Figures byzantines - Anne Comnène

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Figures byzantines - Anne Comnène
Revue des Deux Mondes5e période, tome 43 (p. 690-708).
FIGURES BYZANTINES

ANNE COMNÈNE


I

Au mois de décembre 1083, l’impératrice Irène Doukas, femme d’Alexis Comnène, attendait ses couches dans l’appartement du Palais Sacré qu’on appelait « la chambre de la pourpre, » et où une ancienne tradition voulait que vinssent au monde les enfans impériaux, ceux que pour ce motif on nommait les « porphyrogénètes. » Le moment était proche ; mais le basileus, retenu par la guerre contre les Normands, était pour lors absent de Constantinople. Alors la jeune femme eut un beau geste. Comme elle sentait les premières douleurs, elle fit sur son ventre le signe de la croix : « Attends encore, dit-elle, petit enfant, jusqu’à ce que ton père soit de retour. » La mère d’Irène, personne raisonnable et sage, entendant ce propos, se mit fort en colère : « Et si ton mari ne revient que dans un mois ? En sais-tu quelque chose ? Et comment feras-tu d’ici là pour résister à tes souffrances ? » L’événement pourtant donna raison à la jeune femme. Trois jours après, Alexis rentrait dans sa capitale, juste à temps pour recevoir dans ses bras la fille qui lui naissait. C’est de cette façon qu’entra dans le monde, avec quelque chose de merveilleux dès sa naissance, Anne Comnène, l’une des plus célèbres et l’une des plus remarquables parmi les princesses qui vécurent à la cour de Byzance.

La naissance de cet enfant du miracle fut accueillie avec une allégresse extrême. Outre qu’il donnait une héritière à l’empire, l’événement scellait de façon éclatante le mariage, fort politique et nullement sentimental, qui, dix années auparavant, avait uni Alexis et Irène, et par là il consolidait à la Cour l’influence, mal assurée jusqu’alors, de la jeune souveraine. Aussi les parens d’Irène, « fous de joie, » en marquèrent-ils hautement leur satisfaction ; et dans les cérémonies officielles par lesquelles il était d’usage de fêter la naissance des enfans impériaux, comme dans les cadeaux qu’on fit à cette occasion à l’armée et au Sénat, un déploiement de luxe inaccoutumé attesta le contentement général. Dès son berceau, on plaça sur la tête de la petite princesse le diadème impérial ; son nom figura dans les acclamations rituelles dont on saluait à Byzance les souverains ; en même temps, on la fiançait au jeune Constantin Doukas, fils de l’empereur détrôné Michel VII, dont Alexis Comnène, en usurpant le pouvoir, avait dû, par respect de la légitimité, s’engager à réserver les droits éventuels. Ainsi, dès son plus jeune âge, Anne Comnène, née dans la pourpre, put rêver qu’un jour elle s’assiérait, en impératrice, sur le trône magnifique des Césars.

L’enfant fut élevée entre sa mère Irène et sa future belle-mère, la basilissa Marie d’Alanie. Toute sa vie elle garda le souvenir radieux de ces premières années, qui lui semblaient plus tard les plus heureuses de toute son existence. Elle adorait sa mère qui, de son côté, marqua toujours à sa fille aînée une particulière prédilection ; elle sentait une admiration profonde pour la jolie femme à la taille élégante, au teint de neige, aux charmans yeux bleus qu’était l’impératrice Marie, et elle se rappelait avec émotion, bien des années plus tard, quelle affection lui avait témoignée cette princesse exquise, digne du ciseau de Phidias et du pinceau d’Apelle, et si belle que quiconque la voyait demeurait comme ravi en extase. « Jamais, écrit Anne Comnène, dans un corps humain on ne vit une plus parfaite harmonie des proportions. C’était une statue animée, un objet d’admiration pour tout homme qui a le sens de la beauté ; ou plutôt, c’était l’Amour incarné et descendu sur la terre. » La petite fille n’aimait pas moins tendrement son futur mari, le jeune Constantin. Il avait neuf ans de plus qu’elle, et c’était alors un garçonnet charmant, blond et rose, avec des yeux admirables, « qui brillaient sous les sourcils comme un joyau dans l’or. » « Sa beauté, dit ailleurs Anne Comnène, semblait du ciel, et non de la terre. » En effet, il devait mourir prématurément, âgé de vingt ans à peine, avant que se fût réalisé ce mariage sur lequel sa petite fiancée fondait tant d’ambitieuses espérances. Toute sa vie Anne Comnène conserva le souvenir attendri de ce jeune homme, que l’empereur Alexis aimait comme son propre fils, et qu’elle-même avait adoré d’une passionnette d’enfant. Bien des années plus tard, en pensant à ce Constantin Doukas, « merveille de la nature, chef-d’œuvre formé par la main de Dieu, et qui semblait un rejeton de cet âge d’or que célèbrent les Grecs, » les larmes montaient aux yeux de la vieille princesse, et elle avait peine à contenir son émotion.

C’est dans ce milieu affectueux et tendre, où elle était choyée et chérie, que fut élevée la petite Anne Comnène. Peut-être, pour comprendre ce qu’elle fut, ne sera-t-il pas inutile d’examiner ce qu’était, en cette fin du XIe siècle, une éducation de princesse byzantine.

