Florence (Girard)/VIII

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(p. 80-90).
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VIII

DERNIERS BEAUX JOURS


L’aurore commence à poindre à l’horizon.

Il a plu toute la nuit, mais la pluie a cessé. Un vent violent chasse les nuages qui se poussent les uns les autres comme une meute de chiens lancés à la poursuite du gibier. Les ormeaux et les bouleaux qui bordent la route de Saint-Denis gémissent sous l’effort du vent. Ils font entendre de sinistres craquements. La route est coupée de larges flaques d’eau.

Dans le ciel manganèse de grands oiseaux de proie s’enfuient en faisant planer mélancoliquement leurs ailes. Ils poussent des cris lugubres en se perchant un instant sur la cime altière d’un pin. Mais ils s’envolent aussitôt, et s’arrêtent de nouveau sur une autre cime. De là, ils cherchent une retraite au sein des sombres et mystérieuses forêts.

À part ces quelques vestiges de vie, tout dort dans la nature.


Seul un cavalier parcourt la route


Seul un cavalier parcourt la route. Il est monté sur un cheval gris qui semble exténué de fatigue. Son mors est blanc d’écume, sa robe ruisselle, ses naseaux fumants exhalent en spirales deux longues bouffées de vapeur.

Jeune, nu-tête, les cheveux au vent, le front entouré de bandages humides de sang et de pluie, le cavalier commande du geste et de la voix le pauvre animal qui n’en peut plus.

— Allons ! un peu de courage, ma bonne bête, nous nous reposerons bientôt !

L’animal paraît comprendre ces paroles d’encouragement, et prend une allure plus rapide. La boue éclabousse cheval et cavalier, les cailloux volent çà et là. Parfois une roche frappée par le sabot du coursier jette de minimes étincelles.

Quelques toits blancs se montrent là-bas, là-bas. Certaines cheminées laissent échapper de minces filets de fumée. Bientôt les chaumières se font plus nombreuses. Le clocher de la petite église s’en détache comme un général au milieu de ses soldats.

Hubert arrête son cheval. Il se trouve devant une avenante auberge. Au-dessus de la porte est une enseigne sur laquelle se détachent en lettres jaunes « Au Lion d’Or ».

— Il doit faire bon ici ? pense Hubert.

Le jeune homme saute à terre. Soudain deux volets se sont ouverts avec bruit. Une jeune fille, délicieuse apparition, un rayon de soleil au milieu du deuil de la nature, avance une tête tout ébouriffée par le désordre du sommeil. La robe de nuit entr’ouverte découvre une gorge de colombe.

Hubert lève la tête. Honteuse, elle s’est enfuie.

Mais non, derrière les rideaux en cretonne, deux yeux noirs épient le bel inconnu. Combien d’indiscrétions les rideaux de soie, de dentelle ou de toile n’ont-ils pas recélées !

— Quelle belle tournure !

— Qu’elle est gentille ! Pour un moment de relais, je ne serai pas mal ici. Frappons, les Canadiens sont tous frères et ils ne refusent la porte à personne, fût-ce même à des Anglais.

Il donne deux ou trois coups de poing dans la porte.

— Bigre ! qui frappe si d’bon’heure ? C’est p’tête le gros Caïeux qui vient emprêter ma grise ?

— Non, papa, c’est un jeune homme à cheval.

— Un jeune homme à cheval ? En ben ! va ouvrir.

— Mais, papa, vous voyez bien que…

— Ah ! c’est vrai. Dame, que j’suis bête ! Va te rafistoler au plus vite.

Le bonhomme enfile son pantalon et descend pesamment l’escalier.

Il entre-bâille la porte et montre son antique tête blanche ornée d’une barbe fluviale. Une vraie barbe de Juif-Errant. En apercevant le jeune homme, qui a plutôt l’air d’un revenant que d’un simple mortel, le vieux s’écrie, en joignant ses mains calleuses :

— Ah ! Jésus, Marie ! d’où venez-vous ? Êtes-vous fantôme ou vivant ?

