Fin de roman/05

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Édition privée (p. 55-59).


LE FAUX INCENDIAIRE


Le samedi à onze heures, leur journée finie, leur paye dans leur poche, les trois journalistes sortirent du bureau. Sur le pas de la porte, ils s’arrêtèrent un moment, indécis. François Le Monnier, le plus âgé du trio, leva la tête, interrogea une seconde du regard le ciel gris et terne, huma l’air humide et visqueux, puis comme si toute la tristesse et le froid de ce jour de novembre lui eussent embrumé le cœur, il releva le collet de son paletot et, abruti, enfonça les mains dans ses poches. L’âme soudain rogue, Marcel Leduc déclara : « Un beau temps pour pendre un homme. C’est dommage qu’il n’y ait pas d’exécution aujourd’hui, on pourrait se distraire. »

Omer Deschamps trouva alors le mot de la situation : « Mes vieux, » dit-il, « je paie un coup. »

Les deux autres acquiescèrent d’un signe. Ils se rangèrent l’un à la droite et l’autre à la gauche de leur camarade.

Et ils déambulèrent vers le prochain bar. À cause du nombre trop grand des buveurs groupés au comptoir, les trois copains s’installèrent dans le petit cabinet à côté de l’entrée et commandèrent trois copieux gins.

Réconfortés par la bienfaisante boisson, ils dépouillèrent leur mauvaise humeur, comme ils eussent enlevé un habit ou un faux-col gênant, devinrent plus expansifs. Sans s’y arrêter, ils abordèrent une foule de sujets, actualités, art, littérature, mais pour revenir finalement à leur métier… et au flacon noir à l’étiquette en forme de cœur.

Et ils causèrent d’un confrère qui venait de faire jouer un lever de rideau au National Français.

— Ah ! écrire… avoir le temps d’écrire… soupirait François Le Monnier en vidant son cinquième verre.

— Écrire ! répéta en écho Omer Deschamps, mais à quoi bon ? Vous autres, les artistes, — et l’on sentait dans l’accent avec lequel il jetait ce mot, tout son dédain pour ceux qui poursuivent le rêve, pour tout ce qui n’est pas réalité — quand vous écrivez une pièce ou un conte, vous croyez faire de l’art, de la vie, mais vous ne racontez que ce que vous dit votre paresseuse imagination. Ah ! la vie est bien autrement dramatique, intéressante et pittoresque qu’on la voit dans les livres. Je n’ai pas comme vous autres fréquenté les théâtres, les musées, les bibliothèques ; moi, ce sont les hôpitaux, les prisons et la morgue qu’on m’a donnés à faire quand à vingt ans je suis entré au journal mais je vous assure que j’en ai vu des tragédies. Tenez, voici une petite histoire dont j’ai bien connu les personnages :

— Vous savez, il y a quelques années, j’ai passé un été à Longueuil. À deux portes de ma pension demeurait un ouvrier, Jos. Dumur. Bon diable, outrageusement sobre, honnête, travailleur, il n’aurait jamais fait le moindre tort à personne. Faible seulement, sans énergie, sans ambition. Il était employé dans un clos de bois à Hochelaga. Souvent, le soir, je le voyais fumant sa pipe assis sur son perron. Quelques fois, j’allais jaser avec lui. C’est ainsi que j’appris qu’il travaillait depuis dix ans pour les mêmes patrons, MM. Lemasson Frères. Toujours, il en parlait dans les termes les plus élogieux. Certes, il espérait bien ne jamais les quitter, les servir jusqu’au bout. Au delà de cela, il n’entrevoyait rien, ne pensait à rien, ne souhaitait rien. Il était satisfait de vieillir en accomplissant tous les jours la même besogne, sans cesse. Chaque samedi, il remettait son salaire à sa femme qui administrait le ménage, veillait à l’entretien de la maison et des trois enfants.

