Fin de vie (notes et souvenirs)/Chapitre XXI

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Imprimerie Julien Lecerf (p. 98-101).

XXI


Explosion de grèves, les unes très justifiées, très sérieuses et dignes de toute sympathie ; les autres prématurées, sans raison et tout à fait ridicules.

Mais, quoique petitement conduit, au moins en France, le mouvement en son ensemble n’en est pas moins immense, universel, irrésistible ; cela dépasse de beaucoup l’affranchissement des communes au quatorzième siècle.

L’affranchissement actuel des travailleurs, affranchissement de la vie sur toute la surface du globe, est un événement d’une autre portée en étendue, en profondeur, en incalculables conséquences. Toute institution, toute classe, toute individualité s’y sent menacée.

Un chien féroce pour les chats passait sa vie à leur faire une telle chasse qu’il trouvait moyen d’en étrangler chaque jour au moins un. Ces assassinats ne se faisaient pas sans de fréquentes et vives résistances. Un chat, dans un chantier, réfugié sous des madriers, avait réussi à lui tenir tête quelques instants ; mais la malheureuse bête, traquée et sur le point d’être atteinte, poussa un miaulement terrible. Quatorze chats aussitôt se ruèrent sur le brigand, lui déchirèrent le nez, la gueule, les oreilles, lui crevèrent un œil, le mordirent et le harcelèrent si bien qu’il dut lâcher prise.

Un de ces quatorze chats, venu au secours du camarade, était, au moment de l’appel, à dormir dans un coin sous les yeux de ses maîtres, qui le virent bondir et s’élancer.

Cet esprit de solidarité chez les chats doit avoir été rarement constaté : aucun exemple, du moins, n’en est arrivé ma connaissance.

Au Laboratoire d’entomologie, je lisais dans Réaumur ce qu’il dit de l’habileté de quelques insectes à se confectionner des habits. C’est en quoi surtout se distinguent les teignes. Cette page du grand observateur m’a singulièrement ému et revivifié.

Que l’histoire naturelle est belle et féconde, ainsi exposée avec simplicité et vérité !…

Par disette ou par anémie cérébrale, il m’arrive de suspendre la rédaction de ces notes. Je relis alors les anciennes et j’y vois en pleine coïncidence l’infinie variété de faits, d’impressions, émotions, réflexions, qui peuvent composer une existence humaine.

Et pourtant, quelle vie moins tumultueuse, moins agitée, moins remuante et plus stationnaire que la mienne ! Nul voyage, nul roman ! Il est très probable qu’aucun de mes contemporains ne s’est mû dans un plus petit espace. Si on mettait en vue sur une carte géographique l’étroitesse du coin où je me suis tenu, il n’y aurait qu’une exclamation de moquerie méritée pour une existence ainsi immobilisée.

C’est un peu à moi que je pensais lorsque j’écrivais, pour le Magasin pittoresque, l’Histoire d’un homme qui n’a jamais rien vu.

Alors que tous prenaient si bien leur essor et parcouraient d’ici, de là, de partout, la terre, les mers, les espaces aériens ouverts enfin à notre curiosité, moi, sottement et paresseusement, je m’immobilisais.

Eh bien ! chose inattendue, cette vie si pauvre de mouvement et d’action n’en est pas moins révélatrice de la diversité sans arrêt et sans fin des évènements qui, d’un jour à l’autre, nous emportent, nous modifient, nous transforment…