Fondements de la métaphysique des mœurs (trad. Lachelier 1904)/Tecte de la traduction de Lachelier 1904

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FONDEMENTS


DE LA


MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS


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PRÉFACE


L’ancienne philosophie grecque se divisait en trois sciences : la Physique, l’Ethique et la Logique 1. Celle division était parfaitement conforme à la nature des choses, il n’y a pas lieu dcclierclier à la perfectionner ; mais on peut y ajouter le principe surlequel elle se fonde, afin île s’assurer ainsi d’une part qu’elle est complète, et de pouvoir de Faillie en déterminer exactement les subdivisions nécessaires.

Tonle connaissance rationnelle esl, ou bien matérielle el se rapporte alors « 1 quelque objet, ou bien formelle el s’occupe alors seulement de la forme de l’entendement el de la raison en eux-mêmes, et des règles universelles de la pensée en général, sans distinction des objets. La Philosophie formelle s’appelle la Logique ; la Philosophie matérielle, celle qui se rapporte à des

1. Aristote (Topiques, I, 14) classe les problèmes philosophiques en problèmes éthiques, problèmes physiques et problèmes logiques. Cette classification, » laquelle De correspondent pas du reste les oeuvres d'Aristote lui-même, fut généralement suivie dans les écoles grecques après le Stagirite, notamment dans l'école stoïcienne. objets déterminés el à leurs lois, est double ; car ces lois sont ou bien des lois de la nature, ou bien des lois de la /i6e>*/é.La science des premières s’appelle la Physique, la science des secondes est l’Ethique. La Physique est encore appelée Doctrine de la nature, et l’Ethique Doctrine des mœurs.

La Logique ne peut pas avoir de partie empirique, c’est-à-dire de partie où les lois universelles et nécessaires de la pensée reposeraient sur des principes empruntés à l’expérience ; car autrement elle ne serait plus une logique, c’est-à-dire un canon de l’entendement ou de la raison valable pour toute pensée el susceptible d’être démontré. Au contraire la Philosophie naturelle, aussi bien que la Philosophie morale, peuvent avoir chacune une partie empirique ; la première, en effet, doit déterminer les lois de la nature considérée comme objet de l’expérience ; la seconde, les lois de la volonté humaine, en tant qu’elle est affectée par la nature, c’esl-à-dire’d’un côté, les lois d’après lesquelles tout arrive, de l’autre les lois d’après lesquelles tout doit arriver, en tenant compte, il est vrai, des conditions par suite desquelles souvent ce qui devrait arriver n’arrive pas.

On peut appeler empirique toute philosophie qui prend son point d’appui sur les principes de l’expérience ; quant à celle dont la doctrine repose uniquement sur des principes a priori c’est une philosophie pure. Lorsque celte dernière est purement formelle, elle se nomme Logique ; quand elle est restreinte a certains objets déterminés de l’entendement, elle s’appelle Métaphysique*.’

i. Kant entend ici par Métaphysique, non pas la science de 1 être ni sol, mais une science purement rationnelle, c’esl-à-dire a priorA, dont l’objet peut d’ailleurs faire partie du monde des phénomènes. C’e.-I ainsi qiicsuuslelitredc/Vincipes qiicsuuslelitredc/Vincipes de la nature..il expose les concepts et les lois qui dominent la nature physique, en tant que ces concepts et ces lois peuvent être découverts a priori. Dans la Métaphysique des mœurs il expose également a priori le C’est de cette manière que se forme en nous l’idée d’une double métaphysique, une Métaphysique de la nature et une Métaphysique des mœurs. La Physique aura ainsi une partie empirique et aussi une partie rationnelle ; l’Ethique, de même ; seulement la partie empirique de celte dernière science pourrait s’appeler particulièrement Anthropologie pratique *, tandis que la partie rationnelle serait la Morale proprement dite.

Tous les métiers, toutes les industries, tous les arls ont gagné à la division du travail, qui consiste en ceci qu’un seul homme ne pouvant pas tout faire, chacun se borne à un genre de travail déterminé qui, par sa technique, se distingue nettement des autres, afin de l’accomplir avec la plus grande perfection possible et avec plus de facilité. Partout où le travail n’est pas ainsi divisé et partagé, où chacun est l’homme de tous les métiers, la barbarie la plus profonde règne encore. Cela posé, il y a une question qui mériterait peut-être examen et c’est la suivante : La Philosophie pure ; dans toutes ses parties, ne réclamerait-elle pas un homme spécial et ne serait-il pas avantageux pour tout l’ensemble du monde savant que ces hommes,’qui vendent au public *, conformément à son goût, un mélange d’empirique et de rationnel combiné suivant toutes sortes « le proportions qu’eux-mêmes no connaissent pas, qui s’appellent eux-mêmes des penseurs indépendants et qui traitent de rêveurs ceux qui so consacrent à l’éludo de ce qui est purement rationnel, fussent avertis de ne pas pratiquer à la fois deux métiers très différents au point do vue technique, dont chacun réclame peut-être un talent particulier et qu’une même personne ne peut

système des concepts purs qui doivent présider a la conduite humaine. 1. L’Anlliropologieest, pourKanl, l’élude psychologique de nos facultés ; elle esl pratique, quand elle est

faite au point de vue de l’action. Le dernier ouvrage de Kant est une Anthropologie in pragmatischer llinsieht.

2. Kant parait faire allusion aux philosophe* de l’école de Wollf. réunir sans faire de mauvaise besogne ? Mais je me borne ici à demander si la nature même de la science n’exige pas que l’on sépare toujours soigneusement la partie empirique de la partie rationnelle, qu’avant la Physique proprement dite (empirique) on place une Métaphysique de la nature, avant l’Anthropologie pratique, une Métaphysique des mœurs, soigneusement épurée de tout élément empirique. Ce serait le seul moyen de savoir de quoi la raison pure est capable dans les deux cas et à quelles sour is elle puise ellemême son enseignement a priori. Cel’e tâche pourrait d’ailleurs être remplie soit par tous les professeurs de morale (dont le nom est légion), soit seulement par quelques-uns qui se sentiraient pour cela une vocation. N’ayant en vue maintenant que la philosophie proprement morale, je restreins la question posée tout h l’heure au point suivant : Ne pense-t-on pas qu’il esl, de la plus absolue nécessité de constituer une bonne fois une Philosophie morale pure, entièrement débarrassée de tout élément empirique appartenant à l’Anthropologie. Qu’une pareille philosophie puisse exister, c’est ce qui résulte avec évidence de l’idée même que tout le monde se fait du devoir et de la loi morale. Tout le monde est contraint d’avouer qu’une loi, pour avoir une valeur morale et fonder une obligation, doil avoir le caractère d’une absolue nécessité, que le commandement : « lu ne dois pas mentir », n’est pas seulement valable pour les nommes, mais que, s’il y a d’autres êtres raisonnables, ils doivent s’y conformer ; qu’il en est de même de toutes les lois morales proprement dites, que, par conséquent, le principe de l’obiigalion ne doit pas être ici cherché dans la nature de l’homme, ni dans les circonstances extérieures où il se trouve placé, mais a priori dans les seuls concepts de la raison pure, et que touL aulrc précepte, fondé sur les principes de la seule expérience, en admettant même qu’il soit universel, pour peu qu’il s’appuie sur une base empirique, voire même sur un seul motif, pourra peut-êlre s’appeler règle pratique, mais jamais loi morale.

Ainsi* non seulement les lois morales, avec leurs principes, se distinguent essentiellement, dans toute connaissance pratique, de tout ce qui peut contenir quelque chose d’empirique, mais encore toute philosophie morale repose entièrement sur sa partie pure, et, appliquée à l’homme, loin d’emprunter quoi que co soit à la connaissance empirique de l’humanité (Anthropologie), elle lui donne, en lant qu’il est un être raisonnable, des lois a priori. Il est vrai qu’il faut un jugement affiné par l’expérience, tant pour discerner les circonstances dans lesquelles ces lois trouvent leur application, que pour leur assurer l’accès de la volonté humaine et les rendre efficaces dans la conduite pratique. L’homme, en effet, est affecté par tant d’inclinations, que, tout en étant capable de concevoir l’idée d’une raison pure pratique, il n’est pas assez fort pour rendre cette idée efficace tu concrelo dans la conduite de sa vie.

Une Métaphysique des mœurs est donc absolument nécessaire, non seulement pour satisfaire l’esprit de spéculation, en découvrant la source des principes pratiques qui résident a priori dans notre raison, mais encore pour sauver les mœurs de toutes les perversions auxquelles elles sont exposées, tant, qu’il leur manque ce fil directeur et cette règle suprême, condition de tout jugement juste. Car, pour qu’une action soit moralement bonne, il ne suffit pas qu’elle soit voit’forme à la loi morale, il faut encore qu’elle soit accomplie en vue de cette toi* ; autrement cette conformité à la loi serait essentiellement contingente et trompeuse parce

t. Kant résume ici nettement I qu’il scmMc eonsMérer miunie l’idée dominante de sa morale | évidente. qu’un principe étranger à la morale, tout en produisant parfois des actions conformes à cette loi, en produirait aussi bien d’autres fois qui lui seraient contraires. Or la loi morale dans toute sa sincérité et toute sa pureté (et c’est ce qui importe avant tout en pratique) ne doil être cherchée nulle part ailleurs que dans une Philosophie pure ; il faut donc commencer par cette philosophie (Métaphysique), car sans elle il ne pourra jamais exister aucune Philosophie morale ; je dirai même que la science qui mélange les principes purs avec les principes empiriques ne mérite même pas le nom de philosophie (car la philosophie se dislingue précisément de la connaissance rationnelle vulgaire par ce trait qu’elle expose dans une science à part ce que cette, connaissance ne conçoit que confusément) ; elle mérite encore bien moins le nom de Philosophie morale, car, par la confusion qu’elle établit, elle porte préjudice à la pureté des mœurs et va contre sa propre destination.

On ne doit pas s’imaginer que ce que nous demandons ici se trouve déjà dans la Propêdeutique que le célèbre Wolff* a placée avant sa Philosophie morale, dans l’ouvrage qu’il a intitulé Philosophie pratique générale, et que nous ne devions pas nous engager sur un terrain vraiment nouveau. Précisément p ? rce que celte Propédculique devait être une Philosophie pratique générale, elle n’a pas considéré une volonté d’une corlaine espèce, par exemple une volonté capable de se déterminer entièrement par des principes a priori, sans aucun mobile empirique, volonté que l’on pourrait nommer volonté pure, elle n’a considéré que la faculté de vouloir en général, avec toutes les actions et condii.

condii. Wollf, philosophe allemand, né en 1679, à Bres.lau, enseigna avec beaucoup de succès une philosophie inspirée de Leibniz, a laquelle Kant lui-même se rat lac lia pendant la première partie de sa

carrière. Sa morale est une morale toute naturaliste dominée p.ir l’idée de perfection. L’ouvrage auquel il est fait ici allusion est la f’hitosophia practica unitersali » (1738). tions qui conviennent à celle faculté conçue sous cet aspect général, et, par là, l’ouvrage de Wolff se distingue de la Métaphysique des mœurs à peu près comme la Logique générale se dislingue de la Philosophie Iranscendanlale ; la première de ces sciences exposant les opérations et les règles de la pensée en général, la seconde se borne aux opérations et règles de la pensée pure, c’est-à-dire de la pensée en tant qu’elle connaît les objets, a priori. En effet, la Métaphysique des mœurs doit étudier l’idée et les principes d’une volonté pure possible et non pas les actions et les conditions de la volonté humaine en général, lesquelles sont puisées pour la plus grande part dans la Psychologie. Le fait que, dans la Philosophie pratique générale, on parle (il est vrai sans y être autorisé) de lois et de devoirs, ne prouve rien contre ma thèse. Car les fondateurs de celle science se montrent en cela fti’èles à l’idée qu’ils s’en font ; ils ne distinguent pas les principes d’action qui nous sont présentés comme tels purement a priori par la seule raison et qui sont à proprement parler moraux, des motifs empiriques que rentendemehl transforme en concepts généraux par une simple comparaison d’expériences. Sans attacher d’importance à la différence d’origine de ces motifs, ils n’en voient que la quantité plus ou moins grande (les considérant tous comme d’égale valeur), cl c’est ainsi qu’ils forment leur concept d’obligation. Ce concept,’a'vrai dire, n’est rien moins que moral, mais c’est le seul que l’on puisse demander à une philosophie qui ne tient aucun compte de l’origine des concepts pratiques possibles et ne s’inquiète pas de savoir s’ils sont ci priori ou seulement a posteriori 1.

1. Kant reproche ici a Wolff, comme tout à l’heure à ces philosophes qu’il ne désignait pas d’une manière précise, de n’avoir point

distingué mifllsammenl te point de vue empirique et psychologique du point de vue rationnel et inélanliy. « ique. Kanl veul une morale absolument Ayant l’intention de publier un jour une Métaphysique des mœurs, je lui donne pour préface ces Fondements. A la vérité, la seule base’sur laquelle on puisse édifier cette science est une critique de la Raison pure pratique de même que la critique de la raison spéculative, déjà publiée, est la base de la Métaphysique de la •"litre *. Mais, d’une part, la première de ces critiques.1 v:4 pas d’une nécessité aussi absolue que la seconde, parce qu’en matière morale la raison humaine, même chez le vulgaire, peut facilement être amenée à un haut degré de justesse et de développement, tandis que dans son usage théorique mais pur elle est exclusivement dialectique*; d’autre pari, pour qu’une critique de la raison pure pratique puisse être achevée, je trouve indispensable de pouvoir démontrer l’unité dans un principe commun de la raison spéculative et de la

lument pure de tout empirisme, prescrivant à la volonté des régies rigoureusement a priori. WollT, an contraire, étudie les lois de la volonté en général, comme le logicien étudie les lois de la pensée en général, sans se demander quelle eîl l’origine de ces lois, tandis que la philosophie Iranscendantale détermine purement a priori les lois et les concepts nécessaires de la l>ensée. WollT, en outre, dans la recherche du principe de la morale, quoiqu’il prétende procéder a priori, « inspire en réalité de l’expérience. En tlfel, l’idée de perfection, qui est l’idée de l’achèvement de notre personnalité ou de l’accomplissement des lins de notre nature, n’est nullement un principe » i priori, c’est la nature mil nous la suggère. Dans la pensée île Kant, il ne peut y avoir qu’un principe moral ■ qui’soit vraiment a priori, c’est le principe du devoir pur. Enfin, la morale de WollT n’explique pas Tobligalion. Elle se borne a déclarer obligatoire l’acte pour lequel plaident

le plus grand nombre de raisons. i. Avantiledélerminerflpriorité » lois de li nature physique/"il faul par la critique séparer le connaissable de l’inconnaissable el découvrir les règles nécessaires auxquelles les phénomènes doivent se plier pour devenir connaissables. De même, avant de déterminer « priori les concepts directeurs de la conduite pratique, les devoirs, il faut d’abord faire la critique de la Raison pratique, alin de savoir ce que nous pouvons connaître a priori du devoir.

3. Kant, en morale, attache une importance toute particulière à la raison populaire ; il en invoque, souvent le témoignage, jugeant que la conscience du devoir, telle qu’elle existe cher tout honnête homme, ne peut rire une illusion. Il estime, au contraire, qu’en matière spéculative, la raison vulgaire est incapable, par ses seules forces, de distinguer le vrai du faux. Ainsi jamais le bon sens populaire ne comprendra la distinction du phénomène et de la chose en soi. raison pratique, car il s’agit après tout d’une seule et même raison dont les applications seules doivent être distinguées. Or, je ne pourrais réaliser une œuvre aussi complète sans y mêler des considérations d’une lout autre nature qui embrouilleraient le lecteur. C’est pourquoi, au lieu d’appeler ce livre : Critique de la raison pure pratique, j’ai préféré me servir du titre de Fondements de la Métaphysique des mœurs 1[1].

En troisième lieu, comme une Métaphysique îles mœurs, en dépit de ce titre quoique peu effrayant, est susceptible d’une forme populaire et plus appropriée à l’entendement vulgaire, je trouve utile de publier à part ce travail préparatoire des Fondements, afin de ne pas mêler plus tard à un enseignement plus facile les subtilités inévitables en cette matière 2[2].

Ces Fondements, que je présente au public, n’ont d’autre objet que de rechercher et d’établir exactement le principe suprême de la moralité, travail qui, par son objet, forme à lui seul un tout bien distinct des autres recherches éthiques. À la vérité mes assertions sur ce point capital, qui jusqu’ici est loin d’avoir été étudié d’une manière satisfaisante, gagneraient beaucoup en clarté, si ce principe était appliqué à tout le système et recevraient une importante confirmation de ce fait que partout on le verrait suffire ; mais j’ai dû renoncer à cet avantage, qui au fond répondrait plutôt à un intérêt personnel qu’à une utilité générale, parce que le fait qu’un principe est d’une application facile et paraît suffisant ne fournit pas une preuve sûre de sa justesse ; il éveille au contraire en nous une certaine partialité qui peut nous empêcher de l’examiner et de l’apprécier en lui-même, avec toute la rigueur convenable sans avoir aucun égard à ses conséquences. : La méthode que j’ai adoptée dans cet écrit est celle qui semble la plus convenable lorsque l’on veut s’élever analytiquemenl de la connaissance vulgaire à la détermination du principe suprême de cette connaissance et ensuite par une voie synthétique redescendre de l’examen de ce principe et de ses sources jusqu’à la connaissance vulgaire où il trouve son application. Les divisions de l’ouvrage seront donc les suivantes :

I. Première section. — Passage de la connaissance inorale de la raison vulgaire à la connaissance philosophique.

H. Deuxième section. — Passage de la philosophie morale populaire à la Métaphysique des mœurs.

111. Troisième section. — Dernier pas qui nous élève de la Métaphysique des mœurs à la Critique de la Raison pratique pure’.

— i. Dans la première section, Kant part du concept du devoir tel qu’il se révèle naturellement à toute conscience humaine, et il montre la nécessité de découvrir le fondement de ce concept.

Dans la seconde section, Kant détermine le concept d’impératif catéfrorique, et découvre par une anayse toute logique ce que contient

ce e ncepl. Il s’élève ainsi de la philosophie populaire a la métaphysique des mœurs.

Enfin, dans la troisième section, il aborde la question qui doit faire l’objet de la Critique de la Raison pratiqué : Comment un impératif catégorique est-il possible, et comment démontrer que ce concept n’est pas illusoire ?

PREMIÈRE SECTION


PASSAGE DE LA CONNAISSANCE MORALE
DE LA RAISON POPULAIRE
A LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE


De toutes les choses que nous pouvons concevoir en ce monde ou même, d’une manière générale, hors de ce monde, il n’y en a aucune qui puisse être considérée comme bonne sans restriction, a part une seule : une bonne volonté. L’intelligence, l’esprit, le jugement et les autres talents de l’esprit, de quelque nom qu’on les appelle, ou bien encore le courage, la décision, la persévérance dans les entreprises, c’est-à-dire les qualités du tempérament 1[3] sont à coup sûr à bien des points de vue des choses bonnes et désirables ; mais elles peuvent aussi devenir extrêmement mauvaises et dangereuses si la volonté, qui doit faire usagé de ces dons naturels et dont la constitution particulière s’appelle le caractère 2[4], n’est pas une bonne volonté. On peut en dire autant des dons de la fortune. Le pouvoir, la richesse, la considération, même la santé et tout ce qui constitue le bien-être et le contentement de son sort, en un mot tout ce que l’on appelle le bonheur, engendre une confiance qui souvent devient présomption, si la bonne volonté n’est pas là pour modérer l’influence que le bonheur peut exercer sur notre sensibilité et pour redresser le principe de noire activité, en le rendant utile au bien général ; ajoutons qu’un spectateur raisonnable et impartial, témoin de la félicité ininterrompue d’une personne que ne relève aucun trait de pure et bonne volonté, ne trouvera jamais dans ce spectacle une satisfaction véritable, si bien que la bonne volonté parait être la condition indispensable sans laquelle nous ne méritons pas d’élrc heureux.

Il y a des qualités qui peuvent devenir les auxiliaires de celte bonne volonté et faciliter singulièrement sa tâche, mais qui n’ont pourtant en elles-mêmes aucune valeur absolue et supposent toujours une bonne volonté ; et c’est là une condition qui restreint la haute estime que l’on professe d’ailleurs avec raison pour, elles et nous empêche de les considérer comme bonnes absolument. La modération dans les émotions et les passions, l’empire sur soi-même, l’esprit de calmo réflexion sont des qualités qui non seulement sont bonnes à beaucoup d’égards, mai.-, qui encore semblent constituer pour une bonne part la valeur interne de la personne. Mais il s’en faut de beaucoup que l’on puisse les déclarer bonnes sans réserve (en dépit de la valeur absolue que leur attribuaient les anciens). En effet, sans les principes fondamentaux d’une bonne volonté, elles peuvent devenir très mauvaises ; et le sang-froid d’un criminel no le rend pas seulement plus dangereux, mais le fait paraître à nos yeux bien plus abominable, -juo nous ne l’eussions jugé sans cela.

La liOiiua volonté n’est pas bonne par ce qu’elle produit et effectue ni par la facilité qu’elle nous donne à atteindre un but que nous nous proposons, mais seulement par le vouloir même, c’est-à-dire qu’elle est bonne en soi et que, considérée en elle-même, elle doit être estimée à un prix infiniment plus élevé que toul ce que l’on peut réaliser par elle au profit de quelque inclination, ou même, si l’on veut, de l’ensemble de toutes les inclinations. Quand même, par la défaveur du sort ou par l’avarice d’une nature marâtre, le pouvoir de réaliser ses intentions manquerait totalement à cette volonté, quand même tous ses efforts demeureraient sans résultat, de manière qu’il ne restât plus que la bonne volonté (et j’entends par là non un simple souhait mais l’emploi de tous les moyens en notre pouvoir), elle n’en bril * "ail pas moins de son éclal propre, comme un joyau, car c’est une chose qui possède par elle-même toute sa valeur. L’utililé ou l’inutilité ne peuvent rien ajoulcr ni retrancher à cette valeur. L’utilité ne serait que comme une sorte de monture, permettant de manier plus facilement le joyau, dans l’usage de chaque jour, ou propre à attirer sur lui f attention de ceux qui ne sont pas encore de vrais connaisseurs mais non à le recommander et à déterminer sa valeur aux yeux des amateurs.

Il y a, dans cette idée de la valeur absolue de la seule volonté, sans aucune considération d’utilité. quelque chose de si étrange que, malgré l’approbation que lui donne même la raison vulgaire, on pourrait être amené à soupçonner qu’elle repose sur quelque illusion sublime de l’imagination etque l’intention dans laquelle la nature a institué la raison comme directrice de notre volonté-a été mal comprise. Aussi allonsnous, de ce point de vue, mettre cette idée à l’épreuve.

Quand nous considérons les facultés naturelles d’un être organisé, c’est-à-dire constitué en vue d’une fin qui est de vivre, nous posons en principe que toul organe que l’on pourra rencontrer chez cet être doit être le plus convenable, elle mieux approprié à ses fins’.