Rarement le goût des lettres, et surtout celui des lettres antiques, fut plus universellement répandu que dans la Byzance des Comnènes. C’est le temps où un Tzetzès, avec une érudition prodigieuse, commente les poèmes d’Hésiode et d’Homère ; où un Jean Halos, au grand scandale de l’Église orthodoxe, reprend, après Psellos, l’étude des doctrines de Platon, où les meilleurs écrivains de l’époque, tout pénétrés des modèles antiques, se piquent d’imiter dans leurs ouvrages les plus illustres auteurs de la Grèce ; où la langue même se raffine et s’efforce, par son purisme un peu maniéré, de reproduire la grâce sobre de l’atticisme. Dans une telle renaissance de la culture classique, une princesse impériale, surtout lorsqu’elle était, comme Anne Comnène, remarquablement intelligente, ne pouvait plus se contenter de l’éducation un peu sommaire qu’on donnait jadis aux femmes byzantines[1]. Elle eut les meilleurs maîtres et elle profita de leurs leçons. Elle apprit tout ce qu’on pouvait apprendre de son temps, la rhétorique et la philosophie, l’histoire et la littérature, la géographie et la mythologie, la médecine et les sciences. Elle lut les grands poètes de l’antiquité, Homère et les lyriques, les tragiques et Aristophane, les historiens comme Thucydide et Polybe, les orateurs tels qu’Isocrate et Démosthène ; elle lut les traités d’Aristote et les dialogues de Platon, et dans le commerce de ces écrivains fameux, elle apprit l’art de bien dire et « le fin du fin de l’hellénisme. » Elle fut capable de citer couramment Orphée et Timothée, Sapho et Pindare, Porphyre et Proclus, le Portique et l’Académie. Les arts du Quadrivium n’eurent point pour elle de mystère : elle sut la géométrie, les mathématiques, la musique, l’astrologie. Les grands dieux du paganisme, les belles légendes de l’Hellade furent familiers à son esprit ; Héraklès et Athéna, Cadmos et Niobé vinrent tout naturellement sous sa plume. Elle connut également l’histoire de Byzance et la géographie, et elle eut quelque curiosité des monumens antiques : bien plus, elle sut à l’occasion raisonner des choses militaires et discuter avec des médecins sur le meilleur traitement qu’il convenait de prescrire. Enfin cette Byzantine semble, — chose assez rare encore dans l’Orient de son temps, — avoir su même le latin.

Ce n’était pas seulement une femme instruite : ce fut une femme savante. Les contemporains s’accordent à célébrer l’élégance de son style attique, la force et l’aptitude de son esprit à démêler les plus obscurs problèmes, la supériorité de son génie naturel et l’application qu’elle mit à en cultiver les dons, le goût qu’elle eut toujours pour les livres et les entretiens savans, l’universalité enfin de ses connaissances. Et aussi bien il suffit de jeter un coup d’œil sur l’Alexiade, son œuvre, pour y trouver la marque éclatante de ses hautes qualités. Malgré ce qu’on y peut observer d’artifice dans le style, de purisme maniéré et voulu dans la langue, malgré ce qu’on y rencontre parfois de pédantisme et de prétention, on y voit la femme supérieure, l’écrivain de réel talent que fut incontestablement Anne Comnène. Tout cela s’annonçait chez l’enfant. Comme toute Byzantine, elle était fort avertie des choses religieuses, et très versée dans la pratique des livres sacrés. Pourtant, son esprit la portait plus volontiers vers les choses de la science que vers celles de la foi. Elle professait une grande estime pour la littérature, pour l’histoire, persuadée que par elles seules les noms les plus illustres peuvent être sauvés de l’oubli. Sa ferme raison dédaignait d’autre part le surnaturel, les vaines recherches des astrologues, les fausses prédictions des devins. Elle avait voulu goûter à leur prétendue science, comme elle goûtait à toutes choses, mais surtout pour s’en bien démontrer la sottise et l’inanité. Et si pieuse qu’elle fût, elle avait peu de goût pour les discussions théologiques dont elle jugeait assez oiseuses les longueurs et les subtilités. Par-dessus tout, l’histoire l’attirait, par ce qu’elle a de sérieux et d’austère, et par la grandeur des devoirs qui s’imposent à l’historien.

Telle fut l’éducation intellectuelle que reçut Anne Comnène. Sa formation morale ne fut pas moins attentivement surveillée. Sous l’influence de la sévère Anne Dalassène[2], la mère de l’empereur, le ton de la cour byzantine avait fort changé depuis quelques années. Cette princesse d’humeur grave et de mœurs rigides avait mis fin résolument aux intrigues du gynécée, aux scandaleuses amours qui, jadis, au temps de Zoé la Porphyrogénète et de Constantin Monomaque, remplissaient de leur corruption le Palais Sacré. D’une main ferme, elle avait remis l’ordre partout, et sous son austère surveillance, la résidence impériale avait pris un air de monastère. On y entendait retentir le chant des hymnes pieux, on y menait une vie correcte et méthodiquement réglée. Sans doute le basileus Alexis, qui n’aimait guère sa femme, ne se faisait point scrupule de quelques menues fredaines ; mais il sauvait soigneusement les apparences ; il eût rougi d’installer au palais quelque maîtresse en titre, et le ton général de sa cour était d’une décence incomparable. En un tel milieu, et sous l’influence d’une grand’mère qu’elle admirait fort, Anne Comnène devint tout naturellement une jeune fille parfaitement élevée, sérieuse, chaste, soucieuse de toutes les convenances, d’une tenue et d’un langage absolument irréprochables.

