Figuig et la politique française au Maroc

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Figuig et la politique française au Maroc
Revue des Deux Mondes5e période, tome 17 (p. 678-696).
FIGUIG
ET
LA POLITIQUE FRANÇAISE AU MAROC

Cinq cent quatre-vingt-sept coups de canon ; la gerbe des obus à la mélinite qui s’abattent, avec une implacable précision, sur les vieux remparts de terre, pénètrent à travers la fragilité des murs, tombent au milieu des cubes réguliers des maisons et font explosion en projetant, sur la limpidité du ciel, un écran de fumée blanche et de poussière grise ; la fuite, éperdue des indigènes, sous la voûte protectrice des palmeraies, vers l’asile des montagnes ; l’impressionnante parade de 3 500 hommes de troupes régulières, sans compter les goums déployés, autour des oasis : aurait-on provoqué tout ce branle-bas, seulement pour démolir quelques masures en pisé, couper en deux un inoffensif minaret, tuer une vingtaine de pauvres diables et recevoir 60 105 francs d’indemnité de guerre ? Se serait-on risqué à déranger l’armée bourdonnante des journalistes uniquement pour leur donner, à eux, le plaisir de découvrir le Sahara, et, à leurs lecteurs, l’étonnement de les voir, soudain empoignés par le démon de la guerre, dresser des plans de conquête et rêver à d’homériques batailles sous le grand soleil ? Et nous, enfin, en cherchant à établir le bilan des résultats obtenus, devrions-nous conclure que l’on a donné un coup d’épée dans l’eau, si pareille métaphore pouvait être de mise quand il s’agit de coups de canon tirés dans le désert ? Non sans doute, si la manifestation de la force n’est jamais inutile parmi des populations qui ne s’inclinent que devant la fatalité ; non, encore, s’il était nécessaire et juste de châtier rudement le ksar de Zenaga qui fut toujours hostile à notre influence et rebelle à l’autorité du Sultan, et qui commit l’attentat du 31 mai contre le gouverneur général. Le bombardement de Figuig a certainement retenti dans toute l’Algérie et le Maroc ; il a montré, à ceux qui en auraient douté, les moyens d’action dont peut disposer la France ; il a été une manifestation qui produira, sur ceux mêmes qu’elle n’a pas atteints directement, l’impression salutaire que la France est une puissance à qui l’on ne saurait résister, mais qui est assez maîtresse d’elle-même pour limiter, de son plein gré, sa propre action dans les bornes fixées par les traités.

Nous ne voulons donc, ici, ni critiquer la mise en scène un peu théâtrale qui a encadré l’exécution de Figuig, ni relever ce qu’il y eut, dans toute cette canonnade et dans ces bulletins de victoire, d’un peu disproportionné peut-être avec l’objet poursuivi et le résultat obtenu. Mais si la pluie d’obus qui s’est abattue sur les ksour n’a pas été sans produire d’heureux effets, les événemens ont prouvé qu’elle n’avait pas résolu définitivement le problème de la sécurité du Sud-Oranais ; il n’est guère de semaine, depuis le bombardement, où l’on n’apprenne quelque surprise de sentinelle, quelque razzia d’animaux ou quelque attaque de convoi. — Où en est donc la « question de Figuig, » c’est, d’abord, ce que nous voudrions indiquer. Nous souhaiterions, en outre, pour ces quelques pages, une destination plus haute. Tout le bruit fait autour de Figuig, — bruit d’artillerie et bruit de presse, — a distrait l’attention du public français des affaires marocaines, dont se préoccupent toutes les grandes puissances et qui intéressent si gravement notre avenir dans la Méditerranée et en Afrique, pour l’amuser autour de ces oasis qui n’ont qu’une très médiocre valeur, de ces ksour qui ne sont que des bourgades et de ces petites bandes de pillards qui prennent, dans l’éloignement du désert, l’apparence d’armées en marche. A considérer, de Figuig, la question marocaine, on risque de n’en apercevoir que les aspects extérieurs et secondaires et d’en méconnaître l’importance intrinsèque.

Replacer, dans la série des problèmes qui intéressent l’avenir de la puissance française dans l’Afrique du Nord, la question de Figuig à son rang, montrer qu’on ne saurait ni l’étudier, ni surtout la résoudre isolément et qu’il faut l’envisager comme dépendante d’intérêts plus essentiels, c’est le second objet que nous nous proposerons dans ces quelques lignes.


I

De cette nécessité primordiale de ne pas isoler arbitrairement la question de Figuig et de ne la considérer qu’en fonction de nos intérêts au Maroc, sont sorties, en définitive, les difficultés dont la succession, depuis plus d’un demi-siècle, forme toute l’histoire des marches algéro-marocaines. On sait comment le gouvernement français et ses représentans à Tanger se sont trouvés, dès l’origine, en présence d’un texte, le traité de Lalla-Marnia, qui reconnaissait Figuig comme une oasis marocaine[1]. Peut-être aurions-nous pu, à l’époque où nos colonnes prirent contact avec les ksour du Sud et avec les tribus qui nomadisent dans la zone frontière, déclarer nul et non avenu un acte qui était entaché d’un vice originel parce qu’il y avait eu, de la part des Marocains, mauvaise foi, dol et tromperie[2]. Mais il est depuis longtemps trop tard pour réclamer l’abrogation d’une convention dont une longue tradition et une pratique de plus de cinquante années ont consacré, aux yeux de l’Europe, la validité ; trop tard aussi pour faire la distinction entre le pays soumis au Sultan et le pays insoumis, pour tracer la carte indécise et changeante du bled-el-maghzen et du bled-es-siba et pour considérer Figuig, au point de vue du droit international, comme indépendante, comme res nullius. Depuis longtemps, — on peut le regretter, mais il faut le reconnaître, — la diplomatie européenne a rendu définitive la fiction d’un empire aussi étendu que le sont, sur les cartes, les couleurs du Maroc.

