Filles de la pluie/Barba la Conteuse

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Bernard Grasset (p. 7-100).





BARBA LA CONTEUSE








I


L’ILE


Herment s’était assis devant le feu d’ajoncs qui flambait en pétillant.

— Au diable, la poésie des îles ! soupira-t-il.

Point de doute, il allait à midi faire encore un mauvais repas de pommes de terre et de poisson séché — et cet ordinaire, vraiment un peu frugal, pour un homme habitué à ses aises, était loin de valoir la cuisine de l’auberge où il prenait pension.

On mangeait de la viande, au moins, et du pain frais ; on y buvait du vin, du cidre ou de la bière… Ici !… et il se mit à sourire car il entendait dans la pièce voisine le pas satisfait et nonchalant de Barba, sa maîtresse.

Une fantaisie, hier soir, l’avait porté à accepter la dînette rustique de l’îlienne. Il avait trouvé drôle, pour une fois, de grignoter un far pesant arrosé d’eau et de gros lait. Et ce matin, elle l’avait supplié avec tant de gentillesse dans la voix de ne pas lui fausser compagnie, qu’il s’était très inconsidérément engagé à renouveler ce tour de force gastrique.

Certes, la couleur locale ajoutait à l’imprévu de cette aventure. Depuis huit jours, il vivait la vie rude et traditionnelle des Ouessantins, gens farouches, à en croire les anciens traités des géographes. Et cela ne manquait pas d’une certaine saveur, de loger sous ce toit de chaume, dans cette petite maison écrasée sur la lande rocheuse et dont chaque fenêtre découvrait la mer.

Or l’aimable Barba aux yeux roux et à la démarche lente apparut et, mettant la main sur l’épaule de l’étranger :

— Reste seul un instant, veux-tu ?… Je vais au village voisin. Et si mon père ou quelqu’une de mes petites nièces arrive, dis-leur simplement d’attendre.

La native se dirigea vers la porte étroite dont elle fit jouer la chevillette en tirant sur la corde et elle sortit.

Bien qu’elle fût de taille moyenne, Barba se détachait longue et souple sur l’horizon sans fin. Dans ce pays si sévère et dénué d’arbres, tout, et les maisons et les plantes chétives, était au ras du sol et l’homme en semblait grandi. Le vent tordait les courtes boucles des cheveux de l’îlienne. Elles s’emmêlaient aux deux bouts du ruban de velours noir passé sous le menton et qui fixait son bonnet, noir lui aussi, et qu’elle portait sans coiffe.

— Singulier, tout de même ! réfléchit Herment. Elle m’installe chez elle comme si j’étais son frère ou son fiancé[1]… Mon nom, elle ne le sait seulement pas… Et voici qu’elle prévoit sans trouble la visite des siens.

Étonnante hospitalité locale, et qui paraît tout à fait dans les mœurs… S’il faut vraiment y voir une survivance des coutumes patriarcales et libres d’autrefois, il convient d’honorer ces usages et se hâter d’en jouir, dévotement. Car bientôt, sans doute, ils auront perdu leur charme et leur candeur : Ouessant, la lointaine Ouessant n’est pas le bout du monde, après tout.

Et il se remémora les circonstances de son voyage vers cette terre oubliée.


Pour gagner l’île, il lui avait fallu attendre au Conquet le départ du courrier qui, deux fois, par semaine, dessert Ouessant et Molène.

On avait averti Herment d’arriver des premiers au bateau s’il voulait être bien sûr de partir, car le nombre des places, sur la Louise, pendant la saison d’hiver, n’excédait pas quarante-cinq, compris les hommes d’équipage. Par la nuit noire — il était à peine cinq heures et demie du matin — Herment s’achemina vers la « pierre glissante », l’endroit où le canot du bord viendrait prendre les passagers.

Les eaux étaient basses et le navire, dont on apercevait le fanal, s’était mis à l’ancre en dehors de la jetée, à l’entrée de la baie. Sur le rocher mouillé et couvert d’algues où le pied se posait incertain, un groupe silencieux attendait, parmi des paniers, des caisses et des valises.

Il y avait là quelques Ouessantines, reconnaissables à leur costume, des matelots permissionnaires, des représentants de maisons de commerce brestoises et plusieurs soldats coloniaux qui allaient rejoindre leur poste, sac au dos et le fusil en bandoulière. Une pluie fine faisait reluire les faces quand l’allumette d’un fumeur avait craqué ; la marée montante, parfois, soulevait une vague qui s’étalait ensuite, inondant les passagers résignés. Enfin, une embarcation détachée du vapeur arriva, dans laquelle on s’entassa pêle-mêle. Quand elle accosta la Louise, on put voir que des gens pressés occupaient déjà le tillac, au milieu de marchandises éparses. Des bestiaux, vaches et porcs, emplissaient l’avant de l’étroit vapeur jusqu’à la machine. La chaloupe retourna au rivage deux fois encore. Elle ramena les retardataires et le capitaine qui monta sur la passerelle et prit la barre. On leva l’ancre et la Louise quitta le Conquet, recevant l’éclat affaibli de Kermorvan et des feux voisins.

En effet, une pâleur laiteuse venait d’apparaître dans le déchirement d’un ciel sans tendresse, chargé de nuages, et sous lequel la mer, pourtant contenue, semblait vindicative. Des lames courtes firent piquer le bateau, coup sur coup, et puis, elles l’empoignèrent comme un jouet et la danse commença. Le haut des mâts se mit à zigzaguer, la cheminée tituba. La brise était fraîche mais la mer calme, comparativement aux gros temps précédents. Des paquets d’eau sautèrent d’un bout à l’autre du navire ; sous le vent, des barques qu’on croisa couraient vers le Conquet déjà distant ; et soudain, à l’Est, par Pospoder et Lanildut, le soleil se montra, morose, les nuages semblèrent moins opaques, et le jour fut. Les feux des bouées et des balises s’éclipsèrent. Béniguet et Quéménès s’érigèrent et disparurent sur la gauche. On serra de plus près l’archipel et, de rocher en rocher, le petit vapeur atteignit l’escale de Molène.

Là, des canots bruyants entourèrent la Louise. Ils étaient pilotés par des gamins auxquels on jeta des sacs de pain car l’îlot n’a pas de boulangerie. La semaine d’avant, le pain était arrivé si détrempé par l’eau embarquée pendant une traversée difficile, que les habitants avaient dû le refuser. Quelques personnes descendirent avec le facteur chargé de la tournée de Molène et la Louise, ainsi allégée, mit le cap sur Ouessant.

On rangea le Léac’h et Gour ar Vras ; on passa l’île Balanec, la laissant à gauche, et puis Bannec, peu visible, au ras des eaux, étroit banc de sable et de roches, bien au delà de la bouée Pengloc’h. Alors, on vit Ouessant dans toute son étendue.

Ce fut d’abord une ligne grise et bleue dont la longueur étonnait. Ensuite elle se précisa, plus colorée. À cause de ses falaises escarpées s’étendant du Stiff à Porz Goret, l’île semblait un mur formidable qui barrait l’horizon où, çà et là, des taches indiquaient des pointes et des anses dont le détail échappait.

La mer, en ces parages, était houleuse. Sa violence s’accrut dès qu’on se fut engagé dans le puissant courant du Fromveur qu’on traversa pour entrer dans la baie du Stiff, mouillage que les vents du Sud-Ouest rendaient obligatoires. À l’abri des prodigieux rochers qui enserraient la baie, les eaux profondes avaient maintenant le calme d’un lac. On approcha le môle d’aussi près qu’on put le faire sans danger d’échouage. Mais il fallut quand même user des embarcations pour descendre à terre. Assises au haut de la falaise en surplomb, une demi-douzaine de filles aux longs cheveux interpellaient les nouveaux débarqués, effrontément.

Six kilomètres séparaient le Stiff de Lan Pol. Les hommes chargèrent leurs fardeaux sur leurs épaules et s’attaquèrent au chemin raide qui monte de la cale.

Gagné le sommet du plateau, on aperçoit à droite le phare du Stiff, blanc et court, haut perché à l’extrémité Nord-Est de l’île. En maints endroits, des sillons ont tracé des terrains de culture dans la prairie grasse qui s’étend à perte de vue. Parfois ces champs sont entourés de petits murs de granit ; parfois, dans ces enclos, des ajoncs poussés en taillis drus jettent la note aiguë de leurs fleurs jaunes. On voit aussi des moulins isolés, et des toits de chaume, serrés les uns contre les autres, par groupes de trois ou quatre, agglomérations qui prennent ici le nom de villages.

Quelques-uns sont traversés par la route principale, la grande voie qui partage Ouessant du Nord-Est au Sud-Ouest, du Stiff au Créac’h en passant par Lan Pol. L’île, que de cette hauteur, on embrasse presque tout entière, est allongée sur l’Océan comme une gigantesque patte de crabe dont les deux pointes dentelées, de Pern et de Porz Goret formeraient les pinces. Entre chacune d’elles se jouent les eaux tranquilles de la baie de Lan Pol ; mais, en deçà de la pyramide du Runiou, point extrême Sud, la mer est toujours déchaînée et les récifs, à demi couverts, s’avancent, blancs d’écume, vers Ar Gazec, la « Jument » où depuis des années, on travaille quand on le peut, à la construction d’un phare. Si l’on promène le regard de l’Ouest au Nord, tour à tour défilent Loqueltas, le phare du Créac’h et Niou-i-zella, le « village voisin des eaux », et Kermoran, un autre hameau, et Keller, que huit cents brasses à peine séparent d’Ouessant.

Les passagers de la Louise traversèrent Fru-gulou et longèrent la clôture du fort Saint-Michel. À partir de cet endroit, accrochée au flanc d’un vallon, la route plonge en ligne droite et s’étend comme un long ruban, avec seulement quelques courbes légères, jusqu’au clocher de l’église. De rares maisons sont postées en bordure, certaines, blanches et neuves, et un ou deux hameaux faits de chaumières sans toitures et abandonnées. Au bout d’une demi-heure de marche, on laissa à l’entrée du bourg les baraquements des coloniaux, autour desquels ont poussé plusieurs débits, et l’on atteignit Lan Pol. Alors, la troupe des voyageurs se disloqua et chacun courut à ses affaires.


C’était la fin d’octobre. Depuis un mois, des pluies continuelles avaient tombé sur l’île, transformant en lagunes tous les terrains plats dont l’eau ne pouvait s’écouler. La côte, de Pen ar Roc’h à Toul al Lan, de Yusinn à Pern, avait en chaque endroit son caractère propre. En bien des points, la terre épuisée par un duel millénaire avec les vagues s’effritait et lâchait prise. Ailleurs, des rochers fantasques semblaient converser d’un bout à l’autre des criques balayées d’embruns ; les oiseaux de mer y jetaient leurs cris effarés. Seules, quelques anses abritées, comme à Paraluc’hen, à Porz Gwen, à Kergadou et Porz Allemgen, reposaient de l’horreur de certains paysages.

Or l’émoi de ces courses s’augmentait de la solitude et de l’automnale désolation des lieux. Parfois, seulement, on apercevait, courbées vers le sol, deux ou trois jeunes filles qui coupaient des ajoncs ou des bruyères. Herment en surprit d’autres, farouches, dans l’inclémence de la saison, qui se cachaient derrière des rochers et épiaient son passage. Certaines vieilles qu’il rencontra étaient surtout impressionnantes avec la masse de leurs cheveux blancs qui flottaient autour d’un masque ridé et jauni, délavé par les pluies. Les maisons ne semblaient pas moins mystérieuses : leurs portes étaient closes, strictement, leurs fenêtres étroites ne laissaient rien deviner au promeneur.

Ce qui surajoutait à la mélancolie de cette campagne, c’était sa nudité. Pas un arbre, sauf quelques buissons chétifs, poussés dans quelques creux de terrain. À travers la lande, des petits moutons erraient par centaines. On les entendait bêler aigrement, de fort loin, dans la chanson maussade du vent pluvieux. Quand on s’approchait, toute la bande affolée prenait la course.

Herment voulut connaître le secret de cette solitude car il savait l’île assez peuplée. On lui dit que les travaux des champs étant finis, les femmes restaient dans leurs maisons à tricoter. Quant aux hommes, dédaigneux de la culture, ils étaient tous « sur la navigation », au commerce ou dans la flotte. Les seuls pêcheurs de l’île étaient des retraités ou quelques coloniaux mariés dans le pays et qui tendaient des lignes, dans les trous poissonneux du bord, la cigarette au coin des lèvres, en rentiers.

Avec la nuit — c’était le dernier quartier de lune — les sorties devenaient périlleuses. Il fallait se perdre dans un dédale de sentiers, au risque de rouler sur la grève ou au fond de quelque carrière. Les deux phares éclairaient seuls, médiocrement.