1. Pour établir que la bonne I volonté est la volonté qui obéil a la |

fmre raison et_ non celle qui cherche e bonheur, Kant invoque un argument. Or si la nature, en créant un être doué de raison et de volonté, n’avait eu d’autre but que sa conservation, sou bien-être, en un mot son bonheur, elle aurait bien mal pris ses mesures en confiant à la raison de Cet être le soin de réaliser ses intentions. En effet, pour lui suggérer toutes les actions qu’il doit accomplir en vue de cette fin et pour régler toute sa conduite, l’instinct aurait bien mieux convenu et le but de la nature aurait été bien plus sûrement atteint par cette voie que par celle de la raison. Et si, par une faveur spéciale, la raison avait dû êlre accordée à une telle créature, elle n’aurait dû en faire usage que pour se livrer à des considérations sur l’heureuse disposition de sa nature, pour l’admirer, s’en réjouir, remercier la cause bienfaisante à laquelle elle en eût été redevable, mais non pour subordonner sa faculté de désirer à là direction faible et trompeuse d’un tel guide et pour, gâter ainsi l’œuvre do la nature. En un mot la nature aurait empêché que la raison s’attribuât un rôle pratique et élevât la prétention de préparer, avec sa faible perspicacité, le plan du bonheur et les moyens d’y parvenir ; la nature se serait réservé non seulement le choix des fins, mais aussi celui des moyens et aurait, avec une sage prudence, confié l’un et l’autre au seul instinct.

En fait nous observons que plus une raison cultivée se consacre à la recherche des jouissances de la vie el du bonheur, plus l’homme s’éloigne do la véritable satisfaction’. De là chez beaucoup de personnes et

ment fondé sur l’idée de llnalité que l’on peut résumer ainsi : Il faut que toutes nos facultés aient une destination, une lin ; or la raison qui caractérise l’homme n’a pu lui •’Ire donnée pour poursuivre le bonheur, car elle réussit beaucoup moins bien dans celle tache que l’instinct. Le bonheur n’est donc pas la fin

que doit poursuivre la volon’.é d’un être raisonnable.

1. On connaît le passage célèbre de ses Mémoires {th. v)) où MiH déclare que « pour être heureux il n’est qu un seul moyen : prendre pour but de ta vie, non le bonheur, mais quelque lin étrangère au bonheur. » notamment chez celles qui ont la plus grande expérience de l’usage de la raison, si elles sont assez sincères pour l’avouer, un certain degré de Misologie, c’est-à-dire d’aversion pour la raison. En effet, après avoir mis en ligne de compte tous les avanlages qu’elles peuvent tirer, je ne dis pas seulement de l’invention des arts relatifs au luxe vulgaire, mais encore des sciences (qu’elles finissent par considérer comme un luxe de l’entendement), elles découvrent que finalement elles y ont gagné plus de fatigues qu’elles n’ont recueilli de bonheur, et alors, jetant les yeux sur les hommes de condition inférieure, qui se laissent plus volontiers diriger par l’instinct naturel et n’accordent à la raison que peu d’influence sur leur conduite, elles les envient plutôt qu’elles ne les méprisent. Et même, en entendant ces personnes rabaisser et réduire à moins que rien les services si pompeusement vantés que la raison fsl censée nous rendre dans a reenerche du bonheur et du contentement dans la vie, on doit avouer que leur jugement n’enveloppe ni pessimisme ni ingratitude envers la bonté de la Providence. Ces jugements reposent en effet sur l’idée non exprimée que notre existence a une antre fin bien plus noble, que la raison trouve dans celte fin et non dans le bonheur sa véritable destination et que l’homme doit y subordonner le plus souvent, comme à une condition suprême, ses intérêt* particuliers.

En effet, si la raison n’est pas capable de diriger sûrement la volonté dans la recherche de ses objets propres et dans la satisfaction de tous nos besoins (qu’elle multiplie plutôt) ; -s’il esl vrai que l’instinct naturel inné nous eût conduits bien plus sûrement à une telle fin et si la raison nous a été donnée toutefois comme une faculté pratique, c’est-à-dire comme une faculté qui doit avoir de l’action sur la colonie, il faut reconnaître que la véritable destination do cetlo raison doit être do produire une volonté bonne en elle-même et non bonne comme moyen pour réaliser quelque autre fin, car, pour un tel objet, la raison était absolument nécessaire et nous retrouvons ainsi la finalité que partout ailleurs la nature manifeste dans les facultés qu’elle répartit entre ses créatures. Cette volonté n’est pas ainsi le seul bien, ni le bien total, mais il’faut y voir le bien suprême et la condition que suppose tout autre bien et même toute aspiration au bonheur. En ce cas il est facile do concilier, avec l’idée de la sagesse de la nature, le fait que la culture de la raison, nécessaire pour atteindre le premier but qui est inconditionnel, restreint de bien des manières, au moins ici-bas, la possibilité d’arriver au second qui e3l toujours conditionnel, à savoir au bonheur, el peut même la réduire à néant. La nature en cela ne manque pas de, finalité, car la raison, qui reconnaît que sa destination pratique suprême est de fonder une bonno volonté, ne peut goûter dans l’accomplissement de cette mission qu’une satisfaction qui lui soit propre, c’est-à-dire celle qu’elle peut trouver à avoir atteint une fin qu’elle-même détermine, quand cela devrait porter maint préjudice aux fins de l’inclination.

Proposons-nous donc le concept d’une volonté respectable par elle-même et bonne indépendamment de toute intention ultérieure, concept qui est naturellement contenu dans tout entendement sain et qui a moins besoin d’être enseigné que d’être éclairci. Pour développer ce concept, qui domine tous les autres dans l’appréciation de la valeur de nos actions, et qui est la condition à laquelle nous rapportons tout le reste, nous allons mettre devant nos yeux le concept du Devoir qui contient en lui-même celui d’une bonne volonté, bien qu’avec l’idée de certaines limites et de certains obstacles subjectifs ; mais loin d’être ainsi obscurcio et rendue méconnaissable, l’idée do la honno volonté ne fait que ressortir davantage par contraste et que briller d’une plus pure lumière*.

Je laisso de côté toutes les actions qui sont généralement reconnues contraires au devoir, bien qu’elles puissent être utiles à tel ou tel point de vue ; car la question ne se pose même pas do savoir si de telles actions peuvent être accomplies par devoir, puisqu’elles sont en contradiction avec le devoir. Je passe de mémo sous silence les actions qui sont vraiment conformes au devoir, mais pour lesquelles les hommes n’ont aucune inclination immédiate, bien qu’ils les accomplissent quelquefois sous l’influence d’uno autre tendance ; car il est alors facile do distinguer si l’acte conforme au devoir a été accompli jxtr devoir ou par intérêt égoïste. Cette distinction est bien plus difficile à faire quand l’action est conforme au devoir et qu’en même temps nous y sommes inclinés par quelque penchant immédiat. Par exemple », il esl sans doute conforme au devoir que le marchand n’exagère pas ses prix devant l’acheteur inexpérimenté et, lorsqu’il fait beaucoup d’affaires, le négociant avisé n’agit pas ainsi ; il a un prix fi.xç, le même pour tout le monde, si bien qu’un enfant peut acheter chez lui aussi sûrement qu’un autre client. 0(i est donc honnêtement servi ; mais cette loyauté est loin de suffire pour croire que le marchand ait agi de la sorte en verlu.de l’idée du devoir et des principes do la probité. Son intérêt

1. Kant montrera que l’idée de devoir,’d’obligation’ne peut s’appliquer qu’à une volonté-imparfaite, c’est-àAlire sollicitée par des motifs sensibles. Une volonle parfaitement bonne obéirait’spontanément à la loi, sans effort ni contrainte.

2. Le premier exemple, celui du marchand, est uu exemple.d’action

conforme au devoir, mais à laquelle ne nous porle aucune inclination immédiate ; les trois autres exemples se rapportent i des actions conformes au devoir el pour lesquelles nous avons une iactination immédiate : conserver notre vie, aider les matJicureuXj assurer notre propre bonheurs l’exigeait. Car on no peut supposer ici qu’il ait en outre une sorte d’inclination immédiate pour ses clients, de telle sorte que son affection pour eux l’empêche do faire à l’un des prix plus avantageux qu’aux autres. La conduite de cet homme n’avait donc pour motif ni le devoir, ni une inclination immédiate, mais un simple calcul égoïste.

Au contraire, c’est un devoir de conserver sa vie, mais c’est en outre une chose à laquelle chaque homme est poussé par une inclination immédiate. Mais c’est justement ce qui fait que le souci, souvent plein d’anxiété, que la plupart des hommes ont de leur vin n’a aucune valeur en lui-même el que la maxime qui exprime ce souci n’a aucun caractère moral. Ils conservent, en effet, leur vie conformément au devoir, mais non jxtr devoir. En revanche, si un sort contraire et un chagrin sans espoir étouffaient chez un hommo l’amour de la vie, et si ce malheureux, fort de caractère, plutôt irrité de son sort que découragé ou abattu, désirait la mort et pourtant conservait sa vie sans l’aimer, non pas par inclination ou par crainte, mais par devoir, alors sa maxime * aurait un caractère moral.

Être bienfaisant, quand on le peut, est un devoir, mais il ne manque pas d’âmes disposées à la sympathie, qui, sans aucun autre motif de vanité ou d’intérêt, trouvent un plaisir intime à répandre la joie autour d’elles cl se réjouissent du bonheur des autres, en tant qu’il est leur ouvrage. Eh bien j’affirme que, dans ce cas, l’acte charitable, si conforme au devoir, si aimable qu’il puisse être, n’a pourtant aucune valeur morale véritable. Je le mets de pair avec les autres inclinations, par exemple l’amour de la gloire, qui, lorsqu’il se propose heureusement un objet conforme à l’intérêt général et au

1. Kant explique plus loin le ! sens de ce mot. C’est la formule j

I dans laquelle se résume la règle dont I notre action est une application. devoir, par conséquent honorable, mérite nos éloges et nos encouragements, mais non pas notre estime. Car il manque a.la maxime de l’action le caractère moral qu’elle no peut revêtir que si l’on agit non par inclination,’mais par devoir. Mais supposons que l’âme do ce philanthrope soit voilée par un chagrin personnel, qui éteigne en lui toute compassion pour le sort des autres, supposons qu’ayant encore le pouvoir de faire du bien aux malheureux, sans être touché par leurs souffrances, parce que les siennes l’occupent tout entier, il s’arrache à cetto mortelle insensibilité, sans y être poussé par aucune tendance, et se montre charitable non par inclination, mais uniquement par devoir, alors seulement sa maxime aura toute sa pureté, toute sa valeur morale. Bien plus, si un homme, n’ayant reçu de la nature qu’un faible pouvoir de sympathie (mais honnête d’ailleurs), avait un tempérament froid et indifférent aux souffrances des autres, peut-être parce que, sachant opposer aux siennes une patience et une force de caractère toutes particulières, il supposerait chez les autres ou même exigerait d’eux les mêmes qualités ; si enfin la nature n’avait pas précisément donné à cet homme (qui ne serait peut-être pas à vrai dire son pire ouvrage) un cœur de philanthrope, ne trouverait-il pas en lui-même l’occasion d’acquérir une valeur morale bien plus haule que s’il avait un tempérament bienfaisant. Je le crois et c’est lorsqu’il ferait le bien, non par inclination mais par devoir, que commencerait à se manifester cette valeur du caractère, vraiment morale et la plus haute sans comparaison *.

1. Kant dit dans la Critique de ta Raison pratique (Du concept du souverain bien, trad. Barni, p. 322 ; Pkavet p. 316) : « Ce sentiment même de compassion et de tendre sympathie, quand il précède la considération du devoir et qu’il

sert de principe de détermination, est a charge aux personnes bien intentionnées ; il porte le trouble dans leurs calmes maximes el leur fait souhaiter d’être délivrées de ce joug et de n’être soumises qu’à la loi-de la raison. » Assurer son propre bonheur esl un devoir (au moins indirect), car un homme mécontent do son sort, accablé do soucis de loules sortes, pourrait facilement, au milieu des besoins qu’il no peut satisfaire, — être fortement tenté de transgresser ses devoirs 1. Mate, dans ce cas encore, sans considérer le devoir, tous les hommes trouvent en eux-mêmes une inclination des plus puissantes et des plus profondes qui les porto vers le bonheur, parce que c’est précisément dans celte idée du bonheur que se résument toutes leurs tendances. Mais les prescriptions qui se rapportent au bonheur ont généralement pour caractère de léser gravement quelques-unes do nos tendances et l’homme ne peut se former aucuno idée sûre cl précise do celte satisfaction de l’ensemble de ses désirs qu’il appelle le bonheur*. Aussi ne doit-on pas s’étonner qu’une seule inclination parfaitement déterminée, quant à la jouissance qu’elle promet et quant à l’époque où elle pourra être satisfaite, puisse l’emporter sur une idée aussi incertaine. Ainsi un homme, un goutteux par exemple, pourra se décider à manger un mets qu’il aime, quitte. à souffrir ensuite, parce que le résultat de son calcul, en co cas.du moins, a été de ne pas renoncer à la jouissance de l’instant présent pour l’espoir, peut-être trompeur, du bonheur associé à la santé. Mais, dans ce cas encore, quand même la tendance. générale au bonheur ne déterminerait pas sa volontét quand même il ne serait pas nécessité tout au moins à donner dans ses calculs une place prépondérante à la santé, il resterait, dans ce cas comme dans les autres, une loi qui lui prescrirait de travailler à son bonheur non par incli1.

incli1. (Critique de la liaison pratique : Examenetitique, etc. Rarni, p. 279 ; Picavet, p. 168) dit, dans le même sens, que le bonheur donne les moyens de remplir son

devoir, et que la privation du bonheur pousse l’homme à y manquer. 2. Kant reviendra sur cette idée et la développera dans la deuxième section, Voyez p. 48. nation mais par devoir. Et c’est alors seulement que sa conduite aurait, à proprement parler, itne valeur morale*.

C’est do celle manière sans doute qu’il faut entendre les passages de l’Écriture où il est ordonné d’aimer son prochain, mémo son ennemi, car l’amour, en tant qu’inclination, ne peul être ordonné. Mais une bienfaisance commandée par le devoir, à laquelle ne nous porlc aucune inclination, dont nous détourne mémo une répugnance naturelle el insurmontable, voilà un amour pratique et non pathologique*, qui réside dans la volonté et non dans le penchant sensible, dans les principes de l’action et non dans une compassion amollissante. Un lel amour est le seul qui puisse êlro ordonné.

Ma seconde proposition 3 est qu’une action faite par devoir, tire sa valeur, non pas du but que l’on se propose d’atteindre, mais de la maxime qui la détermine, l’eltc valeur no dépend donc pas de la réalité de l’objet de l’action, mais du principe en vertu duquel la

1. L’idée est la suivante : L’homme qui cherche le bonheur par inclination pourra préférer un plaisir immédiat et certain à l’espérance incertaine d’un bonheur lointain, mais l’homme qui cherche ce même bonheur par devoir ne cédera jamais à une pareille tentation. Par devoir, on préférera toujours la santé, même incertaine, au plaisir du moment, parce que ce plaisir ne peut contribuer.en rien a notre vertu, landis que la santé est une condition favorable pour remplir son devoir.

2. Le&moU prakîisehe el pathologische Liebe sont difficiles a traduire en français. L’amour pathologique ou plutôt passif (car le mot français pathologique implique une idée toute différente de cefle que veut exprimer Kanl) est celui qui résulte de notre organisation et de

notre tempérament et que nous subissons. L’amour pratique est celui que la loi ordonne : il semble consister a agir, par devoir, comme si l’on aimsit, plutôt qu’a aimer véritablement. On peut douter que tel soit le véritable esprit de l’Evangile.

3. La première proposition est celle que Kant vient d’énoncer, à savoir qu’une action morale n’a aucune valeur si elle n’est accomplie par devoir, et non pas simplement selon le devoir. La seconde affirme que c’est le principe formel et a priori du vouloir qui fait la valeur de l’action, et non le résultat matériel de cette action De ces deux propositions se déduit la définition du devoir : la nécessité de faire une action par respect pour la loi. volonté l’a accomplie, abstraction faite de tous les objets du désir. 11 résulte clairement de ce qui précède que les buts que nous pouvons nous proposer dans nos actions et quo les effets de ces actions, autrement dit que les fins de la volonté et ses mobiles, ne peuvent donner à notre conduite aucuno valeur morale absolue. Où peut donc résider celte valeur, si elle ne so trouve pas dans le rapport de la volonté avec un résultat espéré ? Ello ne peut résider nulle part ailleurs que dans le Principe de la volonté, abstraction faite des fins qui peuvent être réalisées par une telle action. En effet, la volonté placée entre son principe a priori, qui est formel, et ses mobiles.a posteriori, qui sont matériels, est comme entre deux routes ; et, comme il faut qu’elle soit déterminée par quelque chose, elle obéira au principe formel du vouloir en général quand l’action sera faite par devoir, puisque, dans ce cas, tout pritî cipe matériel lui est enlevé.’

Une troisième proposition se dégage des deux précédentes, cl je la formule ainsi : le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi. L’objel, considéré comme effet de l’action que je me propose, peut bien m’inspircr de Vinclination, mais jamais du respect, cl cela précisément parce qu’il s’agit d’un effet et non de l’activité’d’une volonté. De même je ne puis avoir de respect pour une inclination en général, qu’il s’agisse de la mienne ou de celle d’un autre ; je peux tout au plus l’approuver dans le premier cas et, parfois même, dans le second, l’aimer, c’est-à-dire la considérer comme favorable à mes intérêts. Il n’y a qu’une chose qui puisse devenir l’objet de mon respect et, par suite, un ordre pour moi, c’est cequi se rattache à ma volonté seulement comme principe et jamais comme effet, ce qui n’est pas utile à mes inclinations mais les dompte oit du moins les exclut totalement de la délibération et de la décision, c’est-à-dire la loi pure el simple. Maintenant, si une action faite par devoir élimine entièrement .l'influence de l'inclination el par suite tout objet do la volonté, alors il no reste plus rien qui puisse déterminer la volonté, sinon la toi objectivement, cl, subjectivement, le pur respect* pour celle loi pratique et par conséquent la maxime* suivante : obéir à cette loi, même en faisant violence à toutes mes inclinations.

Ainsi la valeur morale de l'action no réside pas dans l'effet qui en est attendu; elle ne réside pas non plus dans quelque principe d'action qui emprunterait un motif au résultat espéré. Car tous ces résultats (une situation agréable pour nous-mêmes, l'accroissement du bonheur pour les autres) pourraient être réalisés par d'autres causes; il n'y a pas besoin pour cela de la volonté d'un être raisonnable, volonté dans laquelle seule on peut trouver le bien suprême et inconditionné. La représentation de la loi en elle-même, représentation qui ne se réalise, il- est vrai, que ches l'être raisonnable, à la condition quo ce soit celle représentation el non l'espérance d'un résultat quelconque qui détermine la volonté, voilà la seule chose qui constitue ce

  • La Maxime est le principe ^oijeclif de la volonté; le principe objectif (c'esl-a-di-e celui qui servirait aussi subjectivement de principe pratique à tous les êtres raisonnables, si la raison était entièrement maitresse de la faculté de désirer) est la ioi pratique. (Note de Kant.)

t. Kant explique, dans la Critique de ta liaison pratique, comment la loi morale qui est le seul principe d'une volonté vraiment bonne, peut donner naissance a un mobile, c està-dire à un sentiment, et comment ce sentiment peut avoir de l'influence sur la volonté, sans lui enlever sa valeur morale. Ce sentiment, c'est le respect (Aehtung) : il ne précède pas fe devoir, il en résulte, et c'est pour cela qu'il laisse intacte la pureté des maximes. Voir

dans la Critique de ta Raison pratique ( 13arni, p. 2jt, Picavel, p. 136) le passage célèbre sur le respect : « C est, dit Kant, un tribut que l'on ne peut refuser au mérite. > t C'est si peu un sentiment de plaisir qu'on ne s'y livre pas volontiers à l'égard d'un homme,que l'on cherche quelque chose qui en puisse alléger le fardeau, quelque motif de blâme qui dédommage de l'humiliation causée par l'exemple que l'on n sous les veux. » bien si précieux que nous appelons bien moral, bien qui se trouve dans la personne même qui agit d’après cette idée, et ne peut pas être attendu seulement du résultat de l’action *.

Mais de quelle nature peut bien être cette loi dont la représentation doit déterminer la volonté, sans avoir égard à l’effet attendu, de telle sorte que cette volonté puisse être appelée bonne absolument et sans restriction ? Comme j’ai dépouillé la volonté de toutes les tendances que pourrait éveiller en elle l’idée des conséquences de l’accomplissement d’une loi, il ne reste plus

  • On pourrait m’objecter qu’en employant le mot respect, je recours a un sentiment obscur, au lieu de répondre clairement à la question par un concept de la raison. Mais, si le respect est un sentiment, ce n’est pas un sentiment que nous subissons, sous quelque influence étrangère ; il se produit de lui-même par l’effet d’un concept de la raison, et se distingue ainsi spécifiquement de tous les sentiments du premier genre qui se rapportent à l’inclination ou à la crainte. Ce que je reconnais immédiatement comme étant une loi pour une personne, je le reconnais avec un sentiment de respect qui n’exprime qu’une chose : la conscience de la subordination de ma volonté à une loi, sans l’intermédiaire d’aucune influence sensible. La détermination immédiate de la volonté par la loi et la conscience de cette détermination, voilà ce que j’appelle le respect, en sorte qu’il faut y voir un effet de la loi sur le sujet et non la cause de cette loi. A proprement parler le respect est la représentation d’une valeur qui humilie mon amour-propre. Il s’adresse à une chose qui ne peut être considérée ni comme un objet d’inclination, ni comme un objet de crainte, bien qu’il ait quelque analogie avec ces deux sentiments. L’objet du respect est donc uniquement la loi, je veux dire la loi que nous nous imposons à nous-mêmes, tout en la regardant comme nécessaire en elle-même. Nous nous y soumettons parce que c’est la loi, sans consulter l’amour de soi, mais comme c’est une loi que nous nous imposons à nous-mêmes, elle est une conséquence de notre volonté ; c’est pourquoi elle nous inspire d’un coté un sentiment analogue à la crainte, et de l’autre côté un sentiment analogue à l’inclination. Le respect que nous avons pour une personne est en réalité le respect de la loi (de l’intégrité, etc.) dont cette personne nous donne un exemple. Comme nous regardons comme un devoir de développer nos talents, nous considérons une personne de talent comme étant, elle aussi, un exemple d’une loi, qui serait d’arriver à lui ressembler en nous exerçant et c’est ce qui fait notre respect pour elle. Tout ce que l’on appelle intérêt moral consiste uniquement dans le respect de la loi. (N. de K.)

que la conformité à une loi universelle qui puisse servir de principe à la volonté, c’est-à-dire : je dois toujours agir de telle manière que je puisse vouloir aussi que ma maxime devienne une loi universelle. Cette simple conformité à la loi en général (sans poser aucune loi déterminée applicable à des actions déterminées) est ce qui sert de principe à la volonté et aussi ce qui doit lui servir do principe, si le devoir n’est pas une vaine illusion cl un concept chimérique. Le bon sens populaire est ici parfaitement d’accord avec moi dans ses jugements pratiques et a toujours devant les yeux le principe auquel nous pensons.