Aussi bien, cette fiction, que nos représentans surtout ont contribué à accréditer, n’est-elle pas le résultat d’une pure inadvertance, d’un besoin de simplification et d’unification, ou du désir de faciliter les relations diplomatiques ; elle procède d’une vue, plus ou moins claire selon les hommes et selon les époques, du rôle que la France, dominatrice de l’Algérie et de la Tunisie, est appelée à jouer au Maroc. L’intégrité de l’empire chérifien, sous l’hégémonie de la France chargea de le guider dans les voies de l’organisation et de la civilisation, a toujours été et est plus que jamais aujourd’hui, l’une des maximes fondamentales de notre politique dans l’Afrique du Nord. En ressuscitant les vieilles divisions historiques, en cherchant à faire le difficile départ des tribus indépendantes et de celles qui obéissent au maghzen, on courait le risque de favoriser et même de provoquer un démembrement. Sans doute, il nous eût été plus facile d’absorber une à une les tribus et les oasis voisines de l’Algérie et d’en finir avec Figuig, mais quelques milliers de bédouins, quelques milliers de palmiers ajoutés à son empire n’auraient fait la France ni plus riche, ni plus puissante, et auraient pu servir de prétexte à l’immixtion de puissances non africaines dans les affaires du Maroc et peut-être à une mainmise étrangère sur les fertiles territoires de la plaine atlantique. La préoccupation constante de ne pas fournir à nos rivaux une occasion d’intervention et d’éviter jusqu’à l’apparence d’une violation du traité de 1845, a toujours déterminé l’attitude de nos représentans à Tanger et de nos ministres des Affaires étrangères. C’est en Algérie, au contraire, que, tout naturellement, cette politique a rencontré ses détracteurs.

La France se trouvait, au Maroc et dans le Sud-Oranais, en face de deux intérêts essentiels à sauvegarder : il lui fallait, avant tout, ne pas ouvrir imprudemment la « question marocaine, » maintenir l’intégrité de l’empire du Sultan et travailler à y rendre l’influence française prépondérante ; elle devait, en second lieu, assurer à ses marches sahariennes et à sa frontière oranaise la sécurité indispensable. Il était donc absolument nécessaire qu’il n’y eût pas contradiction entre ces deux politiques et, pour cela, il fallait que la seconde fût subordonnée à la première et que l’on cherchât à obtenir la sécurité par une entente et une coopération avec le gouvernement chérifien. Cette méthode ne date pas d’hier, ni du gouvernement de M. Revoit ; elle est la véritable tradition de notre politique marocaine. Si, en 1847, le général de Lamoricière put s’emparer d’Abd-el-Kader et terminer glorieusement la période la plus difficile de nos guerres d’Afrique, c’est par une heureuse conséquence des traités de paix et d’amitié signés à Tanger et à Lalla-Marnia ; notre insaisissable ennemi, traqué d’un côté par les troupes du Sultan, et de l’autre par les colonnes françaises, dut s’avouer vaincu et se rendre à la générosité de ses vainqueurs. L’expédition du général de Martimprey chez les Beni-Snassen, celle du général de Wimpfen dans la région du Béchar et jusqu’à Aïn-Chaïr, en 1870, furent faites en vertu du droit de suite réservé par le traité de 1845, mais avec l’assentiment et le concours du gouvernement chérifien. Ces deux exemples suffisent à prouver que non seulement une politique d’entente et de coopération avec le maghzen n’est pas incompatible avec une action, même militaire, très énergique, dans la zone frontière, mais ils permettent de conclure que c’est précisément pour avoir, depuis 1870, négligé la politique d’action qui doit en être l’accompagnement, que l’on a pu méconnaître les heureux résultats de la politique d’entente. Même après trente-trois ans, après la soumission du Touât, le bombardement de Zenaga et la double expédition qui l’a suivi, notre situation est encore moins bonne, dans le Sud-Oranais, qu’elle ne l’était après la campagne de Wimpfen ; nous expions encore les longues années de tâtonnemens et de velléités inopérantes, où la démolition du bordj de Djénien-bou-Reszg, en 1888, à la requête du Sultan, marque le point d’extrême humiliation. Du moins, si la sécurité du Sud-Oranais ne fut pas assurée, la « question marocaine » ne fut pas ouverte avant l’heure ; non seulement le traité de 1845 fut respecté, mais c’est à la demande même de notre ministre à Tanger, M. Féraud, qu’en 1883 le Sultan envoya un caïd à El-Oudarir, l’un des ksour de Figuig. Ainsi se poursuivait, malgré tout, la politique d’intégrité, d’amitié et de coopération avec le maghzen ; il ne lui manquait que d’être soutenue par les preuves d’activité dominatrice qui en sont la contre-partie nécessaire.

En même temps que, depuis trois ans surtout, la France a repris sa marche en avant dans le Sud-Oranais, poussé son chemin de fer jusqu’aux portes de Figuig et soumis l’ « archipel » du Touât, elle a pu reprendre la politique d’entente et de collaboration avec le maghzen qui, sans avoir jamais été abandonnée, avait subi des éclipses. Ce fut la méthode préconisée par M. Delcassé et appliquée avec bonheur par M. Revoil, comme ministre à Tanger et comme gouverneur général de l’Algérie. La venue à Paris, comme ambassadeurs du Sultan, de deux des principaux personnages de son entourage, Si-Abd-el-Krim-benSliman et Sidi-Mohammed-el-Guebbas, la signature du protocole du 20 juillet 1901, ont ouvert, dans l’histoire de nos relations avec le Maroc et de la pacification du Sud-Oranais, une période nouvelle d’activité et de succès. Nous avons signalé ici les stipulations essentielles et l’importance du protocole de Paris : il nous suffira donc aujourd’hui de résumer les incidens qui en ont entravé l’application, de montrer les avantages qui ont été obtenus et d’indiquer vers quels résultats décisifs la même méthode appliquée avec persévérance doit nous conduire.