Alors, dans l’ombre, un peu d’animation naissait. Car, passé la belle saison, c’est surtout le soir que sortent les Ouessantines. Des formes se glissaient dans les chemins encaissés, filles seules hâtant le pas, minuit sonné, courant d’un village à l’autre, silencieuses, inquiétantes, parce que rien dans l’uniformité de leur robe noire ne pouvait trahir leur identité. Par instinct, elles détournaient la tête ou se jetaient dans un fossé pour se mieux dissimuler encore. Souvent aussi, une bande de marsouins avinés répandaient la terreur dans les hameaux perdus. Ou c’était la marche endormie d’une patrouille ou l’éclat de voix fraîches d’îliennes revenant de la veillée, parmi des rires.

Un soir, las d’errer au hasard des routes, Herment entra chez Reuter, un débit voisin de la caserne. Reuter était un des premiers coloniaux établis dans le pays. Il avait épousé une Ouessantine petite et rousse, délurée, et lancé « un commerce ». Dans la salle, trois soldats buvaient pendant qu’un phonographe déroulait l’atrocité de son chant. Herment se fit servir un verre de bière.

Ce fut à ce moment qu’il aperçut Barba pour la première fois. Elle s’était d’abord tenue cachée dans l’ombre d’une pièce voisine, parce qu’elle avait vu un étranger. Elle était parée en Ouessantine, si coquettement qu’on l’eût dite en costume de fête. Mais elle était accompagnée d’une amie, vêtue à la façon des villes, et dont la tête et les épaules s’enveloppaient d’un châle, et cette dernière, plus hardie, s’avança jusqu’au seuil de la porte. Alors Barba se risqua à son tour.

La « demoiselle » répondit quand Herment lui adressa la parole. Il apprit qu’elle était Ouessantine, elle aussi, malgré qu’elle eût abandonné le costume. Les îliennes se firent un peu prier, mais finirent tout de même par accepter de boire quelque chose. Et Barba, un peu sauvage au début, se mit à causer.


Or le hasard voulut que le lendemain, Herment reconnût Barba sur la grève de Porz Quinzi, devant l’île Keller, qui, ce jour-là, semblait sortir de l’écume des flots. Armée d’une fourche, elle disposait en tas énormes ce goémon roux et bronzé qu’on fait sécher pour en engraisser la terre.




II


LES MORTS


Vu de l’allée en terrasse accolée à l’église de Lan Pol, le cimetière s’étend en plan incliné sur le flanc d’un vallon arrosé par un ruisseau qui se jette à quelques pas dans la baie. Sur sa droite, le cimetière est en lisière de la route sur sa gauche, il est bordé par les terrains de l’église, massif de verdure fertile et gras que prolongent, à l’autre bout du quadrilatère, les jardins de quelques maisons. C’est le seul endroit boisé de l’île. Des palmiers poussent sur les tombes, parmi des massifs caillouteux et des grands ormes. En toute saison, ce coin est pareil à un verger fleuri et musical où piaillent des bandes d’oiseaux. Et comme dans beaucoup de villages de nos campagnes, ici, le champ de repos est à la fois le lieu le plus grave et le plus souriant.

Pourtant, quand viennent les approches de la Toussaint, c’est la tristesse qui l’emporte.

Quinze jours avant la date funèbre, des groupes de veuves et de filles s’étaient déjà massés autour de la fosse aux « proellas. » D’autres, venues de tous les côtés de l’île, avaient procédé à la toilette de leurs tombes. L’église s’était remplie d’ombres taciturnes. Et, longtemps après le coucher du soleil, après le départ de toutes, attardée seule dans le cimetière, une de ces femmes, terminée sa besogne mélancolique, s’était allongée un soir sur le gazon, les seins contre le sol qui avait absorbé le corps, bu le sang de l’être aimé, comme pour l’allaiter, le réchauffer encore ou se confondre en lui dans l’attitude d’un fanatique amour et d’une insurmontable douleur. Et l’on n’avait plus aperçu, émergeant de terre, parmi la blanche forêt des croix, que ses pieds et ses jambes qui sortaient nus des jupes, à l’heure du serein, impressionnants par leur immobilité cadavérique.

Plusieurs fois, Herment avait assisté à de tels préparatifs dans la région extrême du Finistère, à Landéda, à Plouguerneau, à Porspoder, et sur la partie de la côte qui s’étend de la baie des Trépassés à l’île Vierge. Là, les courants ramènent constamment les épaves de très lointains naufrages, pour que chaque anse, chaque village marin, même lorsqu’on n’a point à y déplorer quelque perte locale, connaisse une fois de plus la domination terrible des eaux. C’est ainsi qu’à Loc’hrist, près de la pointe Saint-Mathieu, on peut voir, pieusement honorées, les tombes où reposent deux mousses argentins, deux frères, tandis qu’à côté gisent plusieurs victimes d’un naufrage fameux, ramenées par les flots, à quinze milles des Pierres Vertes, dans la baie de Porz Lioagan.

Mais ici, à Ouessant, les abords de la commémoration des défunts étaient plus émotionnants encore. Cette année, précisément, on allait procéder à la translation des proellas.

— Ce sont, expliqua Barba, de petites croix de cire, larges comme la main, et qui symbolisent les restes mortels de ceux que la mer a pris, sans vouloir rendre leurs cadavres. Quand arrive la nouvelle de la mort d’un Ouessantin, une proella est censée revenir au pays, en place de l’absent. Elle est reçue dans la maison du défunt et couchée sur une table. Autour d’elle, parents et amis passent la nuit en prières. Le lendemain, s’accomplit un simulacre de funérailles. On célèbre à l’église l’office des morts. Mais, au lieu d’aller ensuite au cimetière, on dépose la proella aux pieds de la statue de Saint-Joseph, voisine de l’autel des défunts, dans un coffre spécial qui est toujours trop vite empli. Lors de certaines fêtes de l’Église, à l’occasion d’un jubilé ou d’une mission, a lieu une procession à laquelle assistent tous les habitants, et l’on vide le coffre aux proellas dans une fosse que couronne un petit édifice, haut d’un mètre cinquante, le seul du cimetière, et qui porte cette inscription : Hélas !…

— Et moi aussi, reprit Barba, il faudra que j’aille parer mes tombes. Je commencerai tantôt par arracher les herbes : ma sœur viendra de Kérandron m’aider à faire le reste. En peu de temps, nous avons perdu notre mère et deux frères, dont l’un fut tué dans la chaufferie d’un torpilleur, l’autre enlevé par une lame sur un long-courrier.

Barba parlait posément et sans grande tristesse dans la voix. Car elle avait longtemps médité sur l’au delà. Elle en concevait une forte curiosité, voilà tout. Portée vers le merveilleux comme tous les simples, l’image de la mort l’attirait et elle vivait en familiarité avec elle dans une sorte de délectation quiète et pieuse. Elle s’était assise auprès de l’âtre, surveillant son feu, dans une salle luisante et propre qu’égayaient des murs blanchis à la chaux. Selon la mode ouessantine, toutes les parties boisées du logis étaient peintes comme des cabines de navires. Le plafond lui-même, soutenu par de larges poutres, s’éclairait d’une teinte vert pomme où couraient des motifs de décoration traités en rouge, dus au savoir primitif de Barba qui avait rempli en cette occasion les fonctions de peintre et de maçon. La chaumière se composait de deux pièces étroites et longues qu’un corridor divisait. Une échelle qui trouait le plafond du couloir conduisait au grenier où étaient rangées les récoltes : avoine, orge, légumes secs et pommes de terre.

Depuis la mort de sa mère, Barba habitait cette maison de Nérodynn achetée avec l’argent du partage. Elle y vivait seule, exploitant les dix-huit sillons de culture disséminés un peu partout à travers l’île et qu’elle possédait en bien propre. Elle avait douze poules et cinq moutons qu’elle voyait seulement à partir de l’époque du rassemblement. Dans ce chez-soi rustique, elle éprouvait un plaisir béat, une douce joie de vivre qui se traduisaient par un mépris averti de la « grande terre ».

— C’est certain, nous ne sommes pas malheureuses, accordait-elle. Il n’y a pas de misère ici comme sur votre continent de sauvages. Pour rien au monde, je ne voudrais quitter Ouessant. Et nous pensons toutes comme cela, à preuve que celles qui sont parties avec des étrangers sont toujours revenues… Pas étonnant : comment saurait-on vivre avec des païens ?

On lui avait démontré au catéchisme que tous les étrangers étaient des païens. En eux, elle aimait l’homme — mais elle détestait leur esprit.

— Qu’est-ce donc que les « païens », Barba ?

— Des Turcs, fit-elle résolument.

— Et les Turcs ?

— Ceux qui ne croient point en Dieu.

— C’est donc vrai, qu’il y a un Dieu ?

— Tiens, bien sûr !

— Si sûr que ça ?

Barba de Nérodynn se fâcha :

— Ah ! taisez-vous, fit-elle.

Herment s’amusait.

Mais sa fougueuse amie le regardait avec colère et inquiétude, comme un monstre. Et elle ajouta : — Je crois que vous êtes tous comme cela, à l’autre bout de l’eau.

Et puis, elle se mit à rire de son emportement et de sa candeur, peut-être. Car elle avait parlé sous l’impression de ses souvenirs d’enfance. Et beaucoup, dans l’île, même parmi ses amies, étaient sceptiques, maintenant, et impies avec détermination. Elles se vantaient d’un orgueilleux passé, splendide et bien antérieur au christianisme, religion nouvelle d’iconoclastes chagrins débarqués à Heussa avec Pol, évêque de Léon, et qui avaient brisé les dolmens des Druides, remplacé les fées par des saintes, et construit des églises avec les pierres du Temple celtique de la pointe de Pern.

D’ailleurs, la crédule Barba n’allait pas toujours à la messe, ni même à vêpres, le dimanche. Et Herment, pour la taquiner, s’en déclara scandalisé :

— En outre, il ne faudrait plus faire l’amour. Plus d’amour, tu entends, ô chaude îlienne : rappelle-toi qu’on a dû t’enseigner à dédaigner la chair… Elle devint rêveuse. Il continua, maîtrisant son rire : — Songe à l’enfer, ma fille… et n’es-tu pas troublée de vivre ainsi dans le péché, particulièrement à cette époque de l’année où la terre, humide de tant de larmes, nous fait si bien songer à la mort ?… Il avait enflé sa voix. Et ces paroles d’apôtre prenaient, même dans sa bouche profane, un accent extraordinaire, tant cette petite maison pieuse où ronronnait la bonne Barba, semblait faite pour leur donner écho.

La chérie n’avait rien répondu. Mais un quart d’heure après, elle passa comme un souffle près d’Herment, et, l’embrassant sur la bouche : — Je vais à l’église, dit-elle, au cimetière après. Et elle sortit. « Brave fille, sourit-il, en s’étendant sur la banquette pour piquer un somme : — Qu’on vienne encore me dire que la religion ne vaut rien pour les femmes ! »


Vers six heures du soir, Herment partit flâner dans le bourg. Et il eut le plaisir d’entendre, de la bouche de Mme Noan, des compliments sur sa belle. « Barba est très sage, disait-elle : c’est connu, elle ne prend jamais qu’un amant à la fois. »

Alors, fier et satisfait, il rôda du côté de l’église, à la recherche de cet oiseau rare. Et ce fut en vain. Mais à travers les carreaux d’une fenêtre minuscule, il entrevit la châtelaine de Nérodynn qui croquait des cerises à l’eau-de-vie chez la grande Angèle. Barba frappa aux vitres, sortit du débit et courut à lui dès qu’elle l’aperçut.

— Il faut que tu voies une proella, dit-elle avec une joie un peu orgueilleuse des vieilles coutumes pittoresques de son île, une admiration naïve pour son petit coin de terre. — Il y en aura justement une chez Etienne Stéphan de Kergoff. Son fils est mort, suis-moi, je m’y rendrai dans la soirée.


Après dîner, ils s’en allèrent vers le petit village de la côte Est où demeuraient les Stéphan.

Barba causait avec loquacité. Elle était heureuse de posséder un auditeur patient, à qui faire partager ses enthousiasmes.

— Cela fera une proella de plus, un marin de moins au cimetière. On est fier, pourtant de ceux qu’on arrive à « crocher du fond ». Ainsi, c’est l’habitude de porter tous les cinq ans à l’ossuaire ceux qui reposaient dans leurs tombes : seuls les noyés qu’on a pu ensevelir demeurent toujours dans leurs tombes. Tu pourras voir qu’on ne touchera jamais à la fosse de l’Anglaise.

— Qui donc l’entretient, demanda Herment, les parents de la morte envoient-ils de l’argent pour cela ?

Barba s’indigna :

— Payer ? Ah ! ça ?… tu crois donc que tout s’achète chez nous ?… Mais personne n’accepterait de l’argent pour honorer les morts. Ce sont des voisines qui prennent soin du tombeau de l’Anglaise. Ce serait moi, si quelque défunt oublié reposait près des miens… Et je soignerais aussi ta tombe, mon ami, si tu étais enterré à Ouessant, j’y planterais des fleurs… et cela, même si je ne t’avais pas connu.

— D’ailleurs, ajouta-t-elle, la tombe de l’Anglaise est si belle que c’est plaisir.

