Florence (Girard)/V

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(p. 43-51).
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V

LE COMBAT


Hubert se réveille. Il ouvre un œil, puis l’autre, s’étire, baille, se passe les mains dans les cheveux qui ressemblent à une meule de foin, s’asseoit sur son lit et regarde à sa montre.

— Diantre ! il est six heures. Mais, peu importe, mon rendez-vous est pour sept heures. J’ai donc encore une heure devant moi.

Il envoie les couvertures à bas de son lit, et se lève.

— Batiscan ! J’endosserais bien volontiers un costume de chasse pour abattre ce beau merle. Cela compléterait les décors de la scène. Mais non, le frac noir, la cravate blanche me donneront un air très digne, solennel même. On ne se bat pas en duel tous les jours, faisons bien les choses. D’autant plus que si ce blanc bec venait par hasard à bien viser, nous pourrions bien tous les deux rester sur le carreau. Et j’ai tant à cœur d’être poli avec tout le monde, que si la mort venait, m’inviter à faire avec elle une marche plus ou moins sentimentale, il faudrait bien la recevoir en gentilhomme.

Tout en fredonnant un air du pays, Hubert promenait sa savonnette sur son visage qu’il couvrait d’une chaude écume. Il dirigeait si prestement le rasoir dans les parties les plus critiques de sa figure, qu’il eut la satisfaction de se sentir le sang aussi calme que s’il allait enterrer la vie de garçon d’un de ses amis.

En eût-il été ainsi, s’il avait dû se porter à la rencontre de la douce image qui ne le quittait plus un seul instant ?

Il s’approche de sa table de travail qui remplit la double fonction de secrétaire et de bibliothèque.

Puis, il prend une feuille de papier et commence ainsi : « Mademoiselle… » mais il rature aussitôt cette expression.

— Est-ce bête ? Ne dirait-on pas que je commence une demande en mariage ! Ce terme est trop glacial. « Chère amie »… Non, pour un adieu, cette expression est trop peu affectueuse « Ma chère Florence, » voilà qui est bien. Si je suis en dehors des convenances, tant pis. Mais l’heure et la solennité des circonstances excusent bien des choses en ce monde.


Ma chère Florence,

Quand tu ouvriras ce poulet, ce sera à toi de venir me rendre visite. Pas à moi. C’est baroque, je l’avoue, mais c’est nécessaire. Adieu, ma chère Florence, je meurs en unissant dans une même pensée et un même amour, les deux objets chéris qui se partagent mon âme : ma patrie et ma Florence.

Ton ami pour jamais
Hubert Rolette.

le 16 novembre 1837.


Il cachette le billet et le met en évidence sur la table.

— Quoique je sois certain d’avoir la satisfaction d’allumer ma pipe avec cette macabre et laconique missive, je serai plus tranquille ainsi. Car les destins sont si bizarres. Qui sait s’ils n’ont pas déjà tiré mon illustre nom de l’urne exécrée des humains ? Maintenant, hâtons-nous, car je n’ai plus que trente minutes. Tout vrai Canadien, s’en allât-il à la mort, doit être ponctuel et ne jamais se faire attendre.

Il prend son chapeau de feutre noir à larges bords et s’enveloppe de sa longue redingote, car la bise est glaciale. Hélant une calèche, dont les ressorts se lamentent comme un cobaye sous le couteau du boucher, il dit au cocher en partant :

— En haut de la rue Guy.

Après s’être fait rudoyer pendant une demi-heure, il descend de voiture, renvoie le cocher et dirige ses pas vers les hauteurs du Mont-Royal.


Le lieu de la rencontre était une clairière


Le lieu de la rencontre était une clairière. Le ciel était sombre, chargé de nuages.

Ceux-ci se poussaient les uns les autres comme un troupeau fuyant en désordre devant les menaces de la tempête.

C’était un de ces jours froids et venteux, pendant lesquels les grands arbres de la forêt font entendre des chants plaintifs. La nappe cuivreuse qui recouvre le sol glacé a remplacé sa toilette estivale. Les chênes robustes et les peupliers géants gémissent sous la poussée de la bise du Nord.