II

Le protocole signé à Paris le 20 juillet 1901 ne remplace pas le traité de 1845, il le complète ; il détermine, dans une zone que nous ne connaissions pas au temps de Bugeaud, la répartition des tribus entre la France et le Maroc. Il est l’heureux résultat de l’entente qui suivit le règlement de l’affaire Pouzet et qui provoqua l’envoi d’une ambassade du Sultan au Président de la République. Rappelons brièvement les stipulations essentielles de cet acte diplomatique dont le texte n’a pas été publié. La France sera chargée de faire la police et de maintenir l’ordre dans le triangle compris entre l’oued Guir et l’oued Zousfana ; les Doui-Menia et les Oulad-Djerir seront soumis à son autorité et le Sultan s’engage à leur signifier qu’ils ne sont plus ses sujets ; les ksour de la région auront le droit de se prononcer soit pour le Maroc, soit pour la France ; deux commissaires français et deux commissaires marocains, autorisés à aller librement, les premiers à Oudjda et à Figuig, les seconds à Lalla-Marnia et à Djenien-bou-Reszg, seront chargés de régler sur place tous les litiges ou les incidens de frontière ; le Sultan aura le droit d’établir, dans la zone limitrophe, une force militaire dans des postes choisis d’un commun accord. — Ces clauses témoignaient de la volonté réciproque des deux parties de vivre en paix et en bonne intelligence : restait à les appliquer dans leur lettre et surtout dans leur esprit. Cette mission fut confiée à une commission mixte, où le général Cauchemez représentait la France et Sidi-Mohammed-el-Guebbas le Maroc, et qui comptait, parmi ses seize membres, le capitaine Fariau, directeur des affaires indigènes à Oran et M. Ronssin, consul de France, délégué par le ministère des Affaires étrangères. D’importans détachemens de la légion étrangère, des tirailleurs et des spahis, un goum nombreux, formaient aux commissaires une escorte dont la présence montrait qu’ils étaient en mesure d’imposer ce qu’ils préféraient obtenir sans contrainte. Cent cinquante-six soldats marocains étaient venus par Marnia et Aïn-Sefra, pour tenir garnison à Figuig et servir d’escorte à l’amel.

Malheureusement, pendant l’hiver de 1901 à 1902, les attentats s’étaient multipliés dans la zone frontière ; le 19 janvier, le jour même où la commission arrivait à Aïn-Sefra, les capitaines Gratien et de Cressin, de la garnison de Duveyrier, s’étant aventurés sans escorte, au cours d’une promenade à cheval, dans une région très dangereuse, furent assassinés et dépouillés par les rôdeurs qui infestent la montagne. Le gouvernement marocain ni, à plus forte raison, Guebbas, ne pouvaient être rendus responsables de ce crime de quelques bandits ; mais l’émotion ne raisonne pas ; les partisans de la « manière forte » réclamèrent vengeance pour le double meurtre, s’indignèrent que l’on ne partît pas en campagne, et se plurent à prédire l’insuccès d’une œuvre de pacification qui commençait sous ces fâcheux auspices.

Consciente de travailler efficacement pour l’avenir, mais sans illusions sur la possibilité de supprimer immédiatement tout acte de brigandage dans une immense région hantée par toute sorte de réfugiés et de gens sans aveu, la commission se mit à la besogne. Le 10 février, elle pénétrait dans les oasis de Figuig et établissait ses tentes au pied du ksar d’El-Maiz. Bou-Amama avait levé le camp depuis plusieurs semaines et s’était retiré à Aïn-Chaïr avec toute sa clientèle. L’accueil des indigènes fut ce qu’il ne pouvait manquer d’être envers des hommes aussi bien escortés ; la djemâa de Zenaga offrit au représentant du Sultan et aux Français une diffa solennelle et, pendant six semaines, les commissaires purent travailler à loisir : la voie ferrée et la ligne télégraphique de Duveyrier à Beni-Ounif, c’est-à-dire à quelques kilomètres de Figuig, furent exécutées sous leurs yeux et inaugurées par eux ; on organisa l’autorité marocaine en confiant à l’amel du Sultan les fonctions de commissaire prévues par le protocole du 20 juillet, et on régla les rapports des oasis avec le Maghzen. Lorsque la commission quitta Figuig, il ne restait plus qu’à affermir l’œuvre accomplie et à en assurer la durée en y renforçant à la fois l’autorité du Sultan et l’influence de la France.

Les représentans de la France, pendant leur séjour dans les oasis, purent circuler sans péril à travers tous les ksour de Figuig, y compris Zenaga ; mais il leur était prescrit de n’y pénétrer qu’après avoir averti, soit l’amel, soit quelqu’un des personnages les plus respectés et les plus influens des oasis et qu’en compagnie de cavaliers d’escorte. Cette précaution, que l’on a voulu représenter comme humiliante, n’était que naturelle dans un pays musulman où, la veille encore, presque aucun chrétien n’était jamais entré. Il n’est pas nécessaire à la sécurité de la frontière que les touristes se promènent dans l’enceinte de Zenaga et que l’agence Cook organise des excursions dans l’oasis ! Une seule fois, l’un des membres français de la commission, passant à Zenaga sans escorte, fut insulté, assailli à coups de pierre et resta en péril jusqu’à l’arrivée des cavaliers de l’amel ; la djemâa responsable dut présenter, pour cet incident, de solennelles excuses. Comment s’étonner, d’ailleurs, que les Figuiguiens n’aient supporté qu’avec impatience la présence des étrangers ? Un indigène dit, un jour, à haute voix, en présence de quelques Français : « Si ce n’était pas pour obéir au Sultan, vous ne boiriez pas l’eau de nos puits. » On a cité ce propos pour montrer que, sous une apparence de soumission, se cachait une hostilité implacable ; mais n’est-ce pas, pour le moment, tout ce que nous demandons, que les gens de Figuig nous supportent pour obéir au Sultan, puisqu’en fait l’autorité du Sultan ne peut être efficace que grâce à l’appui que nous lui prêtons ? C’est le cas de répéter le vieil axiome : Oderint, dam metuant. Les rapports de bonne amitié viendront plus tard, avec le chemin de fer et le développement des échanges commerciaux.