Et Barba, toute à ses souvenirs, rappela d’autres enterrements analogues à celui de la jeune lady qu’on avait trouvée à la pointe de Veilgoz, ses bras raidis tenant encore contre son sein glacé le cadavre de sa fillette. Et ç’avait été vers l’enfant, surtout, qu’avaient jailli les sympathies émues des Ouessantines. Pour habiller la petite morte, elles s’étaient disputées à qui donnerait ce qu’elles avaient de plus beau dans leurs coffres. Et comme il avait fallu un nom qui permît d’évoquer sa mémoire, pendant les causeries des veillées, on avait baptisé Coisic (Françoise) la petite exilée pour toujours.

Mais on approchait la maison Stéphan. Dans le village silencieux de Kergoff, une porte était grande ouverte sur la pénombre d’un logis.

— C’est là, dit Barba.


Deux cierges éclairaient la chambre mortuaire. Un petit rameau trempait dans une assiette et les nouveaux arrivants, tour à tour, aspergeaient la proella. Agenouillée sur la terre battue, une sœur du tiers ordre du Carmel récitait des prières auxquelles les assistants répondaient. Après quelques paroles de consolation, Barba vint se placer à l’écart, à côté d’Herment.

Il connut d’elle que le mort était un garçon de vingt-sept ans qui, son congé fini dans la flotte, était parti au long-cours. On était sans nouvelles de lui depuis quatre ans, quand des bruits coururent, très vagues, sur la disparition de la Noémie, son bateau. On ne s’en inquiéta pas outre mesure, habitué qu’on était aux surprises de la navigation. Et aucune information officielle n’ayant confirmé le sinistre, on reprit peu à peu confiance et on oublia ces rumeurs inquiétantes.

Aujourd’hui, l’annonce du décès de leur fils touchait donc les Stéphan à l’improviste. Le maire, prévenu par dépêche, avait prié des cousins d’aller avertir les parents du défunt, après souper, de façon que les pauvres vieux pussent manger sans trouble. Sonné l’Angélus du soir, ils avaient bien entendu tinter le glas, mais ils étaient loin de prévoir un deuil qui les affectât aussi directement. Et puis, un peu plus tard, selon les rites, deux voisins étaient venus, porteurs de la croix d’argent qui précède les processions et de la proella qu’ils avaient été chercher à la cure. Sans mot dire, ils placèrent la croix près de la fenêtre, de telle sorte qu’on pût, en passant, l’apercevoir de l’extérieur ; la proella fut posée sur la table.

Tout espoir était bien perdu. Les parents et les amis, avertis aussi, car la nouvelle d’une proella se propage de porte en porte dans le voisinage, étaient accourus et la veillée avait commencé. Cependant, quelques personnes de bonne volonté étaient parties vers les différents quartiers de l’île, frapper aux carreaux de toutes les maisons, et prévenir qu’il y avait une proella à Kergoff.

Les hommes, qui, d’habitude, négligent de se déranger pour les enterrements, ne manquent jamais d’assister à une telle cérémonie. Contrairement à l’usage en cours pour les funérailles, elle a toujours lieu le matin.

Demain donc, le cortège, précédé du clergé, s’acheminerait vers l’église. Le plus vieux parent du défunt porterait la figure symbolique couchée sur deux coiffes, posées l’une sur l’autre, en forme de croix.

Barba, frappée par la coïncidence, admirait que ce deuil arrivât précisément au milieu des fêtes de la Toussaint. Elle s’interrompait de causer pour reprendre les oraisons. Parfois, les voix monotones semblaient s’assoupir. On entendait alors des gémissements, de longs sanglots, et puis les invocations recommençaient, fiévreuses, dans le grand calme du soir dominé par le cantique alangui des eaux.


Tout à coup, des cris de terreur arrachèrent Herment à sa demi-somnolence. Dans l’ouverture de la porte une ombre, s’était dessinée. Une ombre se tenait là, immobile.

Ce fut un désordre sans nom. Les assistants s’écartèrent épouvantés. Car cette apparition était la seule au monde, vraiment, qui pût causer tant d’effroi. Un homme ? Un spectre bien plutôt. Celui-là était rayé du monde des vivants. Sa pâleur était celle d’un mort, ses yeux hagards semblaient paralysés dans leurs orbites. Il était sans souffle, comme glacé lui-même de l’horreur qu’il inspirait à tous. Enfin l’intrus fit quelques pas, dans un reculement général, un geste atroce de refus des bras et des lèvres qu’il tendait.

Ah çà ! quel était donc ce cauchemar, cette scène macabre, dans ce foyer hanté de larmes et de superstition, à la lueur falote de ces cierges ? Au milieu de l’hystérie montante, Herment se sentit, lui aussi, gagné par l’énervement.

Il voulait savoir. Mais Barba qui s’était accrochée à lui, Barba profitant de ce que l’issue était libre, l’entraîna au dehors.

Là, elle courut quelque vingt pas et s’arrêta contre un mur, toute secouée de spasmes, étouffant presque, avec des sifflements de gorge, de poitrine, brisée, comme si une émotion folle ou un rire inextinguible, simplement, l’allaient faire éclater.

— Ah ! lui cria Herment, tu en as de gaies, de m’avoir amené ici !… Hé bien ! demanda-t-il, explique ?…

— Fanch ! Ah ! Ah ! Ah !… Fanch ! comme un revenant !…

Et elle riait, décidément… Pas mort !… Il n’est pas mort !… Oh ! il a dû être content, tout de même, de m’y voir, à sa proella !

Alors, elle ajouta plus bas, riant encore, rougissant un peu :

— Nous avons été fiancés longtemps. Il m’aime toujours.


Les fêtes de la Toussaint arrivèrent. Pendant trois jours, l’île connut le repos. Des petites filles venaient jusque dans la cour de Barba et s’asseyaient sur la murette pour l’écouter causer. Ce rassemblement de gosses provoquait les plaisanteries des amies qui la traitaient de farceuse. Barba n’en avait cure : cet auditoire puéril ne lui semblait pas à dédaigner.

Le retour de Fanch avait fortement impressionné les esprits.

L’annonce erronée de son décès était due au nombre considérable de Stéphan qui habitaient l’île. Deux cousins, à bord de la Noémie, portaient le même nom : Fanch Stéphan de Kergoff avait seul échappé au naufrage. Lorsqu’on l’eut rapatrié, après être passé à l’inscription maritime de Brest, il s’était embarqué sur un voilier qui l’avait ramené à Ouessant le soir même du jour où la dépêche apprenait sa mort au pays.

Il s’était attaché à Barba depuis des années, du temps qu’il était mousse. Mais l’objet de ses désirs manquait de fixité, sans doute. Passé les jeux de l’enfance, Barba ne répondit plus à son affection : lui, ne se lassa jamais. Dès qu’il fut rentré, il erra aux alentours de Nérodynn.

Au dire de certaines âmes superstitieuses, son apparition, au beau milieu de la veillée funèbre, était à considérer comme un miracle. Le curé le cita en exemple. On chercha Fanch pour le féliciter, mais il sut échapper aux ovations. Et, triste, vindicatif, l’oreille basse dans son malheureux amour, il rôdait à travers l’île, suivant Barba à la piste, comme un chien.

Barba, seule, ne s’étonnait pas. Car elle évoluait naturellement au milieu de l’extraordinaire et de la fable qu’elle savait rencontrer partout. L’île entière dramatisée, tout son passé légendaire étaient dans son cœur. Elle jurait qu’elle pouvait prévoir la mort. Elle exagérait. Quelques jours avant un naufrage, le bruit courut qu’elle avait entendu la nuit, près de Kérer, ce cri sinistre, attribué parfois à un mystérieux oiseau marin, parfois à des esprits, ce cri inexpliqué qui fait, depuis des siècles, trembler les Bretons, ceux du Finistère comme ceux de la Cornouailles, des rocs du Land’s End à Falmouth, et qui annonce un mauvais coup du sort.

Elle était à la fois naïve et roublarde, mais elle ignorait sa naïveté comme sa roublardise. Elle employait sa malice inconsciente à l’agencement de constructions imaginaires auxquelles sa naïveté donnait, par quelques détails maladroits et inattendus, par ces faits que la logique ignore, que la raison n’invente pas, mais que la vie, précisément, sait nous offrir, un surprenant accent de réalité.

Herment l’appréciait parce qu’elle animait de son récit nocturne les plages désolées. Souvent, elle l’entraînait vers le Corce où l’on disait que, minuit passé, on pouvait écouter les appels des noyés d’autrefois qui erraient sans repos, en quête de prières. Barba souhaitait de les entendre et frissonnait tout à la fois. Elle aurait tutoyé des fantômes et bataillé contre eux.

Peut-être y avait-il dans tout cela un peu d’affectation car ces hantises contrastaient avec ses belles couleurs et son goût des joies précises de la vie.

— Allons, tais-toi, lui conseilla Herment, un soir qu’elle s’était lancée vers de nouveaux cauchemars… Pourquoi ne m’as-tu pas encore répété la vieille balançoire : « qui voit Ouessant voit son sang ? »… Et il ajouta, dans une ironie qu’elle ne comprenait pas, sans doute :

— Quand les baigneurs aux chapeaux plats de paille et les dames oisives qui s’étalent en complets tennis sur les sables des plages viendront se hasarder jusqu’ici et auront pourri l’île davantage que n’ont pu le faire les coloniaux, tu leur vendras des coquillages sur lesquels des ouvrières affamées de Paris auront écrit ces mots : « Île d’Épouvante ».

Elle s’étonna. Herment lui prit un baiser long et savoureux ; mais elle se dégagea, aux écoutes, l’oreille au vent.

Point de doute : à quelques pas de là, dans la direction du remblai en bordure de la grève du Corce, on avait entendu un bruit insolite. Il se précisa. Alors, Barba s’étant baissée, se mit à ramasser des galets qu’elle serra dans ses poings solides :

— Il partira, ce sot-là ! Il partira, ce tourc’h…

Et elle jeta des pierres à la volée sur une forme indécise et qui disparut.

— Tu n’as donc pas vu, reprit-elle, qu’il nous suit toujours, depuis qu’il est ici ?

— Qui donc ?

— Le « proella » !…


Herment s’en allait de Nérodynn avant l’apparition du jour, dans la tendresse inspirée du matin. Et sa promenade jusqu’à l’hôtel avait une douceur exquise. Souvent, lorsqu’il ne pleuvait point, il portait ses pas plus au Sud, vers la mer dont il aimait à surprendre l’éveil. Le climat était tiède malgré que la fin de novembre approchât ; et c’était quelque chose d’inestimable que d’échapper à l’automne dont on n’avait pas conscience dans ce pays sans feuilles. Les prairies demeuraient toujours vertes et l’hiver même ne devait pas exister.

L’Océan, seul, portait avec le ciel les traces de la saison dans une sorte de sérénité grave ; les vents n’étaient brutaux que par intermittence parce que la série des gros temps ne commence guère qu’en janvier.

Un matin, il alla, tâtonnant presque, — car le Créac’h lui-même semblait s’être endormi et n’émettait plus que de faibles lueurs, car le Stiff ne semblait plus qu’une faible veilleuse, un matin, il partit errer au long des grèves. La mer, très calme, balançait dans la baie ses ondulations rythmées et douces. Elle étalait la dentelle de ses vagues sur les galets de la plage en cirque du Runiou avec un bruit de soie froissée, comme une danseuse. Elle avait la tiédeur parfumée d’un beau corps. C’était entêtant de senteurs, entêtant et ironique d’insistance, ce remous perpétuel, comme une respiration. Une invite à se confondre en elle.

Alors, dans la nuit défaillante, dans ce décor dont elle était inséparable, il se sentit une grande reconnaissance pour la fille jeune et vigoureuse qu’il venait de quitter. Elle chantait encore dans ses bras… Comme elle l’avait accueilli avec confiance, lui, un étranger, comme elle était vraie dans sa rudesse…

La mer, décidément, se faisait si tentante qu’il voulut l’approcher elle aussi. Il se dévêtit et s’étendit dans l’eau.

Le soir, quand il raconta la chose à son amie :

— Pourquoi ne m’as-tu pas emmenée ? dit-elle. Je me serais baignée avec toi.



III


UNE MOULIGUEN[2]


— Crois-moi, dit Barba, il ne faut pas penser que les aventures semblables à celles de Fanch Stéphan soient rares. Il n’y a pas si longtemps que Gabriel Noret, qu’on disait bien mort, lui aussi, revint après sept ans d’absence et trouva sa femme mariée.

Barba de Nérodynn allait à Pen ar lan. Elle portait une charge de laine qu’une vieille parente devait filer à son intention. Et Herment l’accompagnait.

Sur la route de Kerlaoulen, ils venaient de croiser une vingtaine de femmes agenouillées qui cassaient des pierres sous la direction du garde-champêtre. C’était la corvée des routes, travail d’arrière-saison qu’on exécute au moment des loisirs d’automne et dont les plus riches peuvent se libérer en acquittant une dispense. Elles accomplissaient leur besogne sans hâte, sous le ciel gris. De fort loin on entendait le bruit des masses qui sectionnaient un granit friable et un chant très doux et plaintif, en langue française, un vieux chant, non point particulier au pays, mais dont l’air et le rythme avaient été dénaturés par des générations d’îliennes.