Ils font entendre un bruit sourd et confus comme celui des eaux tombant d’une cataracte ou bien comme celui des vagues en démence de la mer qui viennent se briser contre les récifs et les brisants, et lécher les galets du rivage de leur blanche et moutonneuse écume.

En arrivant, Hubert voit son second et le docteur avec sa trousse ouverte au pied d’un arbre, mais Gustave et son témoin n’y sont pas. Cinq minutes, dix minutes, et le jeune gommeux ne vient pas. Hubert serre les poings avec colère.

— Le lâche aurait-il peur de se battre, ou en est-il encore à friser les soyeuses mèches de sa chevelure et à cirer les extrémités poilues de sa moustache ?

Enfin, après quinze minutes de retard, ils font leur apparition sur le terrain. Pâle, Gustave Turcobal était aussi pâle que les bandages du docteur qui semblaient l’attendre au pied de l’arbre.

Le duel n’est plus de nos mœurs. Nous avons aujourd’hui une façon plus sommaire de régler nos différends. L’histoire du Canada, cependant, en compte quelques-uns, çà et là. Qu’il suffise de dire que le sang français coule dans nos veines, fait battre nos cœurs, et l’on aura peine à comprendre que le duel soit biffé du dictionnaire canadien.

Les témoins examinent les pistolets. Les deux adversaires se rendent à leurs postes, à une distance de vingt pas. Le second de Turcobal esquisse une grimace qui remémore quelque bonze au ventre à triple ballot d’une pagode du Bouddha. Sur le front de Gustave, la sueur ruisselle. Un courage calme et froid jaillit des yeux d’Hubert. Les bras s’étendent. On compte, un, deux…

Mais soudain un cri terrible, un seul, se fait entendre. Une jeune fille accourt et se jette sur le bras d’Hubert qu’elle essaie de désarmer.

— Non, Hubert, Hubert, tu ne te battras pas ! Je t’en supplie, je t’en conjure. Songe à ta famille, songe à toi. M. Turcobal, pensez à votre mère qui vous aime et qui succomberait sous le poids de la douleur si vous veniez à être tué. Oh ! mon cher Hubert, ne te bats pas, je t’en supplie. Si tu m’aimes, ne le fais pas !

Hubert soutient Florence qui sanglote sur sa poitrine ; et il laisse tomber son arme à ses pieds.

— Eh bien ! Monsieur, j’espère que vous ferez comme moi. Vous accéderez au désir de cette pauvre enfant.

Mais Turcobal que la vue de cet être adorable aux bras de son rival rend fou de rage, s’écrie :

— Non, je veux me battre.

— Allons ! reprend Hubert au paroxisme de l’indignation et du mépris. Vous avez insulté ma patrie, et maintenant, vous insultez une jeune fille en pleurs à nos pieds. Monsieur, vous paierez pour les deux. Témoins, comptez !

Une flamme jaillit mêlée à une détonation sèche. Un cri d’angoisse : Gustave Turcobal s’affaisse avec une lueur de somnambule dans les yeux et en faisant des soubresauts de saltimbanque. Tous l’entourent. Le docteur, à genoux près du blessé, examine la blessure. Il déclare qu’il n’y a rien de dangereux. Perforant l’épaule droite, la balle a brisé la clavicule.

Le vainqueur aussi bon que brave s’agenouille auprès du blessé, et lui tend la main.

Turcobal se détourne.

— Un ennemi de plus, voilà tout pense Hubert !

Florence lève sur le jeune homme ses yeux qui brillent comme de la poudre d’émeri. Comme deux perles, deux larmes descendent le long de ses joues. Par suite de sa frayeur, celles-ci ressemblent à deux lys sur lesquels se sont écartées deux gouttes de rosée de l’aurore.