Le 5 mars, les commissaires se mirent (en route pour Bechar et Kenadsa. Les Djemâa des ksour, mises en demeure d’opter entre la France et le Maroc, déclarèrent qu’elles entendaient rester indépendantes ; les chefs des Doui-Menia et des Oulad-Djerir firent la même réponse à Guebbas lorsqu’il leur signifia la volonté du Sultan d’avoir à se soumettre à la France ou à quitter le pays. Seul, le marabout de Kenadsa, chef religieux très influent dans toute la région du Bechar, plus éclairé ou plus prévoyant, fit bon accueil aux Français. Personne, d’ailleurs, n’avait espéré obtenir du premier coup la soumission des deux tribus ; il suffisait, pour le moment, que la volonté du Sultan leur fût signifiée, de manière à donner un fondement de droit à notre action postérieure. D’après certains bruits, la commission, menacée par les Doui-Menia, aurait rétrogradé précipitamment, Guebbas et les Marocains se seraient enfuis à franc étrier jusqu’à Figuig ; rien de tout cela n’est exact : le lendemain du jour où Guebbas eut fait, devant les chefs des tribus, lecture de la lettre du Sultan, la commission, n’ayant plus rien à faire à Kenadsa, s’achemina tranquillement vers Beni-Ounif, en faisant un crochet vers le Sud pour visiter de nouveaux ksour. Il n’y eut aucun acte d’hostilité ; pas un coup de fusil ne fut tiré durant tout le voyage ; l’escorte ne trouva pas l’occasion de donner libre cours à ses ardeurs belliqueuses.

Le passage de la commission franco-marocaine à Figuig, à Bechar et à Kenadsa n’était et ne pouvait être que le prélude de l’organisation nouvelle de la zone frontière ; son œuvre devait être complétée par une série de mesures locales destinées à assurer la police et à faciliter la pénétration commerciale réciproque. Il restait notamment à installer à Oudjda un commissaire, prévu par le protocole du 20 juillet. Les fruits de l’entente entre les deux puissances voisines ne pouvaient être recueillis en un jour, ni dans le Sud-Oranais, ni au Maroc même ; mais l’opinion publique algérienne, mobile et impressionnable, fréquemment alarmée par les actes de brigandage de la frontière, peu sympathique aux négociations avec le représentant du Sultan où elle s’obstinait à voir une humiliation, se hâta de proclamer l’échec de la commission ; les esprits aventureux, dans l’espoir de précipiter une rupture entre la France et le Maroc, partirent en campagne. La politique de coopération avait échoué, disait-on, puisque le Sultan n’était pas en mesure d’imposer sa volonté à ses sujets récalcitrans ; et l’on oubliait d’une part, qu’en dépit du droit de suite, nous ne saurions jamais poursuivre assez loin ni assez vite les tribus dissidentes pour les atteindre sans risquer de provoquer des complications diplomatiques ; et, d’autre part, l’on aurait dû réfléchir que l’inefficacité partielle de l’intervention du Maghzen ne pouvait que nous être avantageuse, puisque nous étions nous-mêmes délégués par lui pour suppléer à son impuissance et imposer sa volonté.

Au moment même où l’on se hâtait de proclamer l’insuccès de la politique suivie par M. Delcassé et M. Revoil, ceux-ci, persévérant dans leur méthode, mettaient à profit le séjour de Guebbas à Alger pour s’entendre avec lui sur les moyens à employer, avec une commune bonne volonté, pour « assurer les résultats » du protocole de Paris. Une série de nouveaux actes diplomatiques furent signés à Alger entre le gouverneur général et le représentant du Sultan. Destinés en apparence à régler les conditions d’application du protocole de 1901, ils avaient en réalité une portée plus haute et plus complète ; ils constituaient tout un programme de collaboration politique et économique entre la France et le Maroc. Apercevant, dans toute leur ampleur, les conséquences heureuses que pouvait produire la pratique, sur les frontières, d’une politique d’entente et de collaboration effective, pour le développement de l’influence française au Maroc, notre ministre à Tanger, M. Saint-René Taillandier, s’employa avec énergie et succès à faire apprécier au Sultan les avantages que les nouveaux accords comportaient pour lui et il réussit à en obtenir la ratification.

La teneur des nouveaux « accords » a été tenue secrète ; certaines stipulations étaient restées verbales ; d’autres devaient être remaniées à mesure que l’application en montrerait le besoin. L’un des accords les plus importans, celui du 20 avril 1903, qui concerne les relations économiques des deux pays, a été publié, grâce à une indiscrétion, par le journal l’Européen ; on pourra, sous réserve de vérification, recourir à son texte.