Lorsqu’elle eût donné la laine à sa parente, Barba entraîna son ami dans la lande, vers Porz Ligodou. De ce point élevé de la côte, on apercevait Bannec et Balanec, et puis, Molène, presque irréelle, dans l’horizon opaque et ramassé.

— Regarde la mouliguen, fit soudain Barba, en désignant une jeune femme vêtue à la façon du continent et qui surveillait son enfant, une fillette habillée en Ouessantine. Et elle ajouta, un peu méprisante : — Elle ne sait pas parler le breton.

— Mariée avec un Ouessantin ?

Barba fit un signe de tête affirmatif.

— Tu vois ces trois maisons, la première est celle des Mit, une des rares familles du pays où les hommes soient pêcheurs de père en fils ; Jeanne Miniou habite la suivante, et voici, tout au bord de la grève, la maison de l’étrangère qui épousa Antoine Mit.

« Il y a six ans, Antoine Mit, à peine rentré du service, se décida à partir sur la navigation, malgré ses parents qui s’efforçaient de le retenir, et malgré Jeanne Miniou qui voulait l’épouser — et ce fut, peut-être, pour cela, seulement, qu’il s’en alla — tandis que Pierre Le Gall aimait Jeanne sans espoir, il le savait bien. Pierre était aussi un long-courrier.

« Quand Antoine revint, il ramenait une jeune femme de la grande terre. Alors, Jeanne pensa mourir de jalousie et, par dépit, elle consentit à donner sa main à Pierre Le Gall. Deux mois après, Antoine et Pierre trouvaient un engagement sur le même trois-mâts et partaient pour l’Argentine.

« Mais Jeanne ne s’était pas consolée. Et quand Thérèse la mouliguen fut seule, sans son mari, seule dans l’île, personne, malgré qu’elle fût aimable et bonne, ne voulut la connaître. Moi-même, je ne lui aurais pas parlé. Et ses beaux-parents, non plus, ne pouvaient pas la souffrir, parce qu’elle était étrangère.

« Voici qu’un jour, on annonça que le Samson, c’était le nom du bateau des deux amis, venait de se perdre. Et, ici, tu vas voir que cette histoire aussi rappelle un peu celle de Fanch. Il était dit que parmi les hommes qui étaient sauvés, on comptait un Ouessantin. Mais lequel ?… on ne savait pas. Les deux femmes habitaient porte à porte. Et si Jeanne Miniou était anxieuse, c’était de connaître si Antoine vivait encore, car son mari, elle s’en moquait pas mal !

« On attendit cinq semaines, sans nouvelle aucune. Et puis, ce fut Pierre Le Gall qui rentra. À sa vue, Jeanne Miniou s’abattit à terre sans connaissance. Et l’on pouvait penser que c’était un effet de la joie de revoir son mari. Hélas ! Il n’était pour rien dans cette émotion.

« Thérèse se jeta sur sa petite fille, comme une désespérée. Elle savait bien, désormais, ne plus devoir trouver qu’en elle de consolation. Et ce fut une chose navrante que de la voir vivre si près de la haine de Jeanne, car Jeanne Miniou jalousait jusqu’à ses larmes, elle qui n’avait pas le droit de pleurer.

« Aujourd’hui, les années ont passé. Mais Thérèse Mit est toujours détestée. Elle vit ici parce que sa fille y est née, parce que son mari y naquit et parce qu’elle n’a pas d’autres biens ailleurs… Elle ne s’en ira jamais !

Et Barba souriait, sans méchanceté foncière, certes, mais elle souriait. Et elle ajouta doucement :

— Fallait pas qu’elle y vienne… Il n’y a donc pas assez d’hommes sur le continent ?

Herment s’était retourné vers la jeune femme qu’il apercevait encore. Il y avait quelque chose de poignant dans cette figure sans résignation. « Elle ne s’en ira jamais ! » Et voilà, pensa-t-il, voilà pourquoi, peut-être, elle se tient si souvent devant la porte de cette maison de Porz Ligodou juchée sur la falaise, usant ses yeux à découvrir la côte opposée, apparition bien indécise, même quand il fait exceptionnellement beau…


De loin en loin se détachaient sur la lande des petits monticules hauts d’un mètre environ et en forme d’Y, souvent faits de pierres, plus souvent de gleds, mottes de terre à laquelle adhérait encore le gazon. C’étaient, lui dit Barba, les goastigou ou abris de moutons, derrière lesquels les brebis mettent bas et se protègent contre les vents et les longues nuits d’hiver. La construction de ces goastigou était le seul soin que l’on prît des moutons à cette époque de l’année. La chair savoureuse de ces animaux est une des principales ressources du pays, mais elle est chèrement payée. Car les moutons, avec le droit de vaine pâture, empêchent toute végétation et causent l’aridité de l’île. La Préfecture maritime proposa autrefois, paraît-il, de faire à Ouessant une ceinture de pins : les habitants refusèrent car ils auraient dû renoncer à laisser errer leurs moutons.

Ces bêtes, toutes petites, mais très résistantes et d’une race particulière au pays, leurs propriétaires les mettent à l’attache en mars, par couples, jusqu’à la fin de juillet, dans leurs champs. Mais après la coupe du blé, terres et pâturages deviennent communs de tradition et l’on parque les moutons un peu partout, à l’attache, sous condition que chaque couple ne puisse approcher à plus d’un mètre de terre labourable. En septembre, dès qu’on s’est assuré qu’il n’y a plus rien dans les champs, une délibération municipale annonce qu’on peut lâcher les moutons. Libres jusqu’au printemps, ils vont errer par bandes effarouchées, redevenus sauvages, à travers l’île.

Le premier jeudi de mars, dans l’après-midi, on commence le rassemblement du bétail. Des îliennes, choisies par le conseil, parcourent le pays et ramènent les moutons dans chaque quartier de l’île, à Pen ar lan, au Stiff, à Feunteim Vélen, à Loqueltas. Elles ont un sou par mouton qu’elles dirigent sur l’aire désignée.

Alors, chacune va d’aire en aire, reconnaître ses animaux d’après leur marque. Les signes distinctifs, en usage de temps immémorial, sont des entailles ou encore des trous pratiqués dans l’oreille du mouton. Chaque marque est la propriété d’une famille. Lorsqu’une nouvelle ramification se crée par suite d’un mariage, on apporte une légère modification à la marque. En sorte qu’on peut suivre la généalogie des familles dans les marques successives des moutons.

Le jour du rassemblement offre aussi ses déconvenues car on constate la disparition de beaucoup de bêtes. Les unes sont mortes de maladies, et d’autres, tombées de la grève, se sont noyées. Beaucoup sont volées par des « Douarnenez » qui viennent aborder à Ouessant, la nuit, quand ils déposent leurs filets à l’entrée des baies pour la pêche des mulets. Plusieurs années de suite, dit Barba, les Espagnols qui travaillaient sur les épaves d’un bateau, firent aussi une terrible consommation de moutons.

Il faut encore compter avec les grands rapaces qui enlèvent les petits agneaux, et avec les corbeaux qui mangent les yeux et la langue des nouveau-nés.

C’est le vendredi que les îliennes vont chercher leurs moutons assemblés. Le samedi, les retardataires qu’on n’avait pas encore attrapés sont amenés au bourg où chacun les examine. Les moutons non reconnus sont vendus à l’encan, après Vêpres, au profit de la commune.

Parfois, le samedi, on célèbre la « fête des moutons ». On voit alors les jeunes îliennes prendre part au dansal, une sorte de ronde très lente, avec trois pas à droite et trois pas à gauche, et qu’elles exécutent en chantant. C’est là le seul accompagnement. Car, avant l’arrivée des troupes, on ne connaissait pas d’instrument de musique à Ouessant, sauf la bigorne, conque marine dont les hommes se servent pour signaler leur présence en mer, par des gémissements très longs, pendant le brouillard



IV


LA BRUME


Reuter venait d’installer dans son débit un piano mécanique. Dès le matin, le cake-walk et la matchiche, airs à succès, fusaient hors de sa boutique avec un bruit d’enfer, provoquant l’admiration des natives pendant que les coloniaux buvaient l’absinthe. Et l’habile commerçant, fier de l’effet produit, racolait les îliennes au passage.

— Entre donc ! cria-t-il à Blanche, Emma Roparzic du Runiou est là qui ne donnerait pas sa place pour une messe. — Et toi, Barba, la plus bavarde de l’île, tu sais bien que tu n’as pas besoin d’argent pour boire ici. Allons, appelle aussi Claire : Lombard, qui vient de toucher sa prime de rengagement régale, et ton ami n’en saura rien.

Dans un coin de la salle étaient assises, sur des barils de salaison, la grande Angèle et Juliette que, pour ses mœurs et sa pâleur défaite, ses robes de la ville, les officiers avaient surnommée la « demoiselle pourrie ». Angèle, par contre, était demeurée Ouessantine ; mais elle avait épousé un charpentier venu à Ouessant lors des travaux du fort, un ivrogne qui l’avait perdue. Jadis, elle avait joui d’une grande réputation d’honnêteté. Maintenant, elle était à qui voulait la prendre, et longue et mince, avec une tête d’une pureté céleste nimbée de cheveux d’or, des yeux d’un bleu très tendre, seulement désavantagée par des mains et des poignets trop forts qui disaient les travaux auxquels elle avait abaissé sa beauté, elle profanait avec un sourire dissolu un corps admirable auquel nul homme un peu délicat n’aurait voulu toucher.

Les fillettes de Mme Reuter, apercevant Barba, l’accapèrent, tandis que Juliette, jalouse de Barba — elle ne comprenait pas comment Herment avait pu dédaigner ses grâces civilisées — s’employait à persuader Angèle qu’Herment pensait beaucoup de bien d’elle.

— Crois-tu ? dit enfin Angèle, excitée.

Alors elle traversa la salle, se pencha vers Barba, et très innocemment :

— La « Conteuse », je viens de passer chez toi tout à l’heure, et j’ai vu ton ami qui partait dans la direction de Feunteim Vélen. Prête-moi pour une heure la clé de ta maison. J’ai rendez-vous avec un sergent qui est arrivé de Brest et ne puis le recevoir chez moi : mon mari a encore décidé de chômer aujourd’hui.

Barba, confiante, lui remit la clé et la grande Angèle sortit avec un sourire au coin des lèvres car elle savait qu’elle trouverait Herment à Nérodynn.

— Gast !.. fit-elle en entrant, comme vous êtes étonné de me voir !.. Barba est chez Reuter : elle apprend le tricot à ses petites. Elle m’a dit que vous étiez sorti. Pas si bête ! J’avais guetté et j’étais sûre de vous dénicher ici…

« Aujourd’hui, fit-elle provocante, et avec cet air tour à tour candide et un peu faux qui faisait le meilleur de son charme, j’ai passé toute ma matinée à bêcher, voyez mes mains sont noires… et maintenant, et elle le regarda souriante, les yeux dans les yeux, je voudrais bien connaître le goût d’un baiser. Elle dit cela plus crûment, comme par badinage.

Or Herment la regarda sans sourciller.

— Me faut-il croire, Angèle, que tu sois à ce point sevrée de ce plaisir ?

— Vous savez bien que nous n’avons ici que des marins, des plougs, et des soldats pires que des brutes.

— Angèle, fit Herment qui cherchait une échappatoire, mais n’es-tu pas l’amie de Barba ?

— Non !.. Vous croyez qu’elle se gênerait à votre place ?

Herment réfléchit deux secondes.

— C’est juste. Eh bien ! suis-moi : je connais un endroit beaucoup plus favorable. Et il la ramena jusqu’au bourg, où il profita d’une rencontre pour la quitter.

— Mais le soir, tout le monde apprit de la voix de Juliette qu’Herment avait eu les faveurs d’Angèle.

Celle-ci, dans cette affaire, avait vraiment manqué de psychologie. Car rien n’aurait su troubler le flegme de Barba. En lui rendant sa clé, Angèle, pour éveiller sa jalousie, lui jeta quelques mots à l’oreille, en se tordant de rire.

— Tu ferais mieux de courir chez toi, lui dit Barba, on te cherche partout, ta petite fille est au plus mal.

— Oui ?.. s’exclama Angèle. Et moi qui l’oubliais !


Le havre de Porz Pol,dont les eaux s’étaient retirées, rappelait maints paysages brossés par des hollandais d’autrefois. Des nuages s’accrochaient aux agrès et aux mâts des barques échouées. Les contours des rochers et les tons violents des herbes marines s’abolissaient sous une grisaille ; des vapeurs plus denses s’accumulaient dans les profondeurs de la baie. Par endroits, les objets du premier plan apparaissaient seuls ; ailleurs, ils se détachaient sur une immensité sans limite.

