Fin de vie (notes et souvenirs)/Chapitre XXX

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Imprimerie Julien Lecerf (p. 132-139).

XXX


Le meilleur des révolutions se fait sans la participation des révolutionnaires, souvent à leur insu.

Kropotkine en donne un exemple parfait dans l’histoire de ces intelligents et laborieux jardiniers qui, depuis trente ans, ont absolument révolutionné les arts de culture et par suite modifié les conditions de la propriété foncière.

Cette révolution sans révolutionnaires, je l’ai signalée cent fois dans les Labèche ; mais, dans nos provinces hébétées, à qui faire entendre une vérité un peu nouvelle ?

Tous ceux qui, de leur coin, l’ont essayé, n’ont rencontré qu’inattention, indifférence, oubli.

À Rouen, au commencement de ce siècle, Noël de la Morinière, Brémontier et, depuis eux, F.-A. Pouchet, nous en offrent une suffisante preuve.

Noël de la Morinière, ses écrits, ses travaux, ses recherches en histoire naturelle, sa monographie de l’éperlan, ses expéditions, ses voyages pour l’étude de la baleine, sa mort dans les mers glaciales… à tout cela l’oubli…

Brémontier, ses observations si curieuses des dunes, sur le mouvement des flots, etc. ; qui s’en souvient ? qui en parle ?

Les travaux de Pouchet sur l’ovulation et sur les générations spontanées (auxquelles on reviendra un jour sans même rappeler peut-être le nom du pauvre savant provincial), ses observations, ses expériences si nouvelles sur la membrane proligère, qui s’en souvient aujourd’hui ?

Mais le plus oublié de tous, n’est-ce pas Boutigny, d’Évreux, auquel pourtant on doit de si curieuses observations et un si beau livre : Études sur les corps à l’état sphéroïdal.

J’en extrais ces lignes :

L’équilibre n’existe nulle part, ni dans le monde physique, ni dans le monde moral ; il tend partout à s’établir, mais tout lui résiste. L’équilibre, ce serait la mort, non pas la mort telle que nous la connaissons, mais la mort réelle, c’est-à-dire le repos absolu.

La mort est un acte essentiel de la vie.

En aucun de ses phénomènes la vie ne se montre plus énergique, plus puissante, plus souveraine.

La mort est une de ses plus hardies et de ses plus triomphantes métamorphoses.

Eh ! vraiment, voudrais-tu, dans l’immense et remuante nature, voudrais-tu, petite vibration, petite étincelle, rester toute seule, pour toute l’éternité, même son, même lueur à jamais immuable ? C’est impossible, tout se modifiant sans cesse autour de toi, et toi-même n’étant, ne pouvant être qu’une concordance avec le tout.

Ce phénomène splendide de la mort n’est que la rentrée en communication intime avec l’âme infinie dont vous n’étiez qu’en apparence détachés.

Les religions du passé entretenaient, cultivaient dans nos cerveaux la peur de la mort. Le christianisme au Moyen-Âge a-t-il assez abusé du cimetière, assez joué du squelette ? Certains cimetières (notamment celui de Saint-Maclou, à Rouen) n’offrent de la mort qu’une mise en scène cyniquement burlesque.

Mais on aura vu, de nos jours, la mort changer de caractère. Lamennais, expirant, ne l’a-t-il pas pressenti ?

« Ce sont les bons moments. »

« … J’espère toujours qu’il n’arrivera rien, parce qu’on attend trop de choses… »

C’est un mot de Mme de Sévigné (4 juin 1675).

François Leblanc, le vieux poète de Monville, m’apportait il y a quelques jours la copie, que depuis longtemps je lui demandais pour la Bibliothèque, de son volume manuscrit : Monville en 1848.

Je l’ai relu et me suis particulièrement intéressé au procès de Caen ; mais dès les premières pages, un peu enfantines pourtant, j’étais heureux de retrouver exposés avec exactitude et bonne foi quelques-uns des faits de cette époque déjà lointaine.

Quels échantillons de la bêtise bourgeoise, du néant de ces conservateurs de la Religion, de la Famille, de la Morale et de la Propriété.

F. Leblanc parle très bien de l’inoubliable 23 avril, jour de l’élection et jour de Pâques, où nous vîmes si gaiement l’église supprimer la grand’-messe pour permettre aux électeurs d’aller voter au canton tous ensemble, et pour que les curés eux-mêmes n’y manquassent pas… Quelques-uns marchaient en tête, et la foule, en plusieurs endroits, prit l’aspect d’une procession.