Posons-nous, par exemple, la question suivante : No puis-je pas, lorsque je suis dans l’embarras, faire une promesse avec l’intcnlion de ne pas la tenir ? Je distingue aisément ici les deux sens que peut avoir cette question : Est-il habile, ou bien est-il conforme au devoir, de faire une promesse trompeuse ? Sans doute il peut souvent arriver que le premier cas se présente ; à la vérité je vois bien qu’il ne suffit pas d’échapper par cet expédient à l’embarras présent el qu’il faut examiner avec soin si ce mensonge no m’attirera pas, pour plus tard, des difficultés bien plus grandes que celles dont je me délivre maintenant ; et comme, en dépit de toute la finesse que je m’attribue, il n’est pas si facile de prévoir tontes les conséquences de cette action, je dois penser que la perte de la confiance des autres peut me faire bien plus de tort un jour que tout le mal que je pense éviter maintenant, je peux me demander enfin s’il ne serait pas plus habile de suivre en celle occasion une maxime universelle et de me faire une habitude de no pas promettre sans avoir l’intention de tenir. Mais il m’apparaît bientôt qu’une pareille maxime repose toujours sur la crainte des conséquences. Or, c’est tout autre chose d’être sincère par devoir, ou de l’être par appréhension des consé qucnces fâcheuses. Dans lo premier cas, en effet, l’idée de l’action en elle-même contient une loi pour moi ; dans le second, je dois commencer par regarder autour de moi pour découvrir les conséquences qui peuvent être liées à celte action. Si je m’écarte du principe du devoir je commets certainement une mauvaise action ; si je renonce à ma maxime de prudence, je peux y trouver parfois un grand avantage, quoiqu’il soit évidemment plus sûr de lui rester fidèle. Maintenant, si je veux résoudre, do la manière la plus rapide et la plus sûre, le problème de savoir s’il esl conforme au devoir do faire une promesse trompeuse, je n’ai qu’à me poser la question suivante : Serais-je content de voir ma maxime (à savoir do me tirer d’embarras par une promesse fallacieuse) prendre la valeur d’une loi universelle (pour moi aussi bien que pour les autres) ? Pourrais-je médire : Chacun peut faire une fausse promesse lorsqu’il se trouve dans un embarras auquel il ne peut échapper autrement ? Je me convaincrai bientôt de celle manière que je peux bien vouloir un mensonge, mais non le mensonge érigé en loi universelle. Car, avec une pareille loi, il n’y aurait plus à vrai dire de promesses ; |l serait inutile d’an^ noncer mes intentions relatives à ma conduite future à des hommes qui ne croiraient pas à ces déclarations ou qui, s’il y ajoutaient foi par irréflexion, me paieraient de la même monnaie. Par conséquent ma maxime se détruirait dès que je voudrais l’ériger loi universelle’. Je n’ai donc pas besoin d’une perspicacité infaillible pour savoir ce que j’ai à faire afin que ma volonté devienne bonne. Quelle que soit mon inexpéi.

inexpéi. section sur ce principe et essaiera de le déduire du concept même d’impératif catégorique. Il faut bien remarquer que ce qui condamne une maxime, comme dit Kant, c’està-dire

c’està-dire règle subjective d’action, ce ne sont pas les conséquences fâcheuses qu’elle’entraine, c’est la contradiction qu’elle implique dès qu’elle est transformée en loi universelle. rience du cours des choses, mon incapacité à parer à toutes les circonstances qui peuvent se produire, je me pose seulement la question suivante : Peux-tu aussi vouloir que ta maxime devienne une loi universelle ? Si je ne le puis, il faut la rejeter, non pas à cause du dommage qui pourrait en résulter pour toi ou pour les autres, mais parce qu’elle no peut entrer commo principe dans une législation universelle possible. Or la raison m’impose d’une manière immédiate lo respect de cette législation, bien que je ne voie pas encore sur quoi elle se fonde (recherche que peut entreprendre le philosophe), mais je puis au moins comprendre que la valeur que j’apprécie est bien supérieure à celle dont on juge d’après l’inclination et que la nécessité d’agir par pwrrespect pour la loi pratique est justement ce qui constitue le devoir, le devoir devant lequel doit s’effacer tout autre motif d’action, parce qu’il est la condition d’une volonté bonne en elle-même cl dont la valeur est supérieure à tout.

L’examen des idées morales qui appartiennent à la raison vulgaire nous a donc conduits jusqu’au principe de ces idées, principe que le bon sens ne conçoit pas, il est vrai, sous une forme générale et abstraite, mais qu’il a toujours réellement en vue et qu’il prend pour règle de ses jugements. 11 serait facile de montrer comment, cette boussole à la main, l’homme sait parfaitement distinguer en toute occasion ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est conforme ou contraire au devoir. Il suffirait pour cela, sans rien lui apprendre de nouveau, de le rendre attentif, suivant la méthode socratique, à son propre principe. On verrait ainsi qu’il n’a pas besoin de science ni de philosophie pour savoir ce qu’il doit faire pour devenir honnête et bon et même sage et vertueux. D’ailleurs, avant tout examen, on pouvait bien se douter que la connaissance de ce que chacun a l’obligation de faire, et par conséquent de savoir, devait appartenir à chaque homme, même au plus vulgaire. A ce propos on ne peut pas se défendre d’une certaine admiration en voyant à quel point le jugement pratique l’emporte sur le jugement théorique dans la connaissance vulgaire. En matière théorique, dès que la raison vulgaire ose s’écarter des lois empiriques el des données des sens, elle tombe dans le pur inintelligible et dans le contradictoire ou, tout au moins, dans un chaos d’incertitudes, d’obscurités et d’inconséquences. En matière pratique, au contraire, le jugement du vulgaire ne commence à manifester tous ses avantages que lorsque sa raison exclut des lois pratiques tous les mobiles sensibles. Il’se montre même alors subtil, soit qu’il veuille ergoter avec sa propre conscience, ou chicaner sur quelque opinion proposée au sujet de ce qui doit être appelé bien, soit qu’il veuille sincèrement déterminer, pour sa propre édification, la valeur de ses actions. Mais ce qui est le principal, c’est que, dans ce dernier cas, il peut espérer aussi bien réussir qu’un philosophe peut se promettre •le le faire ; bien plus, il procède presqu’avec plus de sûreté que ce dernier, parce que le philosophe, tout en ayant les mêmes principes que l’homme du commun, se laisse embrouiller et détourner de la voie droite par une foule de considérations étrangères à la question. Ne serait-il donc pas plus raisonnable, en matière morale, de s’en tenir au jugement du bon sens vulgaire et de ne recourir à la philosophie que, tout au plus, pour rendre le système des mœurs plus complet et plus facile à saisir, pour en exposer les règles d’une manière plus commode en vue de l’usage (et surtout de la discussion), mais non pour détourner le bon sens vulgaire, même en matière pratique, de son heureuse simplicité, ni pour l’engager par la philosophie dans la voie de recherches et d’enseignements nouveaux. C’est une chose admirable que l’innocence, il est triste seulement qu’elle sache si peu se garder et se laisse si facilement séduire. C’est pourquoi la sagesse, — qui d’ailleurs consiste bien plutôt à faire ou ne pas faire qu’à savoir — peul avoir besoin do la science, non pas pour s’instruire auprès d’elle, mais pour assurer à ses prescriptions l’accès des cœurs el leur donner de la stabilité. L’homme sent en lui un puissant contrepoids à tous les commandements du devoir que la raison lui représente comme si dignes de respect : ce sont ses besoins, ses tendances dont il résume dans le nom de bonheur la complète satisfaction. Or la raison lui impose ses prescriptions sans rien promettre aux tendances ; sans rien leur concéder, elle repousse avec dédain toutes leurs prétentions si tumultueuses et, en apparence, si justifiées (et qu’aucun ordre ne peut supprimer). C’est de là que naît une dialectique naturelle, je veux dire une tendance à chicaner contre ces.lois rigides du devoir, à révoquer en doute sinon leur valeur, au moins leur pureté et leur rigueur, et à les plier, autant que possible, au gré de nos désirs et de’nos inclinations, c’est-à-dire au fond à les corrompre et à les dépouiller de toute leur dignité, ce que la raison pratique vulgaire elle-même finira toujours par condamner.

C’est ainsi que la raison vulgaire de l’humanité, obéissant à des motifs tout pratiques et non à un besoin « le spéculation (qui ne la tente guère, tant qu’elle se contente d’être simplement la saine raison), se voit poussée à sorlir de son cercle et à s’engager dans le domaine de la philosophie pratique. Ce qu’elle veut obtenir, c’est d’être éclairée et clairement renseignée sur la source de son principe, sur sa véritable détermination en opposition avec les maximes fondées sur le besoin et l’inclination. Elle espère ainsi échapper à l’embarras que lui causent des prétentions opposées et au danger de perdre, au milieu des équivoques où elle tombe facilement, toute la pureté de ses principes moraux. Ainsi se développe insensiblement dans la raison pratique vulgaire, lorsqu’elle est cultivée, aussi bien que dans la raison théorique, une dialectique qui la contraint à chercher du secours dans la philosophie ; et la première, pas plus que la seconde, ne pourra trouver de repos que dans une critique complète de notre raison [5].



DEUXIÈME SECTION


PASSAGE DE LA PHILOSOPHIE MORALE POPULAIRE
À LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS


Bien que nous ayons emprunté jusqu’ici notre conception du devoir à l’usage vulgaire de la raison pratique, il ne faut pas conclure de là que nous l’ayons considérée comme un concept empirique. Bien au contraire, si nous examinons ce que l’expérience nous apprend de la conduite des hommes, nous entendrons bien des personnes se plaindre, et justement nous l’accordons, de ne pas pouvoir citer un seul exemple certain de l’intention d’agir purement par devoir. Car quoique beaucoup d’actions soient conformes à ce que le devoir ordonne, on peut toujours douter qu’elles aient été accomplies vraiment par devoir et qu’elles aient ainsi une valeur morale. Aussi y a-t-il eu de tout temps des philosophes qui ont nié purement et simplement l’existence de cette intention dans les actions humaines et qui ont rapporté tous nos actes à un égoïsme plus ou moins raffiné, sans toutefois révoquer en doute la justesse du concept de la moralité. Bien au contraire, ils déploraient profondément la faiblesse et la corruption de la nature humaine, assez noble d’un côté pour emprunter la règle de sa conduite à une idée aussi digne de respect et, de l’autre, trop faible pour la suivre, de cette nature qui n’use de la raison, dont le rôle est de lui donner des lois, que dans l’intérêt de ses penchants, de manière à les satisfaire, soit isolément, soit (et c’est ce qu’elle peut faire de mieux) en les conciliant autant que possible les uns avec les autres.

En réalité[6], il est absolument impossible de trouver dans l’expérience un seul cas où l’on puisse prouver, avec une absolue certitude, que la maxime d’une action, d’ailleurs conforme au devoir, ait reposé uniquement sur des principes moraux et sur l’idée du devoir. Il arrive quelquefois sans doute que, malgré l’examen de conscience le plus attentif, nous ne trouvions, en dehors du principe moral du devoir, aucun motif qui ait pu être assez puissant pour nous inspirer telle bonne action ou tel grand sacrifice. Mais on ne peut conclure de là avec certitude qu’une impulsion cachée de l’amour de soi, dissimulée derrière cette idée, n’ait été la véritable cause déterminante de notre volonté. Nous nous flattons volontiers, en nous attribuant faussement des mobiles plus nobles, mais en réalité, même au prix de l’examen le plus rigoureux, nous ne pénétrons jamais jusqu’aux mobiles secrets de nos actes. Or, quand il est question de valeur morale, il ne s’agit pas des actes extérieurs que l’on voit, mais de leurs principes intérieurs que l’on ne voit pas.

On ne peut rendre de service plus précieux à ceux qui se rient de la moralité comme d’une simple chimère de l’imagination humaine exaltée par la vanité, qu’en leur accordant que les concepts du devoir (et d’ailleurs tous les autres concepts auxquels la paresse nous persuade aisément d’appliquer la même interprétation) doivent être tirés de la seule expérience ; car ainsi on leur prépare un triomphe assuré. Je veux bien accorder, par sympathie pour l’humanité, que la plupart de nos actions sont conformes au devoir, mais, si l’on examine de plus près le but auquel tendent nos pensées et nos efforts, on rencontre partout le cher Moi qui se montre toujours. C’est à lui que se rapportent nos intentions et non au commandement rigoureux du devoir, qui exigerait bien souvent le renoncement au moi. Sans être l’ennemi de la vertu, pourvu que nous observions avec sang-froid et ne prenions pas pour le bien lui-même le vif désir que nous avons de voir le bien réalisé, nous nous surprendrons (surtout si le progrès de l’âge et l’expérience ont mûri notre jugement et aiguisé noire esprit d’observation) à douter que l’on puisse rencontrer dans le monde une vertu véritable. La seule chose alors qui puisse prévenir la ruine complète de nos idées morales et maintenir dans notre âme le respect de la loi du devoir, c’est d’être clairement convaincus que, quand même jamais aucune action n’aurait jailli de cette source pure, la question n’est pas de savoir ce qui peut bien arriver, mais que la raison commande par elle-même et indépendamment de tous les phénomènes ce qui doit arriver ; ainsi des actions dont le monde n’a peut-être fourni encore aucun exemple, dont la possibilité même peut paraître douteuse à celui qui ramène tout à l’expérience, peuvent être obstinément commandées par la raison : par exemple la loyauté parfaite en amitié n’en serait pas moins exigée de chaque homme s’il n’y avait jamais eu jusqu’ici d’ami loyal, parce que ce devoir, comme devoir en général, antérieurement à toute expérience, est impliqué dans l’idée même d’une raison qui détermine la volonté par des principes a priori.

Ajoutons encore ceci[7] : à moins de refuser au concept de la moralité toute vérité et toute valeur objective, on ne peut nier que la loi morale n’ait une portée assez étendue pour s’appliquer nécessairement non seulement aux hommes, mais encore à tous les êtres raisonnables en général et cela, non pas sous telle ou telle condition contingente, avec des exceptions possibles, mais d’une manière absolument nécessaire, il devient alors évident qu’aucune expérience ne peut nous donner l’occasion de conclure même à la possibilité de pareilles lois apodictiques. Car de quel droit pourrions-nous accorder un respect infini à ce qui n’a peut-être de valeur que dans les conditions contingentes de l’humanité, comme si c’était un précepte universel valable pour toute nature raisonnable ? Et comment les lois de la détermination de notre volonté pourraient-elles être considérées comme les lois de la détermination de la volonté de tout être raisonnable en général et comme n’ayant qu’à ce titre la valeur de lois pour notre volonté à nous, si elles étaient purement empiriques et si elles n’avaient pas a priori leur origine dans la raison pure mais en même temps pratique.

Aussi ne pourrait-on rendre à la moralité un plus mauvais service qu’en voulant la tirer d’exemples[8]. Car, quel que soit l’exemple que l’on me propose, il faut le juger d’abord d’après les principes de la moralité, pour savoir s’il est digne de servir d’exemple original, c’est-à-dire de modèle ; il est donc bien impossible d’en tirer comme d’un principe suprême le concept de la moralité. Même le Juste de l’Évangile doit être comparé à notre idéal de perfection morale avant d’être reconnu pour tel ; aussi dit-il de lui-même : pourquoi dites-vous que je suis bon (moi que vous voyez) ? Personne n’est bon (le modèle original du bien) que Dieu seul (que vous ne voyez pas)[9]. Mais d’où tirons-nous le concept de Dieu considéré comme le souverain bien ? De la seule idée que la raison nous propose a priori de la perfection morale et qu’elle unit d’une manière inséparable au concept de volonté libre[10]. L’imitation ne doit jouer aucun rôle en morale ; les exemples ne servent qu’à nous encourager, en mettant hors de doute la possibilité de faire ce que la loi ordonne ; ils rendent visible ce que la règle pratique exprime d’une manière générale ; mais jamais ils ne peuvent nous permettre d’oublier leur véritable original qui réside dans la raison et de nous diriger d’après des exemples.

Si donc il n’y a pas de véritable principe suprême de la moralité qui ne soit uniquement fondé sur la raison pure et indépendant de toute expérience, je crois qu’il n’y a pas même lieu de se demander[11] s’il est bon d’exposer ces concepts d’une manière générale (in abstracto) tels qu’ils existent a priori, avec les principes qui s’y rattachent, en supposant que l’on veuille s’élever à une connaissance qui se distingue de la connaissance vulgaire et que l’on puisse appeler philosophique. Mais de nos jours il est peut-être nécessaire de se poser cette question. En effet, si on allait aux voix sur le point de savoir si l’on doit préférer une connaissance rationnelle, détachée de toute expérience, par conséquent une métaphysique des mœurs, ou bien une philosophie pratique populaire, on devine bien vite de quel côté pencherait la balance.

Sans doute il est très louable de s’abaisser jusqu’à des conceptions populaires, mais il faut que l’on ait commencé d’abord par s’élever jusqu’aux principes de la libre raison, et que l’on ait ainsi donné pleine satisfaction à son esprit. Mais agir ainsi c’est fonder la doctrine des mœurs sur la métaphysique, et, après l’avoir solidement établie, la rendre accessible à tous en la popularisant. En revanche il serait parfaitement absurde de vouloir sacrifier à la popularité dès les premières recherches, desquelles dépend la justesse des principes. D’abord, avec une semblable méthode, on ne pourrait jamais prétendre au mérite si rare d’une véritable popularité philosophique, car c’est un faible mérite d’être compris par tous quand on renonce à toute vue un peu profonde ; de plus on ne mettrait au jour de cette manière qu’un mélange rebutant d’observations glanées çà et là, de principes à demi élaborés par la raison, dont peuvent bien se régaler les esprits vides, qui y trouvent un aliment pour leur bavardage de chaque jour, mais où les clairvoyants ne découvrent que confusion et dont ils détournent les yeux avec humeur, sans savoir quel parti prendre. Quant aux philosophes, qui ne sont pas dupes de ce trompe-l’œil, on ne les écoute guère quand ils veulent nous détourner pour quelque temps de cette soi-disant popularité et qu’ils nous engagent à commencer par nous faire une idée précise des principes, pour avoir le droit de redevenir ensuite populaires.

Que l’on jette un coup d’œil sur les traités de morale composés selon le goût en faveur, on y trouvera tantôt l’idée de la destination particulière de la nature humaine, tantôt l’idée de la nature raisonnable en général, tantôt la perfection, tantôt le bonheur, ici le sentiment moral, là la crainte de Dieu, un peu de ceci, un peu de cela dans un étonnant mélange ; et jamais on ne s’avisera de se demander si c’est bien dans la connaissance de la nature humaine (laquelle ne peut venir que de l’expérience) qu’il faut chercher les principes de la moralité ; — et, dans.le cas où il n’en sérail pas ainsi, et où ces principes ne pourraient être découverts qu’a priori, indépendamment de toute expérience, seulement dans les purs concepts de la raison et sans qu’on puisse les dériver, même pour la moindre pari, d’une autre source, pas un n’aura l’idée de mettre résolument à part celle étude pour en faire une pure science pratique ou (si j’ose employer ce mot si décrié) une Métaphysique’des mœurs* ; et pour la développer en elle-même jusqu’à ce qu’elle ait atteint toute sa perfection et pour prier le public, qui réclame la clarté populaire, de patienter jusqu’à l’achèvement de celle.entreprise….

Une pareille Métaphysique des mœurs, complètement isolée, ne devant rien à l’Anthropologie*, à la Théologie, à la Physique ou à i’Ilyperphysiquc* encore moins à une science des qualités occultes (que l’on pourrait nommer Hypophysique 3) n’esl pas seulement le fondement indispensable de toute théorie un peu précise el un pou sûre des devoirs ; mais elle esl aussi un desideratum de la plus haute importance pour la pratique de leurs prescriptions. En effet, la pure représentation du devoir et en général de la loi morale, à laquelle ne vient s’ajouter du dehors aucun alliait

’On peut, si l’on veut (comme on distingue les mathématiques pures des mathématiques appliquées, la logique pure de la logique appliqué.-) distinguer également la pure philosophie de » tiucurs (Métaphysique) de la morale appliquée (à la nature humaine). Celte terminologie nous rappclle toul de suite que les principes moraux ne sont pas fondés sur la nature particulière de l’humanité, mais qu’ils doivent exister en ruxiin’nies a priori, el que c’est île ces principes qu’il faut lirer tes règle* pratiquas applicables à tonte nature raisonnable, cl par conséquent aussi à la nature humaine IN. de K.).

1. C’est-à-dire k la Psychologie.

2. Ilyperphysique. Science de* principes métaphysiques de la nature.

3. Hypophysique. Ce serait la science des qualités occultes qui se dissimuleraient tous les apparences sensibles. empirique, prend sur le cœur humain, par le moyen de la seule raison (qui se rend compte alors qu’elle peut devenir pratique par tlle-mème), un empire infiniment plus grand que tous les autres motifs que l’on peut rencontrer dans le champ de l’expérience *, à tel point que la conscience de la dignité de relie idée nous inspire le mépris de ces mobiles et nous permet de les dominer peu à peu. Au lieu de cela, soil une doctrine des mœurs bâtarde, mélangeant les mobiles du sentiment et de l’inclinai ion avec les idées de la raison, noire cœur restera hésitant entre des motifs qu’il est impossible de ramener à un principe et qui ne peuvent nous conduire au bien que par hasard s’ils ne nous conduisent pas bien plutôt au mal.

