Fleurs d’Orient/Toumadir la Solamide

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Armand Colin (p. 131-144).


TOUMADIR LA SOLAMIDE




Un jour, une réunion littéraire avait lieu chez le khalife Abd-el-Melik, qui régnait juste un siècle avant Haroun-el-Rachid ; un poète fameux, nommé Cha-by, était présent.

— Quelle est, à ton avis, la femme poète la plus remarquable du paganisme ? lui demanda le khalife.

— Seigneur, répondit Cha-by, c’est Toumadir la Solamide.

— Pourquoi lui accordes-tu le premier rang ?

— N’est-ce pas elle qui a dit : « Tout doit subir la mort, la mort si capricieuse dans ses coups. Ô destinée bizarre et cruelle ! Ô Sakhr ! ô mon frère ! tu es parti, tu es allé boire à cette réserve d’eau, dont tous goûteront un jour l’amertume. »

— Mais, reprit Abd-el-Melik, peut-être est-elle plus poète encore, celle qui a dit de l’homme ravagé par un amour malheureux : « Il a les flancs desséchés et grêles, un vêtement usé, une chemise en lambeaux ; il n’a pour se couvrir et se cacher que les voiles de la nuit. Il est si terrible à voir que, pendant le jour, après le jour, partout on fuit sa rencontre, et, même lorsqu’il interrompt ses courses désolées, on est encore en alarmes. »

Ces vers sont de l’amoureuse Leïla, continua le khalife, et je les préfère à ceux de Toumadir.

Cha-by n’osa rien répliquer, mais il continua à donner, à part lui, la préférence à Toumadir.

Cette femme était de la tribu des Beni-Solaim ou Solamides, on l’avait surnommée Khansâ, c’est-à-dire la Camuse, à cause de son front proéminent, qui faisait paraître son nez déprimé. Elle avait épousé un des chefs des Solamides, nommé Mirdès, mais elle resta veuve après quelques années de mariage. Toumadir avait deux frères, qu’elle aimait tendrement, Moavia et Sakhr ; ils moururent tous deux, d’une façon tragique, et la douleur de cette double perte inspira à la jeune femme ses plus beaux poèmes.

Moavia, l’aîné des deux frères, vit un jour, dans une fête solennelle qui réunissait plusieurs tribus, passer près de lui une belle jeune fille de la tribu des Mourrides, il la prit pour une femme de mœurs légères, l’appela et l’invita à l’accompagner.

— Ignores-tu donc, répondit la jeune fille avec colère, que je suis sous la protection de l’illustre chef Hachem, fils de Harmala ?

— Que m’importe ? s’écria Moavia, emporté par la passion, je saurai bien t’enlever à lui !

La belle Mourride s’enfuit, et alla raconter son aventure à Hachem.

— Qu’il vienne, s’écria le chef, et je jure qu’il ne sortira pas vivant de notre tribu.

Le défi fut rapporté à Moavia, et quelque temps après, il dirigea une expédition contre les Mourrides. Le frère de Toumadir s’avançait donc à la tête de sa petite troupe, lorsque, au moment où il touchait le territoire ennemi, un corbeau passa en croassant au-dessus de sa tête, tandis qu’une gazelle traversait la route, devant les cavaliers, de gauche à droite. C’était un double présage de malheur ; tous furent enrayés, et Moavia ordonna à sa troupe de rebrousser chemin. Mais lui et quelques-uns de ses compagnons s’arrêtèrent près d’une réserve d’eau, pour faire boire leurs montures. Une femme les vit, les reconnut et alla prévenir en toute hâte le chef des Mourrides. Bientôt une troupe de guerriers fondit sur les Solamides ; Hachem était parmi eux ; il se précipita sur Moavia et le perça d’un coup de lance, un autre le renversa et lui fendit la tête.

On rapporta le corps de Moavia à la tribu, et Toumadir, éperdue de douleur, improvisa le chant suivant :


« Quoi, une telle mort nous a frappés, et les monts de Tiar sont encore debout ! et l’univers demeure tel qu’il était !

« Existait-il donc un homme, dans toutes les tribus, comparable à Moavia ? Était-il un cavalier pareil au cavalier qui s’abreuva au réservoir d’eau de la vieille femme traîtresse ? Qui donc peut-on comparer à mon frère, quand l’audace et l’intrépidité l’emportaient ?

