Fleurs d’Orient/Aly le Juste

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Armand Colin (p. 177-193).


ALY LE JUSTE




I


— Que veux-tu, femme ? le Mauvais marche avec celle-là qui court hors du harem, après le soleil couché, et l’épaisseur du voile ne remplace pas la pudeur perdue.

Aly avait un visage sévère, mais la femme se jeta à genoux, les mains jointes, se tordant les bras, les coudes sur le divan.

— Pour celle qui a tout perdu, il n’y a plus de ménagements, cria-t-elle ; qu’elle sauve au moins son âme !

En entendant cette plainte poignante, cet accent si sincère de désespoir, Aly posa le calam, encore humide d’encre, et le parchemin sur lequel il traçait de mystérieux caractères.

— Parle, femme, dis ta douleur.

Elle rejeta son voile, laissant voir un tout jeune visage, charmant, et inondé de larmes.

— Je n’ai pas le droit de cacher ma rougeur, dit-elle, ni de dérober des traits qui ont été vus par plus d’un seul.

Aly, doux et froid, la regardait. Elle eut un sanglot, puis se raidissant, essuya vivement ses yeux avec son voile.

— Mon époux vénérable, dit-elle, je l’ai trahi. Le tentateur est venu, sous la forme la plus séduisante ; il suppliait, il pleurait ; on eût dit qu’il allait mourir, privé de moi ; ses paroles étaient si douces, si tremblantes, qu’elles faisaient défaillir mon cœur. Puis elles devinrent chaudes et dévorantes comme l’ardent simoun du désert ; leur souffle me desséchait, me brûlait, m’altérait irrésistiblement de la fraîcheur des baisers, et, comme la caravane longtemps égarée qui se rue, affolée de soif, à la source de l’oasis, j’ai bu, j’ai bu le poison de son amour !

— Qu’espères-tu, femme adultère ? dit Aly, debout et irrité ; la loi est formelle : tu seras lapidée. Croyais-tu donc que j’allais te pardonner ton crime ?

— Ai-je demandé grâce ? dit la coupable en se relevant, pâle et résolue. Je viens me livrer. J’ai commis le crime, je veux l’expier. Que ma chair soit meurtrie et déchirée, qu’elle ne fasse plus qu’une boue sanglante, un repas pour les chiens, et qu’ainsi elle sauve mon âme de l’enfer.

— La crainte de Dieu, seule, et l’horreur de ta faute te poussent-elles à cet aveu ? D’autres ne peuvent-ils te dénoncer ?

— Nul ne sait mon forfait, mais Dieu l’a vu, et j’attends le châtiment. Ô gendre du Prophète ! l’époux absent revient, fais qu’il apprenne l’expiation avant l’outrage ; fais qu’il retrouve morte celle qui n’est plus digne de vivre !

— Qu’Allah te pardonne dans l’autre monde, dit Aly, je suis esclave de la loi : tu subiras la peine que ton crime a mérité.

— Dieu soit loué ! s’écria-t-elle ; qu’il me punisse en ce monde, et me reçoive, purifiée, dans son paradis.

Aly la considérait, cherchant à surprendre en elle une défaillance, un frisson de peur en face de la mort. Elle avait les lèvres serrées et pâles, mais les yeux fixes et rayonnants d’enthousiasme.

— L’adultère est un crime complexe, dit-il, après un silence ; il s’incarne souvent, et une fleur d’innocence s’élève entre les coupables.

La jeune femme se recula en étouffant un cri.

— Hélas ! tu sais tout, ô toi, l’Agréable à Dieu. Oui, mon crime vit en moi et déjà mon flanc a tressailli.

— Alors, tu veux ajouter le meurtre à l’adultère ? s’écria Aly. Tu veux refuser la vie à une créature d’Allah, charger ton âme de crimes ?

Elle baissait la tête, éperdue.

— La justice est sans colère, reprit-il, elle peut attendre. Va, retourne au harem, garde ton secret, et nourris ton repentir. Quand l’être à venir respirera au jour, il sera temps d’expier.

— C’est bien, maître, dit-elle, quand l’enfant sera né, je reviendrai.

Et, remettant son voile, silencieusement elle s’enfuit.

Aly eut un sourire où la pitié s’aiguisait d’ironie.

— Bien avant que l’enfant soit né, le repentir sera mort, murmura-t-il.

Et, reprenant le calam séché, il se rassit à l’angle du divan et continua à tracer, sur le Gefr, de mystérieuses choses.


II


À quelques mois de là, la ville de Médine était pleine de rumeurs ; partout la foule bourdonnait, irritée ; on maudissait le nom d’Othman, le khalife ; on l’accusait confusément ; c’était presque une émeute.

Aïchah, la veuve de Mahomet, celle qu’on appelait maintenant : la Prophétesse, avait fait venir Aly, et elle lui parlait, avec agitation et colère, de la conduite du khalife et du mécontentement du peuple.

Elle était belle encore, la favorite du maître, majestueuse dans sa maturité, gardant un maintien grave, un peu infatuée du prestige qu’elle avait acquis depuis la mort du Prophète.