Ce serait prendre d’elle pourtant une idée assez incomplète, de ne voir en cette princesse qu’une femme intelligente, instruite et bien élevée. Elle avait trop pleinement conscience de ce qu’elle était, de sa haute naissance comme de sa supériorité intellectuelle, pour n’être point une grande ambitieuse. Et aussi bien elle avait de qui tenir. Sa grand’mère Anne Dalassène, qui, à force d’énergie tenace, avait assis sa famille sur le trône, l’empereur Alexis, son père, si habile, si rusé, si persévérant, sa mère Irène, d’âme si virile, intrigante et courageuse tout ensemble, tous étaient de grands ambitieux ; et Anne les entourait tous d’une admiration trop profonde pour ne point suivre aveuglément les leçons que leur existence offrait à sa jeune âme. D’ailleurs, très fière d’être l’aînée des enfans issus d’Alexis et d’Irène, très fière de ce titre impérial dont on l’avait parée dès le berceau, elle ne jugeait rien au-dessus de son éminente dignité de « porphyrogénète. » L’orgueil qu’elle avait d’elle-même, de sa race, de son pays, était incommensurable. A ses yeux, Byzance était toujours la maîtresse du monde, dont toutes les autres nations étaient les très humbles vassales, et son trône le plus beau des trônes de l’univers. Il faut voir avec quel dédain cette princesse byzantine parle des croisés, de ces barbares malappris dont elle s’excuse d’introduire les noms grossiers dans son histoire, également, froissée dans son amour-propre littéraire de sentir le rythme de sa phrase rompu par ces vocables étrangers, et dans son orgueil impérial de devoir perdre temps à s’occuper de ces hommes qui la dégoûtent et l’ennuient. Anne Comnène était très princesse, et le monde cérémonieux où s’écoula sa vie n’avait pu que fortifier en elle ces naturelles dispositions. Dans son âme volontaire, autoritaire et ambitieuse, le sentiment qu’elle avait de sa valeur et de son rang devait amener d’étranges perversions.

Cependant, ce n’était point une âme sèche. On surprend chez cette femme savante et ambitieuse une pointe de sensibilité, de sentimentalité même, qui ne laisse point d’être amusante parfois ou touchante. Je n’entends point seulement parler ici de l’affection très grande qu’elle eut pour ses parens. Elle-même rappelle assez plaisamment, à propos du miracle qui marqua sa naissance, comment elle fut, dès le sein de sa mère, une enfant obéissante et docile. Ailleurs, elle déclare que, pour ces parens tant aimés, elle n’hésita point à s’exposer aux plus gros ennuis, aux plus graves périls, « risquant pour eux sa situation, sa fortune et même sa vie, » et que l’attachement tout particulier qu’elle eut pour Alexis son père devint pour elle la source de bien des infortunes. Ce sont là des sentimens de famille infiniment respectables : Anne Comnène, on le verra, ne jugea d’ailleurs point utile de les étendre à tous ses proches. Mais, — et ceci est plus piquant, — d’autres affections encore trouvaient place dans ce cœur ; comme l’Arsinoé de Molière, cette précieuse, cette prude, cette pédante avait « de l’amour pour les réalités. » Elle-même nous a raconté comment, vers l’année 1106, — elle était à cette date déjà mariée depuis plusieurs années, — elle se trouvait un jour, avec ses sœurs, aux fenêtres du palais, quand passa le cortège qui conduisait au supplice un conspirateur, Michel Anémas. A la vue de ce beau soldat, si séduisant et si malheureux, elle se sentit si vivement émue, qu’elle n’eut de cesse avant d’avoir arraché sa grâce à l’empereur son père ; et elle se passionna à ce point pour cette folle entreprise qu’elle osa, elle si respectueuse de l’étiquette et des convenances, venir troubler Alexis jusqu’en son oratoire, au pied des saints autels où il faisait ses prières. Dix ans plus tôt, étant jeune fille encore, — elle avait alors quatorze ans, — elle avait éprouvé une autre émotion du même genre, et plus profonde. Ce fut lorsqu’en 1097 débarqua à Byzance l’un des chefs de la première croisade, le brillant Bohémond, prince de Tarente. Il faut lire dans l’Alexiade le portrait enthousiaste qu’Anne Comnène a tracé de ce géant roux, à la taille fine, aux larges épaules, à la peau blanche, aux yeux bleus étincelans, au rire éclatant et terrible, de ce héros redoutable et séduisant à la fois, si bien fait au physique qu’il semblait construit d’après le « canon » de Polyclète, et au moral si souple, si habile, si beau parleur. « Il n’y avait point, écrit-elle, dans tout l’empire romain, d’homme qui lui fût comparable, Grec ou barbare. Il semblait porter en lui la vaillance et l’amour, et il ne le cédait qu’à l’empereur mon père pour l’éloquence et les autres avantages dont la nature l’avait comblé. » Ainsi parlait du barbare d’Occident cette princesse byzantine, plus de quarante ans après le jour où Bohémond lui était apparu pour la première fois comme un éblouissement. Il n’y a point dans l’Alexiade tout entière, exception faite du basileus Alexis, un homme à qui Anne Comnène ait fait les honneurs d’un portrait plus achevé et plus flatteur.