Il résulte clairement de ces considérations que tous, les concepts moraux sont purement a priori et qu’ils ont leur siège et leur origine dans la raison, dans la raison vulgaire aussi bien que dans celle qui s’élève au plus liant degré delà spéculation ; qu’ils ne peuvent être abstraits d’aucune connaissance empirique el, par suite, simplement contingente ; que c’est précisément

  • J’ai une lettre de feu l’excellent SuUer on il me demande : quelle peut bien rire la cause pour laquelle les Doctrines morales, si convaincantes qu’elles puissent être pour la raison, ont si peu d’action pratique. Je retardai ma réponse afin de me mettre en mesure de la donner plus complète. Mais il n’y en a pas d’autre que celle-ci, c’est que les maîtres ne tirent pas n ; i clair Irurs concepts, el que, voulant trop bien faire, rassemblant de tous côtés des mobiles propres à nous exciter au bien, ils gâtent le remède qu’ils voulaient rendre plu* énergique. En effet, l’observation la plus vulgaire montre que si on nous présente un acte de probité, accompli par une Ame courageuse, sans i’esj » ! rance d’aucun avantage dans ce monde ou dans l’autre, et cela malgré les plus fortes tentations de la misère, malgré les séductions de la fortune, cet acte laisse bien loin derrière lui el fait pâlir toute action de même nature à laquelle aurait concouru, pour si peu que ce fûl, un mobile étranger, qu’elle élève l’âme et lui inspire le désir d’imiter un tel exemple. Même des enfants, d’âge moyen, éprouvent ce sentiment, et on ne devrait jamais leur exposer leurs devoirs d’une autre manière (N. de K.).

cette pureté de leur origine qui les rend dignes de nous servir de principes pratiques suprêmes ; qu’on ne peut y ajouter aucun élément empirique sans diminuer d’autant leur pure influence et la valeur absolue des actions ; qu’il est non seulement de la plus impérieuse nécessité au point de vue théorique et en ce qui concerne la pure spéculation, mais aussi de la plus grande importance pratique de puiser ces concepts el. ces lois dans la raison pure, de les présenter purs et sans mélange et même de déterminer exactement le domaine de celle connaissance pratique rationnelle ou pure, c’est-à-dire le pouvoir de la raison pure pratique. On ne devra pas ici, comme la philosophie spéculative le permet et quelquefois la trouve nécessaire, faire dépendre les principes de la nature particulière do l’homme ; mais les lois morales devant être valables pour tout être raisonnable, c’est du concept universel d’un être raisonnable en général, qu’il faillies déduire. De cette manière la Morale, qui, dans son application à l’humanité, a besoin de l’Anthropologie, sera d’abord exposée indépendamment de celle science, comme une pure philosophie, c’est-à-dire comme une métaphysique* et cela d’une manière complète (ce que l’on peut certainement faire dans ce genre de connaissance tout à fait abstraite). 11 faut bien savoir qu’à moins de posséder celte science, non seulement on essaiera vainement de déterminer, avec une exactitude suffisante pour le jugement spéculatif, les éléments moraux contenus dans tous les actes conformes au devoir, niais que de plus on sera tout à fait incapable dans l’usage pratique ordinaire, surtout si l’on donne un enseignemcnl moral, de fonder la moralité sur ses véritables

t. Tout ce passage explique le sens que Kant donne à l’expression Métaphysique des mœurs. La Métaphysique des mœurs, dont il

expose ici les fondements, doit être la science des concepts moraux en tant qu’ils peuvent être déterminés purement il priori. principes et par là de créer des intentions vraiment morales et de les implanter dans les cœurs pour le plus grand bien du monde.

Pour nous élever par une gradation naturelle, dans ce travail, non seulement du jugement moral populaire (très respectable d’ailleurs) au jugement philosophique comme cela a été fait ailleurs, mais encore d’une philosophie populaire qui s’arrête dès qu’elle ne peut plus avancer en tâtonnant (au moyen d’exemples) jusqu’à la Métaphysique (qui ne se laisse arrêter par rien d’empirique et qui, devant mesurer tout le domaine de cette connaissance rationnelle, s’élève en tout cas jusqu’à la région des idées, là où les exemples même nous abandonnent), il nous faut poursuivre l’étude de la faculté pratique de la raison, en partant de ses règles universelles de détermination, jusqu’au point où jaillit de son sein le concept du devoir et en faire une claire description.

Toute chose dans la nature agit suivant des lois. Seul un être raisonnable a le pouvoir d’agir d’après la représentation des lois, c’est-à-dire d’après des principes, seul il a une volonté. Comme pour dériver les actions dos lois, la raison est nécessaire, la volonté n’est autre chose que la raison pratique. Quand la raison chez un être détermine la volonté d’une manière infaillible, les actions de cet être auxquelles on reconnaît une nécessité objective ont également une nécessité subjective, autrement dit la volonté, chez cet être, ne peut plus choisir que cela seulement que la raison, affranchie de la tendance, reconnaît comme pratiquement nécessaire, c’est-à-dire comme bon. Si la raison à elle seule ne suffit pas à déterminer la volonté, si cette volonté reste soumise à des conditions subjectives (à certains mobiles) qui ne concordent pas toujours avec celles qui sont objectives, en un mol, si en soi elle n’est pas absolument conforme à la raison (ce qui est le cas chez l’homme), alors les actions, reconnues objectivement nécessaires, sont subjectivement contingentes et la détermination d’une telle volonté conformément aux lois objectives est une contrainte ; c’est-à-dire que le rapport des lois objectives à une volonté qui n’est pas absolument bonne nous apparaît comme la détermination de la volonté d’un être raisonnable qui obéit sans doute à des principes rationnels mais qui, par sa nature, ne s’y conforme pas nécessairement.

La représentation d’un principe objectif comme contraignant la volonté s’appelle un Impératif.

Tous les impératifs s’expriment par le verbe devoir ; ils marquent ainsi le rapport d’une loi objective de la raison à une volonté qui dans sa nature subjective n’est pas nécessairement déterminée par cette loi (une contrainte). Ils disent qu’il serait bon d’accomplir une action ou d’y renoncer, mais ils le disent à une volonté qui n’agit pas toujours pour cette seule raison qu’elle se représente une action comme bonne à accomplir. Or, cela seul est pratiquement bon qui détermine la volonté par le moyen des représentations de la raison, c’est-à-dire non par des causes subjectives mais d’une manière objective, par des principes valables pour tout être raisonnable en tant que raisonnable. Le bien se distingue de l’agréable, car l’agréable n’influe sur la volonté que par le moyen de la sensation, en vertu de causes purement subjectives, qui n’ont de valeur que pour la sensibilité de tel ou tel, et ne ressemblent en rien au principe de la raison qui est valable pour tous[12].

Une volonté parfaitement bonne serait donc, aussi bien qu’une volonté imparfaite, soumise aux lois objectives (du bien), mais on ne pourrait se la représenter comme contrainte à agir conformément à ces lois, parce qu’en vertu de sa nature subjective, elle se déterminerait d’elle-même, d’après la seule idée du bien. C’est pourquoi il n’y a pas d’impératifs qui s’appliquent à la volonté divine ni en général à aucune volonté sainte. Le mot devoir ne convient plus ici parce que la volonté, par elle-même, est déjà nécessairement conforme à la loi. Aussi les impératifs sont-ils de simples formules qui expriment le rapport des lois de la volonté en général avec l’imperfection subjective de la volonté de tel ou tel être raisonnable, par exemple de volonté humaine[13].

Tous les impératifs ordonnent d’une manière ou bien hypothétique ou bien catégorique[14]. Les impératifs hypothétiques expriment la nécessité pratique d’une action possible comme moyen pour obtenir quelque attire chose que l’on désire (ou qu’il est possible que l’on désire). L’impératif catégorique serait celui qui nous représenterait une action comme objectivement nécessaire en elle-même, indépendamment de toulo autre fin.

Comme toute loi pratique nous représente une action possible comme bonne et par suile comme nécessaire pour un sujet capable d’agir par raison, tous les impératifs sonl des formules déterminant l’action qui est nécessaire d’après le principe d’une volonté bonne en quelque façon. Dans le cas où l’action ne serait bonne que comme moyen pour quelque attire chose l’impératif serait hypothétique. Si clic nous est représentée comme bonne en elle-même et comme devant être le principe nécessaire d’une volonté conforme en ellemême à la raison, alors l’impératif est catégorique.

L’impératif médit par conséquent quelle est celle de mes actions possibles qui sérail bonne ; il représente la loi pratique dans son rapport avec une volonté qui n’accomplit pas immédiatement une action pour cette seule raison qu’elle est bonne, soit que le sujet ne sache pas toujours qu’elle est bonne, soit que le sachant il ait des maximes opposées aux principes objectifs de la raison pratique.

L’impératif hypothétique dit seulement qu’une action est bonne en vue de quelque fin possible ou réelle. C’est un principe pratique problématique dans le premier cas, assertorique dans le second. L’impératif catégorique qui déclare une action objectivement nécessaire on elle même, indépendamment de toute intention el de toulo fin étrangère, quelle qu’elle soit, à la valeur d’un principe pratique apodictique*.

1. Possible ou réelle : t* Dans le 1 cas où vous désireriez atteindre |

telle fin, ce qui esl possible, employé/ tel moyen ; V vous ib’sire*, On peut concevoir que ce qui ne peut être réalisé que par les forces d’un être raisonnable, puisse devenir une fin pour une volonté quelconque et c’est pourquoi les principes qui nous représentent une action comme nécessaire pour réaliser une fin qu’il est possible d’atteindre par leur moyen, sont dans le fail infiniment nombreux. Toutes les sciences ont une partie pratique qui se compose de propositions établissant que telle ou telle fin esl possible pour nous et d’impératifs indiquant la manière île les atteindre. Ces impératifs peuvent être appelés en général impératifs de l’habileté. Il n’est pas question de savoir si le but.en question esl raisonnable et bon, mais de déterminer ce que l’on doit faire pour l’atteindre. Les principes que suit le médecin pour guérir radicalement son homme et ceux que suit un empoisonneur pour le hier sûrement sont d’égale valeur en ce sens qu’ils leur servent également à réaliser complètement leur projet. Comme nous ne savons pas dans la première jeunesse quelles sont les fins que nous pourrons avoir à poursuivre plus lard, nos parents se préoccupent avant tout de nous faire apprendre pendant noire enfance beaucoup de choses et prennent soin de nous faire acquérir de Y habileté, h nous servir des moyens nécessaires pour atteindre toute espèce de fins. Ils ne peuvent savoir sûrement si leurs enfants auront jamais à se proposer aucune de ces fins, mais il est possible que cela arrive ; et ce souci est si grand

en fait, atteindre celte lin, alors prenez tel moyen. Le jugement problématique a pour formule S peut être /’, le jugement asserlorique.S esl /’(en fail), le jugement apodiclique S est nécessairement P. L’impératif de l’habileté, dont Kant « a parler, correspond au jugement problématique : il est possible qu’un homme poursuive une certaine fin : s’il la poursuit, il devra recourir à tel moyen. L’iiiqu’eatif de la prudence

prudence forme île l’impératif hypothétique) s’exprime dans un jugement asserlorique : En fait tous les hommes veulent atteindre te bonheur : pour réaliser le bonheur, il faut s’y prendre de telle façon. Enfin, l’impératif catégorique’se traduit dans un jiigemcnl apodictique. Il est nécessaire, en effet, d’accomplir telle action, pour cette simple raison que te Devoii la commande. qu’il leur fait d’ordinaire négliger le soin de former et de rectifier le jugement de leurs enfants sur la valeur des choses qu’ils pourront se proposer pour fins.

11 y a pourtant une fin dont on peut supposer que tous les êtres raisonnables la poursuivent réellement, (en tant qu’ils subissent des impératifs comme êtres dépendants), une fin dont il ne faut pas dire qu’ils peuvent seulement se la proposer, mais qu’ils se la proposent tous par une sorte de nécessité de la nature, celte fin c’est le bonheur. L’impératif hypothétique qui nous représente la nécessité pratique d’une action co : nm3 moyc-i pour acquérir le bonheur est asserlorique. On ne doit pas présenter cet impératif comme nécessaire seulement pour un but incertain et simplement possible, mais pour un but que l’on peut supposer avec certitude et a priori chez tous les hommes, parce qu’il convient à leur nature. On peut donnera l’habileté dans le choix des moyens propres à nous assurer la plus grande somme possible de bien-êlrc, le nom de Prudence*, dans le sens le plus étroit du mot. Ainsi l’impératif qui se rapporte au choix des moyens pour devenir personnellement heureux, c’est-à-dire le précepte de la prudence est toujours hyimlhêtiqne. L’acte n’est pas ordonné d’une manière absolue, mais seulement comme moyen en vue d’une autre fin.

Enfin il y a un impératif qui nous ordonne immédialemenl une ccrlaine conduite, sans lui donner comme condition une autre fin que cette conduite permettrait

  • Le mol prudence esl pris dans deux sens différents : tantôt il désigne la prudence dans nos rapports avec le monde, tantôt la prudence personnelle. La première esl l’habileté d’un homme à exercer de l’influence sur les autres, de manière à se servir d’eux pour s ? s fins. La seconde est étalent de réunir toutes ces tins en vue d’obtenir un avantage personnel durable. C’est à celle dernière forme de prudence qu’il faut ramener ce qui fail la va’eur de la première ; et de celui qui se montrerait prudent dan3 le premier sens, mais non dans le second, on pourrai ! dire qu’il est avisé, esl rusé, mais qu’en somme il n’est pas prudent (N. de K.).

d’atteindre. Cet impératif esl catégorique. 11 ne se rapporte pas à la matière de l’acte à ce qui peut en résulter, mais à la forme, au principe dont il résulte ; et ce qu’il y a dans cet acte d’essentiellement bon consiste dans l’intention, quel que puisse être le résultat. Cet impératif peut être appelé l’impératif de la moralité.

La manière différente dont la volonté est contrainte dans ces trois cas permet de distinguer nettement les volitions qui suivent ces trois sortes de principes. Pour rendre cette différence sensible, je crois que l’on pourrait, en prenant ces principes dans l’ordre où nous les avons présentés, les appeler : les premiers, règles de l’habileté, l’es seconds, conseils de la prudence cl les troisièmes, ordres (lois) delà moralité. Car seule l’idée de loi implique l’idée d’une nécessité incondilionnellef objective et par suite universelle ; et des ordres sont des lois auxquelles i ! i=tut obéir, c’est-à-dire que l’on doit suivre, même en dépit de l’inclination. Le mot conseil indique, il est vrai, une nécessité, mais une nécessité qui n’est réelle que sous des conditions subjectives et contingentes, suivant que tel homme considère telle ou telle chose comme un élément de son bonheur ; au contraire l’impératif catégorique n’est limité par aucune condition et, comme il est absolument, quoique pratiquement, nécessaire, il peut à bon droit être appelé un ordre. On pourrait encore nommer les impératifs du premier genre techniques (se rapportant à l’art), ceux du second pragmatiques* (se rap’

rap’me semble que le sens propre du mol pragmatique peut être très exactement déterminé par les considérations suivantes. On appelle pragmatiques les sanctions qui ne dérivent pas, à proprement parler, comme des lois nécessaires du droit des états, mais résultent seulement du souci du bien-être général. L’histoire est traitée au point de vue pragmatique quand elle nous rend prudent, c’esl-à-dire quand elle enseigne aux hommes le moyen d’assurer leurs intérêts mieux, ou tout au moins aussi bien que les générations disparues. (N. de K.) portant au bien-être), et ceux du troisième, moraux (se rapportant à la conduite libre en général, c’est-à-dire aux mœurs).

Maintenant se pose la question suivante : Comment tous ces impératifs sont-ils possibles ? La question n’est pas de savoir comment on peut se figurer l’accomplissement de l’action ordonnée par l’impératif, mais seulement comment on peut concevoir la contrainte de la volonté qu’il exprime dans la tâche qu’il propose. Il n’est besoin d’aucune recherche particulière pour expliquer la possibilité de l’impératif de l’habileté. Quiconque veut la fin, veut aussi (si la raison exerce une influence décisive sur sa conduite) les moyens indispensables, nécessaires, qui sont en son pouvoir. Celle proposition, en ce qui concerne la volition, est analytique’, car dans la volition d’un objet qui est l’effet de mon activité, esl déjà contenue ma causalité comme causalité d’une force agissante, c’est-à-dire l’emploi des moyens et l’impératif dégage de l’idée de la volition d’une fin, l’idée des actions nécessaires pour atteindre celte fin. (Il est vrai que pour déterminer les moyens d’arriver à un but proposé, il faut recourir à des propositions synthétiques, lesquelles d’ailleurs se rapportent non au principe, à l’acte même de la volonté, mais à l’objet à réaliser). Que pour partager, d’après un principe certain, une ligne en deux parties égales, je doive des deux extrémités de celte ligne décrire deux

t. Une proposition est analytique quand le prédicat esl contenu virtuellement dans la compréhension du sujet, de sorte qu’on peut l’en tirer par analyse. La proposition « qui veut (a fin veut tes moyens » est analytique, pa, ve que l’attribut » veut tes moyens » est implicitement compris dans le sujet t qui veut ta (tn ». Mais on ne peut pas, au moyen d’une analyse, découvrir que tel moyen est nécessaire

pour atteindre telle fin, parce qu’il ne suffit pas d’analyser l’idée de la fin pour y apercevoir.le moyen convenable pour la réaliser. Cest pour cela que tes propositions qui affirment qu’il faut prendre tel moyen pour arriver à telle lin sont synthétiques. Une proposition synthétique est une proposition dans laquelle l’attribut ne peut pas être tiré par analyse de la notion du sujet. arcs de cercle qui se coupent, c’est ce que les mathématiques m’enseignent au moyen de propositions synthétiques. Mais que, sachant que ce procédé est le seul moyen d’obtenir l’effet proposé, et ayant la ferme volonté d’obtenir cet effet, je veuille aussi le procédé indispensable pour y réussir, c’est bien là une proposition analytique. Car me représenter une chose comme un effet que je peux réaliser d’une certaine manière et me représenter moi-même comme agissant de cette manière, c’est tout un.

S’il était aussi facile de donner une idée déterminée du bonheur, les impératifs de la prudence se confondraient absolument avec ceux de l’habileté 1, et seraient comme eux analytiques. En effet, on pourrait dire, ici comme tout à l’heure : Qui veut la fin veut aussi (nécessairement, s’il est raisonnable) les seuls moyens qui soient en son pouvoir pour y atteindre. Malheureusement le concept du bonheur esl si indéterminé qu’en dépit du désir que nous avons tous d’être heureux, personne ne peut dire avec précision.et sans se contredire ce qu’il désire, à proprement parler, et ce qu’il veut. La raison en est que tous les éléments du concept du bonheur sont empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience et que pourtant le concept du bonheur implique l’idée d’un tout absolu, d’un maximum de bien-êlre pour le présent et pour l’avenir entier. Or, il est impossible qu’un être fini, si perspicace cl en même temps si puissant qu’on le suppose, se fasse une idée exacte de ce que comporte un pareil vœu : Est-ce la richesse qu’il veut ? mais que de soucis, d’envie, d’embûches ne risque-t-il pas d’attirer

i. La distinction des deux forme. » de l’impératif hypothétique vient de ce qu’il n’y a pas de règles sûres pour atteindre au bonheur, comme il y en a, par exemple, pour guérir une maladie ou construire une maison.

maison. volonté de réaliser le bonheur ne contient donc pas en ellemême la volonté d’appliquer telle ou telle règle. On ne peut donner à l’homme qui désire être heureux que des conseils généraux de prudence. sur lui ? Est-ce un savoir étendu et de la pénétration ? Mais il n’y gagnera peut-être qu’une vision plus aiguisée de la réalité, qui lui représentera, sous des couleurs d’autant plus effrayantes, des maux encore cachés à ses yeux, mais pourtant inévitables, ou qui rendra plus exigeants encore des désirs qui lui donnent déjà assez à faire. Veut-il une longue vie ? mais qui lui garantit que cette vie ne sera pas une longue souffrance ? Veut-il au moins la santé ? mais combien de fois n’arrive-t-il pas que la faiblesse physique nous préserve des excès dans lesquels une santé parfaite nous eût fait tomber ! Bref, personne n’est capable de déterminer, en parlant d’un principe et avec une parfaite certitude, ce qui peut le rendre vraiment heureux ; il faudrait pour cela une science infinie. Il n’y a donc pas de principes certains que l’on puisse suivre pour se rendre heureux, il n’y a que des conseils empiriques comme, par exemple, de se mettre au régime, d’être économe, poli, réservé, etc., toutes choses dont l’expérience nous apprend que ce sont, tout compte fait, les meilleurs moyens pour s’assurer le bien-être. Il résulte de là qu’à vrai dire les impératifs de la prudence ne peuvent pas ordonner, c’est-à-dire nous représenter d’une manière objective des actions comme pratiquement nécessaires. Il faut y voir des conseils (consitia) plutôt que des commandements (præcepta) de la raison. C’est un problème parfaitement insoluble que de déterminer avec sûreté et d’une manière générale la conduite capable d’assurer le bonheur à un être raisonnable ; il n’y a donc pas, à l’égard d’une telle conduite, d’impératif qui puisse ordonner, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non pas de la raison, mais de l’imagination et qu’il repose sur des principes purement empiriques, dont on ne peut attendre qu’ils déterminent la conduite nécessaire pour réaliser la totalité d’une série de conséquences en fait infinie. Mais cet impératif de la prudence, si on admettait la possibilité de déterminer exactement les moyens du bonheur, serait un principe pratique analytique. Il ne diffère en effet de l’impératif de l’habileté que sur un point, c’est que dans celui-ci le but est seulement possible, tandis que dans celui-là il est donné comme réel. Mais comme les deux impératifs ordonnent seulement les moyens à prendre pour atteindre un résultat que l’on suppose être voulu comme fin, l’impératif qui commande à celui qui veut la fin de vouloir les moyens, est dans les deux cas analytique. Il n’y a donc aucune difficulté en ce qui concerne la possibilité d’un impératif de ce genre.

En revanche, la question de savoir comment l’impératif de la moralité est possible, est indubitablement la seule qui réclame une solution 1[15]. En effet, cet impératif n’étant pas hypothétique, la nécessité objective qu’il nous présente ne peut s’appuyer sur aucune supposition, comme il arrive pour les impératifs hypothétiques. Il faut bien considérer ici que l’on ne peut démontrer par aucun exemple, c’est-à-dire par aucune expérience, qu’il y ait nulle part au monde un impératif de ce genre ; il ne faut pas, en effet, perdre de vue que tous ceux qui paraissent catégoriques, peuvent être des impératifs hypothétiques déguisés. Par exemple soit le précepte : Tu ne dois pas faire de promesse trompeuse, admettons que la nécessité de cette défense ne se réduise pas à un simple conseil à suivre pour éviter quelque autre mal, comme si l’on disait : Tu ne dois pas faire de promesses trompeuses afin de ne pas perdre ton crédit si ta déloyauté est dévoilée ; admettons qu’une action de ce genre doive être considérée comme mauvaise en elle-même et que l’impératif de la défense soit catégorique ; je prétends que l’on ne pourra cependant trouver aucun exemple qui prouve avec certitude que, dans ce cas, la volonté est déterminée par la loi et n’obéit à aucun autre mobile, quoiqu’il semble en être ainsi. Car il est toujours possible que la crainte d’avoir à rougir de sa conduite, peut être aussi quelque sourde appréhension d’autres dangers aient secrètement-influé sur la volonté. Comment démontrer par expérience la non existence d’une cause, puisque l’expérience nous apprend seulement que nous ne la percevons pas. Dans ce cas le soi-disant impératif moral, qui, comme tel, paraît catégorique et inconditionnel, ne serait plus en fait qu’un précepte pragmatique, attirant notre attention sur nos intérêts et nous enseignant à les prendre en considération.

Nous aurons donc à rechercher purement a priori comment peut être possible un impératif catégorique, puisque nous n’avons pas ici l’avantage de trouver cet impératif réalisé dans l’expérience, de telle sorte que nous n’ayons à en rechercher la possibilité que pour l’expliquer et non pour l’établir 1[16]. En attendant remarquons bien, provisoirement, que seul l’impératif catégorique a le caractère d’une loi pratique, tandis que tous les autres impératifs ensemble peuvent bien être appelés des principes, mais non des lois de la volonté ; en effet ce qu’il est nécessaire de faire uniquement en vue d’atteindre un but quelconque qui m’agrée, peut être considéré en soi comme contingent, car nous pouvons toujours nous affranchir du précepte en renonçant à la fin ; au contraire, l’ordre inconditionnel ne laisse en aucune façon à la volonté la liberté de choisir à son gré le contraire de ce qu’il commande ; seul donc il implique cette nécessité que nous cherchons dans une loi.