Le matin, je traversais à Montréal en même temps que lui. Vêtu de vieux habits usés, tachés de graisse, son dîner enveloppé dans une gazette sous le bras, je le voyais s’éloigner à la course en débarquant du bateau. Parfois, la barrière défendant le passage de la voie ferrée était fermée, et alors lui et toute la troupe des « dos ronds » baissaient davantage pour franchir l’obstacle, dans leur hâte de reprendre le collier, leur tête tant de fois courbée. C’était là l’existence de Dumur depuis dix ans, et il ne semblait pas y avoir de raison pour qu’elle changeât jamais, pour que cette situation ne s’éternisât pas, quand un jour, une catastrophe se produisit, bouleversant cette existence si calme. Sous un prétexte futile, le contremaître qui désirait accorder un emploi à un ami, donna brusquement congé à Dumur. Ce fut un coup terrible pour lui. Sans initiative, sans ressort, il se trouva désemparé, paralysé, assommé. Il vieillit plus dans la semaine qui suivit son renvoi que dans les dix ans passés au service de MM. Lemasson Frères.

Par une curieuse coïncidence, à dix jours de là, un incendie se déclara la nuit dans le clos où Dumur avait si longtemps travaillé. Ce fut un gros feu, comme dirent les pompiers. Les immenses piles de planches, de madriers, de bois de construction, tout fut détruit, consumé. « Heureusement, » déclaraient le lendemain les journaux, « les pertes sont complètement couvertes par les assurances. »

Les messieurs Lemasson dont les affaires n’allaient pas très bien depuis quelque temps, touchèrent quinze mille dollars. La compagnie d’assurance toutefois, chargea secrètement le bureau des détectives de faire une enquête sur les causes de la conflagration. Dans son rapport, le policier déclara avoir la quasi-certitude que le feu avait été allumé par « une main criminelle ». On se demanda qui pouvait bien avoir jeté une allumette enflammée sur le bois arrosé de pétrole. Tout de suite, le détective chargé de l’affaire et informé du renvoi de Dumur fut convaincu que c’était là le coupable. À vrai dire, il n’avait aucune preuve, mais son flair lui disait que c’était lui. Adroitement, il l’interrogea, mais sans résultat. Croyant avoir affaire à un malin, à un rusé qui jouait bien son rôle, il se dit cependant qu’il finirait par trouver son point faible, par le pincer, et il confia à un camarade la charge de tendre le filet où l’autre devait inévitablement se faire prendre.

Entre-temps, Dumur avait trouvé de l’occupation chez un marchand de charbon. Déguisé en travailleur, le détective entra dans la place et s’efforça de gagner la confiance de Dumur, Il y parvint sans peine. Sans qu’il y parut, il le faisait parler, racontait lui-même sa vie passée, invitant ainsi l’autre à des confidences mutuelles. On causa donc des frères Lemasson, de leur clos de bois, du renvoi et de l’incendie. Et le détective s’indignait : « Vous avoir renvoyé sans raison après dix ans de bons services ! Ah ! Voyez-vous, moi, cela me révolte ! Je me serais vengé. » Dumur cependant restait coi, n’ayant rien à dire.

Mais tous les jours, la forte nature du détective prenait de l’ascendant sur l’esprit borné du pauvre ouvrier. Intérieurement, celui-ci reconnaissait l’autre pour son supérieur. Lui, le faible, le timide, il admirait ce hardi compagnon, était fasciné par lui, il éprouvait un violent désir de se rehausser dans l’esprit de cet homme qui, il le voyait bien, méprisait sa couardise. Pour conquérir l’estime de son camarade, il se sentait capable de faire une chose héroïque.

Un après-midi qu’ils étaient encore ensemble, la conversation tomba une fois de plus sur le mystérieux incendie. Alors Dumur éprouva une impulsion irrésistible. Oui, pour se remonter dans l’idée de son ami, il mentirait, il affirmerait une volonté, une énergie qu’il n’avait pas, dont il n’était pas capable.

— Je le connais moi, celui qui a mis le feu.

— Vrai, fit l’autre, dissimulant un éclair de triomphe dans son regard.

— Oui, c’est moi.

— Ah ! mon gaillard, il y a longtemps que je m’en doutais, et je t’arrête.

Deux mois plus tard, Dumur subissait son procès.

Le témoignage circonstancié du détective fut accablant. Celui-ci remporta un beau triomphe en racontant la scène de l’aveu.

Avant de prononcer la sentence, le juge félicita le brave agent de son travail et de sa sagacité.

Dumur reçut dix ans de pénitencier.

 
 

Il se fit une longue pause.

— Si l’on prenait un autre coup, suggéra le narrateur visiblement altéré.

Et les camarades reprirent trois copieux gins.