Il convient d’ajouter sans tarder que, si Anne Comnène regardait et aimait les beaux hommes, c’était en tout bien tout honneur, comme une chaste et honnête dame qu’elle était. Mais elle avait assurément au fond de l’âme des trésors de tendresse qui ne demandaient qu’à se répandre. Elle a pleuré toute sa vie le fiancé de son enfance, ce jeune Constantin, si prématurément disparu, et dont la mort, il faut le dire aussi, porta, comme on le verra tout à l’heure, un coup cruel à ses vastes ambitions. Ensuite, lorsqu’en 1097 on la maria au grand seigneur qu’était Nicéphore Bryenne, de ce mariage purement politique, son âme sensible et tendre sut vite faire un mariage d’amour. Il faut reconnaître au reste que c’était bien le mari qui lui convenait. Comme elle, Bryenne était instruit ; comme elle, il aimait les lettres : « il avait lu tous les livres, il était versé dans toutes les sciences ; » comme elle enfin, il se plaisait à écrire, et il écrivait bien. Puis, c’était un bel homme, d’une grâce plus que royale, « d’une prestance presque divine, » un magnifique soldat, un diplomate habile, un orateur éloquent. Anne Comnène adora « son César, » et ne se consola jamais de sa perte. Quand, en 1136, Bryenne rentra à Constantinople très gravement malade, elle le soigna avec un dévouement admirable ; quand il mourut peu après, elle recueillit comme un pieux héritage le soin de continuer l’histoire que n’avait pu achever sa main défaillante ; et comme elle était, en vieillissant, devenue quelque peu plaintive et gémissante, elle ne put désormais rencontrer sous sa plume le nom de ce mari adoré et perdu sans l’arroser d’abondantes larmes. La mort de Bryenne fut, à l’en croire, le grand malheur de sa vie, la plaie toujours saignante qui lentement l’achemina à la tombe. Il est véritable en effet que, tant que son mari vécut, l’ambitieuse princesse mit tout en œuvre pour le pousser, et elle avec lui, aux suprêmes honneurs, et qu’en le perdant, elle perdit la dernière chance qui lui restât de prendre sa revanche sur la destinée. Mais si l’âpreté de ses regrets était faite pour une part de l’amertume de ses déceptions, ses larmes étaient pourtant sincères. Cette princesse cultivait visiblement en son cœur une petite fleur de sentimentale tendresse. Elle la conserva intacte jusque dans les aridités de la politique. Et ce n’est point un trait indifférent de sa physionomie, que cette femme savante, cette ambitieuse ait été aussi une femme honnête et qui aima bien son mari.

Si nous essayons de coordonner les détails épars que nous savons d’elle et de nous la représenter telle qu’elle fut véritablement, voici, à peu près, ce qu’on entrevoit de cette princesse byzantine. Au physique, elle ressemblait à son père Alexis, et sans doute elle était comme lui de taille moyenne, très brune, avec de beaux yeux mobiles, étincelans et héroïques. Au moral, elle était remarquablement intelligente, et elle avait la conscience et l’orgueil de sa supériorité intellectuelle ; elle était admirablement instruite, elle aimait les livres, les savans ; elle avait le goût de toutes les choses de l’esprit, et quand elle se mêla d’écrire, ce fut avec un incontestable talent. Mais plus encore son âme ambitieuse et volontaire, son âme de « porphyrogénète hautaine, orgueilleuse de sa naissance et avide du pouvoir suprême, devait dominer sa destinée. Elle avait, comme elle-même l’a écrit quelque part, « une âme de diamant, » capable d’affronter toutes les disgrâces sans se laisser abattre, incapable aussi de renoncer à aucun des projets qu’elle avait caressés. Habituée de bonne heure à l’action, elle n’avait point été élevée en petite-maîtresse, dans le luxe et l’oisiveté. Energique, tenace, audacieuse, elle ne recula jamais devant aucun obstacle pour atteindre le but qu’elle s’était proposé, et il lui arriva parfois d’oublier dans l’affaire les inspirations de cette tendresse de cœur dont elle fait étalage si volontiers. L’ambition remplit la moitié de sa vie ; la littérature consola le reste, d’ailleurs assez imparfaitement ; car ses déceptions, ses rancœurs la rendirent profondément malheureuse. Et c’est là ce qui fait précisément l’originalité et l’intérêt de la figure d’Anne Comnène d’avoir été à la fois, dans cette complexe Byzance où elle vécut, une femme politique et une femme de lettres.


II

« Je n’avais pas huit ans, écrit-elle, lorsque commencèrent mes malheurs. » C’était en 1091, et voici ce qui lui était arrivé. Fille aînée de l’empereur Alexis, fiancée à Constantin Doukas, l’héritier présomptif de l’empire, Anne Comnène se croyait sûre du trône, lorsqu’en 1088 l’impératrice Irène donna un fils à son mari. La joie d’Alexis fut extrême d’avoir enfin un descendant mâle de sa race, et naturellement, à dater de ce jour, l’ordre de la succession fut modifié. Le basileus, si attentif jadis pour la mère de Constantin Doukas, si désireux en toutes choses de lui plaire, se refroidit pour elle. Sans doute, fidèle aux promesses faites, il ne voulut rien changer au projet de mariage ébauché entre les deux enfans princiers ; mais il crut bon de retirer la petite Anne Comnène des mains de sa future belle-mère et cette séparation fut pour l’enfant un premier et grand chagrin. Quelques mois plus tard, survint un événement plus grave. Le fils d’Alexis, Jean, âgé de trois ans, fut solennellement associé à l’empire. C’était la ruine de toutes les espérances que sa sœur aînée avait pu concevoir. Anne Comnène gardait bien son fiancé, mais ce fiancé perdait ses droits à la couronne, et se trouvait relégué à une place subalterne. Et de même, lorsque, le jeune Constantin étant mort vers 1094, la princesse fut en 1097 mariée à Nicéphore Bryenne, le gendre du basileus, malgré le titre de César qu’on lui accorda, prit rang au-dessous de l’héritier présomptif et sa femme avec lui.

Ainsi cette naissance d’un frère fut pour Anne Comnène la grande infortune de sa vie. C’est parce qu’elle avait rêvé de s’asseoir avec lui sur le trône, qu’elle conserva si tendrement le souvenir du jeune Constantin Doukas. C’est parce qu’il était venu brusquement ruiner ses ambitions qu’elle voua une haine féroce « au petit garçon noiraud, au large front, aux joues sèches » qu’était ce frère abhorré. C’est parce qu’elle espéra, par lui et avec lui, reconquérir le trône, qu’elle aima tant Nicéphore Bryenne ; c’est enfin parce qu’elle croyait, de par son droit d’aînesse, avoir qualité pour régner que, durant toute la vie d’Alexis, elle intrigua, se remua, poussa de toute son influence Nicéphore son mari, afin de ressaisir ce pouvoir dont elle se jugeait illégitimement exclue. Ce fut le constant objet de son ambition et la raison d’être de tous ses actes. Ce rêve unique et tenace remplit toute son existence, — et l’explique, — jusqu’au jour où, ayant définitivement manqué son but, elle comprit du même coup qu’elle avait manqué sa vie.