En second lieu, le principe de la difficulté que soulève cet impératif catégorique ou loi de la moralité (la difficulté d’en apercevoir la possibilité) est très grave. Il constitue, en effet, une proposition pratique synthétique a priori *[17] 1[18] ; or la difficulté que nous avons trouvée à expliquer la possibilité des propositions de ce genre dans la connaissance théorique peut nous faire prévoir qu’en matière pratique notre tâche ne sera pas beaucoup plus facile.

Pour remplir celle tâche, nous allons chercher d’abord si par hasard le simple concept d’impératif catégorique n’en donnerait pas aussi la formule, formule contenant la proposition qui peut seule être un impératif catégorique ; car le problème de la possibilité d’un pareil ordre absolu exigera de nous un effort tout particulier et difficile que nous remettrons à la dernière section de cet ouvrage 2[19]. Quand je conçois en général un impératif hypothétique, je ne sais pas d’avance ce qu’il pourra contenir, je ne le sais que lorsque la condition m’est donnée 1[20]. Au contraire, dès que je conçois un impératif catégorique je sais aussitôt ce qu’il contient. Car l’impératif ne contenant outre la loi que la nécessité de la maxime *[21], à savoir de se conformer à cette loi, et cette loi n’étant subordonnée à aucune condition qui la détermine, il ne reste plus que l’universalité d’une loi en général à laquelle la maxime de l’action doive être conforme et c’est celle conformité, à vrai dire que 2[22], l’impératif nous représente comme nécessaire.

Il n’y a donc qu’un impératif catégorique et en voici la formule : Agis toujours d’après une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle.

Si maintenant de cet impératif unique nous pouvons déduire, comme de leur principe, tous les impératifs du devoir, bien que nous laissions provisoirement sans réponse la question de savoir si ce que l’on appelle devoir n’est pas un concept vide, au moins pouvons-nous expliquer ce que nous pensons par ce concept et ce qu’il veut dire. S’il est vrai que l’universalité de la loi suivant laquelle certains effets se produisent constitue ce que l’on appelle proprement la Nature, dans le sens le plus général de ce mot (quant à la formc), c’est-à-dire la réalité extérieure, en tant qu’elle est déterminée par des lois universelles, peut-être pourrait-on aussi exprimer l’impératif universel du devoir ainsi qu’il suit : Agis comme si la maxime de ton action devait, par la volonté, être érigée en loi universelle de la nature 1[23].

Nous allons maintenant prendre pour exemples quelques devoirs en suivant la classification habituelle en devoirs envers soi-même et envers les autres hommes, en devoirs parfaits et devoirs imparfaits 2[24] *[25].[26]

1. Un homme, à la suite d’une série de malheurs qui l’ont réduit au désespoir, n’éprouve plus que du dégoût pour la vie, mais il est encore assez maître de sa raison pour se demander s’il peut, sans manquer à ses devoirs envers lui-même, attenter à ses jours. Il cherche alors si la maxime de son action peut devenir une loi universelle de la nature. Sa maxime est la suivante : J’admets en principe, par amour pour moi-même, que, si la vie, en se prolongeant, me menace plus de maux qu’elle ne promet de joies, je puis l’abréger. Je demande maintenant si ce principe de l’amour de soi peut devenir une loi universelle de la nature. Mais je m’aperçois bien vite qu’une nature dont la loi serait de détruire la vie, en vertu de ce même sentiment dont l’objet est précisément de nous exciter à la conserver, se contredirait elle-même et par suite n’existerait pas comme nature. La maxime en question ne peut donc en aucune façon être érigée en loi universelle et par conséquent elle répugne absolument au principe suprême du devoir.

2. Un autre se voit réduit parle besoin à emprunter de l’argent ; il sait bien qu’il ne pourra pas le rendre, mais il voit bien aussi qu’on ne lui en prêtera pas, s’il ne promet pas formellement de s’acquittera une époque déterminée. Il est tenté de faire celle promesse, mais il est encore assez consciencieuxpourse demander s’il n’est pas défendu et contraire au devoir de se tirer d’embarras par un tel moyen. Supposons qu’il s’y décide, la maxime de son action pourrait alors s’exprimer ainsi : quand je crois avoir besoin d’argent, j’en emprunte et je promets de le rendre, tout en sachant très bien que je no le ferai jamais. Ce principe de l’amour île soi ou de la convenance personnelle peut bien pettl-èlre s’accorder avec mon bonheur futur, mais la question est de savoir si il est juste. Je convertis donc celle exigence de l’amour de soi en loi universelle el je pose la question suivante : qu’arriverait-il si ma maxime devenait une loi universelle ? je vois aussitôt qu’elle ne pourrait jamais prendre la valeur d’une loi universelle de la nature et s’accorder avec elle-même ; que, bien au contraire, elle se contredirait nécessairement. Car l’universalité d’une loi qui permettrait à tout homme se croyant dans le besoin de promettre n’importe quoi, avec l’intention de ne pas tenir sa promesse, rendrait impossibles les promesses elles-mêmes el l’objet que l’on se propose d’atteindre par leur moyen ; personne en effet ne considérerait plus une promesse comme telle et l’on rirait de ces déclarations, comme d’un vain simulacre.

3. Un troisième possède un talenl naturel qui, cultivé, pourrait faire de lui un homme utile à tous les points de vue. Mais, se trouvant dans une situation aisée, il aime mieux se livrer au plaisir que de s’efforcer d’élendrcet de perfectionner ses heureuses dispositions naturelles. Cependant il se demande si sa maxime, à savoir de négliger les facultés dont la nature l’a doué, s’accorde aussi bien avec ce que l’on nomme devoir, qu’avec sa tendance au plaisir. Il voit bien qu’à la vérité une nature, qui aurait une loi universelle de ce genre, pourrait encore subsister, même si l’homme, (comme certains indigènes des mers du Sud), laissait en friche tous ses talents el se résignait à donner sa vie à l’oisiveté, aux divertissements, à la débauche, en un mot au plaisir ; mais il est impossible qu’il veuille que cette maxime devienne une loi universelle de la nature, ni qu’elle existe en nous à ce litre en vertu d’un instinct naturel. En effet, en sa qualité d’être raisonnable, il veut nécessairement que toutes ses facultés atteignent leur plein développement parce qu’elles lui ont été données el lui servent pour lotîtes sortes de fins possibles.

Enfin un quatrième, dont les affaires sont prospères, voyant d’autres hommes aux prises avec de grandes difficultés (et pouvant fort bien les aider) se dit : que m’importe après tout ? que chacun jouisse du bonheur que le ciel lui accorde ou qu’il peut lui-même se procurer, je ne lui en retirerai aucune parcelle, je ne l’envierai même pas. Mais quant à contribuer à son bonheur, quant à le secourir dans le malheur, je ne m’en soucie nullement. Supposons maintenant que cette manière de penser devienne une loi universelle de la nature, l’espèce’humaine subsisterait sans doute et bien mieux, certes, que si chacun parlait de sympathie el « le bienveillance, s’empressait même à l’occasion d’exercer ces vertus, mais en revanche ne se faisait pas faute de tromper quand’il le pourrait, île vendre les droits d’aulrui ou de les violer. Mais quoiqu’il soit possible qu’une loi de la nature conforme à celle maxime puisse subsister, on ne peut pourtant lias vouloir qu’un pareil principe ail partout In valeur d’une loi de la nature. Car une volonté qui voudrait une telle chose se contredirait elle-même : il peut en effet se présenter bien des circonstances où nous ayons besoin de l’affection el de la sympathie des autres et alors, en vertu de celle même loi née de noire volonté, nous nous enlèverions toute espérance’d'obtenir le secours que nous désirerions pour nous-mêmes 1.

Voilà quelques-uns de nos nombreux devoirs réels ou du moins considérés par nous comme tels ; il est clair qu’on peut les ramener au principe que nous avons posé. Il faut que nous puissions vouloir que toule maxime de notre action devienne une loi universelle : Tel est le canon du-jugement moral que nous portons sur elle. Il y a des actions dont la nature est telle que leur maxime ne peut même pas être conçue sans contradiction comme-loi universelle de la nature, bien loin que l’on puisse vouloir qu’elle doive prendre un tel caractère. Dans d’autres cas on ne se heurte pas, il est vrai, à celte impossibilité interne, et pourtant il est impossible de vouloir que la maxime des actes en questionacquière l’universalité d’une loi de la rr hire, parce qu’une telle volonté se contredirait elle-même. On voit facilement que le premier genre d’actions est contraire au devoir strict et étroit (dont on ne peut se dispenser), le second au devoir large (méritoire). Ainsi

t. Dans les deux premiers exemples, la maxime universalisée se détruit immédiatement elle-même et ne peut pas même être conçue comme loi de la nature. Dans les deux derniers on pourrait à la rigueur concevoir une nature dont la maxime égoïste universalisée serait la loi, néanmoins la volonté raîsonnablequi adopterait cette maxime aboutirait encore à se contredire. Dans le premier cas en effet, elle voudrait une chose qui l’empêcherait d’atteindre 3on plein développement,.elle se nierait donc en quelque sorte elle-même. Dans le second, en refusant île s’intéresser aux

malheureux, elle s’exposerait à ne plus trouver chez les autres, en cas de besoin, la pitié que l’on aurait en vain cherchée chez elle-même : or la volonté de l’être raisonnable ne peut pas, sans se contredire, vouloir une chose qui pourrait avoir un jour pour conséquence de rendre son propre développement, difficile, sinon impossible. Kant dit dans la Doctrine de la vertu (2* partie de ltk : Métaphysique des mœurs) : « Je’veux que chacun soit bienveillant à mon égard, je dois donc être bienveillant pour chacun ». Cf., Doctrine de la vertu, livre 11, cli. i, Du devoir de bienfaisance. les exemples que nous avons pris montrent bien comment tous lès devoirs, en ce qui concerne la nature de l’obligation qu’ils nous imposent (et non l’objet do l’action), apparaissent comme réductibles au seul jiriucipeque nous avons posé.

Taisons bien attention à ce qui passe en nous chaque fois que nous manquons à un devoir ; nous découvrirons qu’en réalité nous ne voulons pas que notre maxime dcvienno une loi universelle, parccquc cela nous esl impossible ; loin de là, nous prétendons que le contraire de celle maxime continue à passer pour une loi universelle, nous prenons seulement la liberté d’y faire une exception pour nous (ou pour cette fois seulement) en faveur do notre inclination. Par suite, si nous voulions considérer les choses d’un seul et mémo point de vue, je veux dira du point do vue de la raison, nous apercevrions une contradiction dans notre propre volonté : en effet nous voulons qu’un certain principe soit objectivement nécessaire comme loi universelle et que subjectivement il n’ait aucune valeur universelle mais souffre des exceptions. Mais, comme en réalité nous nous plaçons à deux points de vue différents pour considérer une seule et même action, d’un côté au point do vue. d’une volonté entièrement conforme à la raison.cl de l’autre au point de vue d’une volonté affectée par l’inclination, il n’y a pas ici de véritable contradiction, il n’y a qu’une opposition entre l’inclination et les.préceptes de la raison (antagonismus), opposition par laquelle l’universalité du principe (universalitas) se transforme en une simjilo généralité (generalilas) de telle manière que le principe pratique de la raison et et la maxime doivent se.rencontrera moitié chemin’. Or quoique ce compromis ne se justifie guère si nous

t. La maxime attribue à la règle I une valeur, sinon universelle, au moins générale, tout en donnant |

satisfaction à l’inclination égoïste, elle est donc une sorte de compromis entre l’inclination et le devoir. voulons le juger impartialement, il prouve seulement une chose à savoir que nous reconnaissons vraiment la valeur do l’impératif catégorique, mais qu’en dépit du respect que nous professons pour lui, nous nous permettons d’y faire seulement quelqu-s exceptions insignifiantes, à ce qu’il nous semble, el que la nécessité nous impose.

Nous avons, semble-l-il, au moins réussi à prouver que, si le devoir est un concept ayant une signification et contenant uno véritable législation pour notre conduite, il no peut s’exprimer que dans des impératifs catégoriques et nullement dans.dcs impératifs hypothétiques ; en même temps nous avons déterminé clairement, et c’est un grand point, le contenu de l’impératif catégorique qui doit renfermer le principe île tous les devoirs (s’il y a vraiment des devoirs), el cela pour toutes ses applications. Mais nous ne sommes pas parvenus à démontrer a priori qu’un tel impératif existe réellement, qu’il y a une loi pratique qui commande par elle-même d’une manière absolue et indépendamment de tout mobile et que l’observation de cette loi est le devoir*.

Si nous voulons arriver à ce but, il est de la plus haute importance d’être bien averti d’une chose, c’est qu’il ne faut pas songer à vouloir dériver la réalité de ce principe de la constitution particulière delà nature humaine. Car le devoir doit être la nécessité pratique

i. Nous avons déjà expliqué la marche de la démonstration de Kant : S’il y a un devoir, ce ne peut être qu’un impératif catégorique, et s’il y a un impératif catégorique, ce ne peut être qu’une loi universelle. Mais y a-t-il vraiment un devoir, un impératif catégorique ? Kant n’abordera de front cette question que dans la troisième section. Dans les pages qui suivent il va revenir sur celte idée que le principe

principe la morale doit être absolument pur de tout élément empirique ; il sera ainsi amené à se demander quelle peut être la lin d’une volonté vraiment raisonnable, c’esl-à-dire absolument dégagée de tout motif empirique, et il découvrira que cette lin ne peut être que la volonté, c’est-à-dire la personne raisonnable elle-même. Ce sera la deuxième formule île l’impératif catégorique. inconditionnée de l’action ; il doit donc être valable pointons les êtres raisonnables (les seuls auxquels un impératif puisse s’appliquer), et e’ealpourceln seulement qu’il peut être une loi pour toute volonté humaine ; au contraire toul ce qui dérive de la constitution particulière de l’humanité, de certains sentiments ou penchants, ou même, en supposant que cela soit possible, d’une « lisposition particulière qui serait propre à la raison humaine el ne s’appliquerait pas nécessairement à la volonté de tout être raisonnable,’tout’cela peut bien donner lieu à une maxime valable pour nous seuls, mais non à une loi ; à un principe subjectif que nous sommes peut-être inclinés à suivre, mais non à un principe objectif d’après lequel nous sommes tenus d’agir en dépit de tous nos penchants, tendances et dispositions naturelles. Bien plus la sublimité, la dignité intime du commandement du devoir éclate d’autant plus que nous sommes moins aidés par les motifs subjectifs, que nous sommes davantage contrariés par eux, sans qu’ils réussissent pourtant à affaiblir le moins du monde la nécessité de la loi ni à rien enlever à sa valeur.

La philosophie nous apparaît ici dans une fâcheuse situation : cherchant un point d’appui solide, elle ne peut ni trouver dans le ciel un point où se suspendre ni prendre pied sur la terre 1 [27]. Il faut donc qu’elle montre toute sa pureté en tirant d’elle-même ses propres lois au lieu de se faire le héraut de celles que lui suggère un sens inné ou je ne sais quelle nature tutélairc ; car toutes celles-ci ensemble, quoique valant sans tloute mieux que rien, seraient incapables de fournir des principes que puisse dicter la raison et auxquels leur origine purement a— priori puisse assurer cette autorité impëral’ive, par laquelle ne demandant rien à l’inclination « le l’homme,.ils attendent toul de la puissance suprême de la loi el « lu respect que nous lui devons el condamnent l’homme en cas contraire au mépris et à l’horreur « le lui-même.

Ainsi tout élément empirii|iie ajouté au principe « le la moralité n’est pas seulement inutile mais encore dangereux pour la pureté des mœurs ; car ce qui fait la valeur toute particulière el inappréciable d’une volonté absolument bonne, c’est justement l’indépendance du principe de l’action à l’égard-do toulcsl.es influences « les principes contingents que l’expérience peut fournir.’On ne saurait trop ni trop souvent mettre l’homme en garde « outre cet abandon « le soi-même, contre celle bassesse « le la pensée qui l’invite à chercher le principe de sa conduite parmi les motifs et les lois empiriques. Car la raison humaine se repose volontiers « le ses fatigues sur cet oreiller et, dans ses rêves, trompée par do. douces illusions, —qui an lieu de Junon, lui font embrasser un nuage, elle substitue à la moralité une sorte « le monstre bâtard, composé de membres hétérogènes, qui ressemble à tout ce que l’on voudra sauf à la vertu,.pour celui-là’du moins qui l’a une fois contemplée sous sa véritable forme *.

La question « jui se pose est donc la suivante : Est-ce une loi nécessaire pour tous les êtres raisonnables de juger toujours leurs actions d’après des maximes telles qu’ils puissent vouloir qu’elles servent de lois universelles ? S’il existe une telle loi, elle doil être liée (enlic’

(enlic’la vertu sous sa forme véritabl.*, ce n’est pas autre chose que se représenter la moralité pure de tout mélange d’éléments sensibles, el dépouillée de toute la vaine parure que peuvent lui prîter des récompenses et l’amour de soi. Combien alors elle obscurcit tout ce qui parait si charmant à l’inclination, c’est ce dont chacun pourra se rendre compte s’il essaie le moins du monde de sonder sa raison, et si cette raison n’a pas perdu tout son pouvoir d’al striction (N. dcK.). rement a priori) au concept « le la volonté d’un être raisonnable en général *. Mais pour découvrir ce lien, il faut bien, malgré qu’on en ail, l’aire un pas vers la Métaphysique, vers une partie « le la Métaphysique, il est vrai, <|ui est bien différente « le la philosophie spéculative, je veux dire vers la Métaphysique des mœurs*. Comme il s’agil maintenant d’une philosophie pratique « lans laquelle nous n’avons pas à déterminer les principes de ce qui arrive mais les lois « le ce qui IJOIV arriver, quand même cela n’arriverait jamais, c’est-à-dire des lois pratiques objectives, nous n’avons pas besoin de nous mettre à chercher pourquoi une chose plaît ou déplaît, en quoi le plaisir « le la simple sensation diffère du goût et si celui-ci est autre chose qu’une satisfaction’universelle « le la raison ; sur quoi repose le’sentiment du plaisir el « le la peine el comment de ce sentiment naissent des désirs et « les tendances, lesquelles avec le concours de la raison engendrent des maximes : car toutes ces recherches appartiennent-’à' nue science empirique de l’âme », laquelle constituerait la seconde partie de la science de la nature, si on voulait considérer celte science comme une Philosophie de la nature, qui se fonderait sur des lois empiriques. Ici au contraire c’est « le lois pratiques objectives qu’il est question, c’esl-à-dire du rapport-de la ■ volonté avec elle-même en tant que celle volonté se détermine par la seule raison, et tout ce qui a quelque rapport avec l’expérience disparait « le soimême ; car si la raison détermine à elle seule la conduite (ce dont nous allons maintenant examiner la possibilité), elle doit le faire nécessairement « priori*.

i. C’est, en effet de l’idée de la volonté de l’être qui est une pure raison, affranchie de tout mobile sensible, qu’il faut partir pour démontrer l’universalité de la loi morale.

2. La Métaphysique des nueurs est ici la science qui découvre le principe même de la moralité.

3. Cette science est l’.tn//iro ; >fllogie.

4. Il ne peut y avoir de principe La volonté* esl conçue comme la faculté « lèse déterminer soi-même à agir conformément à la représentation de certaines lois. Une telle faculté ne peut se trouver que chez les êtres raisonnables. Or ce qui sert à la volonté de principe objectif « le sa détermination c’est la fin el celte fin, si elle est posée par la seule raison, doit être valable pour tous les êtres raisonnables. Au contraire ce qui ne contient que le principe do la possibilité de —l’action dont reflet est un but s’appelle le moyen. Le principe subjectif du désir esl le mobile, le principe objectif du vouloir le motif ; do là laditïérenco entre les fins subjectives, qui reposent sur. des mobiles, el les fins objectives, qui se rapportent à « les motifs valables pour toul être raisonnable. Les principes pratiques sont formels s’ils font abstraction « le toutes les lins subjectives ; ils sont matériels s’ils donnent comme principe à l’action des fins subjectives et par suite certains mobiles. Les fins qu’un êlre raisonnable se propose à son gré comme effets de ses actes (fins matérielles) sont toujours relatives ; car ce qui leur donne leur valeur c’est seuleincnt’hnr rapport ; vec un état particulier de la faculté ■do désirer du sujet, aussi ne peuvent-elles fournir des principes universels valables et nécessaires pour tous les êtres raisonnables, ni même pour toutes les volitions d’une même personne, c’esl-à-dire des lois pratiques. Toutes ces fins relatives ne donnent donc lieu’qu’à'des impératifs hypothétiques.

Mais admettons qu’il y ait une chose dont l’existence ait par elle-même une valeur absolue cl qui, comme fin en soi, puisse devenir le fondement de certaines lois, c’est dans cette chose et dans elle seulement que pourrait résider le principe de la possibilité

pratique suprême différent des lois | de la nature, que s’il y a des êtres ayant une valeur absolue. |

I 4. Kant arrive ici à l’exposition de la deuxième formule de l’impératif. d’un impératif catégorique, c’est-à-dire d’une loi pratique 1 [28].

Or je dis : L’homme, el, d’une manière générale, lotit être raisonnable, existe comme fin en soi cl non pas — seulement— comme moyen pour servir à l’usage arbitraire de telle ou telle volonté. Dans toutes ses actions, qu’elles se rapportent à lui-même ou à d’autres êtres raisonnables, il doit toujours être en même temps considéré comme fin. Tous les objets de l’inclination ont seulement une valeur conditionnelle, car, si nos inclinations et les besoins qui en dépendent n’existaient pas, leurs objets seraient sans valeur. Mais les tendances, sources du besoin, sont si loin d’avoir la valeur absolue qui les rendrait désirables en elles-mêmes, que, bien au contraire,’le souhait général de tous les èlres raisonnables doit être de s’en trouver entièrement délivrés. Ainsi-la valeur de tous les objets que nous pouvons nous procurer pat ; olre activité est toujours conditionnelle. Les êtres dont l’existence dépend, non pas il est vrai de notre volonté, mais de la nature n’ont également, s’ils sont privés, de raison, qu’une valeur relative comme moyens. Qes êtres s’appellent à cause de cela des choses, tandis « pie les êtres raisonnables s’appellent des personnes, parce que leur nature même les dislingue et en fait des fins en soi, c’est-àdire quelque chose qui ne doit pas être employé comme un simple moyen, et qui, par conséquent, impose une limite au bon plaisir de chacun (et est un objet de respect). Ces êtres raisonnables ne sont donc pas simplement des fins subjectives dont l’existence, résultat de notre activité, n’a « le valeur (\ucpour nous, ce sont des fins objectives, c’est-à-dire des choses dont l’existence esl en elle-même Une fin el une fin telle, à vrai « lire, qu’on ne peut lui en substituer aucune autre par rapport à laquelle elle servirait seulement de moyen ; car autrement on ne trouverait jamais rien qui eût une valeur absolue ; mais si toute valeur était conditionnée et par suite contingente, la raison no pourrait plus trouver nulle part île principe.pratique-suprême.