« Quand l’ardeur de la guerre faisait se heurter les hommes corps à corps, quand la bataille en fureur retroussait, jusqu’aux crânes des guerriers, les longues cottes de mailles,

« Il n’en était pas de plus brave, de plus dévoué au salut de ses frères. Ah ! jamais ne tariront les larmes versées pour toi, Moavia. Jamais ne s’arrêteront mes sanglots et mes cris de douleur ! »


Toumadir tint parole ; elle ne cessa de pleurer son frère et composa, plus tard, le poème suivant :

« Qu’ont-ils donc tes yeux, ô Khansa ? Quoi ! tes paupières sont inondées de larmes !

« Que les étoiles s’éteignent, que le soleil cesse de rayonner, il n’est plus, le fils de Amr, le rejeton d’un noble sang !

« Sa voix ne vibre plus ; elle qui chanta tant de rimes, perçantes comme des fers de lance. Elles vivent parmi nous, ces poésies, et celui qui les a dites ne vit plus !

« Ô Moavia ! les Mourrides t’ont tué ; mais aussi combien de leurs cavaliers sont tombés sous tes coups !

« Que de femmes, belles et blanches comme l’aurore, tu as sauvées au milieu des combats, tandis qu’elles erraient, éperdues et leurs voiles en désordre, effrayées par la mêlée !

« Combien de chameaux de belle race as-tu pris à l’ennemi ? comme tu les chassais devant toi, du haut de ta monture, les piquant de ton glaive !

« Combien de captives désolées tu as conduites devant toi, en troupes, comme de belles antilopes que mettent en émoi les premières gouttes de pluie !

« Moavia, il ne peut exister sous le ciel une douleur pareille à la mienne ! »


Sakhr, le plus jeune des fils de Amr, voulut venger la mort de son frère ; il attaqua les Mourrides et en massacra un grand nombre.


« Nous les avons, dès l’aurore, salués mortellement, s’écrie-t-il, et nos lances jusqu’à la hampe étaient engainées de leur sang.

« Mais je veux la réduire aux abois, cette tribu ; nous en tuerons de ces Mourrides, nous en écraserons jusqu’à ce qu’il n’en reste plus un. »


Pourtant ce fut un jeune cavalier d’une tribu amie, qui tua Hachem, le meurtrier de Moavia. Toumadir reconnaissante lui adressa les vers suivants :


« Je donnerais ma vie, et celle de tous ceux qui me sont chers, pour te récompenser, beau cavalier djouchamide.

« Car en vengeant mon frère, tu as rafraîchi mes yeux, abîmés de larmes, et qui ne savaient plus ni dormir, ni laisser dormir les autres. »


Sakhr fut plus tard blessé mortellement, dans un combat resté célèbre sous le nom de la journée des Tamarins. Il reçut un coup de lance dans le flanc, et le fer, en pénétrant, entraîna dans la blessure un anneau de la cotte de mailles. La plaie s’irrita ; il s’y forma une tumeur, et le blessé languit près d’une année, dans les plus cruelles souffrances. À la longue, sa femme, Selma, se fatigua de lui et le prit en dégoût. La mère de Sakhr, au contraire, soignait son fils avec la plus tendre et la plus patiente sollicitude. Un jour, le blessé entendit de son lit de douleur une étrangère demander à sa femme :

— Comment va ton mari ? — Hélas ! que te dirai-je ? s’écria Selma ; ce n’est ni un vivant, pour qui on puisse espérer, ni un mort sur qui on puisse pleurer. Cet homme-là nous abreuve d’amertume.

C’est alors que le triste blessé improvisa les vers suivants :


« La mère ne se lasse pas, elle, de soigner son enfant, mais voici l’épouse, ennuyée déjà de la couche et de la demeure de son mari.

« Va, je ne crains pas de devenir cadavre, et si j’en avais la force, je m’achèverais moi-même, pour que tu puisses me pleurer.

« Ah ! Selma, tu m’as réveillé de mon sommeil, tu m’as ouvert les yeux sur toi-même.

« Tu m’as montré que la mort est plus douce que la vie. Je pars, mais que tout homme estimant sa femme à l’égal de sa mère, ne trouve que des jours de misère et de mépris ! »


Le malheureux, désespéré, demanda son sabre, sous prétexte de voir s’il pouvait encore le porter. Il ne put soulever l’arme qui s’échappa de ses mains. Il se laissa faire alors une opération qu’il savait devoir hâter sa mort, et il dit à Toumadir éplorée :

« Chère sœur, les souffrances ont mille formes dans ce monde, le bonheur est peu de chose.