Dans cette lutte pour la couronne, engagée entre Anne et son frère, toute la famille impériale prit parti. Andronic, l’un des fils du basileus, tenait pour sa sœur, l’autre, Isaac, pour son frère. Quant à la mère, Irène, elle détestait étrangement son fils Jean. Elle le jugeait léger, de mœurs corrompues, d’esprit mal équilibré : en quoi d’ailleurs elle lui faisait tort. Elle avait au contraire une vive admiration pour la haute intelligence de sa fille ; elle lui demandait conseil en toute circonstance et recevait ses avis comme des oracles. De plus, — chose rare, — elle adorait son gendre. Elle le trouvait éloquent, instruit, doué de toutes les qualités qui font l’homme d’État et le souverain. Pour évincer l’héritier légitime, les deux femmes lièrent donc résolument partie : et comme Irène exerçait maintenant, sur l’empereur vieilli et déjà malade, une grande influence, elles purent espérer que leur plan réussirait. Bientôt, grâce à ces intrigues, Bryenne fut tout-puissant au palais : le bruit courait partout que rien ne se faisait que par lui. Les courtisans avisés s’empressaient à lui plaire ; à l’occasion des fiançailles de son fils aîné Alexis avec la fille d’un prince d’Abasgie, les orateurs officiels célébraient en de pompeux épithalames les qualités de ce jeune homme, qui semblait destiné à l’empire, et la gloire de ses parens. On notait avec complaisance sa ressemblance frappante avec le basileus son grand-père dont il portait le nom ; on s’extasiait sur l’éducation qu’il avait reçue, avec son frère Jean Doukas, sous la direction de la mère éminente que le ciel leur avait donnée. Bref, tout semblait aller à souhait, et Anne Comnène touchait au comble de ses vœux. L’empereur cependant réservait toujours sa décision finale, et les choses en étaient là, quand, au courant de l’année 1118, Alexis tomba malade très gravement. C’est alors qu’un drame tragique se joua autour de cette agonie.

Si on lit dans l’Alexiade le récit de ces journées d’août 1118, où l’empereur achevait de mourir, on ne trouvera dans ces très belles pages, toutes vibrantes d’une sincère émotion, presque aucune trace des compétitions déchaînées et des passions ardentes qui se heurtaient au chevet du mourant. On y voit des médecins impuissans, qui s’agitent vainement autour du malade, et ne parlent, comme des médecins de Molière, que de purger et de saigner. On y voit des femmes affligées qui se lamentent et pleurent, et qui s’efforcent inutilement de soulager les derniers momens de l’agonisant. Les filles de l’empereur, sa femme entourent le lit. Marie essaie de verser un peu d’eau dans la gorge tuméfiée du malade : lorsqu’il semble défaillir, elle le ranime en lui faisant respirer des essences de rose. Irène sanglote, ayant perdu toute l’énergie qui la soutenait au début de la crise : anxieuse, désespérée, elle interroge les médecins, elle interroge sa fille Anne, et il semble, à voir son attitude, qu’elle doive survivre à peine à la mort de son époux. Anne, toute à sa douleur, « méprisant, comme elle l’écrit, la philosophie et l’éloquence, » tient la main de son père et, tristement, observe les battemens du pouls qui s’affaiblit. Enfin voici l’instant suprême. Pour cacher à Irène les derniers spasmes de l’agonie, Marie se place discrètement entre elle et l’empereur, et brusquement Anne sent que le pouls a cessé de battre. D’abord, elle reste sans paroles, la tête baissée vers la terre ; puis, couvrant des deux mains sa figure, elle se met à fondre en sanglots. Irène, comprenant alors, pousse un long cri de désespoir : elle jette par terre sa coiffure impériale, et saisissant un couteau, elle coupe sa chevelure presque jusqu’à la racine ; elle jette au loin ses brodequins de pourpre pour chausser des bottines noires ; elle emprunte à la garde-robe de sa fille Eudoxie, récemment devenue veuve, les vêtemens de deuil et le voile noir dont elle enveloppe sa tête. En racontant cette journée tragique, Anne Comnène, bien des années plus tard, se demande si elle n’est point le jouet d’un rêve affreux, pourquoi elle n’est point morte en même temps que ce père adoré, pourquoi elle ne s’est point tuée le jour où s’est éteint « le flambeau du monde, Alexis le Grand, » le jour où, comme elle dit, « son soleil s’est couché. »