— Ni l’un ni l’autre. Mais, si vous êtes Canadien et catholique, donnez-moi une bouchée de pain et un verre d’eau.

— Tout un pain, si vous le voulez, et ben d’autre chose avec !

« Fanfan ! Alice !… Fanfan, Alice ! Holà en haut, les enfants, levez-vous ! Y est assez tard, vous avez de l’ouvrage en bas. »

— Oui, papa, une minute.

— Oué, oué, on y va !

Un jeune paysan, les yeux à demi fermés, la figure boursouflée, chaussé de sabots, et vêtu d’un pantalon de bure avec chemise de laine à gros carreaux noirs et rouges, descend en maugréant.

— Sapristi ! Faut-y s’en faire une raison de nous réveiller avant les coqs. Depuis que…

Mais à la vue d’un citadin, d’un gosse de la ville, il s’arrête tout court.

— C’est mon plus jeune. Y est pas vieux, mais y a de la poigne, et n’d’mande qu’à vous servir. Fanfan, tu vas mener le cheval de monsieur, à l’écurie. T’z’y donneras une bonne ration d’avoine.

Le garçon, leste comme un chat sauvage, saute en selle, et va soigner la bête fourbue.

— Vous plairait-il de m’dire vot’nom ?

— Hubert Rolette, patriote patriotisant.

— Patriote, vous patriote ! Que j’sus t’heureux d’vous recevoir !

Et l’aubergiste s’élance au cou du jeune homme avec une force telle qu’Hubert s’écrie :

— Mais mon brave, vous voulez donc m’étouffer ?

— Dieu m’garde d’étouffer un d’mes amis !

« Mais j’parle, j’parle comme une vieille pie. Et vous êtes là trempé comme une bécasse, et l’estomac vide comme une grange, sauf vot’respect. Et ce linge plein de sang. Ah ! Seigneur ! Seigneur ! que j’sus bête, que j’sus donc bête ! s’t’y vrai que je mourrai comme çà ?… »

Le vieux allait, venait, se démenait, ne savait pas où donner de la tête.

— Vous allez vous réchauffer près du poêle, j’vas vous donner du linge sec.

— Non, merci ! celui-ci sèchera assez vite près d’un bon feu. Mais seulement j’ai une faveur à vous demander.

— Et ben ! quoi ?

— Voulez-vous me donner du tabac ?

— Rien que ça ? J’me fais fort de vous en donner du bon, du tabac que j’ai planté et cultivé moi-même. Y en a pas d’pareil à dix lieues à la ronde, pas même celui de P’tit Pierre à mon oncle Séraphin. Y a eu des avaries, ce pauv’tabac, lorsque… Mais tiens, me v’là encore qui commence à caquasser.

« Avez-vous une pipe ?

— Merci, j’en ai une. Car ma pipe, moi, voyez-vous, c’est comme la carabine du soldat, je ne m’en sépare jamais.

« Oh ! quel bon tabac !

« Mais votre nom, vous ne m’avez pas dit votre nom ? »

— Pierre Prunel, pour vous servir.

« Alice, Alice, mais qu’est-ce que tu fais, ma chouette ! Descends donc. »

— Oui, papa, j’y vais.

Hubert entend le grincement d’une trappe et il voit descendre la plus charmante petite villageoise qu’il eût jamais vue.

Toute petite, avec un visage de madone encadré de cheveux terre de Sienne, les yeux tout pleins d’innocence et de naïveté, elle semblait entrer dans la vie avec un regard surpris et interrogateur.

