Flamarande/1

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Michel Lévy frères (p. 3-6).


À M. EDME SIMONET, MON PETIT-NEVEU.
GEORGE SAND.



I



Flamarande, juillet 1874.

J’ai été un des principaux acteurs dans le drame romanesque de Flamarande, et je crois que nul n’est plus à même que moi d’en raconter les causes et les détails, connus jusqu’à ce jour de bien peu de personnes, quoiqu’on en ait beaucoup et diversement parlé. Je suis arrivé à l’âge où l’on se juge sans partialité. Je dirai donc de moi le bien et le mal de ma conduite dans cette étrange aventure. J’ai aujourd’hui soixante et dix ans ; j’ai quitté le service de la famille de Flamarande il y a dix ans. Je vis de mes rentes sans être riche, mais sans manquer de rien. J’ai des loisirs que je peux occuper à mon gré en écrivant, non pas toute ma vie, mais les vingt années que j’ai consacrées à cette famille.

C’est en 1840 que j’entrai au service de M. le comte Adalbert de Flamarande en qualité de valet de chambre. Les gens d’aujourd’hui se font malaisément une idée juste de ce qu’était un véritable valet de chambre dans les anciennes familles, et, à vrai dire, je suis peut-être un des derniers représentants du type approprié à cette fonction. Mon père l’avait remplie avec honneur dans une maison princière. La Révolution ayant tout bouleversé et ses maîtres ayant émigré, il s’était fait agent d’affaires, et, comme il était fort habile, il avait acquis une certaine fortune. C’était un homme de mérite en son genre, et je lui ai toujours entendu dire que dans son état il fallait savoir mettre la ruse au service de la vérité et au besoin la duplicité à celui de la justice.

Nourri dans ces idées, j’eus une jeunesse sérieuse ; j’étudiai le droit avec mon père, et je l’appris par la pratique mieux que dans les livres. Il ne voulut pas que je fusse élève en droit proprement dit et que je me fisse recevoir avocat. Il craignait de me voir contracter l’ambition du barreau. Il disait qu’à moins de grandes qualités naturelles dont je n’étais pas doué, c’était un métier à mourir de faim. Il ne voulait pas non plus me voir devenir avoué, aimant mieux me léguer son cabinet d’affaires que d’avoir à m’acheter une charge. Malheureusement mon excellent père avait une passion, il était joueur et, au moment où j’allais lui succéder, il se trouva si endetté que je dus songer à trouver une occupation personnelle convenablement rétribuée. C’est alors que M. de Flamarande, qui avait eu plusieurs fois affaire à nous pour diverses consultations, me fit l’offre de me prendre aux appointements de trois mille francs, défrayé de toute dépense relative à son service.

Mon père me conseillait d’accepter, et la place me convenait. J’eusse désiré seulement avoir le titre d’homme d’affaires, d’homme de confiance, ou tout au moins de secrétaire. Le comte refusa de me donner cette satisfaction.

— Vous n’entrez, me dit-il, ni chez un fonctionnaire, ni chez un homme de lettres : je n’aliénerai jamais mon indépendance, et je ne me mêle point d’écrire. Il serait donc ridicule à moi d’avoir un secrétaire. Je n’ai besoin que d’un serviteur attaché à ma personne, assez bien élevé pour me répondre, si je lui parle, assez instruit pour me conseiller, si je le consulte. Le titre qui vous répugne est très-honorable chez les personnes de votre condition, puisque votre père l’a porté longtemps ; en le repoussant, vous me feriez croire que vous avez des idées révolutionnaires, et dans ce cas nous ne saurions nous entendre.

J’entrai donc comme valet de chambre, et, mon père étant mort peu de temps après laissant plus de passif que d’actif, je n’eus pas le choix de mon existence. Il s’agissait d’acquitter ses dettes au plus vite, car il m’avait enseigné l’honneur, et je ne voulais pas être le fils d’un banqueroutier. Je pris des termes avec les créanciers, mais ils exigeaient un certain à-compte. Je dus demander à mon maître s’il voulait bien avoir assez de confiance en moi pour me faire l’avance de quelques années de mes honoraires. Il me questionna, et, voyant ma situation :

— J’estime la probité, me dit-il, et j’entends l’encourager ; vous devez trente mille francs, je me porte votre caution afin que tous les ans vous puissiez vous libérer avec la moitié de vos gages. Vous prendrez ainsi le temps nécessaire pour payer sans vous priver de tout ; il ne me convient pas que vous soyez près de moi dans la misère.

Au bout de la première année, mon maître, étant content de moi, voulut payer les intérêts courants de la dette paternelle, si bien que, me trouvant son obligé et me faisant un devoir de la reconnaissance, j’acceptai sans en souffrir davantage mon titre de valet et la dépendance de toute ma vie.