Il n’y a point, dans tout ce beau récit, un mot qui puisse faire soupçonner même les intrigues et les ambitions qui s’agitaient dans cette chambre de malade. Irène, dans son désespoir, n’a plus souci du diadème ni du pouvoir ; Anne, à ses côtés, méprise toutes les gloires de ce monde. Pas un mot ne rappelle la succession convoitée, ni les efforts suprêmes qu’on tenta pour renverser l’ordre établi. A peine trouve-t-on une allusion discrète à la hâte que mit Jean Comnène, l’héritier du trône, à quitter le lit du mourant pour aller se saisir du grand palais ; à peine, en passant, est-il fait mention du trouble qui régnait dans la capitale. Et c’est tout. C’est dans les autres chroniqueurs de l’époque qu’il faut regarder pour voir ce qui se cache sous ces lamentations de femmes, les assauts donnés par Irène à l’empereur mourant pour le décider à déshériter son fils au profit de Bryenne, et la fureur de l’impératrice lorsque Jean Comnène, ayant arraché de la main de l’agonisant ou plus vraisemblablement reçu de lui l’anneau impérial, se fut fait proclamer en toute hâte empereur dans Sainte-Sophie et eut pris possession du grand palais. C’est alors chez toutes ces femmes ambitieuses une explosion de rage folle. Irène excite Bryenne à se proclamer lui aussi empereur et à marcher contre son beau-frère les armes à la main. Puis elle se jette sur le corps de l’empereur mourant ; elle lui crie que, lui vivant, son fils vient de voler le trône ; elle le supplie de reconnaître enfin les droits de Bryenne à la couronne. Mais Alexis, sans répondre, lève les mains au ciel d’un geste vague et sourit. Irène exaspérée éclate alors en reproches : « Toute ta vie, lui crie-t-elle à la face, tu n’as fait que ruser et employer ta parole à dissimuler ta pensée ; tu es bien le même jusqu’à ton lit de mort. » Jean Comnène pendant ce temps se demandait de son côté comment il agirait à l’égard de sa mère, de ses sœurs, de Bryenne, de la part de qui il redoutait une tentative de coup d’État. Et lorsque enfin, vers le soir, Alexis acheva de mourir, entre toutes ces ambitions inquiètes, nul ne trouva le temps de s’occuper du mort. Son cadavre demeura presque abandonné. Le lendemain, de bonne heure, on l’enterra en hâte, sans rien donner à ses funérailles de l’éclat des pompes accoutumées.

Les intrigues d’Anne avaient échoué : son frère était empereur. Ce fut pour elle un coup terrible et inattendu. Depuis tant d’années elle espérait l’empire, elle considérait le trône comme un bien légitime et nécessaire, elle se jugeait si supérieure à ce frère cadet détesté. L’audace de Jean Comnène, les hésitations de Bryenne renversaient d’un seul coup l’édifice de machinations si savamment construit. Anne ne s’en consola point, et son ambition déçue, oblitérant tout autre sentiment en elle, alluma dans son cœur des fureurs de Médée. L’année n’était point révolue qu’elle tentait, par un complot, de ressaisir le pouvoir : il ne s’agissait de rien de moins que de faire assassiner l’empereur Jean, son frère. Mais, au dernier moment, Bryenne, de caractère un peu mou, et d’ailleurs médiocrement ambitieux, hésita. Il semblait avoir des doutes sur la légitimité des prétentions de sa femme, et avouait fort nettement que son beau-frère avait tous les droits au trône. Ses scrupules, sa faiblesse paralysèrent le zèle des autres conjurés. Grâce à ces atermoiemens, la conspiration fut découverte. L’empereur au reste se piqua de clémence : il ne voulut aucune exécution et se contenta de confisquer les biens des conspirateurs. Peu de temps après même, sur le conseil de son premier ministre le grand domestique Axouch, il restituait à sa sœur Anne la totalité de sa fortune : humiliation suprême pour la fière princesse, à qui son frère rappelait ainsi, avec une magnanimité un peu dédaigneuse, ces liens et ces affections de famille qu’en un moment de folie elle avait si pleinement oubliés.

Ce qui montre bien la rage furieuse qu’Anne Comnène ressentit de ce dernier échec, c’est l’anecdote que rapporte le chroniqueur Nicétas. Quand elle vit que, par les hésitations de Bryenne, toute l’entreprise manquait, elle, si chaste, si correcte, s’emporta contre son mari en des propos de corps de garde. Maudissant la lâcheté du César, elle déclara que la nature avait bien mal fait les choses, en mettant dans un corps de femme l’âme virile qu’elle sentait en elle, et en plaçant dans un corps d’homme l’esprit timide et indécis de Bryenne. Encore dois-je, par décence, paraphraser les mots qu’elle employait, et qui sont, dans leur teneur originale, d’une bien autre et plus brutale énergie. Mais, à coup sûr, il fallait qu’Anne Comnène se sentît bien cruellement frappée, pour qu’elle, si bien élevée, si cultivée, s’abaissât à des propos d’une telle crudité.


III

Elle avait trente-six ans à peine. Mais sa vie était finie. Elle survécut vingt-neuf ans à l’effondrement de ses grandes ambitions, se consacrant tout entière, comme elle le dit quelque part, « aux livres et à Dieu. » Et cette longue fin d’existence fut pour elle mortellement triste. Successivement, deuils sur deuils l’accablèrent. Après Alexis son père, dont la mort, elle le comprenait bien, avait été pour elle la fin de tout, elle vit mourir l’un après l’autre sa mère Irène, « la gloire de l’Orient et de l’Occident, » son frère préféré Andronic, et en 1136 enfin, son mari Nicéphore Bryenne. A chacun de ces deuils correspondit pour elle un degré de plus dans la déchéance.