— C’est un sacrilège de toucher au trésor public, disait-elle, et d’employer l’argent de l’État à des dépenses privées.

— Othman, plusieurs fois déjà, a restitué les sommes qu’il avait prises, répondit Aly ; il eût fait de même, et tout ce bruit est vain.

— C’est toi qui le défends ! s’écria Aïchah, toi dont il a usurpé l’héritage, toi qui as plus de droits que lui au khalifat, toi dont il occupe la place !

— Un jour, répondit Aly avec calme, quand le saint Prophète nous eut quittés, Fathma, l’épouse chérie que Dieu m’a prise, révoltée par toutes les injustices dont nous étions victimes, voulut se plaindre publiquement. Au moment où elle s’élançait dehors, l’Ezan retentit au haut du minaret ; on cria : « Dieu est Dieu et Mahomet est le Prophète de Dieu ! » Écoute, Fathma, lui dis-je, le nom de ton père résonne aux quatre coins du ciel. Veux-tu que ce nom demeure ? Veux-tu qu’il plane ainsi au-dessus des hommes, pendant les siècles à venir ? Eh bien, ne récrimine pas, sacrifie les grandeurs humaines à la grandeur de la foi !… et Fathma n’a pas parlé.

— Il était noble, alors, d’agir ainsi. Mais les années ont passé, et la foi est invulnérable. Qu’Othman fasse une pénitence publique et te cède le pouvoir qu’il usurpe.

— Défie-toi, Aïchah, dit Aly avec un sourire mélancolique, ne prends pas trop ouvertement parti pour moi ; souviens-toi de la prophétie : tu dois un jour devenir mon ennemie et me faire la guerre.

Aïchah eut un tressaillement et baissa la tête.

Par-dessus les murs du harem, à travers les jardins, les murmures de la ville agitée arrivaient confusément, mais la Prophétesse ne les percevait plus ; elle écoutait autre chose, dans le passé, loin déjà une voix chérie qu’elle n’entendrait plus. Et elle murmurait redisant les paroles du Prophète :

— « Une de vous sera égarée dans sa foi, elle fera un jour la guerre à Aly. » Nous étions toutes autour de lui, et Oummousalima demanda :

— Est-ce moi, maître ?

— Ce n’est pas toi. Prends garde, Aïchah, que ce ne soit toi !

Et comme je me récriais, il ajouta :

— Souviens-toi du village de Zikâr, là, tu seras aboyée des chiens…

Aïchah releva le front, après une longue rêverie.

— Tu as raison, Aly, dit-elle ; pas de dissension entre nous. Va, au nom du Prophète, toi, qui es de son sang, apaise les colères, étouffe l’émeute, et qu’Othman soit pardonné.

Et Aly s’en est allé par la ville, de place en place, de groupe en groupe.

Quand le soleil couchant empourpre les dômes des mosquées, Médine est paisible et silencieuse. Il gagne alors sa demeure, l’Agréable à Dieu, un peu las, d’un pas alourdi.

Une femme est là, près de sa porte, adossée au mur, s’y cramponnant toute chancelante.

— Qui es-tu, femme ? dit Aly, et que veux-tu ?

Alors, elle ôta son voile et se laissa voir, pâle, pâle comme si tout son sang avait coulé, les yeux agrandis, cerclés de bleu.

— Qu’as-tu, malheureuse ? s’écria Aly qui s’élança pour la soutenir. T’a-t-on blessée ?

— Tu ne me reconnais pas ? dit-elle, je viens pour mourir. Je suis l’épouse adultère, celle dont le cœur est rongé par le remords. Tu m’as dit : reviens quand l’enfant aura vu le jour. Le moment d’expier est venu : mon enfant est né, me voici.

— Tu es revenue ! Tu réclames le châtiment ! dit Aly vivement surpris. Je croyais bien ne plus te revoir, je t’avais même oubliée. Mais qu’as-tu fait du nouveau-né ? Pourquoi es-tu là, loin de lui ? Crois-tu qu’il suffise de mettre un enfant au monde, pour lui avoir donné la vie ? Qu’est-il sans toi ? pauvre faible arbuste à la tige molle ! des mains mercenaires peuvent le briser. Tu lui dois ton lait et tes soins. Ne connais-tu pas la loi ? Jusqu’à ce qu’il ait sept ans, une mère appartient à son enfant ; alors seulement il peut se passer d’elle. Remplis ton devoir, et après, si ton cœur ne s’est pas endurci, expie ton crime.

— Hélas ! dit-elle, si longtemps encore, le poids de la honte, l’effroi de l’enfer ! mais je sais obéir, ajouta-t-elle. Dans sept ans, c’est bien.

Et elle s’éloigna, longeant les murailles, s’y retenant pour ne pas tomber, tandis qu’Aly la suivait d’un regard ému. Quand elle eut disparu à ses yeux, il ouvrit sa porte et franchit le seuil, en murmurant avec un soupir :

— Pauvre femme !


III


Des jours et des ans sont tombés dans l’éternité. Les colères éteintes se sont rallumées, et Othman a été égorgé.