La brume s’était levée fragmentairement, un peu avant le coucher du soleil, semblable à des nuages de chaleur errant au-dessus des murs et des toits. Et puis, la vapeur, plus dense, commença d’imprégner tout de son humidité et de mouiller le sol.

À la nuit tombante, l’île entière flotta dans cette atmosphère cotonneuse. La marée basse accentua la hauteur des récifs. Ils parurent se perdre dans le ciel. Mais le coup d’œil valait surtout du haut des falaises. La forme et la grandeur réelle du précipice étaient abolies. L’on ne distinguait plus que des étendues noires ou terreuses, parfois d’un vert très sombre sous le ciel opaque et obscurci, infiniment lointaines, comme le panorama qu’on découvre du sommet des montagnes. On croyait reconnaître des plaines, des vallées profondes, des forêts. Il y avait comme une fantasmagorie dans ces aspects changeants dus au jeu mouvant des couches vaporeuses planant sur les bancs de récifs couverts d’algues. Cette féerie cessa quand la brume s’épaissit davantage. Cependant, les feux des phares, à peine affaiblis, étaient encore visibles. Un vent Est-Nord-Est soufflait en chantant. — La nuit venue, on n’aperçut plus comme étoiles, que celles qui étaient directement au-dessus de la tête.

Non loin de la pointe de Pern, le Créac’h érigeait sur un monticule l’activité de sa machinerie lumineuse. Ses éclats, nets et coupants, car le brouillard semblait maintenant devoir se dissiper, divisaient la voûte sombre du ciel en sections d’une uniformité désespérante. En avant du phare, un écroulement de roches titaniques bataillait avec une eau noire, mugissante, d’où se dégageait la rumeur d’une gigantesque cataracte. Quand le réflecteur inondait ces abîmes, les vagues qui s’y précipitaient sortaient de l’ombre ; on eût dit un grouillement de monstrueux reptiles.

— Barba, rêvait Herment, sais-tu ce que c’est que l’Océan ?

— C’est le nom d’un bateau, fit-elle avec assurance.


Parfois, on entendait aussi le sifflement de vapeurs qui s’étaient rapprochés de la lueur tutélaire, à petite vitesse, cherchant leur voie. À moins d’un mille, l’un d’eux apparut soudain. Il semblait une maison embrasée. Ouessant était, sans doute, la première terre qu’il rencontrait depuis des semaines.

Ainsi, nuit et jour, des centaines d’existences passaient au large de cette côte tourmentée. Ouessant se trouve sur une des routes marines les plus courues du monde entier ; de ses sémaphores, les guetteurs comptent, bon an mal an, plus de trente mille navires. Couverts de guenilles, ses habitants suivent des yeux tant de richesses confiées aux eaux, tant de splendeur qui leur échappent.

— Vois, dit Barba, les bateaux se succèdent sans interruption, presque sans danger aussi. Le phare éclaire beaucoup plus qu’autrefois, on en construit un autre, et voici qu’on songe à poser des cloches sous-marines. Il n’y aura plus de beaux naufrages, désormais. Il devient déjà difficile d’avoir du bois pour l’hiver.

— Es-tu jamais allée sur la grève, après un sinistre ?

— Comme les autres, parbleu !

« Mais, ajouta-t-elle avec dépit, je n’ai jamais rien trouvé de bon : des caisses d’oranges, des bananes, des conserves ou des barriques vides, c’est tout. Les autres avaient mis la main dessus avant moi.

« Autrefois, ça valait la peine. Je me rappelle que quand j’étais toute petite, il est venu des caisses de moutarde, si bonne qu’on la mangeait sur du pain comme des confitures. »

Et elle évoqua le Vesper, le Maud, la Ville de Palerme, l’Uzumbee, le Chincha. Une vraie boîte à surprise, ce dernier, un cargo qui faisait route vers l’Amérique du Sud.

Il était plein de draperies, de soies, de fourrures, de fantaisies, d’articles de Paris. Tout vint à la côte, avec des accordéons, des jouets mécaniques, des caisses de spiritueux. Cet hiver mémorable, les îliennes, la tête couronnée de fleurs artificielles, les seules fleurs qu’elles eussent jamais vues, travaillaient dans leurs champs en robes et en chapeaux de théâtre. Mais le pire, ce furent des coffres entiers, emplis de bibelots bizarres, produits d’une civilisation décadente, manufacturés en Allemagne avec des étiquettes aux couleurs françaises, photographies « curieuses » qu’on voyait au travers de loupes minuscules serties dans des presse-papier, des manches d’ombrelles, des éventails à transparence ornés de dessins à faire rougir des cantinières, et autres objets plus étranges encore, indescriptibles, avec lesquels les fillettes de l’île jouaient très innocemment — dons de la mer perfide…

Soudain, l’horizon s’obscurcit. Le Stiff devint invisible. Le Créac’h, tout à l’heure si fier de son regard d’aigle, parut en proie à un malaise : sa lueur aveuglante ne fut plus guère qu’un clignotement, bientôt plus qu’un souvenir. Une vapeur dense s’était appesantie sur l’île nocturne. En cet instant, un bruit, une épouvantable clameur, un beuglement infiniment lugubre retentit à quelques pas. Barba, qui y était pourtant habituée dès l’enfance, frissonna :

— La « vache à Gibois » !…

On avait donné ce nom à la sirène parce que le gardien-chef du Créac’h s’appelait Gibois.

Alors, la mer qu’on n’apercevait plus désormais, parut plus grande, plus horréfiante encore. Le Créac’h avait cessé d’exister. Et pendant leur marche hésitante jusqu’à Nérodynn, la voix, la voix énorme les accompagna. Toute la nuit, toutes les maisons de l’île, de deux en deux minutes, tressaillaient dans un tremblement convulsif. C’était la brume.


Le lendemain, ils étaient entrés chez Angèle pour prendre des nouvelles de la petite malade. L’enfant avait le croup. Elle était couchée dans le lit-clos de ses parents ; elle étouffait dans l’étroit espace. Des voisins, hochant la tête, s’étaient groupés autour du rideau entrouvert ; Angèle avait les yeux mouillés, sa mère tenait la main de l’enfant expirante et, dans la pièce voisine, le mari jouait un écarté avec le sous-officier bien aimé de sa femme.

Le jeune médecin colonial, le seul médecin de l’île, venait de partir, sans espoir, bouleversé par cette misère.

— Il y a quinze ans, dit Barba, tu n’aurais pas trouvé dans Ouessant une seule maison semblable à celle-ci… Maintenant, nous en compterions plus de vingt… et de pires, où l’on voit des choses abominables.

« Angèle a épousé un étranger et le malheur s’est installé au foyer avec lui. L’homme boit comme un trou, Angèle l’oublie dans la débauche, on saoule la mère pour qu’elle se taise.

Dans ce taudis, on se sentait pris d’écœurement. Il fallait sortir au plus vite. Mais au dehors, le brouillard vous empoignait à la gorge, vous tordait l’âme dans une angoisse à laquelle il fallait échapper à tout prix, par le rêve ou par la prière — pourquoi pas ? — ou par cet assouvissement farouche des instincts brutaux qui emplissait de consommateurs chaque débit de l’île et faisait couler l’alcool à grands flots.


La nuit, pendant le sommeil, on percevait une sonorité lointaine que l’écho redisait avec des vibrations d’orgue. Deux longs mugissements, chacun espacé de quelques secondes, auxquels succédait un silence.

Si monotones et si réguliers, si pareils que fussent ces deux sons, le premier finissait pourtant sur une note plus élevée et c’était à cette faible différence que tenait, sans doute, la magie de ce tumulte. Il semblait un dialogue grandiose et désolé. On imaginait que cette plainte atroce, poussée par quelques représentants oubliés de la préhistoire, disait la fatalité d’un éternel esclavage. Ruisselants d’eau et d’écume, deux léviathans échoués sur les roches de Pern, s’y étaient vu clouer par le destin ; ils poursuivaient inlassablement leur vaine clameur qui n’exprimait qu’une pensée, toujours la même, le désespoir de leur captivité.

Il arrivait souvent qu’on n’en recueillît que le son voilé et amoindri, quand le vent ou l’opacité du rideau de brume étouffait cette protestation.

D’autres fois, la clameur dominante se répercutait dans les cent criques de l’île qui la redisaient à l’infini, vaste concert, apeurant comme un cauchemar.


Onze jours durant, l’île demeura écrasée sous la brume. Ce fut dans cette obscurité que la fille d’Angèle s’éteignit.

Quand elle fut morte, on la para comme une idole, avec des châles, des verroteries, des velours chauds et des soieries ajustées sur son costume de petite femme promise au ciel. Ce fut par cette brume qu’on l’enfouit au cimetière. Comme si la nature avait voulu lui faire un linceul plus grand pour qu’elle emportât vers le néant un plus profond oubli des choses de la vie — comme si la nature avait voulu dissimuler davantage cette erreur, cette anomalie inacceptable qu’est toujours la mort d’un enfant.

Angèle mit des mouchoirs blancs de deuil sous son châle déjà si sévère.

Ils formaient trois fronces sous la gorge, retenues par quatre épingles noires, ce qui lui donnait une allure quasi-monacale et infiniment chaste. Mais, à sa fenêtre, elle s’appuyait sur l’épaule de son amant, pendant que le mari, très vil, hébété, cuvait son vin et qu’au fond de la pièce, sa mère, avec sa tête splendide aux boucles blondes qui la faisaient ressembler à une lionne, saoule elle aussi, pleurait très doucement.



V


HISTOIRE D’AMOUR


Elle avait dit au revoir, en breton, avec beaucoup d’intimité à une dame, mise à la façon des villes, et qui était venue lui rendre visite.

— Qui est celle-là ? demanda Herment.

— Mme Guyot, répondit Barba, en remuant à pleins bras la lourde pâte d’un farz-valet. Son mari, capitaine d’artillerie coloniale, est en permission et ils viennent de rentrer à Ouessant.

Pour être plus à son aise, elle travaillait sans coiffe et sans bonnet. Ses cheveux roulaient sur son cou halé et mis à nu car elle avait ôté ses châles et, seul, un eurujé, guernesey de laine bleue dont les manches étaient retroussées jusqu’aux biceps, couvrait son torse et sa poitrine.

C’était presque un mets national, ce farz-valet, fait d’une pâte de sarrazin dans laquelle elle avait battu des œufs et jeté des petits carrés de lard et des pruneaux. Maintenant, Barba versait le tout dans une marmite de terre où le pudding devait cuire. Sa dimension considérable était dictée par la coutume qui veut qu’on en distribue des morceaux aux voisins quand on fait un farz dans une maison.

— Barba, dis-moi comment tu connais si bien la femme d’un capitaine et par quel hasard elle entend le breton ?

— C’est tout simple : Mme Guyot est une îlienne, nous sommes nées dans le même village.

— Et le capitaine l’a vraiment épousée ?

— Voici cinq ans. — Mais, laisse-moi terminer mon ouvrage, je parlerai plus tard. Et, sans se presser, agenouillée devant la cheminée, elle disposait les gleds, mottes de terre sèche et comme feutrée par les herbes rousses de la lande, tout autour de la marmite. Elle en plaça jusque sur le couvercle, au point que le récipient disparut tout entier. Par dessous, dans le caniveau pratiqué au ras du foyer, elle enflamma les gleds au moyen de genêts et de petit bois. Alors les mottes se consumèrent d’un feu lent et invisible qui devait durer environ cinq heures.

Barba s’assit, satisfaite, et expliqua :

— Guyot vint ici pour la première fois, lors de la construction du fort dont il surveillait les travaux. Il était lieutenant. C’est à cette époque qu’il rencontra Claire pour la première fois et qu’il s’en éprit. Un soir, mon amie consentit à le suivre chez lui, par légèreté. Mais, contre son attente, il ne la revit pas les jours suivants. Ce fut en vain qu’il la supplia : il ne lui plaisait pas, décidément. Elle avait déjà eu plusieurs liaisons, Guyot n’en savait rien et il se désolait d’avoir été délaissé.

Enfin, à force d’entêtement, il parvint à la persuader. Claire quitta la maison de ses parents et vécut chez le lieutenant pendant six mois. Volontiers, il me prenait pour confidente : — « Jamais je ne pourrai aimer une autre femme », déclarait-il. Je haussais les épaules, parce que vous parlez tous ainsi, puis un jour, vous partez et l’on ne vous revoit plus. Guyot affirmait pourtant qu’il voulait épouser Claire : elle en riait avec nous, et même, elle se gênait si peu qu’elle « allait » avec ses camarades à lui.

Le fort terminé, Guyot fut désigné pour le Sénégal où il passa capitaine. Tous les mois, sans y manquer jamais, il envoya une partie de sa solde à Claire. Elle empochait l’argent sans rien modifier à sa conduite — et elle en faisait, je t’assure !

À son retour des colonies, Guyot vint passer son congé dans l’île. Il revit Claire et la laissa enceinte en s’en allant. Peu après son arrivée à Rochefort, il lui écrivit de venir le rejoindre. Claire hésita longtemps. Elle se décida, enfin, et il résolut de l’épouser sans retard. C’est à ce moment qu’elle releva ses cheveux et quitta son costume d’Ouessantine qui ne convenait plus à la femme d’un officier.