Depuis l’échec de sa dernière conspiration, elle vivait à l’écart, loin de la cour, dans une demi-disgrâce, souvent retirée dans le cloître que sa mère Irène avait fondé en l’honneur de Notre-Dame-des-Grâces. Les anciens familiers de son père, les courtisans qui jadis s’empressaient à flatter sa fortune, maintenant s’éloignaient d’elle, de peur de déplaire au nouveau maître ; et tristement elle faisait le compte des ingrats qu’elle rencontrait sur son chemin. En même temps elle voyait s’affermir sur le trône ce frère qu’elle haïssait. Et tout cela lui aigrissait l’âme. Cependant, aussi longtemps que vécut son mari, à qui l’empereur avait conservé sa confiance et donné un rôle important dans l’Etat, Anne avait compté pour quelque chose encore ; mais après la mort de Bryenne, et surtout sous le règne de son neveu Manuel, le silence acheva de se faire autour d’elle, et elle en souffrit atrocement. Son caractère devint chaque jour plus morose ; de plus en plus elle se persuada qu’elle était une victime de l’injuste destinée. A chaque page de son livre, elle parle des malheurs qui ont rempli sa vie, presque depuis le jour où elle naissait dans la pourpre. Vainement elle affectait de se raidir en une belle attitude, de se répéter avec le poète, à chaque nouveau coup du sort qui la frappait : « Supporte cela, mon cœur ; tu as supporté de pires maux déjà. » Au fond, elle ne pouvait se résigner. Quand, devenue vieille, elle repassait dans sa mémoire les débuts éclatans de sa vie, ses espérances impériales, les années radieuses de sa jeunesse ; quand elle évoquait tous ces fantômes qui avaient fait cortège à son bonheur, le jeune Constantin Doukas son fiancé, la jolie impératrice Marie, et l’incomparable Alexis son père, et Irène sa mère, et son mari, et tant d’autres ; quand à ces gloires disparues elle opposait sa solitude présente, les ingrats qui l’oubliaient, les anciens amis qui la négligeaient, les proches parens qui la traitaient mal et la rendaient odieuse à tous, elle ne pouvait retenir ses larmes. Son âme ulcérée, pleine de rancunes, se plaisait à ressasser ses infortunes. « Dès le berceau, écrit-elle, j’en jure par Dieu et par sa divine mère, des disgrâces, des afflictions continuelles m’ont accablée. Les choses de mon corps, je ne les dirai point ; j’en laisse le soin aux domestiques du gynécée. Mais pour énumérer tous les maux qui m’assaillirent depuis l’âge de huit ans, tous les ennemis que m’a valus la malice des hommes, il faudrait la facilité d’Isocrate, l’éloquence de Pindare, la véhémence de Polémon, la muse d’Homère, la lyre de Sapho. Il n’est point de malheur, petit ou grand, qui ne se soit abattu sur moi. Toujours, alors comme aujourd’hui, le flot de la tempête m’a écrasée ; et au moment même où j’écris ce livre, une mer de disgrâces m’accable, et les flots succèdent aux flots. » Puis ce sont d’aigres et transparentes allusions aux « puissans du jour, » qui la laissaient vivre « dans son coin, » qui ne permettent pas aux plus obscurs même de lui rendre visite. « Voilà trente ans, j’en jure par l’âme bienheureuse des défunts empereurs, que je n’ai vu ni reçu aucun des familiers de mon père ; beaucoup sont morts, beaucoup se sont éloignés par crainte, à la suite des changemens de la politique. » Ailleurs elle déclare que ses infortunes pourraient émouvoir non seulement tout être sensible, mais jusqu’aux choses inanimées ; et, se drapant dans sa douleur, se posant en grande victime, elle s’étonne que tant de malheurs accumulés ne l’aient point changée elle-même en quelque objet insensible, comme les affligées célèbres de la mythologie païenne. Evoquant la tragique figure de la Niobé antique, elle estime qu’autant et plus qu’elle, elle eût mérité d’être transformée en un rocher inanimé.

Il faut avouer qu’il y a de l’excès dans ces larmes, et que, si sincères qu’elles puissent être, elles finissent par agacer un peu. Il y a d’ailleurs tout lieu de croire que, dans le récit de ses infortunes comme sur tant d’autres points qui touchent à sa personne, Anne Comnène, consciemment ou non, a exagéré les choses et présenté les événemens sous un jour plus tragique que véritable. Il se peut qu’en ses toutes dernières années, cette vieille princesse, survivante d’un âge disparu, qui avait toujours à la bouche le nom du grand Alexis son père, ait paru un peu encombrante et fastidieuse à son jeune neveu l’empereur Manuel, et aux brillans courtisans qui l’entouraient. Mais il n’eût tenu qu’à elle peut-être de vivre en bonne intelligence avec son frère l’empereur Jean. Ce prince d’humeur clémente et douce ne garda, on l’a vu, nulle rancune au mari de sa sœur d’avoir été l’instrument des projets de celle-ci ; il traita avec une semblable bienveillance les fils de cette sœur, et au lendemain même des intrigues ourdies par elle contre lui, il fit célébrer au palais impérial, avec une magnificence extrême, le mariage de ces deux jeunes gens. On sait aussi comment il pardonna à Anne d’avoir conspiré contre sa vie, comptant que cette magnanimité chevaleresque éveillerait quelque remords dans une âme troublée et y ramènerait un peu d’affection. En tous cas, même dans sa retraite, la vie de la princesse fut moins isolée qu’il ne lui plaît à dire : on sollicitait sa protection, ce qui fait croire qu’elle n’était pas sans influence. Et enfin, si tristes, si mélancoliques qu’aient pu être ses dernières années, il ne faut point oublier qu’en somme elle devait s’en prendre à elle-même plutôt qu’à la destinée. Certes, ce dut être pour elle une chose étrangement dure, de porter jusqu’à l’âge de soixante-cinq ans la rancune de sa défaite, de voir le triomphe de ses adversaires, de sentir, pendant trente années, que tout rôle était fini pour elle. Mais c’est elle-même qui l’avait voulu.

Les lettres qu’avait aimées sa jeunesse furent dans sa retraite sa suprême consolation. Elle eut une petite cour de savans, de grammairiens, de moines, et elle versa dans un beau livre, l’Alexiade, toutes ses tristesses, tous ses regrets, toutes ses rancunes, tous ses souvenirs.