Depuis longtemps Aly est Émir-al-Moumenin, Commandeur des Croyants ; et lui aussi, il a vu son règne agité par des troubles et des convulsions. Aïchah, devenue guerrière, a marché contre lui, à la tête d’un parti. La prophétie s’est accomplie : elle a été aboyée des chiens au village de Zikâr, l’épouse du Prophète, et comme, en les entendant, elle voulait rebrousser chemin, on a retenu son chameau par la bride et cinquante témoins lui ont juré que le village portait un autre nom. Ce fut là, pour les Islamites, le premier faux témoignage. Quel carnage, pendant cette journée du chameau où la Prophétesse fut vaincue par Aly ! Pour la punir, il voulait d’abord prononcer, entre elle et Mahomet, un divorce posthume ; puis il lui a pardonné.

Maintenant tout est paisible, en apparence : tous se sont courbés sous le pouvoir du maître intègre et austère.

Aly n’a rien changé à la simplicité de sa vie. Il est dans un palais ; mais il considère que c’est le palais de l’État et non le sien.

Aujourd’hui il préside son diwân et, en dépit de mortels pressentiments qui assiègent son âme, il montre aux conseillers un visage calme, et il est scrupuleusement attentif.

La salle est éclairée par des lampes suspendues aux voûtes, car il fait sombre déjà, malgré l’heure peu avancée ; le mois de Rhamadan tombe, cette année-là, en hiver.

Aly écoute des rapports. Il juge brièvement, sans appel. Pour révoquer un gouverneur négligent, il dicte ce distique :

« Les heureux par vous diminuent, les plaignants augmentent.

« Ce message en votre main : le pied à l’étrier. »

Les graves questions sont débattues ; puis le sujet s’épuise, et les conseillers se laissent aller à rire, à causer de diverses choses.

Alors Aly appelle un esclave et fait éteindre les lampes.

— Pour parler de nos affaires privées et de nos plaisirs, dit-il, nous ne devons pas user des lumières payées par le trésor public.

Les membres du diwân trouvent que le khalife exagère la probité ; ils le quittent, un à un, et murmurent, lorsqu’ils sont hors du palais.

La lune s’est levée, et la cour intérieure, toute bleue dans une brume légère, apparaît entre les minces colonnettes, par les baies en ogives festonnées. Aly va s’adosser à l’une des ouvertures. La nuit est tiède, déjà des effluves printaniers passent dans l’air. Au milieu des marbres, que la lune change en neige, hors du bassin parfumé, le jet d’eau s’élance silencieusement et s’égrène en pluie sonore, étincelante.

Le khalife regarde sans voir. Il croit entendre tomber des larmes, d’intarissables larmes. Pourquoi pleurer ? Qu’importe la mort ? Ce jour est le dernier de son existence terrestre, il en est certain. Eh bien ! après la vie d’un juste, le repos en Dieu !… Pourquoi ce frisson, cette angoisse ?

Et il ferme les yeux, cherchant à lire plus clairement dans le mystère, à deviner comment il doit mourir… Il voit !

Il voit la mosquée, où il vient d’entrer pour la prière matinale, et, autour de lui, des sabres nus, qu’une lueur, traversant un vitrail, semble déjà teindre de sang ; une arme l’atteint, une arme qu’il reconnaît : un beau glaive, dont lui-même a fait présent à celui qui le frappe.

— Nous sommes à Dieu et nous retournons à lui ! murmure-t-il.

Mais il a tressailli, il rouvre les yeux : la cour, toute bleue et claire, l’éblouit. Un esclave est là.

— Maître, une femme qui demande justice. Elle refuse de partir ; depuis ce matin elle attend.

— Il ne faut pas faire attendre ceux qui demandent justice.

La femme s’est approchée, elle est à genoux sur le marbre.

— Commandeur des Croyants, dit-elle, me voici !

— Sept ans sont écoulés, dit Aly, je te reconnais pourtant, ô pécheresse obstinément repentante ! Comme jadis, toujours tu veux expier ?

— Seigneur ! j’apporte à Dieu, aujourd’hui, un sacrifice plus grand ; qu’était-ce au temps dont tu parles ? Je lui offrais un corps souillé, une âme au désespoir. Maintenant, malgré la plaie du remords, j’étais heureuse ; mon fils, beau comme un lis, dans ses sourires séchait mes larmes ; ses caresses pansaient la blessure, ses baisers effaçaient l’impureté, et j’entendais plus sa voix chérie que les cris du repentir.

— Et cependant tu reviens ?

— Je n’existe plus déjà. M’être arrachée de lui, voilà l’expiation ! Vite, ordonne mon supplice, délivre-moi de cette torture, par l’oubli clément de la mort !

— J’ai tremblé devant elle, et toi tu ne trembles pas, ô vaillante, qui, de tes propres mains, tords ton cœur pour en chasser le péché !… Le calme se fait en moi, la lumière éternelle luit à mes yeux ; je suis en marche déjà vers le ciel, et j’ai vu mon dernier soir.

Aly posa sa main sur la tête de la femme agenouillée :

— Va, ma fille ! dit-il, laisse ton cœur refleurir, aime ton fils, vis sans remords : Dieu t’a pardonné !