Si les stipulations précises de ces nouveaux accords n’ont pas été rendues publiques, l’esprit et les données générales en sont connus : nous essayerons d’en présenter un aperçu. — Les nouvelles conventions confirment implicitement le traité de 1845 en admettant que le Sultan établisse à Figuig un amel, fonctionnaire plus directement dépendant que le caïd, et en nommant de nouveau comme marocaines les tribus désignées dans la convention de Lalla-Marnia, dont les plus importantes fractions sont, d’ailleurs, depuis longtemps, établies en Algérie. Dans toute cette région, « le gouvernement français, en raison de son voisinage, prêtera son appui au gouvernement marocain. » Celui-ci, en échange, aidera le gouvernement français à établir « son autorité et la paix dans les régions du Sahara ; » c’est en vertu de cet article, élastique et vague, que déjà le point d’eau important de Tabelbalet, entre le Tafilelt et le Gourara, a pu être visité et occupé par la compagnie saharienne du capitaine Regnault. La France et le Maroc établiront chacun un poste militaire dans la région accidentée et infestée de brigands du Beni-Smir : en occupant soit El-Ardja, soit El-Attatich, non seulement nous pourrons maîtriser ce repaire de malandrins, mais encore nous tiendrons Figuig par le nord, comme nous la surveillons au sud par Beni-Ounif. Des « postes de garde permanens » seront établis le long de la frontière, tant du côté de l’Algérie que du côté du Maroc ; ceux du Maroc seront à Oudjda, Saïda, Aioum-sidi-Mellouk et Figuig. « En vue de développer les transactions commerciales, » des marchés devront être établis le long de la frontière ; les uns seront marocains, les autres algériens, les autres mixtes[3]. Dans chacun de ces marchés, les deux gouvernemens désigneront un contrôleur pour représenter leurs intérêts et percevoir les droits et taxes. Entre la mer et Teniet-es-Sassi, c’est-à-dire dans la région où il existe une ligne frontière, des bureaux de perception permanens seront installés ; mais, au sud de Teniet-es-Sassi, les deux gouvernemens ayant constaté l’impossibilité d’établir des bureaux de douane réguliers, le gouvernement français se chargera de percevoir les droits fixés et d’évaluer chaque année la somme globale qui devra revenir au Sultan du Maroc sur le produit des perceptions effectuées dans les marchés. Une convention commerciale annexe fixe le montant des droits qui devront être perçus au profit des deux pays.

On aperçoit facilement les avantages que nous pouvons trouver dans l’accord du 20 avril intégralement appliqué. La création des marchés, la collaboration permanente des forces militaires des deux pays pour assurer la sécurité et faire la police de la région limitrophe, rendront fréquentes et pacifiques les relations entre les deux pays ; en fait, c’est nous qui, peu à peu, deviendrons, économiquement et militairement, les maîtres dans toute la zone frontière, jusqu’à la Moulouya et à l’Oued Guir. Sans violer le traité de 1845, nous nous trouverons peu à peu en avoir réparé les erreurs et comblé les lacunes, et nous obtiendrons enfin, avec le moins de frais possible, la sécurité de la région des marches.

Ces divers avantages, la présence en Algérie d’un envoyé du Sultan nous avait permis de les obtenir ; il restait à les faire passer dans la réalité pratique. C’est là que les difficultés allaient commencer ; et elles allaient venir non de la mauvaise volonté du Maghzen ou de ses délégués, mais d’Algérie, où la politique du gouverneur général trouvait des adversaires haut placés, et de France, où la timidité du gouvernement s’ajoutait à des défiances personnelles pour porter le conseil des ministres à ne pas suivre jusqu’au bout la méthode tracée par M. Revoil d’accord avec M. Delcassé. En même temps, des troubles, qui durent encore, commençaient parmi les tribus du bled-es-siba et immobilisaient les forces et l’activité du Sultan, tandis que des intrigues de cour, encouragées sous-main par des influences étrangères, travaillaient à ébranler le crédit de Guebbas. Les difficultés, cependant, grossissaient, et les attentats, de plus en plus fréquens tout le long de la frontière, appelaient une répression énergique que le gouverneur général comptait exercer d’accord avec le délégué du Sultan et dont il demandait avec instances les moyens au gouvernement. Mais, partout, il se heurtait à une mauvaise volonté évidente, et chaque jour écoulé emportait l’occasion d’agir et avec elle l’espoir d’achever promptement l’entreprise commencée. Jusque dans les oasis sahariennes de l’Extrême-Sud, l’œuvre ébauchée, sous la direction du commandant Laperrine, par les raids si remarquables des lieutenans Cottenest et Guillo-Lohan[4], était brusquement interrompue, sans raisons sérieuses, au moment même où elle allait aboutir, sans frais et sans coup férir, à la jonction de nos postes du Touât avec ceux du Niger et à la soumission complète du pays Touareg.

Cependant, la situation, dans la zone frontière, devenait intolérable ; il n’était plus possible de ne pas intervenir. Le gouverneur général obtint enfin l’autorisation de lancer deux petites colonnes, l’une dans le Bechar, l’autre dans le Beni-Smir. C’est sur ces entrefaites que M. Revoil fut réduit, dans des circonstances que l’on n’a pas oubliées et que nous n’avons pas à apprécier ici, à donner sa démission.


III

Les premières pensées du nouveau gouverneur général, M. Jonnart, furent pour le Sud-Oranais. Avant de quitter Paris, il se mit d’accord avec le gouvernement sur un programme d’action répressive comprenant le bombardement de Figuig et les deux colonnes du Bechar et du Beni-Smir. « Le bombardement de Zenaga, a déclaré le gouverneur lui-même, était décidé avant mon voyage dans l’Extrême-Sud[5]. » On se proposait évidemment, en frappant un coup retentissant, plus encore d’impressionner les imaginations algériennes et de calmer l’émotion publique, que de prévenir les attentats, car, si jaloux de leur indépendance et si rebelles à notre influence que soient les gens de Zenaga, l’on ne saurait cependant leur imputer toutes les attaques qui se produisent depuis Igli jusqu’à Marnia ; les ksouriens subissent la présence des nomades bien plutôt qu’ils ne la désirent et il est à croire que même les agressions qu’eut à repousser l’énergique chef du bureau arabe de Beni-Ounif, le lieutenant Berriau, furent plus souvent le fait des nomades ou des malandrins réfugiés dans les oasis que des ksouriens eux-mêmes[6]. Mais il est légitime et nécessaire d’appliquer dans ces régions le principe de la responsabilité collective, sans lequel il n’est pas de police ni de répression possible.