Étrangère aux grands mouvements de la politique, elle nourrissait cependant, en son for intérieur, une instinctive aversion pour la nation qu’elle entendait exécrer de tous côtés. Chaque soir, elle redisait avec son père, sa mère et son frère, agenouillés autour de la grande table devant le crucifix en bois noir suspendu au mur : « Des embûches des Anglais, délivrez-nous, Seigneur ! »

Aussi, ce ne fut pas sans un sentiment d’orgueil et de joie qu’elle demanda au jeune patriote, d’une voix timide et en balbutiant un peu :

— Monsieur permettrait-il que je lave et soigne son front ensanglanté ?

Sur la réponse affirmative du jeune homme, la petite Canadienne fit asseoir Hubert dans le fauteuil familial, solide comme un roc et confortable comme un divan. Elle lava sa plaie à l’eau tiède, démêla ses cheveux avec le gros peigne de corne ébréché et entoura sa tête d’un nouveau bandeau fait avec un énorme mouchoir à carreaux qu’elle était allé chercher dans un des tiroirs de sa commode en érable.

Lorsqu’elle eût pansé sa blessure et l’eût servi sur une nappe bien blanche, il la remercia d’un regard si tendre et si reconnaissant qu’elle rougit et alla chercher des assiettes dans le buffet pour cacher son trouble.

Alice aimait déjà ce jeune homme dans le secret de son bon petit cœur. Mais Hubert n’avait aimé qu’une fois dans sa vie et ne devait plus aimer.

L’amour est comme le myosotis. Lorsqu’il passe en secondes mains, il perd tout son parfum.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quinze jours plus tard. Il fait froid dehors. Dans les maisons, les poêles ronronnent comme de gros matous.

Sept heures.

Chez le père Prunel, les jeunes gens commencent à arriver, les uns en voiture, les autres à pied.

— Bonsoir, Antonia, bonsoir Pitou. Tiens, voilà Alphonsine. Bonjour tout le monde.

— Tu n’es pas pire, Maria ?

— Non, ma chère. Et toi ?

Voilà Mélanie et Clarisse ! Ces jolies sœurs, il y a un siècle qu’on ne les a vues ! Et nous les aimons tant.

Et ainsi de suite. On s’embrassait, on se donnait la main, on se faisait des questions sans attendre la réponse.

Tandis que les fillettes allaient ôter leurs chapeaux et leurs manteaux, ou arranger leurs cheveux, les garçons dételaient ou fumaient une pipe.

Le blé-d’Inde était en retard d’un mois, cette année là. Voilà pourquoi les épluchettes l’étaient aussi.

Entassés dans un coin de la cuisine, une hécatombe d’épis de blé-d’Inde. Ils sont là comme une foule de prisonniers de guerre, avec leurs robes vertes et leurs chevelures tortillés à l’iroquoise.

Ils attendent le supplice.

Les veillées sont longues en novembre. Jeunes et vieux, mais surtout des jeunes, sont assis autour de la cuisine, grande comme un pont de navire. Au milieu des éclats de rire, des interpellations, des œillades, les tourments commencent.

C’est la torture des épluchettes.

Les pelures volent en l’air avec un bruit sec, puis retombent sur le plancher ou se mêlent aux cheveux des jeunes filles.

On rit. On se bouscule. Tout à coup, une émeute éclate. Les épis servent de mitraille et de boulets. Quelques-uns en profitent pour voler un furtif baiser à des jeunes filles qui n’offrent qu’une résistance apparente. Au fond elles sont bien contentes.

Le calme se rétablit.

Mais voici qu’on entend des exclamations :

— Le blé-d’Inde rouge, le blé-d’Inde rouge ! Monsieur Rolette, à l’œuvre. Vite, ne perdez pas de temps !

Hubert est tout stupéfait. Les cheveux sur les yeux, le front dégouttant de sueur, il tient encore dans ses mains la pièce à conviction.

Cependant, bien que passionné pour les immortelles coutumes de nos campagnes dont il est follement épris, il n’en connaît pas tous les secrets. Loin de là !

