Fin de vie (notes et souvenirs)/Chapitre XXIV

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Imprimerie Julien Lecerf (p. 110-115).

XXIV


N’avons-nous pas tous en nous-mêmes notre cimetière, et n’est-ce pas là surtout que peuvent revivre, peu ou beaucoup, les chers aïeuls ? Ils peuvent revivre même dans nos enfants.

Combien de fois j’ai retrouvé dans le sourire de Paul le sourire de mon père ?

Et chez mes filles, le sérieux de Georgette ne m’a-t-il pas souvent rappelé le sérieux de ma mère, tandis que les éclats de Camille m’électrisaient comme un écho de mes propres éclats.

Quand je n’y serai plus, il y aura là encore quelque chose de moi. N’allez pas, mes chers enfants, me chercher au cimetière ; cherchez en vous. Vous y retrouverez aussi votre mère pour le maintien, pour l’œil et la voix.

Et voit-on cela sans émotion : deux êtres qui vécurent l’un de l’autre rester ainsi vivants et unis dans leur descendance ?

La Vie psychique des bêtes, par L. Büchner, et quelques autres plus récentes publications, m’avaient déjà donné beaucoup à réfléchir.

Sans doute, nous n’avons pas, nous n’aurons pas de sitôt l’explication complète de la Psychée animale ; mais combien peu à peu l’idée s’en est élargie et précisée !…

Par exemple, les physiciens avaient donné les premières notions sur la lumière, la chaleur, le son… Les biologistes font, à cette heure, intervenir Psyché dans notre cerveau ; mais c’est pour cette fois une Psyché sortie du rêve, une Psyché vivante et réelle.

Vibration, — mouvement de la matière cosmique, qui, pour la matière organique, ne produit que son, lumière et chaleur, — transmise à la plante, passe à l’état psychique (grâce au cerveau) en arrivant aux bêtes.

On pouvait dire — et l’on a dit — que notre cerveau nous crée la nature telle que nous la percevons, la nature nous demandant ainsi une œuvre de Psyché.

… Je repensais aux poissons des rivières sèches du Soudan. Qui sait ce que leur Psyché leur fait voir, entendre et concevoir dans leur boule ?

Sublimes roublardises de la nature, avec quelle simplicité de moyens vous nous produisez cette admirable illusion du moi !

Je sens se réveiller à ce mot ma propre Psyché, laquelle doucement me remémore la petite brochure de 1889 : Moi, sans trop me donner rougir d’avoir publié ces pages. Mais ont-elles été vraiment publiées ?

Publier, c’est livrer à la publicité.

Était-ce la publicité, qu’une insertion dans la Chronique moderne, pauvre petite revue qui, elle-même, hélas ! vécut si peu ?

Était-ce la publicité, qu’un tirage à part de vingt exemplaires, dont huit restent encore à cette heure dans un poudreux carton ?

Douze ont été donnés à des amis, sans qu’un journal ait été même avisé de l’existence de la pauvre plaquette. Albert Lambert, toutefois, l’a célébrée en vers dans une modeste feuille normande. Trois ou quatre bonnes lettres aussi me sont venues.

Edmond Thiaudière :

« Je vous dirai donc que dans votre Moi se trouve la meilleure philosophie, celle qui consiste à se laisser bercer par la grande Cybèle, comme un enfant par sa mère.

» Cette philosophie-là est-elle la mienne ? Hélas ! non, vous le savez bien ; mais c’est le cas de dire, avec le poète latin :

» Meliora video pudroque, etc., etc.

» Ce qui la produit d’ailleurs chez nous, c’est l’ondoyance même ; oui, la charmeresse ondoyance de votre pensée si humblement pieuse envers l’infini.

» Combien vous avez raison d’assurer que le mot toujours est un rapetissement des choses ! Le mot ne rapetisse pas seulement, il altère les choses. Il est une source de désaccord entre les hommes qui ont inventé les mots pour s’entendre, et qui ne s’entendent pas justement parce qu’il y a des mots ; témoin le mot Dieu. »

Ernest Chesneau :

« Je viens de passer quelques instants délicieux à lire Moi, et cette joie, je me promets bien d’y revenir. Je ne m’engage pas dans le fond de la question, j’admire même le sans-façon avec lequel vous l’abordez, cette question du moi et du non moi, que le génie d’un Hegel a su rendre terriblement absurde ; vous, parrain, vous jonglez avec ces formidables haltères comme avec des pois chiches.

» Adorable candeur, vous passez d’une palpitation d’aile comme une libellule à travers les toiles d’araignées que les philosophes redoublent et multiplient depuis Platon autour de ce point d’interrogation : Peut-on penser sans mots ? Pour vous, d’un trait de plume vous coupez court à toute discussion à ce sujet.

» Saviez-vous que le problème de l’identité de la pensée et de la parole fît l’objet, en ce moment même, d’une vive polémique parmi les philosophes anglais ? Si vous lisez l’anglais, je vous signale l’article du duc d’Argyll, dans le numéro de décembre 1888 du Contemporary Review, et la réponse du professeur Max Muller. »

Albert Cim :

« Vous avez condensé dans votre plaquette toute la quintessence, la fine fleur de toute la philosophie humaine, et cette histoire de votre Moi, qui est celle de notre Moi à tous, mériterait d’être répandue à profusion, comme tout bon petit livre. C’est simple et subtil à la fois, gracieux et touchant, vrai, humain. Tous vos souvenirs d’enfant sont exquis ; il me semblait en vous lisant entendre un Montaigne moderne.

» Merci de m’avoir convié à goûter cette saine et vivifiante nourriture. »

Ne pas croire que pour n’avoir rien noté ces derniers jours, je n’ai pris intérêt à rien.

Si j’essayais de le dire à quelqu’un, ce qui m’a intéressé, on ne le croirait pas ; mais, à moi-même, je puis bien en faire l’aveu.

Je rapportais du Laboratoire, il y a trois semaines, une tige superbe de balsamine glanduleuse : 35 centimètres environ c’était sa longueur, très grosse, très lourde, richement colorée de vert, de rouge. J’admirais son beau creux, régulièrement et largement ouvert, sans cloisonnage aux nœuds.

« Mais, me disais-je, tout cela n’est que de l’eau et va se déformer très vite en se desséchant. »

Je posai sur la cheminée de mon cabinet cette tige dépouillée de feuillage : toutes sortes de transformations allaient donc se produire… c’était donc ce que je voulais voir, et ce que j’ai vu et suivi dans le détail avec une véritable passion.

Quarante-huit heures ne s’étaient pas écoulées que déjà des rides légères apparaissaient çà et là. Diminution de poids, et puis vint la décoloration ; le vert disparut d’abord ; le rouge près des nœuds persista plus longtemps.

Je pus suivre également la diminution du volume, le ratatinement des fibres ; je vis, jour par jour, se rétrécir le canal intérieur… Il a maintenant tout à fait disparu.

La belle et rosoyante tige n’est plus qu’une sorte de grosse paille informe, de couleur marron clair ; mais la transformation n’est pas finie.

Voilà ce qui, toute cette fin de mois, m’a tenu attentif.

Évidemment, personne ne croirait à cette sénilité d’un genre assez rare et qui, peut-être, m’est particulière. C’est le retour aux amusements de l’enfance.

Mais les miens étaient originaux : seul dans le petit jardin de la rue Saint-Hilaire, je me délectais à ce spectacle.