Le bombardement décidé, le gouverneur se rendit à Beni-Ounif, avec le général O’Connor, commandant la division d’Oran, pour étudier sur place la situation ; franchissant un col, ils s’avancèrent, pour reconnaître les abords de l’oasis, avec une trentaine de spahis, tandis qu’une compagnie de la légion étrangère restait dissimulée dans la palmeraie. La tentation était trop forte : les gens de Zenaga n’y résistèrent pas et, croyant l’occasion propice, ils attaquèrent le gouverneur et sa suite. Le général O’Connor « avait en poche, depuis trois jours, l’ordre de bombarder Figuig ; » l’agression du col de la Juive ne modifia pas le plan arrêté ; elle ne fit que rendre plus manifeste la légitimité du châtiment qui, le 8 juin au matin, s’abattit comme une trombe sur les ksour de Figuig et tout spécialement sur Zenaga.

Quelques jours après, la suite du programme s’accomplissait. Le 19 juin, bravant les ardeurs du soleil saharien, une colonne quittait Beni-Ounif sous les ordres du colonel d’Eu, et, par Ben-Zireg, se rendait à Bechar ; de là, elle lançait en avant son goum, qui visitait Kenadsa et enlevait de vive force Bou-Maïs. Le 3 juillet, les troupes étaient de retour à Beni-Ounif ; le colonel avait recueilli la soumission d’une importante fraction des Doui-Menia et fait respecter, presque sans frais et sans autre perte que deux soldats indigènes, la puissance française dans tout le triangle de l’oued Guir et de la Zousfana. Mais, pas plus que la commission franco-marocaine de 1902 et que l’escorte qui l’accompagnait, elle n’avait pu rejoindre les dissidens. En même temps, une autre colonne, partie de Mecheria, sous les ordres du colonel Pierron, parcourait les environs du Chott-Tigri et le massif du Beni-Smir, et, dit le communiqué officiel, « purgeait de malfaiteurs la région située entre Mecheria et Figuig. »

Le bombardement de Zenaga produisit, dans le public français et, plus encore, parmi les Algériens, une très vive satisfaction. Volontiers simpliste, la crédulité populaire rejetait sur Figuig, dont le nom seul lui est familier, tous les péchés des nomades : enfin, puisqu’elle était bombardée et avait fait sa soumission, on n’allait plus en entendre parler ! Moins optimiste, le communiqué officiel insinuait prudemment que « des vols et des agressions isolées pourront encore se produire sur cette immense frontière. » Et, de fait, deux jours après le bombardement, un troupeau de moutons était enlevé et le berger tué ; le 26 juillet, un spahi était blessé, près de la ligne du chemin de fer, à Hadjerat M. Guil, par un parti d’Oulad-Djerir. Le 16 juillet une harka de Brâber attaquait un convoi et enlevait des chameaux, qui lui étaient repris le lendemain par les méharistes du capitaine Regnault. Enfin, le 2 septembre, la surprise d’El-Moungar par une bande nombreuse, et la mort du capitaine Vauchez, venaient démontrer cruellement la nécessité de prendre, dans le Sud-Oranais, des mesures énergiques de répression et de défense. Ces derniers incidens se sont passés très loin au sud de Figuig ; mais le public ne distingue guère entre ces noms barbares, et l’inquiétude a reparu. Croire que le bombardement de Figuig préviendrait le retour des attentats des nomades, était une illusion presque aussi forte que d’espérer mettre fin aux exploits des « apaches du Sébasto » en faisant caracoler, dans les rues de Paris, un escadron de la garde républicaine ! Il serait imprudent de compter même sur la tranquillité de Figuig : « Nos officiers de la garnison de Beni-Ounif vont s’y promener maintenant la canne à la main, » a déclaré M. Jonnart ; le général Cauchemez et ses compagnons s’y sont, eux aussi, « promenés » avant la canonnade du 8 juin et cependant l’attentat du 31 mai s’est produit. Un détail caractérise bien ce qu’il faut penser de la soumission des gens de Zenaga : en venant demander l’aman, les délégués de la Djemâa apportèrent, pour les officiers du général O’Connor, des fusils artistement ouvragés ; le lendemain, tandis qu’on admirait l’élégance de ces armes, un coup de feu partit et faillit atteindre l’un des assistans : tous les fusils offerts en cadeau étaient bourrés jusqu’à la gueule de poudre et de plomb… Ainsi, notre tâche, dans les marches algéro-marocaines, n’est pas achevée et ceux qui avaient tout espéré de la force ont quelque sujet d’être déçus ; le bombardement et les deux expéditions qui l’ont suivi ont produit un bon effet ; mais il reste à faire toute l’œuvre d’organisation, à soumettre les dissidens et à préparer la paix par le développement des relations commerciales. On n’y réussira qu’en continuant à pratiquer la politique d’entente avec le gouvernement marocain et en exécutant avec patience et ténacité « les accords » de 1903.