Les brunettes et les blondinettes le regardent d’un œil moqueur. Elles le provoquent. Le grand’père et la grand’mère, assis dans un coin, l’un fumant, l’autre prisant, se regardent en clignant de l’œil.

Hubert a compris. Il fait le tour de la cuisine en donnant à chaque jeune fille rougissante et fière, le tribut demandé. Quelques gais compères murmurent entre eux :

— Est-il chanceux, celui-là, hein !

Hubert répond en lui-même : « Si elle était ici ! »

Tout à coup, la scène change. Les épis, dépouillés, scalpés, blancs et jaunes, prennent tous la route d’un chaudron, immense comme une chaudière de locomotive.

— Père Noé, holà le violon !

— C’est ça, le violon, père Noé !

Père Noé était le maëstro du village. Parfois son archet tremblait bien un peu, surtout quand… mais pourquoi rappeler des souvenirs qui pourraient ternir la renommée dorée du bon père Noé ?

— Ah ! ces enfants, ces enfants y sont toujours pareils !

Et le vieux « joueur de violon », s’installant commodément près du poêle, commence à faire grincer son instrument. Puis, après quelques essais criards, il attaque résolument un « piquet ». On saute, on danse, on se balance, on tourne, on marche, et l’on recommence. Filles et garçons rient ou s’appellent. Hubert est gai comme quatre. Il veut oublier et fait tourner les danseuses comme des toupies, à la grande frayeur de quelques femmelettes.

Les jeunes gens ont dansé longtemps. Il commence à se faire tard. La mère Brunel, le visage aussi rouge que les tisons de son poêle, les yeux rutilants, les deux poings sur les hanches, fait taire les plus obstinés.

— Silence, tout le monde. Le blé-d’Inde est cuit. Qui qu’en veut ?

— Moi ! moi !

— Oh ! c’n’est pas d’refus, la mère.

On plante les fourchettes dans les épis que l’on égrène à belles dents.

Tout à coup, Brutus, superbe chien de chasse à long poil roux, a aboyé, et l’on a entendu au dehors le galop d’un cheval.

La porte s’ouvre et le Dr Nelson botté et éperonné souhaite à tous la bienvenue.

— Le Dr Nelson, le Dr Nelson ! Trois hourras pour le Dr Nelson !

— Un blé-d’Inde, docteur, un blé-d’Inde !

— Oui, j’en prendrai un, merci.

« Mais à propos, j’ai entendu dire qu’il y avait un M. Rolette ici, jeune homme de cœur, et qui a déjà assez fait pour les patriotes pour en être aimé. »

Hubert s’avança avec ce port noble qui le caractérisait.

— Mon nom est bien Hubert Rolette. Que puis-je pour vous, docteur ?

— M. Rolette, ce que nous avons appris de vous me fait un devoir de vous autoriser, de vous commander même de prendre sous votre protection le village de Saint-Denis. Car bien que nous ne soyons pas des canards sauvages, nous sentons la poudre dans l’air. Le temps d’agir est arrivé.

« Eh bien ! mes enfants, acceptez-vous M. Rolette comme un de vos chefs ?

— Oui, oui, nous en sommes fiers.

— Quel beau et brave jeune homme ! murmura Alice à l’oreille de Marie-Ange. Je voudrais bien être celle qu’il aime.

— C’est bien, mes chers enfants, dit le Dr Nelson, amusez-vous, riez, dansez, vous pleurerez bien assez tôt. Au revoir, des affaires pressantes m’appellent ailleurs. Bon courage ! »

Le fier docteur remonte à cheval et part au galop.

Mais il commence à se faire tard, et l’on parle de retourner chacun chez soi.

La lune brille dans son plein. Les étoiles ressemblent à des clous à tête d’argent sur une sombre tenture.

— Qu’il fait beau ! s’écrient les « veilleux ».

Et les jeunes gens, avec cette gaieté ordinaire du peuple canadien, même au sein des plus grands dangers, retournent chez eux en chantant.

Tout retombe dans le silence.