Si donc il exisle un principe pratique suprême, el, en ce qui concerne la volonté humaine, s’il y a un impératif catégorique, cet impératif doit s’appuyer sur la représenlalion île ce qui est fin en soi, de ce qui par suite est’.nécessairement une fin pour chaque homme, afin d’en faire le principe" objectif de la volonté ; c’est à celle condition qu’il pourra devenir une loi pratique universelle. Le fondement de ce principe est que la nature raisonnable existe comme fin en soi ; c’èsl ainsi que nécessairement l’homme se représente sa propre existence, et, en ce sens, ce principe est un principe subjectif de l’activité humaine.Mais tout autre être raisonnable se représente aussi de la même manière sa propre existence, en vertu du même principe rationnel, qui m’a guidé moi-même* ; par conséquent ce principe est en même temps un principe objectif dont toutes les lois delà volonlé doivent être dérivées commode leur source suprême. L’impératif pratique s’exprimera donc ainsi y Agis toujours de manière à traiter l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne des attires, comme une fin et à ne t’en servir jamais comme d’un simple moyen. Nous allons voir s’il est possible d’appliquer celle formule. Pour nous en tenir aux.exemples déjà employés plus.

  • J’avance cette proposition comme un postulat. On trouvera dans la dernière section les raisons sur lesquelles elle s’appuie. (N. de K.)

haut, et en commençant par les devoirs nécessaires envers soi-même : Premièrement, celui qui médite lo suicide devra se demander si une telle action peut s’accorder avec l’idée de l’humanité conçue comme fin en elle-même. Si pour échapper à une situation difficile, il se détruit lui-même, il se sert d’une personne comme d’un simple moyen pour conserver jusqu’à la fin « lésa vie un état supportable*. Mais l’homme n’est pas une chose dont on puisse user seulement comme d’un moyen, il doit dans toutes ses actions se considérer comme fin en soi. Je ne peux donc pas disposer de l’humanité dans ma personne, la mutiler, la dégrader, la détruire (Il serait nécessaire de déterminer exactement ce principe pour éviter tout malentendu, par exemple dans le cas où pour sauver mes jours je consens à l’ampulalion d’un membre, où j’expose ma vie à un danger en vue do la conserver* ; mais je passe maintenant sur ces difficultés qui regardent la moralo proprement dite).

Secondement, pour ce qui est du devoir nécessaire ou strict envers autrui, celui qui songe à faire aux autres une promesse trompeuse s’apercevra tout do suite qu’il veut se servir d’un autre homme comme d’un simple moyen, comme si cet homme no contenait pas en lui-même une fin en soi ; car cet homme que je veux faire servir à mes desseins, au moyen d’une telle

1. Singulier raisonnement^ Il faut, pour comprendre la pensée de Kant, distinguer en nous deux personnes : la personne humaine considérée comme ayant une valeur absolue, c’est-à-dirê la personne raisonnable qui conçoit le devoir (ce que Kant appelle l’humanité en nous), et la personne physique ou empirique (1 animal en nous). Or l’homme qui se suicide sacrifie les fins de la personne raisonnable aux lins de la personne empirique

empirique veut cesser de souffrir. Voir Doctrine de la vertu, l" Division (Devoirs envers soimême).

2. Dans la Doctrine de la vertu, Kant autorise ces suicides partiels quand ils sont nécessaires [tour atteindre un but moral, par exemple sauver mes jours ; il les défend quand ils ont pour but un vil intérêt, par exemple : se frire arracher une dent, couper les cheveux, pour les vendre promesse, ne pouvant en aucune façon consentir aux procédés que je veux employer à son égard, ne contient donc pas en lui-même la fin de cette action. Celte violation du principe « le l’humanité chez autrui est encore plus frappante si l’on prend pour exemples des attentats contre la liberté ou la propriété des autres. Car alors, il esl « ’vident que celui qui viole les droits îles hommes a l’intention de se servir de la personne des autres comme d’un simple moyen, sans considérer que des personnes raisonnables doivent —toujours être traitées aussi comme des lins, c’est-à-dire’-doivent pouvoir contenir en ellesmêmes la fin de celte même action*.

En troisième lieu, pour ce qui esl du devoir contingent (méritoire) envers soi-même, il ne suffit pas que notre action ne soit pas on contradiction avec l’idéo de l’humanité dans notre personne considérée comme fin en soi, il faut encore qu’elle s’accorde avec celte idée. Or, il y a dans l’humanité des dispositions à une plus grande perfection’, lesquelles se rapportent aux fins que la nature poursuit-’"relativement— à-l’humanité dans

  • On ne doit pas imaginer ici que le précepte vulgaire:quod tibi non vis ficri [ce que tu né veux pas que l’on te fasse, etc.], puisse servir de règle directrice. Car ce précepte ne peut dériver que du nôtre, et encore avec différentes restrictions ; il ne peut devenir loi universelle, car il ne contient pas le principe des devoirs envers soi-même ni celui des devoirs de charité envers autrui (car bien des personnes renonceraient volontiers à la bienfaisance des autres hommes, à la condition d’être dispensées de se montrer bienfaisantes pour eux), il ne conlienl pas non plus le principe des devoirs de justice envers autrui ; car le criminel pourrait en tirer argument contre le juge qui le punirait. (N. de K.)

t. Kanl parle ici un langage qui ressemble singulièrement à celui des moralistes de la perfection. La (in de noire activité doit être le plus grand développement possible de la personne raisonnable en nous. Mais pour lui cette perfection est une fin qui n’a rien d’empirique, rien de naturel, comme dans la morale de

Il perfection; ce n’est pas l’épanouissement de l’ensemble de nos facultés pour elles-mêmes, c’est l’affranchissement de lonl ce qui est empirique, afin de réaliser ce qu’il appellera, dans la Critique de la Raison pratique, la sainteté de la volonté. Voir Doctrine de la vertu, i" Division. notre personne. En les négligeant, nous pourrons sans doute respecter le devoir de conserver l’humanité, conçue comme fin en soi, mais non celui de développer l’accomplissement de celte fin.

En quatrième lieu, en ce qui concerne le devoir méritoire envers autrui, nous savons que la fin naturelle que poursuivent tous les hommes esl leur propre bonheur. Or l’humanité pourrait à vrai dire subsister si personne ne travaillait au bonheur « les autres, à la condition de ne porter aucune atteinte intentionnelle à ce bonheur. Mais si chacun ne s’efforçait’pas do contribuer autant qu’il le peut aux fins « lèses semblables, l’accord d’une telle conduite avec l’idée de l’humanité comme fin en soi sérail seulement’négative et non positive. Car si un sujet est fin en soi, l’idée de celte finalité ne peut acquérir en moi toute son efficacité que si les fins « le ce sujet deviennent autant que possible les miennes*.

Ce principe suivant lequel l’humanité et toute nature raisonnable en général sont conçues comme fins en soi (el là est— la condition suprême qui limite la liberté des actes de chaque homme), ce principe n’est pas emprunté à l’expérience, d’abord parce qu’il est universel ; il s’applique en’.effet à tous les êtres raisonnables, or aucune expérience ne suffit à légitimer un tel caractère ? en second lieu parce qu’il nous fail voir dans l’humanité non pas une fin purement humaine (subjective), c’est-àdire un objet qu’en fait on prend comme fin, mais une fin objective que nous nous représentons, quelles que puissent être nos lins particulières, comme une loi ou condition suprême, limitant toulcs les fins subjectives.

1. Si je me pénètre de l’idée de l’humanité lin en soi, je ne peux pas me contenter de ne pas porter atteint.’à la personne humaine chez autrui, je dois renoncer à me séparer du reste de l’humanité et m’elforcer de concevoir l’identité des fins des autres hommes avec

les miennes. Kant dit dans la Doctrine de la verlu, livre 11, ch. i" : du Devoir de bienfaisance : Etant tous hommes, nous devons tous nous considérer comme des êtres raisonnables réunis par la nature dans une demeure unique, pour nous aider réciproquement. Or une pareille idée ne peut dériver que de la raison pure. En effet, le principe de toute législation pratique réside objectivement dans la règle et dans la forme « le l’universalité, qui en fait un système de lois véritables (lois do la nature) d’après le premier principe ; subjectivement il réside dans le but. Mais le sujet de toutes les fins c’est, d’après le second principe, chaque être raisonnable comme fin en soi. De là résulte le Iroisièmo principo pratique « le la volonté, comme condition suprême de l’accord de celte mémo volonté avec la raison pratique universelle, à savoir l’iïtVe de la volonté de chaque être raisonnable conçue comme volonté législatrice universelle*.

D’après ce principe nous rejetons toutes les maximes qui ne peuvent s’accorder avec la législation universelle propre à chaque volonté. La volonté n’est donc pas simplement soumise à la loi, elle y est soumise de telle façon qu’elle soit législatrice* et c’est dans ce sens seulement qu’elle doit être regardée comme subordonnée à cette loi (dont elle peut so considérer comme l’auteur).

Les impératifs, tels que nous venons de. les représenter, c’est-à-dire constituant une législation pratique semblable en général à l’ordre de la nature 3, ouaccor1.

ouaccor1. avons expliqué dans l’Introduction comment cette troisième formule de l’Impératif se déduit des deux premières par une sorte de synthèse, procédé cher à Kant.

2. Cette idée de volonté législatrice va conduire Kanl à un principe qu’il déclare fondamental et nui est, en effet, pour lui la clef de toute la moralité, le principe de iVtufoiiotnfe, identique à la liberté.

3. Kant assimile volontiers les lois de la morale aux lois de la nature, par exemple quand il dit :

« Toute chose dans la nature agit suivant des lois, seul un être raisonnable agit d’après la représentation des lois. • (P. 40). Dans son esprit les lois morales constituent la législation naturelle des Noumènes, comme les lois physiques constituent la législation naturelle des phénomènes, et même les deux systèmes des lois pourraient avoir, quoi qu’on ne puisse pas le démontrer, la même origine dans le principe transcendant de l’unité universelle. Seulement, tandis que la volonté phénomène obéit nécessairement a la législation empirique, dant aux’êtres raisonnables, considérés en eux-mêmes, le privilège de la finalité en soi, ces impératifs" excluaient du principe do leur autorité tout mélange de mobiles intéressés, par cela même qu’on les concevait comme catégoriques ; mais si nous les avons reconnus comme catégoriques, c’est que nous avions besoin d’impératifs de ce genre pour expliquer le concept du devoir. Quant à démontrer qu’il y a réellement des principes pratiques ordonnant d’une manière catégorique, c’est ce qui n’était pas possible et nous ne pouvons même pas entreprendre celte démonstration dans cette section. Mais il y avait une chose à faire:indiquer dans l’impératif même, au moyen de quelque détermination qui y fût contenue, le principo de ce renoncement à tout intérêt dans la volonté obéissant ■au, devoir et en faire lo caractère spécifique distinguant l’impératif catégorique de l’impératif hypothétique. Or c’est justement ce que fait cette troisième formule du principo moral, c’est-à-dire l’idée de la volonté do chaque être raisonnablo conçue comme volonté législatrice universelle*.

En effet, si nous concevons cette idée, bien qu’il soit vrai qu’une volonté subordonnée à des lois puisse être attachée à ces lois par quelque intérêt, néanmoins quand la volonté est elle-même législatrice suprême, il n’est pas possible qu’elle dépende d’un intérêt quelconque. En effet, une volonté dépendante aurait besoin d’une autre loi pour limiter son égoïsme, en lui imposant comme condition d’avoir la valeur d’une loi universelle.

elle peut désobéir à la législation

nlelligible. 4. La première formule établit

’universalité de la loi ; la deuxième donne pour objet à cette loi le respect de là personne humaine fin en soi; la troisième, en établissant que

c’est la personne humaine, en tant que personne intelligible, c’est-àdire détachée de tout intérêt sensi. ble, qui est l’auteur de cette loi, découvre le principe du renoncement de l’individu à lui-même, qui eslessence de l’impératif catégorique. Ainsi le principe en vertu duquel chaque volonté humaine nous apparaît, comme fondant par toutes ses maximes une législation universelle*, si sa justesse était bien établie, conviendrait parfaitement à l’impératif catégorique,’en ce.sens que, précisément à cause « le l’idée de législation universelle, cet impératif ne sefonde sur aucun intérêt et qu’ainsi, de tous les impératifs possibles, il est le seul qui puisse être inconditionnel. Mais, mieux encore, renversons noire’proposition, nous dirons : S’il y a un impératif’catégorique (c’est-à-dire une loi applicable à la volonté de tout être raisonnable), il ne peut ordonner qu’une chose, à savoir d’agir-toujours suivant la maxime « l’une volonté qui, en ni-Mne temps qu’elle poursuit tel ou lelbut, se prend elle-même pour objet en tant que législatrice universelle ; car c’e3t ainsi seulement que le principe pratique et l’impératif auquel la volonté obéit peuvent être inconditionnels, parce qu’il n’y a aucun intérêt sur lequel ils puissent se fonder…..’..

Si maintenant nous jetons "un coup d’œil sur toutes les tentatives qui ont été laites jusqu’ici pour-découvrir le principe de. la. moralité, , nous, ne nous étonnerons plus qu’elles aient toujours nécessairement échoué. On voyait l’homme lié par son devoir à une loi, mais il ne venait à la pensée do personne qu’il n’était soumis qu’à sr* propire législation et que Celte législation élait pourtant universelle, el qu’il il’était obligé qu’à une chose, à savoir d’agir conformément à sa volonté, mais à sa volonté législatrice universelle, suivant su destination naturelle. Car, si on se bornait à concevoir l’homme comme soumis à une loi (quelle qu’elle pûl être), celle loi devrait le stimuler on le contraindre par le moyen de quelque inlérèl, parée que, n’émanant

" On me dispensera ici deciler des exemples pour éclaircir ce principe, car tous ceux qui ont servi à expliquer toul à l’heure l’impératif ealégogor.iqiie el sa formule pi-uvent être utilisés en vue de celte fin. (X, de K.) pas, comme loi, du sein même de sa volonté, elle devrait recourir à quelque moyen étranger pour le contraindre à tenir une certaine conduite*. Par suite de cette conséquence inévitable, tous les efforts tentés pour trouver un principe suprême du devoir étaient, irrémédiablement perdus ; car ce que l’on obtenait, ce n’était pas le devoir, mais la nécessité d’agir en vue d’un certain intérêt, intérêt qui pouvait être d’ailleurs personnel ou étranger. Mais alors l’impératif devait toujours être conditionné et ne pouvait avoir la valeur d’un commandement moral. J’appellerai donc ce principe fondamental le principe « le l’Autonomie « le la volonté, par opposition à tous les autres que je rapporte à l’Hétéronomie.

Le concept suivant lequel toul être raisonnable doit se considérer comme fondant par lotîtes les maximes de sa volonté une législation universelle, afin de juger de ce point de vue et sa propre personne et sa conduite, nous conduit à une autre idée éminemment féconde qui sy rattache, celle d’Un’Règne des fins.

J’entends par ce mot règne l’union systématique de différents êtres raisonnables sous des lois communes. Or, comme des lois.déterminent les fins, quant à leur valeur universelle, si l’on fait abstraction, et « les « lillërences personnelles qui existent entre les êlres raisonnables, et de tout ce que contiennent leurs fins particulières, on pourra concevoir une liaison systématique, dans un toul, « le l’ensemble des fins (système dans lequel entreront aussi bien les lins des êtres raisonnables conçus comme fins en soi, que les lins propres que chacun en particulier peut se proposer), le tout pourra

4. t)i deux choses l’une : mi bien la volonté obéit h une loi qu’elle pose elle-même, ou bien elle obéit à une loi qui lut esl imposée

du dehors, et dans ce dernier cas il faut qu’elle soit déterminée par quelque mobile intéressé, par exemple, la crainte ou l’espérance. être conçu comme un règne des fins, règne qui, d’après les principes posés, est possible*.

Car des êtres raisonnables sont toujours soumis à celle loi de ne jamais traiter ni leur personne ni celle « (’autrui comme de simples moyens, mais de les traiter en même temps comme des fins en soi. Mais ainsi se produit une liaison systématique des êtres raisonnables par des lois objectives communes, c’est-à-dire un règne, et comme ces lois ont précisément pour objet le rapport de ces êtres les uns à l’égard des autres comme fins-et moyens, on peut l’appeler règne des fins (règne qui à la vérité n’est qu’un idéal).

Un être raisonnable appartient au règne des fins comme membre, lorsque tout en y donnant des lois universelles, il est soumis pourtant lui-même à ces lois. Il y appartient comme chef* lorsque, donnant des lois, il n’est subordonné à aucune volonté étrangère.

L’être raisonnable doit toujours se considérer comme législateur dans un règne des fins rendu possible par la liberté de la volonté, qu’il y figure comme membre ou comme chef. Mais les maximes de sa volonté ne suffisent pas pour lui assigner ce dernier rang, il no peut le revendiquer que s’il est un être absolument indépendant, sans besoins, sans rien qui limite son pouvoir d’agir et l’empèchc d’être adéquat à sa volonté*.

La moralité consiste donc dans le rapport de tous nos actes à la législation qui seule rend possible un règne des fins. Cette législation doit se trouver dans

4. Le règne des fins de Kanl, c’est-à-dire le règne des volontés fins en soi, affranchies de la nature, rappelle la Cité de Dieu, dont parle Leibniz dans sa Monadologie (£. 81), et qui est l’assemblage de tous les esprits, c’està-dire des Monades capables de réfléchir et d’acquérir une valeur

morale. Kant fait allusion dans la Critique de la Raison pure (Méthodologie transcendantale) a ce royaume de la Grâce, opposé par Leibniz au royaume de la Nature.

2. Ulicd elOberhaupt.

3. Ainsi, en ce monde, nous ne pouvons nous considérer que comme membre » du règne des fins. chaque être raisonnable et jaillir de sa volonté dont le principe sera alors : Ne jamais agir que d’après des maximes que l’on soit certain de pouvoir ériger en lois universelles, c’est-à-dire de telle manière que la volonté par sa maxime puisse en même temps se considérer comme posant des lois universelles. Si maintenant les maximes ne sont pas déjà, par leur nature même, dans une harmonie nécessaire avec ce principe objectif des cires raisonnables considérés comme législateurs universels, la nécessité d’accomplir l’action d’après ce principe, s’appelle alors obligation pratique, c’est-à-dire Devoir. Le devoir n’existe pas pour le chef dans le règne des fins, mais il s’applique à chaque membre el également à tous.

La nécessité pratique d’agir d’après ce principe, c’est-à-dire le devoir, ne repose pas sur des sentiments, ni sur des penchants, ni sur des inclinations, mais seulement sur le rapport des êtres raisonnables entre eux, rapport suivant lequel la volonté d’un être raisonnable doit toujours être regardée en même lemps comme législatrice, parce qu’autrement il ne pourrait pas se considérer comme fin en soi. La raison rapporte ainsi chacune des maximes de la volonté conçue comme.-législatrice universelle à toutes les autres volontés el aussi à lotîtes nos actions envers nous-mêmes, et cela non pas en verlu de quelque mobile pratique ou en vue de quelque avantage ultérieur, mais en vertu de l’idée de la dignité d’un être raisonnable qui n’obéit à d’autre loi qu’à celle qu’il se donne à lui-même.

Dans le règne des fins tout a un prix ou bien une dignité. Quand une chose a un prix, elle peut être remplacée par une autre comme équivalente. Mais quand une chose est au-dessus de toute espèce « le prix el que par suite elle n’admet pas d’équivalent, elle a de la dignité.

Ce qui se rapporte aux tendances et aux besoins généraux de l’homme aiinpm’vénal 1 ; ce qui, même sans supposer aucun besoin, est conforme à un certain goût, c’est-à-dire à celte satisfaction qui s’attache au jeu libre et sans but do nos facultés a un prix de sentiment, mais ce qui constituera condition grâce à laquelle une chose peut devenir fin en soi, n’a pas seulement une valeur relative, c’est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c’est-à-dire une dignité.

Or la moralité est justement la condition qui seule peut faire d’un être raisonnable une fin en soi, parce qu’elle seule permet à cet être de devenir membre législateur dans le règne des fins. La moralité et l’humanité, en tant qu’elle est capable de moralité, sont donc les seules choses qui aient de la dignité. L’habileté et le zèle dans le travail ont un prix vénal ; l’esprit, une vive imagination, l’enjouement*’ont un prix de sentiment ; au contraire, la loyauté dans les promesses, la bienveillance fondée sur des principes (et non sur l’inslincl) ont une valeur-intrinsèque. Ni la nature ni l’art ne contiennent rien qui puisse suppléer, au.défautde ces vertus, car leur’valeur ne vient pas des effets qui en résultent, des avantages et de l’utilité qu’elles procurent, mais des intentions, c’est-à-dire des maximes « le la volonté toujours prêtes à se manifester’de celte manière par des actes, même quand le succès ne devrait

1. Les mènies expressions (.Va rklpreis, prixsur le marché, prix vénal, et Affektionspreis, prix de sentiment) se retrouvent dans Y Anthropologie (Y part., A. III). Le talent, c’est-à-dire l’habileté dans un métier, n un prix vénal ; le tempérament, par exemple la bonne humeur, a un prix Je sentiment, parce qu’on l’aime, sans pouvoir l’évaluer en argent, comme l’habileté dans un initier. Kanl explique l’expression Marktpreis par l’anecdote suivante : Un voyageur assiste à une

discussion entre des professeurs sur le rang qu’il convient d’attribuer à chacune des facultés dont se compose une université. Si je veux vendre, dit-il, sur le marché d’Alger les professeurs de chacune des facultés, je ne pourrai tirer aucun argent du juriste et du théologien : mais le médecin a un métier, toujours, el parloul utile « nnd kann fur bnar ge’.len », et peut être vendu argent comptant.

2. Dans le texte : Witz, lebhafte Einbildungskraft mit Launen. pas les couronner. Ces actions ne réclament aucune recommandation de la part de quelque disposition ou de quelque goût subjectifs, propres à nous les faire envisager immédiatement avec plaisir el avec faveur ; elles ne supposent aucun penchant immédiat, aucun sentiment qui jiorte à les accomplir, elles nous représentent la volonté qui les accomplit comme l’objet d’un respect immédiat* ; la raison seule suffit pour les imposer à notre volonté et non pour les obtenir jxtr flatterie, ce qui en outre, quand il.s’agit de devoirs, serait contradictoire. Cette estimation nous fail considérer la valeur « le celle manière de penser comme une dignité, qui l’élève infiniment au-dessus « le tout prix. On ne pourrait d’ailleurs la mettre en balance et la comparer avec ce qui a un prix sans porter atteinte à sa sainteté.