Hâtons-nous de dire que cette méthode, M. Jonnart, d’accord avec le gouvernement, l’a finalement adoptée. Mais on put croire tout d’abord que l’arrivée d’un nouveau gouverneur et la fièvre belliqueuse que le bruit du canon de Figuig a provoquée pendant quelques jours, allaient être le signal d’un changement d’orientation de notre politique. Les adversaires algériens de l’entente avec le Maroc, ceux qui attendent tout de la force, manifestaient bruyamment leur satisfaction. L’Écho d’Oran, parlant de l’agression des gens de Zenaga contre M. Jonnart, l’appelait « l’incident libérateur » qui mettrait fin à « une politique néfaste ; » et, dans un article violent, il demandait « s’il n’était pas temps de renvoyer d’où ils viennent ces négociateurs du Sultan de Fez, — et non du Maroc qui ne lui appartient pas, — qui viennent de nous démontrer jusqu’à quel point ils sont dépourvus d’autorité sur les tribus qui nous avoisinent. » L’attitude du gouverneur général lui-même ne laissait pas que d’encourager ces tendances : lorsque, après l’attentat du 31 mai, Mohammed-el-Guebbas vint à Saïda, au nom du Sultan, pour exprimer à M. Jonnart les vifs regrets que lui causait la conduite des gens de Zenaga, il ne fut même pas reçu. Personne n’ignorait, cependant, avant le bombardement, qu’il s’agissait, comme le président du Conseil l’avait déclaré, le 4 juin, à la tribune « d’une opération de police ; » que nous n’occuperions pas Figuig et que nous nous contenterions « d’exercer des représailles contre des bandits et des pillards, dans la limite des traités et conventions que nous avons signés avec le Maroc. » Puisque nous étions résolus à ne pas établir notre autorité directe à Figuig, il eût été tout naturel de nous servir de l’amel et de Guebbas lui-même pour établir, sous le contrôle et avec l’appui de la France, l’autorité du Sultan dans les oasis. Ainsi, même nos pires adversaires n’auraient pas pu présenter le bombardement comme un acte d’hostilité contre le Maroc. Au lieu de cela, non seulement Guebbas ne fut pas invité à venir à Beni-Ounif, mais le général O’Connor, dans l’allocution, très mâle et très ferme, qu’il adressa aux représentans des Djemâa, crut devoir ajouter :


Des gens malintentionnés vous ont dit que la France vous punissait parce que beaucoup d’entre vous s’étaient déclarés pour le prétendant et contre le Sultan Abd-el-Aziz. C’est faux ; ils vous ont trompés.

Jamais la France ne fait acte de parti en intervenant chez ses voisins ; de même, les Djemâa de vos ksour conservent toutes leurs libertés et toute leur autorité.


En même temps, les soldats marocains amenés à Oran par le capitaine de Thezillat pour aller tenir garnison à Figuig, étaient privés de leur chef et laissés à Oran où ils étaient en butte à toute sorte de moqueries et d’insultes de la part des habitans et des soldats de la garnison : les journaux réclamaient qu’on les renvoyât chez eux. Ces cent cinquante hommes, il faut l’avouer, presque tous trop vieux ou trop jeunes, mal vêtus, à peine armés, n’avaient pas l’air très martial, et l’on augurait qu’ils seraient incapables de maintenir l’ordre à Figuig. Mais, puisqu’ils devaient être commandés par des cadres français, rien n’eût été plus facile que d’y faire entrer quelques-uns de nos braves tirailleurs, musulmans comme eux, et de chercher des recrues parmi ces nombreux Marocains qui viennent, chaque été, louer leurs bras dans la province d’Oran. C’est d’ailleurs la solution à laquelle on se verra sans doute, à la fin, obligé de recourir.

Ces incidens, l’auront que l’on avait paru faire à Mohammed-el-Guebbas et surtout les paroles du général O’Connor qui pouvaient laisser croire que la France reconnaissait l’indépendance de Figuig et tenait la balance égale entre Mouley-Abd-el-Aziz et le rogui Bou-Hamara, eurent, dans l’entourage du Sultan, un profond retentissement. Les ennemis de Guebbas ne se firent pas faute de commenter et d’amplifier ces nouvelles pour compromettre le crédit de leur rival et ruiner l’influence française. En même temps, les agens officieux des puissances européennes s’efforçaient de dénaturer l’affaire de Zenaga et représentaient le bombardement comme un acte d’hostilité contre le Maroc. Toute la politique que nous suivions à Tanger depuis plusieurs années et dont nous attendions les meilleurs fruits, allait se trouver compromise quand heureusement et tout à coup le ton et le langage des représentans du gouvernement français redevint ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être. Le gouverneur général était allé, dès le 9 juin, à Alger, faire une visite à Guebbas ; « M. Jonnart, disait le télégramme officiel, a remercié Mohammed-el-Guebbas de la démarche que le représentant du Maroc a faite auprès de lui, à Saïda, le lendemain de l’attentat de Zenaga, pour lui exprimer les vifs regrets du Sultan. » Depuis lors, toute hésitation a disparu de notre politique ; l’unité de vues est pleinement rétablie entre Paris, Alger et Tanger. Le 26 juillet, M. Jonnart, à Paris, déclarait à un journaliste que « les instructions générales du gouvernement sont d’assurer, dans la mesure du possible, l’exécution des arrangemens pris avec le Maroc et de développer nos relations amicales pour poursuivre notre pénétration économique dans ce pays. » Les actes sont d’accord avec les paroles : on a pu le voir quand des troupes marocaines, débarquées à Nemours, se sont rendues à Oudjda pour reprendre la ville sur les partisans de Bou-Hamara. Tous ceux que préoccupe avant tout le développement de l’influence française au Maroc ont vu avec joie cette preuve nouvelle de la bonne entente des deux gouvernemens ; mais elle a causé une vive indignation à M. Trouin, député, qui a écrit à M. Delcassé pour brandir sur sa tête les foudres de l’interpellation et qui a rempli de ses plaintes les colonnes du Temps, où, d’ailleurs, ses argumens ont été réfutés avec tant de vigueur que nous n’aurions même pas fait mention des colères de M. Trouin s’il n’était malheureusement certain qu’il est l’écho d’un avéré nombre de ses électeurs de la province d’Oran.