On peut, d’après ce que nous savons déjà de l’auteur, deviner aisément ce que fut cette œuvre. Anne y affecte volontiers de grandes prétentions à l’impartialité sereine de l’historien ; elle déclare quelque part que « quiconque se mêle d’écrire l’histoire, doit s’affranchir également de passion et de haine, savoir louer ses ennemis lorsque leur conduite l’exige et blâmer ses parens les plus proches lorsque leurs fautes le rendent nécessaire. » Elle ne fait pas un moindre étalage du souci qu’elle prétend avoir de la vérité. « On dira peut-être en me lisant, écrit-elle, que mon langage a été altéré par mes affections naturelles. Mais, j’en jure par les périls que l’empereur mon père a courus pour le bonheur des Romains, par les exploits qu’il a accomplis, par tout ce qu’il a souffert pour le peuple du Christ, ce n’est point pour flatter mon père que j’écris ce livre. Chaque fois que je le trouverai en faute, résolument j’écarterai les inspirations de la loi naturelle pour m’attacher à la vérité. J’aime mon père, mais j’aime davantage encore la vérité. » Et de même elle a pris soin de nous renseigner fort minutieusement sur les sources diverses où elle a puisé la matière de son histoire ; elle a consulté les souvenirs des vieux compagnons d’armes de son père, feuilleté les simples et véridiques mémoires où, sans nul souci de l’art ni de la rhétorique, ils avaient raconté leurs exploits et ceux de l’empereur leur maître ; elle y a joint tout ce qu’elle-même avait vu, tout ce qu’elle avait recueilli de la bouche de son père, de sa mère, de ses oncles, tout ce que lui avaient rapporté les grands généraux d’Alexis, acteurs et témoins des gloires de son règne ; et elle insiste volontiers sur l’accord de tous ces témoignages et sur l’évidente sincérité qu’ils offrent, « maintenant que toute flatterie, que tout mensonge a disparu avec la mort d’Alexis et que les gens, n’ayant d’autre souci que de flatter le maître actuel, et ne s’inquiétant plus guère d’aduler le maître disparu, présentent les choses dans leur nudité et racontent les événemens tels qu’ils se sont passés. » Il est exact qu’Anne Comnène a eu une préoccupation réelle et sincère de recueillir des informations authentiques et circonstanciées. Outre les traditions orales, elle a consulté les archives de l’empire et y a copié des documens d’importance capitale ; elle a transcrit dans son livre le texte de certains actes diplomatiques, de certaines pièces de correspondance privée ; elle a même poussé si loin le souci de la documentation que, pour raconter l’histoire de Robert Guiscard, elle a fait usage d’une source latine, aujourd’hui perdue.

Cependant, malgré tout cela, l’Alexiade d’Anne Comnène inspire au lecteur de l’inquiétude et de la défiance. Ce prétendu livre d’histoire est tout ensemble un panégyrique et un pamphlet. Et cela se conçoit sans peine. Quand, à la mort de Bryenne, la princesse se donna pour tâche de continuer l’œuvre historique commencée par son mari et de raconter à la postérité le règne d’Alexis, elle eut la tentation toute naturelle de parer de couleurs éclatantes l’époque où elle était heureuse, où elle espérait, où l’avenir lui souriait. En exaltant la grande figure d’Alexis, il ne lui déplut point d’autre part de rabaisser un peu, par une comparaison inévitable, les successeurs du premier des Comnènes. Elle notait, non sans quelque satisfaction secrète, les signes qu’elle croyait apercevoir de la décadence irrémédiable et rapide. « Aujourd’hui, écrit-elle quelque part, on méprise, comme chose vaine, les historiens et les poètes, et les leçons qu’on en peut tirer. Les dés et les autres amusemens de ce genre, voilà le grand souci. » Ce n’était point ainsi que les choses se passaient autrefois à la cour d’Alexis, du pieux et illustre empereur que sa fille n’hésite pas à proclamer plus grand que Constantin et à associer à la troupe sainte des apôtres du Christ. L’excès même de ces louanges montre assez clairement la tendance de ce livre, auquel Anne Comnène, elle-même, a donné ce titre significatif : l’Alexiade, vrai titre de poème épique en l’honneur d’un héros de légende.

Faut-il rappeler encore qu’Anne était très princesse, très byzantine, incapable par là de comprendre bien des événemens de son temps, et de juger impartialement bien des hommes ? On a dit déjà quels préjugés, quelle hostilité préconçue elle éprouve, ; — et devait éprouver, — à l’égard des croisés, le seul Bohémond mis à part. Faut-il ajouter qu’elle était femme, et qu’elle avait en conséquence un certain goût du décor, de la pompe extérieure, qui lui cachait parfois le fond véritable des choses ; qu’elle était de plus une femme passionnée, pleine de rancunes et de haines, et enfin une femme savante, soucieuse du beau style et de la phrase élégante ? Tout cela, qui diminue sans doute la valeur proprement historique de son œuvre, n’en diminue point l’intérêt. Pour la psychologie du personnage, l’Alexiade demeure un document de première importance. D’une façon plus générale, le livre est absolument remarquable. Et c’est un trait enfin qui n’est point sans quelque grandeur, que cette femme politique, qui fut une femme de lettres, ait eu pour ambition suprême de se continuer, au-delà de la mort, par ce qu’elle jugeait le meilleur d’elle-même, par son esprit et sa pensée.

Anne Comnène mourut en 1148, à l’âge de soixante-cinq ans. Un contemporain qui la connut bien a vanté ses grands yeux mobiles qui montraient l’activité de sa pensée, la profondeur de ses connaissances philosophiques, la supériorité vraiment impériale de son esprit : il conclut, d’un trait spirituel, en disant que, si la Grèce antique l’avait connue, elle eût ajouté « une quatrième Grâce aux Grâces, une dixième Muse aux Muses. » Ce fut à tout le moins une femme tout à fait distinguée, l’un des plus beaux esprits féminins que Byzance ait produits, et très supérieure à la plupart des hommes de son temps. Quoi qu’on puisse penser de son caractère, il y a quelque mélancolie dans l’existence de cette princesse justement ambitieuse, et qui manqua si cruellement sa vie.


CH. DIEHL.

  1. Voyez sur ce point mes Figures byzantines, p. 114 et 293.
  2. Voyez sur cette princesse le chapitre XII de mes Figures byzantines.