Mais qu’est-ce donc qui autorise l’intention moralement— bonne ou la vertu à élever de si hautes prétentions ? Ce n’est rien de moins que le droit qu’elle donne à.l’être raisonnable de participer à lit législation universelle et de mériter ainsi le rang « le membre dans un règne possible des fins. Il y était d’ailleurs prédestiné par sa propre nature, comme fin en soi, et, juste ment pour celte raison, comme législateur dans un règne des fins, comme libre à l’égard de toutes les lois de la nature et n’obéissant qu’à celles qu’il s’impose à luimême, à celles qui donnent à ses maximes le caractère d’une législation universelle (à laquelle il se soumet lui-même). En effet, la seule valeur qu’une chose puisse posséder esl celle que la loi lui confère. Mais la législation qui détermine toute valeur doit avoir, à cause de cela même, une dignité, c’esl-à-dire une valeur inconditionnelle à laquelle rien ne peut se comparer, et seul lemol’de respect peut exprimer l’estime qu’un être

4. Le mot unmittelbar, (rois fois répété par Kant. raisonnable doit faire de cette valeur. L’Autonomie esl donc le principe de la dignité de la nature humaine et de toute nature raisonnable.

Les trois manières d’exprimer le principe de la moralité, que nous avons exposées plus haut, ne sont au fond qu’autant de formules d’une même loi ; chacune d’elles contient en elle, par elle-même, les deux autres’. Pourtant il y a entre ces formules une « lilTércnce, qui est à la vérité plutôt subjective qu’objectivement pratique cl qui consiste en ceci : qu’elles rapprochent de plus en plus l’idée de la raison de l’intuition (d’ajirès une certaine analogie) et par là du sentiment*.

Toutes les maximes ont en effet :

1) Une forme, qui consiste dans l’universalité, et, à ce point de vue la formule de l’impératif moral s’exprime « le la manière suivante : on doit choisir sos maximes comme si elles devaient avoir la valeur de lois universelles « le la nature.

2) Une matière 3, c’est-à-dire une fin ; et la formule dit alors : que l’être raisonnable, étant fin par sa nature, par conséquent fin en soi, doit, par sa nature même, imposer à toute maxime une condition qui serve à limiter toutes les fins purement relatives el arbitraires.

1. En ce sens que, l’une d’elles étanldonnée, on pourrait par simple analyse en faire sortir logiquement les lieux autres.

2. La première formule est purement abstraite. La seconde et la troisième font apparaître des hommes, fins de notre activité, et entre ces hommes, des rajqiorts, par suite (lesquels ils forment un règne des lins. Or, ces hommes et les rapports qui existent entre eux, peuvent être obiels d’intuition et de sentiment. D après vne certaine analogie. Celte analogie va s’expliquer

s’expliquer ce qui suit. Il y a, pour Kant, une analogie entre’les formules de l’impératif et les catégories de la quantité, et par suite entre le règne des lins et le règne de la nature. Cette analogie nous permet de nous représenter le règne des lins el de nous y intéresser.

3. Rien que le texte allemand porte dans toutes 1rs éditions Maxime, flous traduisons, avec Ilarni, comme s’il y avait Materie. Maxime n’offre en effet aucun sens. Voir plus loin, p. 80, noie l. 3) Une détermination complète* qui, pour toutes les maximes, s’exprime dans celte formule : que toutes les maximes émanant de notre propre législation doivent s’accorder avec l’idée d’un règne possible des fins conçu comme un règne de la nature*. Nous procédons ici en quelque sorte suivant les catégories de l’Unité de la forme de la volonté (universalité de celle volonté), de la Pluralité de la matière (des objets, c’est-à-dire des fins) et de la Totalité, c’est-à-dire du système des fins pris dans son ensemble*. Mais lorsqu’il s’agit déjuger moralement, on fera mieux de suivre toujours la méthode la plus rigoureuse et de partir toujours de la formule universelle de l’Impératif catégorique : Agis iVaprès une maxime qui puisse d’elle-même se transformer en loi universelle. Mais, pour donner à la loi morale un accès plus facile dans nos cœurs, il est très utile de faire passer une seule et même action par les

  • La li’léologie Considère la nature comme un règne des fins ; la morale considère un règne possible des fins comme un règne de la nature. D’un coté le règne des fins est une idée théorique pour expliquer ce qui est, de l’autre c’est une idée pratique pour réaliser ce qui n’est pis, mais peut devenir réel par notre conduite, el cela d’une manière conforme à celle conception même s. (N. de K.)

1. Ce mot s’explique par ce qui suit : l’idée de la totalité des fins, r’est-à-dire du système des êtres lins en soi, pris dans son ensemble, détermine complètement le devoir. Celle détermination complète correspond à la troisième formule de l’impératif catégorique.

2. Ici apparaît une préoccupation tout à fait caractéristique chez Kant, celle d’établir mi parallélisme entre les catégories de la quantité et les formules de l’impératif catégorique. Nous ne pouvons, suivant Kanl, penser une chose de la nature qu’aux conditions suivantes : que nous puisions ! • la concevoir

comme une unité (catégorie de Yunilê) ; V y discerner une pluralité de parties (catégorie de la pluralité) ; 3’rassembler ces parties dans un tout, en en faisant la synthèse, et reconstituer l’unité primitive (catégorie de la totalité). De même, pour penser l’Impératif catégorique, nous le concevons d’abord comme unité (première formule), ensuite comme pluralité, en considérant toutes les fins auxquelles il s’applique (deuxième formule), enfin, — comme totalité, en rassemblant ces lins, dans ce tout que Kanl appelle le règne des lins (troisième formule). 3. Cette idée que l’humanité, trois concepts indiqués et de la rapprocher ainsi, autant que faire se peut de’l'intuition.

Nous pouvons maintenant finir par l’idée même qui nous a servi de point de départ, en commençant, je veux dire par l’idée d’une volonté absolument bonne. La volonté est absolument bonne quand elle ne peut pas être mauvaise, c’esl-à-dire quand sa maxime, transformée en loi universelle, ne peut jamais se contredire. Sa loi suprême est donc ce principe : agis toujours d’après une maxime telle que tu puisses vouloir qu’elle soit une loi universelle’. Telle est la seule condition qui permette à une volonté de ne jamais tomber en contradiction avec elle-même et un.tel impératif est catégorique. Comme il y a une certaine analogie entre ce caractère que possède la volonté de devenir une loi universelle pour des actions possibles et la liaison universelle des choses dans la réalité d’après des lois universelles qui sont comme l’élément formel de la nature, l’impératif peut encore s’exprimer de la manière suivante : Agis ifaprès des maximes telles que l’jobjet de ton vouloir puisse être’^ériger ces maximes mêmes en lois universelles de la nature. Telle esl donc la formule d’une volonté absolument bonne.

La nature raisonnable se dislingue de toutes les autres en ceci qu’elle se pose à elle-même une fin. Cette fin doit être la matière* de loulc bonne volonté. Mais comme pour concevoir une volonté absolument

considérée connue l’ensemble des personnes raisonnables, esl la lin dernière de l’univers, se retrouve dans la Critique du Jugement, Rami. p. t ?.3.

4. Telle est, en somme, la vraie formule de l’Impératif catégorique, celle qui exprime le mieux lé formalisme de Kant. Les deux autres, comme Kant l’a dit tout 4 l’heure,

donnent une forme plus sensible au devoir, niais elles sonl dérivées et moins pures.

2. Le texte porte bien ici.Valérie, et cela prouve, une fois de plus, qu’il faut lire plus liant également Materie, car ce paragraphe correspond an second alinéa du pas-age où Kant expose le contenu des maximes. bonne, sans aucune condition qui la limite (atteindre tel ou tel but), il faut faire abstraction de tout résultat à obtenir (car alors la volonté ne serait que relativement bonne), la fin dont nous parlons ici ne doit pas être conçue comme un effet à obtenir, mais comme une fin ayant sa valeur en elle-même, et, par conséquent, c’est d’une manière négative que nous la concevons. Je veux d’re par là qu’il ne faut jamais agircontre celte fin, qu’il ne faut jamais la considérer comme un moyen, mais toujours comme une fin dans toutes nos volitions. Or celle fin ne peut être autre chose que le sujet de toutes les fins possibles, parce que ce sujet est en même temps le sujet de la possibilité d’une volonté absolument bonne, volonté que l’on ne peut sans contradiction faire passer après aucun autre objet. Le principe : agis à l’égard de tout être raisonnable (loi et autrui) de manière à lui reconnaître, dans ta maxime, la valeur d’une fin en soi est au fond identique au principe : agis d’après une maxime qui contienne en elle-même le principe de sa valeur universelle pour tout être raisonnable*. Car dire que, dans l’usage des moyens pour atteindre une fin quelconque, je dois subordonner ma maxime à une condition, à savoir qu’elle puisse s’appliquer à tout sujet comme loi universelle, cela revient à dire que le sujet des fins, l’être raisonnable lui-même, ne doit jamais être considéré comme un moyen, mais comme la condition suprême qui limite l’emploi des moyens, c’est-à-dire qu’on doit se le proposer comme fin dans lotîtes les maximes de ses actions*. Or il suit de là incontestablement que l’être raison4

raison4 précise l’idée qui domine sa déduction des trois formules de l’impératif. Il s’efforce de bien établir que la deuxième el la troisième ne contiennent rien qui ne soit implicitement compris dans

la première, iiui est la vraie. 2. Voici en deux niots l’idée de Kant : Si l’être raisonnable était traité comme moyen, je ne pourrais plus appliquer à tout être raisonnablc fa maxime de mon action. nable, étant fin en soi, doit pouvoir se considérer, relativement à toutes les lois auxquelles il peut être soumis, comme législateur universel. ¥A\ effet, c’est justement cette aptitude « lèses maximes à former une législation universelle qui le-distingue comme fin en soi*. Il suit encore de ce qui a été dit que la dignité de cet être (prérogative) qui l’élève au-dessus des simples êlres « le la nature, entraîne pour lui la nécessité de choisir toujours sa maxime en se plaçant à un point de vue qui soit à la fois le sien et celui de tous les autres êtres raisonnables considérés comme tëgislateurs (et que l’on peut à cause de cela appeler personnes). C’est de celte manière que devient possible un monde des êtres raisonnables {mundus intclligibilis), comme règne des fins et cela grâce à la législation propre de toutes les personnes qui en sont les membres. D’après cela, tout être raisonnable doit agir comme s’il était toujours, par ses maximes, un.nicmbrc législateur dans le règne universel des fins. Le principe formel de ces maximes est : agis comme si la maxime devait servir de loi universelle (pour tous les êtres raisonnables). Un règne des fins n’est donc possible que par analogie avec un règne île la nature ; mais le premier repose seulement sur des maximes, c’est-à-dire sur des règles que l’on s’impose à soimême, le second sur « les lois causales imposant aux choses une nécessité extérieure. Malgré cela on donne aussi à l’ensemble de la nature, que l’on considère pourtant comme une machine, le nom de règne de la nature, parce qu’il se rapporte à des êtres raisonnables dans lesquels on voit ses fins*. Un tel règne des fins

4. Si l’être humain esl vraiment fin en soi, il doit pouvoir se considérer comme législateur universel, car c’est justement parce qu’il peut ériger ses maximes en lois universelles

universelles est fin en sol. Ainsi la troisième formule revient à la deuxième, qui revient à la première. 2. Il résulte de ce passage que ne pourrait être vraiment réalisé que par ces maximes dont l’impératif prescrit la règle à tous les êtres raisonnables, à condition qu’elles fussent universellement suivies. Mais, bien que l’être raisonnable ne puisse guère espérer que tous les autres soient fidèles à cette maxime,.encore qu’il l’observe lui-même ponctuellement, ni que le règne de la nalure, avec l’ordre de finalité qui s’y manifeste, se mette enharmonie avec sa propre personne, de manière à réaliser un règne « les fins qu’il rendrait possible et dont il serait le digne membre, c’est-à-dire lui donne le bonheur qu’il attend, malgré tout cela celte loi : agis d’après les maximes qui conviennent à un membre législateur dans un règne seulement possible « les fins, conserve la plénitude de sa force, parce qu’elle ordonne d’une manière catégorique. Et c’est en cela précisément que consiste ce paradoxe : que la simple dignité de l’humanité consiilérée comme nature raisonnable, indépendamment de toul résultat avantageux que l’on puisse obtenir, et, par suite, que le respect pour une simple idée doive servir de règle inviolable à la volonté ; que l’indépendance de la maxime à l’égard de tous les penchants de cette espèce soil justement ce qui en fait la sublimité, ce qui rend tout être raisonnable « ligne de devenir membre législateur dans un règne « les fins ; car autrement on ne

l’idée de règne implique l’idée de finalité, et même que, si le règne de la nature est analogue au règne des fins, ce n’est pas seulement parce qu’il est soumis à des règles, mais surtout parce qu’il a une lin qui est, en somme, la même que celle du règne des volontés pures, cette lin, c’é.-t l’ensemble des êtres raisonnables, qui semblent être considérés ici comme la raison d’être de celle machine qu’est la nature. Dans la Critique du jugement, Kant déclare que « sans les hommes toute

la création serait déserte, inutile el sans but final ». Or, ce qui peut faire de l’homme le but final de la nature.ee n’est passon intelligence, en tant qu’elle peut contempler le monde ; ce n’est pas non plus sa sensibilité, en tant qu’elle peut être satisfaite par la nature, c’est la faculté qu’il a d’agir en être libre, c’est sa bonne volonté, • la seul » chose qui puisse donner à l’existence de l’homme une valeur absolue et à celle du monde un but final. » (liarni, p. ÎM-Iii.) pourrait se le représenter que comme soumis à la loi naturelle « le ses besoins. Quand même nous supposerions le règne de la nature et le règne des fins réunis sous un mailre suprême, el quand même le second de ces règnes obtiendrait ainsi une réalité véritable au lieu d’être une simple idée, sans doute un mobile puissant viendrait s’ajouter à l’idée, mais sans eh■. accroître en rien la valeur intrinsèque. Car, malgré tout, on devrait se représenter ce législateur unique cl illimité comme jugeant de la valeur des êtres raisonnables d’après la conduite désintéressée prescrite parcelle idée. L’essence des choses ne se modifie pas sous l’influence de leurs rapports avec le dehors ; et ce qui, abstraction faite de ces rapports, constitue seul lavaleurabsolùe del’homme, reste la seule chose d’après laquelle il doive èlre jugé, quel que soit son juge, ce juge fût-il même l’Etre suprême. La moralité est donc le rapport des actions à l’autonomie de la volonté, c’esl-à-dire à la législation universelle que les maximes de cetle volonté doivent rendre possible. L’acte qui peut s’accorder avec l’autonomie de la volonté est permis, celui qui y répugne est défendu. La volonté dont les maximes s’accordent nécessairement avec les lois de l’autonomie est une volonté sainte, c’est-à-dire absolument bonne. La dépendance d’une volonté qui n’est pas absolument bonne à l’égard du principe de l’aulonomie (la nécessité morale) est YoUigation. L’obligation ne peut donc s’appliquer à un être saint. La nécessité objective d’un acle, fondée sur l’obligation est le devoir*.

On s’expliquera sans peine, d’après le peu qui précède, comment il arrive que tout en concevant sous l’idée du devoir une sujétion à la loi, nous trouvions en même temps une certaine sublimité et une di4.

di4. avons déjà vu que le devoir n’existe que pour une volonté mpaifaite, et que ce mol n’a plus 1

I Je sens pour la volonté sainte qu se conforme naturellement à I loi. gnitê* chez la personne qui accomplit tous ses devoirs. En effet elle est sublime, non pas en tant qu’elle est soumise à la loi morale, mais en tant qu’elle se donne celle loi par une législation propre et lui obéit seulement pour celle raison. Nous avons aussi montré plus haut comment ce n’est ni lacrainte ni l’inclination, mais seulement le respect delà loi qui constitue le seul mobile capable de donner à l’action une valeur morale. Notre propre volonté, supposé qu’elle n’agisse que sous la condition d’obéir à une législation universelle rendue possible par ses maximes, celte volonté idéalement possible est l’objet propre du respect et la dignité de l’humanité consiste justement dans cette aptitude à fonder des lois universelles, — mais à la condition de se soumettre en même temps à cette législation.


L’AUTONOMIE DE LA VOLONTÉ
comme principe suprême de la moralité.


L’autonomie de la volonté est cette propriété qui lui apparlicnl d’être à elle-même sa loi (abstraction faite de la nature des objets du vouloir). Le principe de l’autonomie est donc : do choisir toujours de telle manière que les maximes de notre choix constituent, dans noire vouloir même, des lois universelles. Pour démontrer que cette règle pratique esl un impératif, c’est-à-dire que la volonté de toul être raisonnable est liée nécessairement à une telle condition, il ne peut pas suffire

i. Le sublime est pour Kant ce qui est absolument grand. Or, le véritable sublime ne sa trouve pas dans la nature extérieure, niais in nous-mêmes. La nature n’esl.sublime que pour notre imagination. Ce qui est vraiment sublime pour la raison, c’est ce qui dépasse infiniment

infiniment nature sensible, c’est noire raison elle-même, et dans notre raison, l’idée du devoir el la volonté de l’accomplir malgré toutes les tentations ou les résistances de la nature. (Voir à ce sujet la Critique du Jugement, analytique du sublime, llarni, I. I, p. 71.) de décomposer celte volonté en se3 éléments parce qu’il s’agit d’une proposition synthétique’;, il faudrait dépasser la connaissance des objets et entrer dans une critique du sujet, c’est-à-dire faire une critique de la raison pure pratique ; car ce principe synthétique qui ordonne d’une manière apodicliqtie doit pouvoir être reconnu a priori ; mais ce travail n’appartient pas à la présente section. En revanche on peut fort bien établir par une simple analyse des concepts de la moralité que le principe susmentionné de l’autonomie est le seul véritable principe do la morale. Car on découvre par celte méthode que ce dernier principe doit être un impératif catégorique et que cet impératif no commando ni plus ni moins que celte autonomie même.


L’HÉTÉROXOMlË DE LA VOLONTÉ
comme source de tous les faux principes de la moralité.


Quand la volonté cherche-la loi qui doit la déterm’mcr ailleurs que dans l’aptitude de ses maximes à la rendre elle-même législatrice universelle, quand, sortant d’elle-même, elle cherche cette loi dans la nature de l’un quelconque de ses objets, il so produit une hêtéronomie. Alors la volonté ne se donne plus à ellemême sa loi, c’est l’objet qui la lui donne, en vertu du rapport qu’il a avec elle. Ce rapport, qu’il repose sur l’inclination ou sur des représentations de la raison, ne peut donner lieu qu’à des impératifs hypothétiques : je

i. Cette proposition : que la volonté raisonnable obéisse à des maximes qui puissent être érigées en lois universelles.est synthétique, parce que l’idée de volonté raisonnable n’implique pas en elle-même l’idée d’obéissance à une législation

universelle. Pour démontrer celte proposition, il faut pénétrer jusqu’à l’essence intime du sujet et faire la critique de la Raison pure pratique, kant abordera tout à l’heure celle démonstration, dans la troisième section. dois faire une chose parce que j’en veux quelque autre. Au contraire l’impératif moral, c’est-à-dire catégorique, dit : je dois agir de telle ou telle façon, même si je ne veux rien d’autre. Par exemple, le premier dit : je ne dois pas mentir, si je tiens à ma considération ; le second : je ne dois pas mentir, quand même il n’en résulterait pas la moindre honte pour moi. L’impératif catégorique doit faire abstraction de tout objet, de manière que l’objet n’ait aucune influence sur la volonté ; il ne faut pas en effet que la raison pratique (la volonté) se borne à administrer un intérêt étranger, mais qu’elle prouve son droit à être considérée comme législatrice suprême. Par exemple je dois m’efforcer de contribuer au bonheur d’autrui, non pas comme si j’avais quelque intérêt à ce bonheur (soit en vertu d’une inclination immédiate, soit, indirectement, en vue de quelque satisfaction conçue par la raison), mais uniquement parce que la maxime qui exclut ce bonheur ne peut pas subsister dans un seul et même vouloir comme loi universelle[29].


CLASSIFICATION
de tous les principes possibles de la moralité
d’après le concept fondamental que nous avons adopté
de l’hétêronomie.


Ici, comme partout ailleurs, la raison humaine, dans son usage pur, tant que la critique lui a fait défaut, a essayé toutes les fausses routes possibles avant de réussir à trouver la seule qui soit bonne.

Tous les principes que l’on peut admettre de ce point de vue sont empiriques ou rationnels. Les premiers, tirés du principo du bonheur, s’appuient sur la sensibilité physique on morale ; les seconds, empruntés au principo do \a perfection, reposent, ou bien surlo concept rationnel do cette perfection, considérée comme effet possible do notre volonté, ou bien sur le concept d’uno perfection existant en soi (sur la volonté do Dieu) commo causo déterminante do notre volonté.

Les principes empiriques no sont jamais propres à fonder des lois morales. Car l’universalité’qui rend ces lois valables pour tous les êtres raisonnables sans distinction, la nécessité pratique inconditionnelle qui leur est attribuée par là même, s’évanouissent des qu’on les fonde sur la constitution particulière île la nature humaine ou sur les circonstances contingentes où cette nature se trouve placée. Mais lo principe qu’il faut rejeter avant tous les autres, c’est le principe du fco>iheur personnel*, et cela non seulement parce qu’il est faux et que l’expérience contredit celle proposition que le bien-être correspond toujours h la bonne conduite, non seulement parce qu’il ne fournil aucune base a la moralité, car autre chose est de rendre un homme heureux ou de le rendre bon, d’en faire quelqu’un d’avisé et d’attentif à ses intérêts ou quelqu’un de vertueux ; mais encore parce qu’il donne comme fondement à la morale des inclinations qui la minent bien plutôt et détruisent toute sa sublimité, car elles rangent dans la même classe les mobiles de la vertu et ceux du vice et nous apprennent seulement à mieux calculer, détruisant toute distinction spécifique entre ces deux espèces de mobiles*. Pour ce qui est du sentiment moral 5,

1. L’utilitarisme a toujours été pour Kant la négation même de la morale.

3. En effet, si le bonheur est le but, il n’y a que des calculs bien ou mal faits, il n’y a plus d’intentions bonnes ou mauva ises etf elles-mêmes.

3. Sbafteshury (1671-1713, Recherches tur la terlu et le mérite admet des sentiments rationnels parmi lesquels se trouve le sentiment du bien et du mal, tout a fait analogue au sentiment du beau et du laid. ce prétendu sens spécial*, il est moins éloigné do la moralité et de la dignité qui lui appartient (quoiquo ce soit la marque d’un esprit bien superficiel d’en appeler à co sens, car ce sont ceux qui sont incapables do’penser qui espèrent se tirer d’affaire avec l’aido du sentiment même la où il s’agit de lois universelles, et d’autre part les sentiments, qui, par leur nature, diffèrent infiniment les uns des autres, quant au degré, no peuvent fournir une mesure fixe du bon et du mauvais, sans compter que l’homme qui juge par sentiment no peut avoir la prétention d’imposer son jugement a autrui). Mais lo sens moral fait au moins a la vertu l’honneur de lui attribuer immédiatement la satisfaction cl lo respect qu’ello nous inspire, il no lui dit pas en face que ce n’est pas sa beauté mais seulement l’intérêt qui nous attache à elle.