Un pareil état d’esprit, qui serait incompréhensible en France, est, nous l’avons déjà montré, explicable en Algérie, chez ceux qui, trop rapprochés des événemens, n’en peuvent apercevoir que l’un des aspects. Par bonheur, cette opinion ne saurait prévaloir contre l’unanime volonté de ceux qui ont la responsabilité de diriger notre politique à l’heure grave où les destinées du Maroc traversent une crise décisive ; mais le mécontentement d’une partie de l’opinion algérienne est une raison de plus pour que l’on se hâte de donner à l’accord du 20 avril 1903 la sanction des résultats. La période de réalisation commence. Il est nécessaire d’abord d’achever l’organisation des « territoires du Sud, » acceptée par la Chambre ; de créer au moins une nouvelle compagnie de tirailleurs sahariens à Beni-Abbès ; et d’organiser, avec les tribus soumises, des maghzen comme celui que l’on a formé, à Taghit, avec les Doui-Menia ralliés. Le prolongement du chemin de fer de Beni-Ounif jusqu’à Ben-Zireg et Kenadsa fera plus pour asseoir l’influence française dans la région du Bechar que la coûteuse promenade des colonnes militaires. L’installation de garnisons marocaines avec officiers et instructeurs français, l’occupation permanente d’un poste dans le Beni-Smir, assureront la police des régions frontières, tandis que l’ouverture de nombreux marchés développera les échanges et fera peu à peu naître chez les indigènes une confiance dont nous n’aurons qu’à recueillir tous les fruits.

L’organisation et la pacification des marches de l’Algérie, du côté du Maroc, ne saurait être l’œuvre d’un jour ; la patience est la vertu qu’il faut souhaiter à ceux qui, avec un dévouement dont il convient de leur être reconnaissant, se vouent à cette tâche ingrate. Au bord de la mer ou dans les déserts de sable, ce n’est qu’au prix de longs efforts que l’on parvient à dompter l’envahissante mobilité des dunes ; ce n’est pas non plus en un jour, — fût-ce un jour de bombardement ; — ce n’est pas même en un an que nous réussirons à mettre de l’ordre dans les tribus de la frontière, à ramener tous les dissidens, à régulariser les courses des nomades, à tarir les sources d’où s’élancent, pour le pillage, les djich ou les rezzou et à faire de ceux qui détroussaient les convois ceux qui les défendront. N’espérons même pas détruire les derniers pillards : si loin que nous les pourchassions dans l’ouest, en vertu du droit de suite, nous n’irons jamais assez avant, tant que nous ne nous servirons pas de l’autorité du Sultan, pour qu’ils ne puissent s’abriter derrière ce qui restera du Maroc indépendant ; quand les Doui-Menia et les Oulad-Djérir auront tous accepté la domination française, quand les brigands de la veille seront devenus les gendarmes du lendemain, nous nous trouverons en contact avec les Beni-Guil et les Amour, et, plus loin, avec les hommes du Tafilelt et, par-delà les cimes neigeuses de l’Atlas, avec ces nombreuses tribus berbères qui n’ont jamais subi aucun joug et d’où partent ces redoutables harka dont l’attaque a été parfois si meurtrière à nos postes ; toujours, à la périphérie de la zone organisée, nous retrouverons la masse inorganique des tribus indépendantes, avec leurs instincts farouches, leur haine de tout ce qui est étranger, leur horreur de tout ce qui est nouveau. Mais, en exerçant ainsi, peu à peu, dans les marches algéro-marocaines, l’influence fécondante de notre sentiment de la justice, de notre amour de la paix et de notre activité commerciale, nous prouverons au Sultan la valeur bienfaisante de notre amitié, nous lui montrerons par quels procédés et pour quel objet s’exerce la puissance française. Et lorsque nous aurons mis la paix sur nos frontières en organisant nos tribus et en aidant le Maghzen à dompter les siennes, il se trouvera que nous aurons, sans qu’on y prenne garde, échantillonné le protectorat, et rempli la fonction que l’histoire et la nature destinent à la France, de civiliser le Maroc et de l’éveiller de la léthargie où l’Islam endort ses énergies et ses richesses.


RENE PINON.

  1. On nous permettra de renvoyer, pour tout ce qui précède les événemens de 1902 et 1903, à l’article que nous avons publié ici même le 15 janvier 1902 : les Marches Sahariennes : autour de Figuig, Igli, le Touât.
  2. C’est M. Rouard de Card qui le remarque avec raison dans son intéressante brochure : la Frontière franco-marocaine et le protocole du 20 juillet 1901 (Pedone, 1902).
  3. Les marchés marocains seraient, d’après un projet qui n’a rien de définitif, établis à Cherraa (près de l’Oued Riss), Oudjda, Debdou, Aioum-sidi-Mellouk, Figuig, Kenadsa ; les marchés mixtes à Rasel-Aïn (des Beni-Matar) et Beni-Ounif ; les marchés français à Adjeaoud, Marnia, El-Aricha, Aïn-Sefra.
  4. Parti du Touât, le lieutenant Cottenest avec une petite troupe de tirailleurs sahariens, montés sur des méharis, a fait le tour du massif du Hoggar et battu à Titt 300 Touareg qui voulaient lui fermer la route de retour. Le lieutenant Guillo-Lohan a visité les misérables douars des Touareg-Hoggar. Enfin, le commandant Laperrine lui-même, avec M. Emile Gautier, vient d’explorer l’Ahanet et d’atteindre In-Zize, à mi-chemin entre le Touât et Tombouctou. On peut dire qu’aujourd’hui il n’y a plus de question Touareg.
  5. Déclaration de M. Jonnart, dans le Matin du 26 juillet 1903.
  6. Voyez l’excellent article du comte Henry de Castries dans le Journal des Débats du 26 juin.