Flamarande/3

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Michel Lévy frères (p. 12-17).



III


C’était dans le département du Cantal. Nous avions couru la poste nuit et jour depuis Bordeaux où M. le comte s’était arrêté pour affaires. Le soleil commençait à descendre quand nous nous trouvâmes en pleine montagne. Monsieur et madame s’extasiaient ; moi, je fus pris d’un sentiment de tristesse et de malaise qui devint bientôt de la terreur. Sans doute c’était beau, et, à présent que j’y suis habitué, je le sens très-bien ; mais au premier abord le vertige des hauteurs au-dessus et au-dessous de moi me troubla tellement que j’étais près de m’évanouir, lorsque l’on s’arrêta à un endroit terrible où la route tournait brusquement sur le bord d’un précipice.

À partir de là, pendant plusieurs lieues, il n’y avait plus qu’un chemin exécrable et véritablement dangereux jusqu’à Flamarande. M. le comte, qui y venait pour la première fois, avait pris des renseignements et des précautions. On laissa les voitures et les bagages dans une auberge isolée, à l’enseigne de la Violette. Là nous attendait une petite calèche de louage assez légère pour nous transporter sur les hauteurs avec des chevaux frais. Chacun de nous prit un sac de nuit, je montai sur le siége avec mademoiselle Julie, la femme de chambre. Les deux époux dans la voiture échangeaient leurs exclamations admiratives.

Monsieur avait de la lecture et du goût. Quant à madame, j’ignorais absolument si elle avait de l’esprit : les femmes, jalouses de sa beauté, disaient qu’elle était dépourvue d’intelligence ; les hommes répondaient qu’elle était assez belle pour s’en passer. Pour moi, ne la voyant que par instants et sans jamais l’entendre causer, je n’avais aucune opinion à cet égard. Mon service me tenait confiné dans les appartements du mari, et on pense bien que je ne servais pas à table.

Monsieur faisait remarquer à madame l’étrangeté et la beauté des sites. J’écoutais pour faire mon profit de ses connaissances, lorsque monsieur fit un cri de surprise en prononçant un nom nouveau pour moi, Salcède ! et il me donna l’ordre de faire arrêter les chevaux.

Aussitôt il mit pied à terre et courut embrasser un piéton qu’à première vue j’eusse pris pour un colporteur ambulant. C’était un grand garçon vêtu d’habits grossiers, couvert de poussière, le chapeau de feutre mou tout déformé par la pluie, et portant une boîte verte passée en sautoir, avec cela des mains hâlées et des chaussures impossibles. Derrière lui venait un montagnard ayant sur ses épaules un bagage que j’avais pris d’abord pour un sac de marchandises.

Ce personnage problématique était le jeune marquis Alphonse de Salcède, ami d’enfance du comte de Flamarande. Celui-ci l’embrassa cordialement et le présenta à sa femme en lui disant :

— C’est une amitié héréditaire ; son père et le mien s’aimaient tendrement. C’est de lui que je vous ai souvent parlé en vous disant qu’il était plus jeune que moi, mais plus mûr que son âge, car, vous le voyez, au lieu de vivre dans le monde, où il pourrait faire grande figure, il court les montagnes en touriste et en savant. Je vous demande votre bienveillance pour lui.

Madame fit un beau sourire au voyageur et lui demanda si on aurait le plaisir de le voir à Montesparre, où l’on se proposait de se rendre le surlendemain, aussitôt qu’on aurait visité le vieux manoir de Flamarande. M. de Salcède répondit qu’il se rendait de ce pas à Montesparre, où il comptait passer plusieurs semaines, pour se reposer de trois mois de voyages pédestres dans le midi de la France et le nord de l’Italie.

Monsieur lui reprocha d’avoir été absent au moment de son mariage ; il se fût réjoui de l’avoir pour garçon d’honneur.

Là-dessus, on allait se quitter, lorsque madame voulut mettre pied à terre pour se dégourdir les jambes, et nous descendîmes tous.

— Voyons, dit M. le comte au marquis, tu n’es pas si pressé que de ne pouvoir rebrousser chemin pendant dix minutes. Offre ton bras à madame de Flamarande et dis-nous, puisque tu viens de passer là, en quel état nous allons trouver ce vieux nid de vautours.

— Je vous accompagnerai tant qu’il vous plaira, reprit Salcède ; mais je n’offrirai pas mon bras dans la tenue où je suis ; je vous suivrai pour vous donner les renseignements nécessaires.

Les hommes les plus sérieux ont leur côté frivole, et le comte se fit un malin, un dangereux amusement d’insister pour que sa femme prît le bras du touriste.

— Vous saurez, ma chère amie, lui dit-il, que Salcède est un ours et que vous devez m’aider à l’apprivoiser. Il est si bien plongé dans l’étude des simples, qu’il est resté simple et pur comme la fleur des champs. Il a peur du beau sexe ; nous l’avons toujours plaisanté là-dessus, et il ne se défend pas d’être un sauvage, je crois même qu’il s’en vante.

En badinant ainsi, il força son ami à conduire sa femme, ce que du reste M. de Salcède fit avec beaucoup d’aisance, avec cette grâce qu’ont les vrais gentilshommes, et qui remplace la courtoisie en masquant la timidité. Comme madame avait un peu peur du précipice, M. de Salcède la pria de prendre son bras gauche, afin qu’il pût se trouver entre elle et l’abîme, et il lui dit qu’il craignait pour elle le mauvais gîte de Flamarande. Le château était encore en partie debout, mais les appartements étaient fort délabrés, le père d’Adalbert ne l’ayant visité que rarement, et la famille ayant, dès le siècle dernier, renoncé absolument à l’habiter.

Je ne pus entendre la suite de leur conversation, monsieur m’ayant appelé pour aller chercher l’ombrelle de madame, restée dans la calèche, qui nous suivait lentement ; même elle s’était arrêtée pour faire souffler les chevaux, et je dus courir pour rejoindre mes maîtres, qui étaient déjà loin.

Quand je les atteignis, ils étaient fort gais. Madame se réjouissait de passer la nuit dans un manoir probablement hanté et d’entendre le cri des hiboux en s’endormant. Monsieur disait qu’il voulait lui procurer une apparition pour éprouver son courage. M. de Salcède assurait avoir très-bien dormi dans le donjon, qui était plus propre que le château, vu qu’il n’y avait pas de meubles ; il s’y était fait mettre un bon lit de paille et se louait de l’hospitalité des fermiers.

— Eh bien, lui dit M. le comte, puisque tu y dors si bien, il faut y dormir encore cette nuit. Je ne te laisse pas partir ; je te garde. Tu nous feras les honneurs de Flamarande, puisque tu l’as habité avant nous et que tu t’en allais sans savoir que nous arrivions. Nous passerons la journée de demain à visiter la propriété, et après-demain nous irons tous ensemble dîner à Montesparre.