Le jeune homme semble scruter ce regard, et dit avec un ton de reproche :

— Mais, ma chère Florence, comment se fait-il que…

— Sans doute, mon cher Hubert, qu’il n’appartient ni à mon sexe ni à ma condition de venir ici seule, à une telle heure. La bonté de ton cœur pardonnera aux motifs qui m’ont fait agir. Hier, après ton départ, M. Turcobal est venu me faire une scène d’amour désopilante. Il m’a avoué qu’il m’aimait plus que toute autre, qu’il poursuivrait de sa haine tout rival et qu’enfin il allait se battre en duel avec toi.

— Le drôle ! Que n’a t-il encore ses deux bras !

— Alors, je lui demandai avec indifférence le lieu, l’heure, les armes du combat. Il me dévoila tout. Si je suis venue, mon cher Hubert, c’est que je voulais éviter un malheur. Car, dit-elle timide et en appuyant sa tête sur son épaule, je t’aime !

— Puisque tu es si franche, fait Hubert avec son fin sourire, je t’avouerai une chose. Sans toi, ce beau merle auquel je viens de briser une aile, serait maintenant dans un royaume ou l’autre. Mais lorsque, par tes irrésistibles supplications, tu lui as parlé du chagrin de sa mère s’il venait à être tué, j’ai pensé à la mienne si ce malheur devait être mon partage. Ce souvenir seul lui a sauvé la vie. Car c’est ma volonté, et non le hasard qui a conduit ma balle. Je me suis contenté de venger l’honneur.

On était arrivé à la voiture de Florence. Hubert presse la jeune fille contre son cœur. Il effleure ses cheveux de ses lèvres tremblantes.

Heureux, très heureux, Hubert revient lentement à pied. La nature commence à chasser la torpeur de la nuit. Comme un globe de feu au travers d’un voile, le soleil disperse les nuages. Il laisse voir un ciel plus pur que le jour qui se contemple dans les ondes lisses et majestueuses du Saint-Laurent.

Les piverts, les oiseaux moqueurs, les engoulvents, les grives, les gobe-mouches, envoient dans les airs des notes confuses. Ces oiseaux secouent leurs ailes engourdies par le repos de la nuit. L’écureuil trottine, grimpe jusque sur les cimes les plus hautes des érables. Il se balance au bout d’une branche. Ici, assis sur son derrière, il grignote des noix qu’il tourne et retourne de ses deux petites pattes de devant. Là, il darde ses noires et pétillantes prunelles sur les lièvres, qui filent comme un trait parmi les hautes herbes.

Au loin, le son sacré d’une cloche invite les fidèles à aller offrir au Seigneur les prémices du jour.

Absorbé dans ses pensées, Hubert ne voit rien, n’entend rien. Aussi, est-il tout surpris de se voir chez lui si tôt. Cependant, il a marché pendant plus d’une heure.

— Maintenant, dit-il, faisons comme tout bon Canadien doit faire.

Il ôte son frac et ne garde que son gilet. Il se met les pieds à l’aise dans de légères pantoufles. Après avoir jeté deux énormes bûches dans l’âtre, il bourre sa pipe de terre blanche et l’allume avec le billet destiné à Florence. Puis il s’assied confortablement devant la cheminée, en disant avec un soupir de satisfaction :

— Console-toi, mon garçon ; ton étoile brille encore !

Il jette les yeux sur le journal et se lève d’un bond, comme mordu par un serpent.

— Ah çà ! sacrebleu ! voilà qui est par trop fort ! Attendez un peu, lord Gosford ! Nous allons voir si vous voulez cesser ces maudits rapports contre les Canadiens. Les réformes que la Chambre réclame avec tant de persistance, nous les aurons, coûte que coûte ! Ah ! Messieurs les Anglais, avez-vous déjà oublié les services que nous vous avons rendus ! Avez-vous oublié que si le Canadien est doux comme l’agneau, industrieux comme le castor pendant la paix, il est fort et rugit comme le jaguar quand on l’irrite ?

Le sort en est jeté. Que Dieu ait pitié de nous !

Hubert remet ses vêtements. Il oublie qu’il n’a pas déjeuné. Peu importe. Il s’enfonce dans la rue qui commence à s’animer.