-même, sire, un remords peut-être… Car cet enfant, fait orphelin presqu’à sa naissance par cette fatalité héréditaire qui le poursuit, vous l’aimiez, sire.

LE ROI.

Mais tout serait inutile, duc ; il est loin déjà !

LE DUC.

Je le rejoindrai, et, s’il est trop tard, eh bien ! on saura du moins que vous aviez fait grâce, et on ne croira pas au crime que vous aurez pardonné. (Il va à la table, et présente au roi un papier.) Sire, cette grâce, au nom du ciel !

LE ROI, écrivant.

Hé bien ! hé bien ! tenez, courez ! (On entend des coups de feu.) Grand Dieu… Ah ! vous aviez raison, duc, ce sera un cruel souvenir. (Il tombe sur le fauteuil, près de la table.)


Scène VIII.

LE DUC, LE ROI, LA REINE, OLIVARES et RIUBOS, au fond, LA DUCHESSE. — La reine et la duchesse, entourées de leurs femmes, se tiennent sur le seuil de leurs appartements.
OLIVARES.

Sire, au sortir du palais, la voiture du comte de Mediana a été attaquée par des ennemis inconnus, et percée de plusieurs coups de feu.

LA REINE, bas.

Ô mon Dieu !

LE ROI.

Je vous l’avais dit, duc, c’était trop tard !

LE DUC, à Riubos.

Eh bien ! capitaine, mes ordres !

RIUBOS.

Exécutés, monsieur le duc.

LE DUC, fait un mouvement de joie.

Votre Majesté me pardonnera-t-elle d’avoir prévu sa clémence ? Par mon ordre, le capitaine Riubos a laissé échapper son prisonnier : M. de Mediana est maintenant sur la route de France, dans ma voiture. (La reine regarde Albuquerque avec reconnaissance. — La reine et la duchesse descendent la scène. Olivares et Riubos restent au second plan.)

LE ROI, allant à Riubos.

Capitaine, vous avez bien fait d’obéir à votre chef militaire.

LE DUC.

Et maintenant, Votre Majesté me permet-elle d’aller porter au comte sa grâce, et de saisir cette occasion de faire voir la France à la duchesse ? (Il va près d’elle à droite.)

LE ROI.

Vous me quittez, duc ? c’est votre vengeance ! (À Olivares.) Monsieur le ministre, depuis huit jours, vous nous cachiez la perte du Portugal ; nous vous remercions de vos services. Don Riubos, vous commanderez l’escorte qui reconduira demain le comte-duc jusqu’à sa terre d’Olivares.

OLIVARES.

Sire ! (Le roi lui fait un signe, il sort.)

LE ROI, prenant la main de la reine.

Madame, n’oubliez pas que vous aurez à remercier le duc d’Albuquerque pour vous et pour moi. (Ils sortent.)

LE DUC.

Don Riubos ! voici vos tablettes.

RIUBOS.

Monseigneur ! (Il s’incline et sort.)

LA DUCHESSE.

M’expliquerez-vous enfin, monsieur, ce qu’il y a sous tout ce mystère ?

LE DUC, prenant la main de la duchesse.

Il y a, duchesse, que les enfants ne respectent rien : je m’étais borné, moi ; à tenir le roi en échec, et il paraît que M. de Mediana l’a fait mal. (Ils sortent, la duchesse au bras de son mari. — Le rideau tombe.)


FIN.