Le temps était superbe et nous eûmes au Tot le très joli spectacle des sept cents électeurs de Monville se rendant à Clères, avec drapeaux et musique. Levallois, encore collégien, était justement à passer à la maison ses jours de vacances.

Nous allâmes, mon père et moi, voter, et l’on nous retint au scrutin, dont le dépouillement dura tout le soir, toute la nuit et toute la matinée.

Nous y restâmes sans broncher ; c’est la seule nuit de ma vie passée sans interruption au travail.

Cette soirée, cette nuit, cette matinée employées au dépouillement d’un scrutin, du reste assez compliqué, auront été comme action le fait capital de ma carrière politique. J’ai donné depuis à la politique bien des pensées, peut-être bien des paroles vaines, mais jamais plus je ne m’y suis mêlé d’action, et je doute que personne au monde s’en soit plus que moi tenu à l’écart.

Depuis cette élection, depuis celle du premier Président de la République, où mon père et moi votâmes pour Lamartine, je m’en suis toujours tenu au bulletin blanc et même à l’abstention. Manquement au devoir peut-être, mais dont un grand dégoût fut le point de départ.

Nous avions pris très au sérieux, mon père et moi, ce premier essai du suffrage universel. On votait au scrutin de liste et l’on avait sur chaque bulletin dix-neuf noms à écrire. Après quinze jours de recherches, de renseignements demandés à tous, nous ne jugeâmes acceptables que onze des candidats portés sur les différentes listes.

Nous bornâmes notre vote à ces onze candidats choisis avec tant de soin.

Joliment renseignés que nous étions ! il se trouva parmi ces onze un repris de justice. Ce candidat obtint d’ailleurs la majorité et fut élu, pour se voir immédiatement exclu de l’Assemblée.

Oh ! quels cris poussés par les 600 honorables quand ils apprirent (ô ciel !) qu’il y avait parmi eux un voleur !

D’autres souvenirs me reviennent à la lecture du manuscrit Leblanc : et le médecin Châtel, sur son grand cheval, traversant au galop les villages effrayés ! et le petit père Chesneau, maire de Monville au plus fort de la crise, président du Club démocratique, si cocasse, si loquace et pourtant si bonhomme !

L’épisode m’était resté très présent des soldats appelés de Rouen au secours de Monville, qui se croyait en insurrection, et où tout le monde avait peur de tout le monde.

Heureusement les soldats, très gentils, ne tardèrent pas à rassurer les Monvillais, et particulièrement les Monvillaises.

Leblanc termine l’amusante histoire par un chapitre gaillardement intitulé :

Repopulation de Monville.

Bonne peinture de la bourgeoisie boutiquière en ces temps manchonniens.

C’est ici cependant l’occasion de ne pas oublier qu’Eugène Manchon, avec beaucoup de courage et de talent, défendit quelques-uns des accusés de Caen, et que son succès, qui fit sa réputation, le lança pour toujours dans la politique, sans qu’il y ait compromis jamais sa loyauté.

Un article de Georges Pouchet : La forme et la vie (Revue des Deux-Mondes), m’a vivement intéressé.

Question des générations spontanées posée aujourd’hui autrement qu’au temps de son père.

G. Pouchet me disait, il y a quelques années, un mot que je ne compris pas aussi clairement qu’aujourd’hui :

« La forme est héréditaire. »

D’où l’on conclut que des êtres nouveaux amenés à la vie n’étant, par leur origine, héritiers de personne, ne peuvent ressembler à personne, et qu’ils doivent commencer, comme a commencé toute vie, par une sorte de protoplasme fluide et informe.

Ainsi, vieil ami Pouchet, dans ta tentative passionnée de créer des microzoaires, à formes déjà précises, tu n’apparaîtrais à l’avenir que comme un continuateur attardé des Raymond Lulle, des Nicolas Flamel, des Paracelse ; et, dès aujourd’hui nous n’aurions à voir en toi que le dernier des alchimistes !

Possible et très possible qu’à la formation des moindres microbes, il faille la longue, l’infinie préparation ancestrale ; mais il n’en reste pas moins aux hétérogénistes futurs à reprendre, pour en continuer l’étude, les phénomènes primordiaux que crut entrevoir F.-A. Pouchet dans la membrane proligère, sorte de placenta si étrange !