Guyot écrivit au maire d’Ouessant pour obtenir les papiers nécessaires au mariage. Le maire fut très surpris de cette demande. Il répondit au capitaine qu’il lui semblait impossible qu’un officier épousât Claire, en raison de sa conduite antérieure. À cette lettre, il ajoutait même la liste de ses amants et il laissait entendre que si elle allait être mère, ce n’était pas, bien sûr, des œuvres de Guyot. Cette lettre jeta le capitaine dans une colère terrible, ce qui était absolument en dehors de son caractère car on le voyait toujours calme. Il montra le papier à son amie et lui demanda si c’était vrai. Elle se mit à rire, refusant de répondre.

D’autres auraient rompu sur-le-champ. Guyot vit seulement dans ce mutisme une nouvelle preuve de l’indifférence de Claire à son égard et son amour en fut piqué davantage. Elle dédaignait de se disculper ; elle méprisait ces accusations, c’est qu’elles étaient fausses, sans doute. « — Le maire a donc menti, pensa-t-il. Et quand bien même cela serait, qu’importe puisque j’aime ! » Il insista, les papiers vinrent et le mariage, enfin, eut lieu.

— Et maintenant ?

— Et maintenant Claire est la plus heureuse des femmes. Elle a donné trois enfants à son mari qui ne cesse de l’adorer. Leurs natures sont très différentes : Claire est bavarde, elle chante et rit toujours, au lieu que Guyot, taciturne, prononce à peine quatre mots par jour. Mais il fut toujours ainsi : il dit seulement ce qu’il a à dire et Claire s’y est faite.

Chaque fois qu’il la ramène au pays, ils vivent dans la petite maison de Yusinn que la mort de ses parents a laissée à Claire. Dans deux mois, Guyot va partir pour Madagascar. Et Claire qui aime aujourd’hui son mari de tout son cœur, Claire veut le suivre là-bas, malgré qu’on lui ait affirmé qu’elle n’en reviendrait pas, à cause des fièvres et d’une chaleur mauvaise, difficile à supporter pour nous, Ouessantines, qui sommes habituées à un air sain et « fort ».

Mais, sortons, reprit Barba, le farz cuira bien tout seul.

Une autre fois, je te confectionnerai un « farz sac’h », fait d’une pâte de farine mélangée à du lard et à des raisins, et dont on emplit un sac bien cousu. Le tout cuit à l’eau, dans la marmite. C’est un régal. Tu le préféreras, je crois, au farz goad ou farz au sang, le plat de résistance de nos noces, semblable au précédent, mais additionné de sang de porc.

Tous ces mets sont préparés ici depuis des siècles. Sans doute, ils disparaîtront peu à peu, comme tant d’autres choses. Les maisons sont de plus en plus rares où l’on pratique encore notre antique cuisson du pain. Je m’y entête sans trop savoir pourquoi. Tu as mangé, en faisant des grimaces, de ce pain que je cuis sur les pierres plates du foyer. Je les chauffe avec des gleds que j’enlève une fois que les pierres sont brûlantes, je les essuie avec un bouchon de goémon frais et les saupoudre de farine. J’y dispose ensuite des feuilles de chou sur lesquelles est placé le pain que je protège encore, par dessus, avec d’autres feuilles, pour recouvrir enfin le tout de gleds enflammés. Mais, à quoi bon ?… Aujourd’hui, il y a trois boulangeries dans l’île.

Quelle différence, avec autrefois !

Le croirais-tu ? Ici, c’était toujours la fille qui faisait la demande en mariage. Elle se rendait avec ses parents dans la famille du garçon de son choix, et priait qu’on l’invitât à dîner. On comprenait ce que cela voulait dire : le jeune homme se mettait au lit, gravement, et pendant le repas, la soupirante allait vers la couche et présentait un plat à l’élu de son cœur. S’il mangeait, c’était qu’il l’acceptait pour femme.

De ce jour, elle habitait la maison de son futur, aidant à tous les travaux du ménage et des terres, vivant en entière communauté, partageant même la couche de son fiancé, afin qu’ils pussent tous deux s’étudier et se mieux connaître. Au bout de quelque temps d’essai, s’ils constataient qu’ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre, la jeune fille retournait chez elle sans en subir aucun déshonneur car cette épreuve avait été absolument chaste.

Jadis, rêva Barba, faute d’hommes en nombre suffisant, beaucoup d’îliennes étaient condamnées à ne jamais se marier. C’est pour cela qu’au moment de Pâques, on voyait tant d’amoureuses déposer des œufs dans des paniers qu’on plaçait à l’église de chaque côté de la grille de communion. C’est pour cela qu’elles portaient leur offrande au banc an ed, le banc du blé, un coffre dans lequel elles jetaient une mesure de blé, en réclamant de Dieu la réalisation d’un vœu ou des consolations à des peines de cœur.

Au reste, en ces temps lointains, les filles étaient beaucoup plus sages que maintenant… Les hommes non mariés vivaient entièrement séparés des femmes. Celui qui séduisait une jeune fille sans l’épouser ensuite était déshonoré : tout porte à croire que les hommes d’aujourd’hui sont beaucoup moins soucieux de leur réputation…



VI


GWALGRAC’H


Barba affectionnait Gwalgrac’h, cette partie de la côte Nord, flanquée à gauche de l’île Keller et à droite, de la pointe de Cadoran. La falaise, en cet endroit, est à pic, fendue par de larges entailles où l’eau se précipite en grondements sourds. Des grottes profondes ajoutent encore au mystère de certaines criques, que du haut, on a peine à sonder du regard. Çà et là, deux ou trois petites anses, auxquelles on accède par des sentiers de chèvres, servent d’abri à des canots.

Barba errait souvent dans ces parages. Elle aimait à y surprendre le vacarme des oiseaux marins. Ici, comme ailleurs, les moutons lançaient au ciel leurs bêlements rauques et broutaient une herbe fine et drue qui faisait au pied un tapis moelleux. La vue de Keller l’enchantait surtout. On y découvrait une seule maison habitée par un solitaire dont l’unique distraction était de communiquer avec Ouessant en tirant des coups de fusil, dès qu’il apercevait du bout de sa lorgnette quelque figure de connaissance.

Une chaussée redoutée des navigateurs, et qui s’étend jusqu’à la bouée Callet, prolonge l’îlot vers le Nord-Ouest. On ne compte plus les navires qui, depuis des siècles, se sont jetés sur ces hauts fonds, ni ceux qui, fuyant le gros temps, et voulant s’abriter dans la baie de Béninou, ont été jetés par les courants sur Keller ou sur Cadoran. Deux mois avant, un vapeur s’était perdu là. Il reposait maintenant, par soixante mètres au-dessous du niveau des plus basses eaux, à un demi-mille de la pointe Nord-Est de Keller.

Un matin de septembre, par temps calme mais chargé de brume, le gardien de Keller avait aperçu soudain, se détachant de la grisaille ambiante, un grand steamer fonçant à toute vitesse sur l’île. L’homme souffla dans son cornet à bouquin pour avertir les navigateurs du danger qu’ils couraient. Mais il était trop tard : le bateau alla donner sur une roche à fleur d’eau et s’y enfourcha, jusqu’à toucher Keller dans sa position Nord-Est. Au même instant, les habitants de la côte Nord d’Ouessant entendirent un choc violent, aussitôt suivi d’un fort dégagement de pression. Un pêcheur de Gwalgrac’h sauta dans sa barque, et, guidé par les appels, rama vers l’endroit très proche mais encore invisible où le navire venait de talonner. C’était un « tramp » autrichien, la Marimba, vaisseau long de cent vingt mètres et jaugeant six mille tonnes. Il avait été construit à Sunderland, en 1901, et avait quitté Newcastle quelques jours avant, avec un chargement de charbon.

Le capitaine apprit du pêcheur qu’il avait touché Ouessant, puis, le second descendit à terre, et, conduit par l’îlien, se rendit au Stiff pour télégraphier la nouvelle du naufrage. Déjà, les insulaires accouraient de partout. Le syndic, M. Péqueux, fut seul autorisé à monter sur le bord. Il reconnut la position du bateau. Un peu de mer suffisait pour qu’à marée descendante le navire fût brisé. La situation risquait de se faire plus périlleuse encore, si les vents se mettaient au Nord, parce que, dans ce cas, la mer déferle avec furie sur Keller et les marées, unies au courant du bras de mer qui sépare Keller d’Ouessant, forment un remous impétueux. Pour alléger la partie échouée, on jeta à l’eau une centaine de tonnes de charbon, sans bénéfice appréciable.

Vers six heures du soir, deux remorqueurs dépêchés de Brest, profitèrent de la pleine mer pour tenter un renflouement. Ils purent seulement faire glisser le vapeur d’un mètre en arrière. On remit les travaux au lendemain. À la tombée de la nuit, de nombreuses personnes tentèrent de monter à bord, mais des sentinelles parvinrent à interdire l’accès du pont.

Le jour suivant, dès l’aube, le Titan fixa ses remorques sur l’avant du cargo et l’Infatigable, à bord duquel la femme et les enfants du capitaine étaient venus se réfugier, installa ses câbles sur l’arrière. Les deux vapeurs unirent leurs efforts et la Marimba battit en arrière avec son hélice. La tension des câbles fut telle qu’on craignit de les voir se rompre. Très lentement, le steamer se dégagea de la roche et flotta. Mais, par la déchirure de six mètres qu’il portait à son étrave, l’eau envahit les compartiments étanches. Sous sa pression formidable, les cloisons ne résistèrent pas. Le bateau se coucha sur le bord et s’enfonça dans la fuite éperdue des hommes du pont et des mécaniciens qui s’élancèrent hors des salles de chauffe sans même éteindre la machine.

L’eau s’engouffra dans les panneaux des cales, la Marimba se retourna, la quille en l’air, et puis, elle s’enfonça par l’avant et piqua droit. Lorsque l’étrave toucha le fond, l’arrière du steamer remonta quelque peu à la surface pour disparaître à nouveau.

Et Barba, qui avait fait à Herment le récit de ce naufrage, ajoutait :

— On m’a dit que peu de mois avant, la Marimba avait été abordée et coupée en deux.

« Nous étions plus de cinq cents qui assistâmes à sa perte. On pouvait voir sur le pont du bateau deux loups blancs qui ne furent pas sauvés. Les enfants du capitaine étaient tout habillés de rouge ; lui était tout jeune, très bel homme, mais sa femme était laide et vieille. C’était à elle qu’appartenait le bateau, et elle riait en le voyant couler, elle riait tellement que c’en était honteux. Elle disait qu’ainsi son mari ne naviguerait plus… Elle est partie le même jour pour Brest. Et, le croirais-tu ? elle était si jalouse, cette tourc’h, qu’elle n’a pas même voulu qu’il reste vingt-quatre heures de plus à Ouessant.

En quittant la côte, ils passèrent près d’une des maisons les plus isolées du pays. Un mur assez haut l’entourait, mais quelques buissons de tamaris adoucissaient la nudité des pierres.

— C’est là, indiqua Barba, qu’habitent les sœurs Le Naour. Elles vivent seules et on ne les voit jamais, pas même à la messe. Un marin d’Autriche a vécu chez elles huit jours après la perte de la Marimba.

« J’ai connu Mac’harit, la cadette, voici deux ans, quand, après la mort de sa mère, elle alla s’installer à Porz Allemgen chez une tante qui réclamait son aide pour la culture. Mac’harit n’y est pas restée un mois : elle avait l’« ennui de son village ».

« Son village »… c’était cette maison, avec, à plus de six cents mètres, deux autres toits d’ardoises couverts de sel et de lichen. Mais la physionomie des lieux, en ce coin de l’île, ne rappelait en rien ce qu’on pouvait voir ailleurs. C’était plus aride, plus désolé peut-être. Mais l’horizon, au Nord, était barré par Keller et, un peu à gauche, les vagues qui se brisaient sur les récifs du large, disposaient une perpétuelle bande d’écume qui avait l’air de danser sur le faîte de la maison des sœurs Le Naour, quand on l’apercevait à quelque distance. Rien de la vie extérieure de ce logis où deux jeunes filles se cloîtraient ne transpirait au dehors. Et, à cause du feuillage si pâle et si léger des tamaris, cette chaumière semblait un asile enchanté. Un arbre rabougri, dont les branches s’appuyaient sur sa façade, lui donnait une allure singulière et c’était peut-être à ces quelques détails que tenait la poésie du modeste foyer dont Mac’harit n’avait pu se détacher.


Plus loin, sur la côte échancrée de Yusinn, ils passèrent devant une maison en ruines dont les poutres étaient carbonisées.

— Les coloniaux y mirent le feu, dit Barba.

« Autrefois, on ne savait pas ce que c’était que faire le mal à Ouessant. Les îliens formaient une grande famille et les biens étaient en commun. L’argent était inconnu. Quand un habitant tuait un mouton, il le suspendait à sa porte où chacun pouvait en prendre ce qu’il voulait. Il n’y avait même pas de clés. Les portes n’étaient fermées que par les grands vents ou par la pluie.

