Fin de vie (notes et souvenirs)/Chapitre VI

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Imprimerie Julien Lecerf (p. 34-39).

VI


Relu en manuscrit quelques pages du livre posthume de Dumesnil, qui me font comprendre combien l’un et l’autre nous aurons été peu de la génération actuelle.

Pour ce qui me concerne, il fut visible, dès l’enfance, que mon rôle ne serait pas de ce monde. Sans avoir l’air bête, j’étais laid, malingre, chétif et comme venu d’une autre planète. On en fit plus d’une fois devant moi l’observation. J’en étais à ma quinzième année, qu’une dame, à mon grand chagrin, me donnait neuf ans.

Mon père était en très bonnes relations d’affaires avec la dynastie Pouyer, dynastie cauchoise, riche, ambitieuse et envahissante. Rouen s’emplissait de Pouyer, tous appartenant à la principauté cotonnière ; Pouyer père, Pouyer fils, Pouyer aîné, Pouyer jeune, Pouyer frères, Pouyer-Hélouin, Juste Pouyer, Pouyer-Quertier ; un Pouyer Tranquille nous étonnait de son prénom dans cette famille agitée. Il y avait même un Pouyer-Pouyer, tous gens avisés, actifs, beaux et bruyants parleurs, grands mangeurs, grands buveurs. Les beuveries Pouyer commençaient de passer à l’état de légende.

Madrés, hardis, de belle humeur et de belle prestance, on avait pour idéal dans cette famille, d’ailleurs très unie, la fortune et l’or… Remuer l’or à la pelle devait être, depuis des siècles, leur rêve. Il fallait que de cette tribu sortît quelque jour un ministre des finances devant qui surgiraient des montagnes d’or, comme avant lui l’on n’en aurait jamais vu…

Il est vraisemblable, en effet, que jamais financier n’avait vu, palpé, pesé, manipulé autant d’or que le ministre à qui cinq milliards passaient par les mains en 1871, pour s’en aller de France en Prusse…

Tant de richesses si mal défendues, si misérablement livrées à l’étranger !

Quel résultat d’un si grand amour du gain personnel !

Tout cela me revient en me rappelant qu’un de ces Pouyer, sans malveillance d’ailleurs, me reprochait, il y a soixante ans, mes airs de Gobe-la-Lune.

Eux, ont gobé les millions ; mais, hélas ! qu’en ont-ils fait ?

Et moi, qu’ai-je fait de mes rêves lunaires ?

Un souffle de socialisme s’élève de nouveau sur le monde. On avait cru pouvoir l’étouffer vite.

Mais après un sommeil apparent, le voici qui nous revient plus vivant, plus puissant, plus universel…

C’est, en effet, le socialisme international qui se pose, à cette heure, en Allemagne, en Belgique, en France…

Le gouvernement français en train de se mettre bien avec le clergé.

Les uns en rient, les autres s’en indignent. Personne ne s’y laisse prendre.

La vie a quelquefois pour ses périodes d’évènements ennuyeux et maussades des encadrements délicieux de beau temps, de soleil, de douceur.

Les soucis ont beau se renouveler, le beau temps l’emporte. Quatre ou cinq promenades au laboratoire, les parfums d’automne, la vue des premières feuilles tombantes, la tendre et mélancolique lumière des jours d’octobre, tout cela vous reprend. Il y a aussi le travail, les douces heures de causerie.

Voilà comment la vie se passe et se supporte et fait que, malgré tout, on l’aime.

Et puis, tant de grandes choses se font ou se préparent qu’un sentiment domine tout : l’espérance.

On n’a pas seulement les charmes d’un beau mois de septembre et d’un plus bel octobre, pas seulement la promenade et la causerie ; un peu de musique chaque jour remet en équilibre. Ce sont de grands régulateurs, de grands consolateurs et de grands maîtres de philosophie, Beethoven, Weber, Mozart…

Mozart subjugue l’âme et l’enchante. C’est comme un chant inspiré des plus impénétrables mystères de la vie et de la mort, avec un fonds de mansuétude, d’amour, de paix, d’espérance qu’on trouve rarement exprimés avec cette force, cette sûreté, cette simplicité — simplicité si pleine d’art pourtant et d’un savoir si profond.

En vue d’une nouvelle édition rêvée de mes trois volumes : Rabelais, Molière, Voltaire, je me suis mis à les corriger, refondre et augmenter.

Quatre siècles remis ainsi sous mes yeux, j’y vois combien l’homme est un être muable et susceptible d’adaptations variées.

La métamorphose est sa loi.

Aussi quelle entière et complète et presque absolue transformation si nous pouvions revoir nos ancêtres d’il y a cent mille ans et si nous pensions avoir une image de nos descendants tels que les auront faits les cent mille ans qui vont suivre ! Car infinies sont également ascendance et descendance ; toute créature est la suite de milliers et de milliards d’autres et doit être suivie elle-même de milliards d’autres encore et toujours, sans fin, sans arrêt dans la mutabilité.

Faites donc, gens d’aujourd’hui, des généalogies, et reconnaissez, si vous le pouvez, à cent mille ans de distance, vos ancêtres et vos petits-fils.