« Désormais, pour moi, plus de courses, plus de voyages, plus de combats, mais ma mémoire durera tant que durera le mont Acib. »

Il mourut et fut enseveli sur le territoire de sa tribu, au pied de ce mont Acib.

Toumadir vit se rouvrir l’écluse de ses larmes, et répandit sa douleur dans de nouveaux poèmes.


« Hélas ! s’écria-t-elle, celle qui verse des pleurs cuisants, pleure un frère séparé d’elle par un voile de terre.

« Dans la demeure, veuve de ses enfants, je me tords les bras en gémissant.

« Non, la chamelle privée de son chamelin nouveau-né, qui pousse des plaintes de tendresse et des cris de désespoir, qui ne s’engraisse plus à aucun pâturage et, folle de chagrin, va et cherche de tous côtés,

« Ne donne qu’une faible image de la douleur dont je suis accablée, depuis que Sakhr m’a quittée. Hélas ! hélas ! le temps a ses jours de douceur et ses jours d’amertume.

« Sakhr était le maître, le souverain de nos tribus ; pour tous, il égorgeait ses troupeaux, dans les jours pénibles de l’hiver.

« Lorsque le froid et le besoin poussent les chameaux du voyageur à courir au premier abri, et que la faim leur fait saillir les côtes,

« Dans ces jours-là, les hôtes qui descendaient à la demeure de Sakhr, trouvaient toujours la table prête et les mets bouillants.

« Ah ! maintenant qu’il n’est plus, qui donc recueillera l’étranger, lorsque du nord soufflent ces vents terribles, dont les sifflements font trembler les échos ?

« Que la tribu en deuil rappelle tes vertus, ô Sakhr, et qu’elle te pleure sans relâche, car tu étais son héros. »

Jamais la verve de Toumadir ne tarissait, lorsqu’il s’agissait de chanter ses morts bien aimés. Ses poésies roulent toujours sur le même sujet. Nous citerons une élégie encore, la plus célèbre, et qui est passée dans les chants publics :


« Coulez, ô mes larmes, coulez sans relâche, le plus généreux des hommes n’est-il pas couché sous la poussière ?

« N’est-il pas parti pour toujours, l’homme plein de courage et de beauté ? le héros de la tribu ?

« Le héros au long baudrier, à la taille pareille à une svelte colonne, celui qui déjà était roi de nos tentes avant que la barbe ne frise à son menton ?

« Tous les hommes font force de bras vers la gloire, lui aussi il lui tendit les mains ; mais il arriva par delà la hauteur de tous, et, l’ayant dépassée, il s’éleva encore.

« Quand les dangers fondaient sur nos tribus, c’est en lui qu’elles mettaient leur espoir, en lui, si jeune encore, si nouveau dans la vie.

« Aussi les plus illustres parmi nos Solamides pleurent le doux héros, et les larmes inondent leur barbe.

« Et les jeunes femmes, qui accompagnaient le brancard de feuillage où était couché mon frère, s’écriaient : Malheur ! malheur ! Sakhr n’est plus.

« Ah ! que ne sont-ils morts au berceau, ceux qui plus tard devaient ainsi le conduire à cette tombe prématurée ! »


Toumadir vit se lever l’islamisme, et embrassa même la foi nouvelle. L’an 8 de l’hégire, Abbâs, son fils, chef suprême des Solamides, à la tête de sa tribu, vint faire sa soumission au Prophète. Toumadir fut présentée à Mahomet et lui récita des vers. Il la reçut avec honneur, la félicita de son talent et de sa grande célébrité.

Plus tard, Mahomet, voulant citer un vers de Toumadir, laissa voir combien il s’entendait peu à la règle prosodique : il faussa la mesure, changea les mots de place et estropia le vers complètement. Abou-Bekr, qui s’aperçut de l’erreur commise par son maître, répéta le vers tel qu’il devait être.

— Qu’importe ? dit Mahomet, c’est la même chose.

— Certes, reprit Abou-Bekr, tu justifies ces paroles, que Dieu a révélées dans son saint Koran : « Nous n’avons pas appris à notre Prophète la versification ; il n’en a pas besoin. Le Koran n’est qu’un enseignement, une lecture simple et claire. »