« On se souvenait seulement d’un crime — mais c’était un crime d’amour. Deux frères qui habitaient Guéral, en vinrent à aimer la même fille. Coquette, elle les encouragea l’un et l’autre et les deux hommes s’en voulurent à mort.

« Mais un jour, ils eurent une explication. Ils comprirent qu’elle se jouait ou peut-être qu’elle les aimait tous les deux à la fois.

« C’était là une chose monstrueuse et sans nom, dans ce pays où les hommes étaient si rares, que de voir une femme tenter d’en accaparer deux. Ce cas étrange ne comportait pas de solution — ou plutôt, il n’y en avait qu’une…

« Ils se rendirent ensemble chez leur bien-aimée et, chacun leur tour, ils la frappèrent de leur couteau de matelot, jusqu’à ce qu’elle meure… »



VII


NUITS D’OUESSANT


Tout le jour, des rafales s’étaient abattues sur l’île. Mais le temps se calma soudain vers neuf heures du soir, et Barba, lasse d’inaction, voulut hasarder ses pas au dehors.

— Je te quitte pour une heure, dit-elle à son ami, qui, décidément n’avait pas envie de sortir. Je vais à la corvée chez Louise. Elle m’a promis pour ce soir une copie de la Complainte du Drummond Castle, qui se chante sur l’air des Morts.

Elle entrouvrit la porte. Le vent s’engouffra dans ses jupes et son visage s’épanouit d’aise. Et juste à cet instant, l’éclat du phare illumina sa face souriante qu’on eût dite en bronze. Puis, ses pas s’éteignirent dans la nuit.

Elle allait à Ty Huella, chez Louise et Sidonie Postoun, Ty Huella, un village abandonné où les murs de cinq maisons en ruines pointaient vers le ciel sans lune l’arête de leurs pignons. Les hautes herbes avaient envahi cet espace et c’était, encastrée dans ces décombres, adossée à un amas chaotique de rochers, que s’élevait la chaumière des sœurs Postoun.

Plusieurs voisines, assises en cercle dans la pièce, étaient déjà au travail quand elle entra : deux veuves, grasses et noires comme des corbeaux et une vertueuse commère en cazeken, parente des sœurs Postoun. La bonne femme tricotait en silence et semblait offusquée de voir à ses côtés Jeanne Poulbrac, trop belle et notoirement débauchée avec le scandale de sa chevelure fauve qui lui tombait au milieu du dos, et qui était venue ce soir chez les Postoun, sans doute parce qu’on l’attendait ailleurs, et parce qu’il avait plu à sa nature indomptée de mentir à un engagement d’amour, simplement pour le plaisir de passer une nuit édifiante, selon les traditions anciennes. — Il y avait encore là un groupe de jeunes filles de Pen ar lan, enfin, Louise et Sidonie Postoun, timides et effacées l’une et l’autre, empreintes d’une mélancolie tranquille qui les faisait chérir de toutes.

Ces corvées sont un des vieux usages du pays. On y tricote ou on y file, selon les besoins de l’amie chez laquelle on se réunit ; et la besogne, ainsi faite en commun, avance rondement. Jadis, les hommes, les marins en congé, se joignaient même aux femmes pour filer et carder la laine qu’on donnait ensuite aux tisserands. C’était l’époque où l’on faisait à Ouessant tout le drap employé pour les vêtements, une étoffe à grains, très lourde mais inusable et fort chaude, point teinte, dont quelques vieilles s’habillent encore. Avec la laine moins belle et avec les débris de vêtements effilochés, on confectionnait les jupons et les eurujés. — De même, on cultivait autrefois le lin ; il produisait une toile résistante à laquelle on a renoncé depuis l’apparition des cotonnades dans l’île.

Ainsi, les heures étaient laborieusement employées. En même temps, on causait des événements du jour.

Ce soir-là, on commentait avec animation un mariage « sans cloches » qui avait failli avoir lieu dans la matinée.

Lorsqu’une jeune fille a fauté avant son mariage, la cure lui refuse la sonnerie des cloches coutumière au moment de l’entrée des noces à l’église, ce qui constitue un affront auquel les intéressés sont toujours sensibles. C’était précisément le cas d’un soldat qui avait séduit une Ouessantine. Mais le curé avait compté sans la malice du colonial. Deux mariages devaient avoir lieu le même jour : une noce entre indigènes, d’abord, celle du militaire ensuite. Les deux cortèges attendaient sur la place de l’église, et quand les cloches s’ébranlèrent pour la célébration du premier office, le soldat et sa suite se précipitèrent dans l’église à l’improviste et s’installèrent au banc des mariages. Par crainte d’un scandale, on n’osa point les expulser ; ils esquivèrent ainsi l’opprobre à laquelle on les condamnait.

Plusieurs, parmi les amies des sœurs Postoun, applaudissaient au mauvais tour de l’étranger. La plupart blâmaient, avec des mots de révolte, l’ostracisme du recteur. Elles s’insurgeaient aussi contre ces baptêmes d’enfants naturels, administrés comme honteusement, à la nuit tombante, et qui semblaient devoir infliger, dès l’aurore de leur vie, une flétrissure à de pauvres petits innocents.

Un esprit nouveau s’infiltrait dans l’île : la cure n’en tenait aucun compte, bravement, et se manifestait réactionnaire à l’excès.

Jeanne Poulbrac citait l’exemple des filles de Chavel, exclues du chœur, à la grand’messe, parce qu’au lieu d’aller chez les sœurs, elles suivaient les classes de l’institutrice. Une autre affirmait que ses neveux qui fréquentaient l’école des frères quatre-bras, savaient seulement réciter leurs prières, « ce qui était déjà quelque chose », mais se trouvaient systématiquement privés de l’enseignement du français : c’était à peine si l’aîné, âgé de douze ans, parlait sa langue nationale.

Et Sidonie Postoun, pourtant bien pieuse, rappela l’affaire de ce sous-officier nègre dont le mariage avec l’institutrice fut retardé de deux mois, parce que la jeune femme étant divorcée ne pouvait recevoir la bénédiction de l’église et que le maire, terrorisé par le curé, refusait de les unir au civil. Le mariage eut seulement lieu lorsque cet officier municipal, qui avait exposé le cas à l’évêque de Quimper, reçut l’avis d’avoir à remplir ses fonctions et sentit ainsi sa conscience dégagée. Mais, dans une petite allocution dont il salua les nouveaux conjoints, le maire eut des paroles si insultantes pour le nouveau couple dont il assimilait l’union à « un mariage de chiens », que le militaire porta plainte et l’autorité préfectorale suspendit quelques semaines ce tyranneau.

De tels actes rendaient la population surexcitée et jetaient d’un excès dans l’autre. Et Rose Iliou, qui venait d’arriver, déclara que, par haine des prêtres, elle ne se marierait jamais que civilement. Elle était impie mais superstitieuse. Elle croyait aux revenants, aux « viltansou » et aux esprits familiers des ombres ; mais elle jurait avec une science consommée des plus affreux blasphèmes.

Et la vieille au caseken, qui s’était signée cent fois en entendant ces propos subversifs, l’ayant menacée de l’enfer, une prise de becs en résulta. Ce spectacle de la bonne femme secouée d’une sainte colère et qui claquait des dents en exorcisant la belle impie, était si comique que tout le monde se tenait les côtes. Jeanne et Rose se pâmaient d’aise et, lasses de mourir de rire, elles résolurent de changer d’air. Elles disparurent, follement gaies, entraînant Barba qui, du coup, en avait oublié sa complainte, suivies des regards rêveurs de Sidonie et de Louise, timorées, figées dans leur vertu. Car Sidonie était vierge encore, malgré ses vingt ans, vierge et blanche comme un lis, et Louise, sa sœur, bien que mariée, ne savait pas ce que c’était que l’amour, car elle avait épousé voici cinq ans, un marin parti deux jours après, et qui était aussi naïf qu’elle était pure.

Dehors, les trois îliennes se sentirent appétit joyeux. La nuit était noire comme de l’encre. Le vent était entièrement tombé. À travers champs, enjambant les muretins, elles rejoignirent la route de Lan Pol et, les mains dans les poches de leurs jupes, elles allèrent au hasard vers le Stiff. Depuis longtemps, l’extinction des feux avait été sonnée dans les baraques des coloniaux.

— Entrons chez Yanne, fit Rose Iliou.

Malgré que tous les débits fussent clos — réglementairement — il devait y avoir encore du monde, là, dans l’arrière-boutique. Elles frappèrent. On leur répondit bientôt. Quelques hommes, attardés dans le bouge, firent fête aux nouvelles arrivées. Puis, lorsque l’alcool eut par trop échauffé les têtes, vers une heure du matin, Yanne expulsa la bande et verrouilla sa porte.

Et quand ils furent dehors, le vent les fit rouler dans un chemin creux qui descendait vers Rulan comme vers les Ténèbres. Chacun avait emporté des bouteilles — mais où rencontrer un abri pour boire ?

Alors Jeanne songea à la maison Hono, une vieille chaumière isolée, bonne pour tous les crimes, inhabitée maintenant. Une vieille chaumière à un mille de Saint-Michel et de la route, dans un petit pré enclos de murs.

— On pourra entrer par la fenêtre, ajouta Jeanne : nous trouverons une table et des chaises.

Ils furent bientôt installés. Quelqu’un tira des chandelles de sa poche et les planta sur la table ; on décapita les bouteilles.

Il y avait là Le Durduff, noir comme un boucanier, un matelot que Rose avait connu à l’hôpital de Brest et qui traînait maintenant dans l’île, sans but avouable, sans qu’on connût ce qu’il y était venu faire ni de quel pays il était. Il avait assis Barba sur ses genoux, tandis qu’un trompette de l’armée coloniale et le Martelot, un long-courrier, s’attaquaient à Jeanne et à Rose.

Mais les filles, plus sensibles au décor que les étrangers, évoquèrent le souvenir de la défunte Hono et les bruits qui couraient sur la maison de la vieille. Aussi, quand leurs cavaliers s’essayaient à les violenter, elles répondaient par des tapes vigoureuses car elles étaient de taille, toutes les trois, contre ces hommes, et ce qui les secouait plus que l’amour, c’étaient les frissons que provoquait leur présence en ces lieux, à cette heure avancée de la nuit.

Et, justement, Barba parla, et elle conta l’aventure de la dame de Men ar Froud.


— Men ar Froud, je dis cela pour ces trois plougs qui ne connaissent rien, est une roche isolée au large de Porz Gwen, entre la pointe de Pen ar Roc’h et la pointe de Veilgoz, un caillou presque impossible à aborder à cause des courants qui sont là plus vites qu’en aucun endroit du Fromveur, aussi rapides qu’un cheval au galop. Jamais pêcheur n’y met les pieds pour tendre ses lignes, parce qu’on a toujours affirmé que quand on touche Men ar Froud, on n’en revient pas ou c’est malheur. Et quelques-uns prétendent qu’en rangeant l’écueil et en le regardant d’une certaine façon à certaines heures, on pouvait autrefois y voir une femme qui ne s’y montre plus aujourd’hui.

— Kerbézéa l’a vue, interrompit Jeanne.

— Kerbézéa est mort.

— Et Lan Jourdren et Le Gallouet…

— Jean Antoine Mit, souffla Rose.

— Ceux-là aussi sont morts.

— Or, voici trois ans, reprit Barba, Ilono le « Pirate » et Pierre Coadou de Pennorz passèrent vers six heures du soir devant Men ar Froud, chacun pilotant leur barque qui se suivaient à une centaine de brasses dans le courant, Hono en premier, Coadou ensuite. Ils regardèrent Men ar Froud, et aperçurent, l’un et l’autre, la dame qui faisait des signes.

— Tu as vu ? cria Hono.

Coadou ne répondit pas. Mais il était blanc comme un suaire. Le courant les avait entraînés loin du rocher.

— Tu as vu ? cria encore Hono.

— Bien sûr, fit enfin Coadou. Elle a les seins mangés aux crabes comme les noyées, mais elle est bien vivante et ses yeux pleurent. « Parce que, expliqua Barba, c’est toujours aux seins que les poissons crochent sur les femmes, aux seins et puis au ventre après. »

Et elle dit comment Hono qui « n’avait jamais connu la peur », tira des bordées sur Bannec et revint à Pen ar Roc’h à la rame, tandis que Coadou le suivait toujours à cent brasses, s’efforçant de le retenir ; et comment, à la nuit tombante, au milieu des effrayants remous du fleuve marin, Hono, emporté par le courant, fendit l’espace et se laissa, au risque de briser son canot, jeter sur le Men ar Froud où il aborda.

Là, il chargea sans résistance sur ses épaules la femme qu’il avait enveloppée dans une voile, pour l’amener jusqu’à la maison qu’habitait sa mère, et qui était cette maison même où ils étaient ce soir précisément.

Chacune savait l’histoire. Et Barba se fût-elle tue que Jeanne Poulbrac ou Rose Iliou eussent pu continuer à sa place. Mais, bien qu’elles en connussent toutes les particularités, chaque phrase les émotionnait comme si elles avaient écouté la chose pour la première fois.

Alors, Barba, montrant à quelques mètres, dans le fond de la pièce, un lit-clos, dit que c’était sur ce lit et non pas sur un autre, qu’Hono avait étendu celle qu’il venait d’arracher à la mer.

Et pas une n’ignorait que la vieille Hono se mit à pousser des cris en entendant son fils causer avec la prétendue morte. Au lendemain, très intriguée, profitant de l’absence du pirate, elle hasarda sa main dans l’ombre du lit-clos mais elle toucha seulement un corps glacé, tandis qu’au ruissellement lumineux de pierreries splendides, elle reconnut une main que recouvraient sur chaque doigt des bagues d’or.

Le curé, aussitôt prévenu par la vieille, arriva avec quatre hommes et une bière pour emporter le cadavre. Le corps de la morte avait la fermeté d’un bloc de granit. Elle était si lourde qu’ils ne purent même pas la bouger. L’incommodité d’assurer une prise correcte dans la cage étroite du lit rendait l’enlèvement difficile. Il eût fallu pouvoir passer par derrière : les panneaux en défendaient l’accès. Ils promirent qu’ils reviendraient au soir, avec un palan. Mais quand ils s’étaient approchés du lit, une main très fine et délicate, et pâle, vite comme un éclair, la main chargée de bagues, avait tiré le rideau et tous, le prêtre compris, s’étaient éloignés en tremblant.

Hono rentrait chaque soir de la mer, la tête en feu, les bras couverts de plaies ; et, verrouillant les portes, au désespoir de la vieille affolée, il célébrait ses noces avec la dame, riant et chantant jusqu’au jour.

À force de l’embrasser, il avait usé ses lèvres contre ses lèvres à elle et sa bouche ne formait plus qu’un trou noir de sang.

Et Barba dit comment la vieille avait été chassée de chez elle par la volonté de l’intruse et la fin tragique d’Hono, qui, tous les soirs, avait ramené dans sa maison ces rochers a formes humaines qui peuplent les grèves et qu’il avait dressés comme des gardes, comme une allée de spectres dans l’enclos où on peut les voir encore..

Jusqu’au jour où, malgré sa force herculéenne, en franchissant le seuil de la maison de Rulan, ses reins fléchirent sous une de ces masses gigantesques. Hono tituba, se raidit, chancela encore ; les muscles tendus à l’excès se rompirent, l’homme s’effondra et fut écrasé sous la roche.

Depuis, plusieurs personnes avaient tenté d’habiter Rulan. Harit Canaber, qui s’y installa, dut en repartir le lendemain, affirmant, comme les autres, que la chaumière était hantée. On prétend, en effet, que la dame de Men ar Froud l’occupe — et qu’il ne faut qu’un mot, mais un mot atroce, prononcé minuit passé, un mot qu’on ne peut pas dire en français, pour la faire apparaître.

— C’est toujours dans ce coin qu’on la voit, ajouta Barba, en faisant un pas en avant.

Un frisson s’empara des îliennes, car Jeanne et Rose pensaient que Barba était assez saoule et assez païenne pour dire le mot. Et chacun malgré soi, même les hommes, tous s’étaient retournés du côté désigné. Alors se produisit un fait inouï. La lumière vacilla tout à coup et Rose poussa un cri terrifié : un bruit, un craquement avaient été perçus. Les hommes s’étaient dressés ; une horreur avait gagné leurs fronts sanguins et les glaçait d’effroi, dans l’attente de quelque chose de surnaturel.

Le bruit se répéta encore.

Barba, pourtant, se dirigea vers le fond de la pièce, comme inconsciente, la bouche déjà entrouverte.

— Barba !… tais-toi !… cria Jeanne Poulbrac.

Et, par la fenêtre béante, elle sauta et s’enfuit dans la nuit. Rose Iliou la suivit aussitôt.

Les trois hommes n’avaient pas bougé. Ils se regardèrent, un peu remis de leur trouble et aperçurent Barba toujours là. Alors, Le Durduff, décontenancé, furieux d’avoir vu les femmes lui échapper, se ressaisit soudain et, levant le poing sur l’îlienne :

— Ah !… Je lui ferai la peau, à cette bavarde !

Et il s’avança d’un pas.

Mais, à ce moment précis, il s’affaissa sur le sol, à demi paralysé d’angoisse, car le rideau du lit avait bougé et, lui aussi, affirma-t-il plus tard, il avait vu la main d’or.


Au petit jour, Herment de belle humeur et sans aucune inquiétude, constata que Barba manquait à ses côtés.

Et pour la curiosité de voir si la tempête qui menaçait, la veille, avait décidément tourné, et pour la joie d’assister à l’aurore toujours admirable d’un matin d’hiver, il s’habilla sommairement et sortit.

— Elle est partie, songeait-il avec un dépit amusé, partie hier soir… Et elle allait chercher la Complainte du Drummond Castle, « qui se chante sur l’air des Morts ».

Et il marcha dans l’aube naissante.

Et justement, ses pas le conduisirent vers la petite vallée de Stanc Meur. Trois formes s’agitaient dans le lointain vaporeux, au bord du ruisseau. Et il reconnut trois femmes demi nues, — dont Barba, trois femmes qui se lavaient dans la fontaine de Toul Aouros — qui guérit de l’Effroi.



VIII


RETOUR AU PASSÉ


La mission, depuis si longtemps attendue par les âmes pieuses, venait de prendre fin. Pendant deux semaines, seize prêtres s’étaient répandus à travers l’île : ils avaient prêché, catéchisé, converti, comme aux temps lointains où Pol Aurélien posa pour la première fois sa crosse sur les rochers d’Ouessant.

Cette agitation religieuse avait été un grand succès. Les femmes ne sont jamais rebelles à une diversion. Les exercices dévots les avaient rapprochées de leur enfance candide. Tous les travaux avaient été interrompus : levées dès quatre heures du matin, pour la messe, elles s’étaient rendues cinq fois par jour à l’église et avaient passé le reste de leur temps en méditations et en causeries graves, interrompues par l’égrènement des rosaires.

Toutes, elles avaient suivi la retraite, même Salomé Thorinn, même Jeanne Poulbrac et Rose Iliou, même celles qui, notoirement, depuis des années, avaient délaissé la Sainte Table. Et celles qui étaient mariées y avaient entraîné leur mari, les maîtresses y avaient conduit leurs amants. Quelques-unes, plus logiques, avaient rompu avec une union illégitime. Et l’on put dire que ces temps furent vraiment une calamité pour les hommes.

Et maintenant que tout était fini, elles demeuraient encore dans une sorte de torpeur séraphique, parlant bas, excluant les pensées légères, les yeux rivés au ciel et songeant à la mort. Elles étaient inlassables, dans les veillées qui reprirent édifiantes et bénies de Dieu comme aux temps disparus, à répéter les histoires étranges et fabuleuses qu’on leur avait servies, où un signe de croix chassait les fantômes nocturnes, aussi bien qu’un voluptueux désir d’amour. Un propos libre les scandalisait. Et quand l’oubli commença de ternir cette blancheur liliale, les plus sanguines cachèrent dans le mensonge leurs premières fautes, comme, en se livrant à l’homme, elles cachèrent leur visage entre leurs deux mains.

Barba fut, plus que toute autre, touchée par la grâce. Herment était absent : elle n’avait pas l’occasion de faillir. Herment était parti, appelé par des affaires sur le continent, à la veille de cet événement local, et elle en était intimement satisfaite, par scrupule religieux et par horreur de la lutte, car elle haïssait naturellement tout conflit entre ses appétits et sa foi. Et l’absence d’Herment devait être si courte qu’elle n’avait pas songé, seulement pour une nuit, à lui trouver un remplaçant.

Et quand Herment revint, il se trouva quelqu’un pour lui dire, un peu narquois :

— Vous tombez mal : toute l’île est convertie. Ainsi donc, plus d’amour. Mais, sans cœur, si vous aviez vu votre touchante idole défiler contrite aux processions, tenant un cierge en main et chantant des cantiques, un ruban bleu flottant sur la poitrine, vous auriez été ramené au bien, vous aussi — et vous ne déploreriez pas tant de vertu qui s’abat inopinément sur l’île.

Herment sourit. Il se doutait. Des matelots de l’Audacieux lui en avaient touché deux mots à Brest.

— Eh bien ! fit-il, j’assurerai mes quartiers ailleurs. Et il alla retenir une chambre à Lan Pol, satisfait, après tout, d’avoir plus d’indépendance, et aussi parce qu’il aspirait à un peu de repos.

Mais le soir, à l’hôtel, le dîner lui apparut mélancolique et froid. Alors, malgré sa résolution, il hasarda ses pas jusqu’à Nérodynn, vers la maison de la néophyte.

Elle l’accueillit fort gracieusement. Et comme elle s’était enquise de son domicile :

— Vous avez raison, lui dit-elle, vous n’auriez pas pu venir chez moi, tout suite après la mission.

Sainte fille, elle ne le tutoyait même plus !

Il s’assit un instant, et quand il s’en alla, elle le raccompagna jusqu’à Lan Pol. Même, ils dépassèrent le bourg et poursuivirent jusqu’à la grève de Loqueltas. Barba était intarissable sur la retraite. Elle disait ses émotions, discutait le mérite des prédicateurs, expliquait ses préférences. L’un d’eux n’avait parlé que du ciel et sa voix était harmonieuse et lointaine comme s’il avait eu un pied dans une nuée peuplée de séraphins porteurs de lyres. Et, à chaque parole qui tombait de sa bouche, des promesses d’un éternel bonheur pleuvaient sur l’assistance qui, alors, rêvait d’un Dieu plein de mansuétude et vêtu de blanc, assis dans un triangle, caressant sa barbe frisée au petit fer. Ce missionnaire très aimé était blond et doux comme une fillette.

Mais la plupart avaient un parler austère et terrible ; leurs voix, accompagnées d’un cliquetis de chaînes et des clameurs épouvantables des damnés, faisaient encore trembler. Ceux-là avaient vu les pieds fourchus du diable, les cornes de Satan, la main de feu de Lucifer : ils exigeaient des offrandes et des sacrifices. Ils parlaient de la vanité du monde mais ils étaient luisants et gras et c’était pour cela qu’ils criaient si fort.

— J’aurais voulu que la mission durât toujours, disait Barba. Elle s’émerveillait de tout, et même d’un vagabond couvert de loques lamentables qui avait débarqué dans le pays à la suite des prêtres, comme un accessoire pathétique de la mise en scène, et qui s’en était allé avec eux, traînant un coffre plein d’aumônes : un de ces hommes admirables qui tendent la main et ne vivent que pour la prière, un de ces bons pauvres, tels qu’on en voit seulement dans les livres pieux car la mendicité est inconnue dans l’île. Il se tenait sans cesse à la porte de l’église, couvert de plaies factices, pleurant et disant des chapelets, édifiant les masses, et tout le monde lui donnait.

Et ce qui la réjouissait surtout, c’était un retour imprévu aux pratiques d’autrefois : avec le soir, sa maison s’emplissait comme une ruche. De chaque village, en effet, on venait volontiers l’entendre. Car tout bruit trouvait créance chez elle, toute rumeur une amplification. Les plus naïves comme les plus pieuses savaient pouvoir rencontrer sur ses lèvres et dans son cœur un écho de leurs superstitions ; comme elle n’était pas sans défaut, les pécheresses ne la redoutaient point. La pratique du bien et du mal avait élargi sa vision ; pour le ciel comme pour l’enfer, on sollicitait ses conseils : auprès de toutes, la bonne fille passait pour avertie.

Elle était informée du passé comme du présent, qu’elle savait dramatiser et orner de couleurs fantaisistes. La calomnie n’était pas son fait : parler était sa raison d’être ; s’il lui arrivait de nuire, c’était sans intention. Elle était comme cela, ni meilleure, ni pire, ni plus sotte que les autres, avec des respects, des croyances, des exagérations, des irrévérences et des vices.

Et elle causait…

Elle causait. Le phare éclairait ces fervents entretiens ; le froid gagnait Herment sans pardessus ; sans y penser, il avait reconduit Barba jusqu’à Nérodynn, insensiblement. Et, en vérité, lui aussi se croyait consacré désormais à ces temps idylliques où l’on embrassait une femme comme une fleur.

— Bonsoir, Barba, lui dit-il chastement.

— Bonsoir, fit-elle.

Il s’en allait. Mais elle se retourna :

— Pssst !

Il revint quelques pas en arrière :

— Mais la mission ?… demanda-t-il.

Alors elle lui mit la main sur la bouche, et, le tirant par le bras :

— Suis-moi, murmura-t-elle : la nuit, je dors mal toute seule.

  1. Jadis à Ouessant, les fiancés vivaient quelque temps ensemble, ce qui constituait une sorte de mariage à l’essai.
  2. Femme étrangère au pays.