Parmi les principes intelligibles ou rationnels do la moralité, le meilleur est le concept ontologique do la Perfection (il est pourtant bien vide, bien indéterminé et par suite bien peu utilisable pour découvrir, dans lo champ immense de la réalité, la plus grande somme de perfection qui puisse nous convenir, sans compter que, lorsqu’il s’agit de distinguer spécifiquement la réalité, dont il est ici question, de toute autre, il montre une tendance irrésistible à tourner dans un cercle

  • Je rattache le principe du sentiment moral au principe du bonheur, parce que tout intérêt empirique causé par l’agrément qu’une chose nous procure, soit immédiatement, et abstraction faite de toute espérance d’un avantage ultérieur, soit au contraire en vue de cet avantage, promet d’ajouter quelque chose a notre bien-être. De même on doit, avec Jlutcheton’, rattacher le principe de la participation sympathique au bonheur des autres a ce même sens moral admis par ce philosophe. (N. de K.)

1. Ilut-heson (né en 1691, professeur à Glasgow) admet un sens moral sur lequel repose le jugement moral, comme le jugement esthétique repose sur un sens particulier.

particulier. ce sens moral n’est pas suflisant pour nous déterminer a l’action. Pour agir il faut l’appoint d’autres sentiments, comme la sympathie. et n’évite guère de supposer tacitement celto moralité qu’il doit expliquer *)• I-oconcept do la perfection n’en est pas moins préférable au concept théologique qui fait dériver la moralité do la volonté infiniment parfaite de Dieu et cela pour deux raisons : d’abord, parce que, n’ayant pas l’intuition de la perfection divine, nous ne pouvons en dériver l’idée que do nos propres concepts, parmi lesquels se trouve au premier rang celui « le la moralité*, ensuite parce que, si nous ne procédons pas ainsi (ce qui serait commettra un cercle grossier dans notre explication), le seul concept qui nous reste, celui de la volonté divine, que nous nous représentons mue par l’amour do la gloire et de la domination et à laquelle nous associons l’image terrible de la passioii, de la puissance et de la jalousie*, nous conduirait a un système de morale absolument opposé à la moralité. Si j’avais à choisir entre lo concept du sens moral et celui de la perfection en général (concepts qui au moins ne causent aucun préjudice a la moralité, bien qu’ils ne suffisent guère à lui fournir une base solide), je me déciderais pour le dernier parce qu’il porte devant le tribunal de la raison pure la question morale, enlevant à la sensibilité lo droit de la trancher, et que, s’il n’arrive parcelle loi à aucune solution et laisse dans l’indétermination’l’idée (d’une volonté bonne en

i. Le bien, dit-on, c’est la perfection, par exemple l’épanouissement de nos facultés, mais d’après quel principe déclarez-vous que cet achèvement de l’être est le bien ? évidemment d’après un principe supérieur à la perfection elle-même. Dans la Métaphysique tien mteur*, Kant fera de la perfection l’objet des devoirs envers nous-mêmes, en appelant perfection le développement des facultés qui rendent possible la bonne volonté. L’idée de perfection s ? ra ainsi fondée sur celle de devoir

et non l’idée de devoir sur l’idée de perfection.

8. Le bien est ce que Dieu veut, mais qu’est-ce que Dieu veut ? Pour répondre à celte question nous partons d’une certaine idée que nous avons du bien. Dieu, par exemple, ordonne la charité, disons-nous, mais c’est que d’après l’idée que nous nous faisons du bien, nous jugeons la charité bonne.

3. Le texte porte Xacheifer », jalous : e : liacheifer », désir de vengeance ferait peut-être un meilleur sens. soi), il la conserve sans la fausser jusqu’à ce qu’ello puisse être déterminée avec plus’de précision •.

D’ailleurs je crois pouvoir ino dispenser d’entreprendre une réfutation développée de toutes ces doctrines. Celte réfutation est si facilo et ceux-là mémo que leur profession oblige a so déclarer pour l’une de ces théories (parce que les auditeurs ne souffrent guère que l’on suspende son jugement) la conçoivent si bien que ce serait un travail superflu d’y insister. Ce qui nous intéresse ici davantage, c’est de savoir que ces systèmes no donnent à la morale d’autre principe que l’Iietéronomie de la volonté et que, précisément’pour cela, ils manquent nécessairement leur but.

Toutes les fois que, pour prescrire a la volonté la règle qui doit la déterminer, on s’adresse à l’objet de celte volonté, cette règle n’est qu’hétéronomio ; l’impératif est subordonné à une condition ; c’est si ou jmrce que l’on veut tel objet que l’on doit agir do telle façon ; aussi cet impératif ne peut-il jamais être moral, c’està-dire commander catégoriquement. Que l’objet détermine la volonté pir lo moyen de l’inclination, comme dans le système du bonheur personnel, ou par l’intermédiaire de la raison appliquée aux objets possibles de notre volonté en général, comme dans lo système de la perfection, la volonté, dans tous les cas, ne se détermine pas immédiatement par la seule idée de l’action, mais.par l’influence qu’exerce sur elle l’idée anticipée de l’effet de l’action : je dois faire une chose parce que j’en veux une autre, et alors il faut qu’en moi-même so pose une autre loi, en vertu de laquelle je veux nécessairement cette autre chose et cette loi à son tour suppose un impératif qui détermine cette maxime à un objet défini. En effet,.comme’l'attrait que la représenta1.

représenta1. que, pour déterminer’idée du bien (sans ramener le bien au bonheur), il faut, suiI

suiI Kant recourir aux runepts d’autonomie et d’impératif catégo| rique. tion d’un objet possible de notre activité doit exercer sur lo sujet, en vertu de sa constitution, dépend de la nature de ce sujet, soit de sa sensibilité (inclination et goûts), soit do son entendement et do sa raison qui, en vertu des dispositions particulières de leur nature, s’appliquent avec plaisir à un objet, ce serait donc à proprement parler la nature qui donnerait la loi ; et alors, non seulement cette loi, comme telle, ne pourrait être connue et démontrée que par l’expérience et, par suile, serait contingente, donc incapable de fonder une règle pratiquo apodictique, comme doit êlre la règle morale, mais encore elle ne serait jamais qu’héléronomie do la volonté. Ce ne serait pas la volonté qui se donnerait a elle-mèmo sa loi, mais elle la recevrait d’une impulsion étrangère, par l’intermédiaire d’une certaino constitution du sujet qui la disposerait à en subir l’action., >

La volonté absolument bonne, dont le principe doit être un impératif catégorique, reste donc indéterminée à l’égard de tous les objets et ne contient que la forme du vouloir en général, et c’est en cela que consiste l’autonomie ; c’est-à-dire que l’aptitude de la maxime de toute bonne volonté à se tranformer en loi universelle est la seule loi que s’impose à elle-même la volonté de tout être raisonnable, sans y ajouter aucun autre principo lire de l’inclination ou de l’intérêt.

Mais, comment une jxtreiUe proposition pratique, synthétique a priori est-elle possible’, pourquoi est-elle nécessaire ? voilà une question dont la solution dépasse les limites de la Métaphysique des mœurs*, aussi n’avons-nous pas affirmé ici la vérité de cette propo1.

propo1. revient encore a cette question qu’il a déjà posée plusieurs lais, mais qu’il n’a pas encore essayé de résoudre.

2. L’objet de la Métaphysique des mœurs (en y comprenant les fondements de cette science) « st de

déterminer le principe suprême de la morale et d’en déduire les règles de la conduite. Pour ce qui est d’établir la valeur objective de ce principe, c’est un problème qui ne pourrait être résolu qne par une critique de la Raison pratique. sition ni prétendu quo nous eussions entre, les mains le moyen do la prouver. Nous avons seulement montré en développant le concept do la moralité tel qu’il est universellement admis, qu’une autonomie do la volonté se liait inévitablement à co concept ou plutôt lui servait de base. Quiconque lient la moralité pour quelque chose de réel et non pour uno idée chimérique sans vérité, doit admettre lo principe do la moralité que nous avons proposé. Cetto seconde section adonc été, comme la première, purement analytique’. Pour établir maintenant quo la moralité n’est pas uno chimère, idée qui s’impose si l’impératif et avec lui l’autonomie do la volonté sont des vérités et sont nécessaires comme principes a priori, il faut admettre la possibilité d’un usage synthétique de la raison pure pratique* ; mais nous no pouvons tenter cette voie sans commencer par faire la critique de cetto faculté de la raison. Nous exposerons dans la dernière section les grandes lignes de cetto critique autant qu’il est nécessaire pour atteindre notre but.

i. Ce passage résume nettement la méthode que Kant a suivie dans toute cette seconde partie : S’il y a une moralité, elle ne peut consister que dans l’Impératif catégorique et 1 autonomie de la volonté, mais y a-t-il une moralité, eu l’idée même de moralité est-elle chimérique ? Kant va indiquer dans la troisième section la solution de ce problème.

3. De même que la fonction de la

pensée théorique est d’établir a priori certaines synthèses, par exemple, celle de la cause et de l’effet. Nous savons que la proposition : La bonne volonté est la volonté autonome, obéissant à des lois universelles qu’elle pose ellemême, est une proposition synthétique. Il faut pouvoir démontrer a priori, la nécessité de cette synthèse..




TROISIÈME SECTION


PASSAGE DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS
A LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE


LE CONCEPT DE LA LIBERTÉ
est la clef qui donne l’explication de l’autonomie de la volonté.


La volonté est une espèce de causalité qui appartient aux êtres vivants, mais seulement en tant qu’ils sont raisonnables et la liberté serait la propriété qu’aurait celle causalité d’agir sans y être déterminée par des causes étrangères, de même que la nécessité naturelle est la propriété que présente la causalité, chez tous les êtres dépourvus de raison, d’être déterminée à l’action par l’influence de causes étrangères.

L’explication que nous venons de proposer de la liberté est négative et par suite ne nous permet pas d’en pénétrer l’essence ; mais on peut en dériver un concept positif de cette même liberté qui n’en sera que plus riche et plus fécond[30]. Si l’idée de causalité entraîne celle de lois, en vertu desquelles une chose que nous appelons effet doit être produite par une autre chose appelée cause, la liberté, bien qu’elle ne soit pas le caractère d’une volonté obéissant à des lois naturelles, n’échappe pourtant pas à toute espèce de lois’; c’est au contraire uno causalité d’après des lois immuables, mais d’une espèce particulière, car, autrement, une volonté libre serait une absurdité. La nécessité naturelle était, pour les causes efficientes, une hétéronomie ; car, pour que l’effet pût se produire, une condition était nécessaire, à savoir quo la cause efficiente fût déterminée à l’action par quelque chose d’étranger. Que peut donc être la liberté do la volonté sinon l’autonomie, c’est-àdire le caractère qui appartient à la volonté d’être à elle-même sa propro loi ? Mais la proposition:la volonté est à elle-même, dans toutes nos actions, sa propre loi, n’est qu’une autre formule du principe qui nous défend d’agir d’après une maxime qui ne puisse vouloir s’ériger elle-même en loi universelle. Or cetto formule est justement celle do l’impératif catégorique et le principe de la moralité; ainsi une volonté libre et uno volonté soumise à des lois morales, c’est tout un.

Si donc la liberté de la volonté est supposée, une simple analyse de son concept en fait sortir la moralité avec sou principe. Ce principe n’en n’est pas moins toujours une proposition synthétique : une volonté absolument bonne est une volonté dont la maxime peut toujours renfermer dans son sein une loi universelle, qui n’est autre que cetto maxime même, car l’analyse du concept d’une volonté absolument bonne ne nous donne nullement cette propriété de sa maxime *. Mais des propositions synthétiques de ce genre ne sont possibles que si les deux notions qu’elles contiennent

1. Une liberté d’indifférence serait absurde.

2. Ce point a été expliqué plus haut. L’idée d’une volonté absolument bonne n’est pas identique à l’idée d’une volonté dont la maxime est une loi universelle. Il y a là une synthèse dont il faut trouver le principe. Ce principe ce sera l’idée de liberté. peuvent— être reliées entre elles par l’intermédiaire d’un troisième terme en qui elles se rencontrent toutes les deux. Or le concept positif de la liberté donne ce troisième terme, qui ne peut pas être, comme lorsqu’il s’agit do causes physiques, la nature du monde sensible (dans lo concept de laquelle —l’idée d’une certaino choso considérée comme cause so lie à l’idée d.’unc autre chose considérée comme effet). Quel est donc ce troisième terme auquel nous adresse la liberté et dont nous avons une idée a priori ? Nous no pouvons pas le montrer dès maintenant ni expliquer comment lo concept de la liberté so déduit do la raison puro pratique et comment, avec la liberté, un impératif catégorique est possible. Il nous faut pour cela encore quclquo préparation.


La liberté doit être supposée comme propriété
de la volonté de tous les êtres raisonnables.


I1 ne suffit pas d’attribuer la liberté à notre volonté, pour quelque raison quo co soit d’ailleurs, si nous n’avons pas une raison suffisante pour l’accorder également à tous les êtres raisonnables. Car, la moralité no nous prescrivant ses lois qu’en tant que nous sommes des êtres raisonnables, elle doit donc valoir également pour tous les êtres raisonnables, et comme elle ne peut être déduite quo du caractère de liberté qui appartient à notre volonté, nous devons pouvoir démontrerque la liberté est le caractère de la volonté, de tous les êtres raisonnables ; et il ne suffit pas de l’établir seulement au moyen de quelques prétendues expériences faites sur la nature humaine (une telle entreprise est d’ailleurs radicalement impossible, et la démonstration no peut être faite qa’tt’prioïi), il faut démontrer que ce caractère appartient nécpssaircment et en général à l’activité de tous les êtres raisonnables doués do volonté. Je dis donc : un être qui no peut agir quo sous Vidée de la liberté est, par là même, vraiment libre au point de vue pratique, c’est-à-dire quo toutes les lois qui sont inséparablement associées à l’idée « le liberté sont valables pour lui, absolument comme si la liberté de sa volonté eu elle-même avait été expliquée d’une manière valable, au point de vue de la philosophie théorique*. Or j’affirme que nous devons nécessairement accorder à tout être raisonnablo doué de volonté l’idéo do la liberté, comme étant la condition même de son activité’.En effet l’idée d’un tel être implique cello d’une raison qui est pratique, c’est-à-dire qui exerce uno action causale à l’égard do ses objets. Or il est impossible do concevoir uno raison qui, ayant conscience d’être elle-même l’auteur do ses jugements, recevrait du dehors sa direction, car alors lo sujet devrait attribuer la détermination do sa faculté de juger non pas à sa raison mais à une inclination. Sa

  • La méthode que je suis, et que je crois suffisante pour le but que je me propose, consiste ï admettre la liberté comme une simple idée que tous les êtres raisonnables prennent comme principe de leur conduite ; je l’ai adoptée pour ne pas être obligé de démontrer la liberté au point de vue théorique. Car, quand même cette dernière démonstration ne pourrait être faite, les lois qui obligeraient un être vraiment libre n’en seraient pas moins valables pour un être qui ne pourrait agir que d’après l’idée de sa propre liberté. Nous pouvons donc ici nous débarrasser du fardeau qui pèse sur iz théorie (N. de K.).

i. Kant veut dire ceci : Un être raisonnable ne peut agir en tant qu’être raisonnable qu’à la condition de se supposer libre (dans le sens du mot liberté indiqué plus haut). Si, en effet, il obéit a une causalité autre que celle de sa raison, il n’agit plus en tant qu’être raisonnable. Quant à la méthode que Kant se propose ici de suivre, il l’explique suffisamment dans la note qu’il a ajoutée au texte. Cette méthode est toujours la même que celle qui a été suivie dans la deuxième section : Si l’être peut agir comme personne raisonnable il doit supposer qu’il est libre. Mais reste à savoir si cette liberté est réelle Kant montrera que la distinction du phénomène et du noumène la rend possible, on pourrait même dire probable. raison doit donc so considérer elle-même comme étant l'auteur de ses propres principes, indépendamment do toute influence étrangère ; en coriséquenco elle doit, comme raison pratique pu commo volonté d'un être raisonnable, se regarder elle-même commo libre ; autrement dit la volonté d'un tel être ne peut être conçue comme lui appartenant réellement que par cclto idée de liberté, il faut donc, au point de vue pratique, attribuer une telle volonté à tous les êtres raisonnables.

de l'intérêt
qui s'attache aux idées de la moralité.


Nous avons, en dernière analyse, ramené à l'idée .do la liberté le concept déterminé de la moralité; mais nous n'avons pas pu établir que celte liberté fût, même en nous et dans la nature humaine, quelque chose de réel. Nous avons vu seulement que nous devions ht supposer, si nous voulions nous faire l'idée d'un être raisonnable, ayant conscience do sa causalité à l'égard de ses actions, c'est-à-dire doué de volonté et nous trouvons ainsi quo nous devons, par la même raison, accorder à tout être doué de raison et de volonté cette faculté de se déterminer à agir sous l'idée même de sa liberté.

De la supposition do cette idée dérivait la conscience d'une loi de l'action, loi qui nous prescrivait do prendre pour règles subjectives do notre conduite, c'est-àdiropour maximes, des principes susceptibles de revêtir "une valeur objective, c'est-à-dire universelle et de servir à former uno législation universelle qui nous fût propre. Mais pourquoi donc dois^jo mo soumettre à ce principe, et cela comme être raisonnable en général, et pourquoi tous les êtres doués do raison doi vont-ils s’y soumettra également ? J’avoue qu’aucun intérêt’no m’y pousse, car l’intérêt ne saurait donner un impératif catégorique ; et pourtant il faut nécessairement quo j’y prenne un certain intérêt et quo jo comprenne comment cela so peut faire ; en effet ce devoir est à projiremcnt parler un vouloir qui serait celui do tout cire raisonnable, dont la raison pourrait devenir pratique sans roicontrer d’obstacles. Mais pour des élres comme nous qu’affectent des mobiles d’un autre genre, comme ceux do la sensibilité, cl qui ne • font pas toujours co quo ferait la raison livrée à elle-même, cette nécessité do l’action s’appelle seulement devoir et la nécessité subjective so distinguo do la nécessité objective.

Il semble donc qu’en supposantla liberté, nous n’ayons fait que supposer la loi morale, c’est-à-diro le principe do l’autonomie de la volonté, et quo nous n’ayons pu démontrer la réalité et la nécessité objectives de co principe en lui-même. Nous aurions, il est vrai, obtenu un avantage très appréciable en déterminant au moins, d’une façon plus exacte qu’on no l’avait fait jusqu’ici, lo vrai principo do moralité ; mais, en co qui concerne sa valeur et la nécessité pratique do s’y soumettre, nous ne serions pas plus avancés ; car nous n’aurions aucune réponse satisfaisante à faire à celui qui nous demanderait pourquoi donc il faut que l’universalité de notre maxime, conçue commo loi, devienne la condition restrictive do nos actions ; sur quoi nous fondons la valeur que nous attribuons à cette manière d’agir, valeur si grande qu’il no peut y avoir nulle part d’intérêt plus grand * ; et comment il se fait que l’homme ne croie avoir quo do celte manière lo sentiment do sa valeur personnelle, valeur devant

i. L’intérêt est un mobile sensible I (voir la note de Kant à la nage 116).

2. L’intérêt, dont parle Kant, c’est donc la valeur que nous attribuons a une conduite dominée par l’Impératif catégorique. laquelle celle d’un état agréable ou pénible semble devoir être comptée par rien.

Nous trouvons, il est vrai, que nous pouvons attacher de l’intérêt à une qualité personnelle, dont l’intérêt de notre situation ne dépend pas, mais qui nous rendrait seulement dignes de participer au bonheur, si la raison en était la dispensatrice ; autrement dit lo seul fait d’être digne d’être heureux peut nous intéresser par lui-même, indépendamment du mobile de l’espérance de participer à ce bonheur. Mais ce jugement est, en réalité, la conséquence de l’importance que nous sommes déjà supposés attacher aux lois morales (en nous détachant, par l’idée do liberté, do tout intérêt empirique) ; mais il est impossible de comprendre ainsi que nous devions nous détacher de cet intérêt, c’est-àdire que nous devions nous considérer comme libres dans nos actions, tout en nous regardant comme soumis a certaines lois, de manière à trouver dans notre propre personne une valeur capable de compenser la perte de tout ce qui— peut donner du prix à notre vie, et nous ne pouvons pas voir de cette manière comment tout cela est possible et d’où vient, par conséquent, que la loi morale oblige*.

Ici apparaît, il faut bien l’avouer franchement, une sorte de cercle dont il ne semble pas facile de sortir*. Nous nous supposons libres dans l’ordre des causes efficientes afin de nous considérer comme soumis à des lois morales dans l’ordre dc9 fins et ensuite nous nous regardons commo soumis à ces lois parce que nous nous sommes attribué la liberté do la volonté ; car la liberté et la législation propre do la volonté sont toutes

i. L’intérêt suprême, c’est la va « leur que nous attribuons à l’autonomie et à la liberté. C’est cette valeur absolue qu’il faudrait démontrer, car c’est parce nue nous y croyons, que le fait d’être digne d’être heureux peut nous intéresser, indépendamment de l’espérance d’être réellement heureux.

2. Ce cercle consiste a démontrer la moralité par la liberté, et la liberté par la moralité. deux de l’autonomie, ce sont par suite deux concepts que l’on peut substituer l’un à l’autre, mais, justement pour celte raison, on ne peut se servir de l’un pour expliquer l’autre et en rendre raison. Tout co que l’on peut faire c’est de ramener à un seul concept deux représentations du même objet qui semblent différentes au point de vue logique (comme on réduit plusieurs fractions de même valeur à leur plus simple expression).

Mais un moyen nous reste 1, c’est do chercher si, lorsque nous nous considérons, grâce à la liberté, commo des causes efficientes agissant a priori, nous ne nous plaçons pas à un autre point de vue qu’en nous représentant notre propre personne d’après ses actions envisagées comme des effets que nous avons sous les yeux.

11 y a une remarque que l’on peut faire, sans se livrer à des méditations bien subtiles, et que l’on peut supposer à la portée de la pensée la plus vulgaire, quoiqu’elle la fasse à sa manière, par une distinction confuse do la faculté de juger qu’elle appelle sentiment, c’est que toutes les représentations qui se produisent en nous indépendamment de notre volonté (comme celles des sens) nous font seulement connaître les objets tels qu’ils nous affectent et nous laissent ignorer ce qu’ils peuvent être en eux-mêmes, et que, par conséquent, les représentations de celle espèce, en dépit des plus grands efforts d’attention, en dépit de la clarté que peut y ajouter l’entendement*, nous conduisent seulement à la connaissance des phénomènes, mais

1. Kant aborde ici l’idée essentielle de cette troisième section. Le véritable fondement des idées que nous avons tous de notre liberté et de notre autonomie, et aussi de la valeur absolue de cette autonomie et de celte liberté.doit être cherché dan* le moi non menai. Si la personne

phénoménale était tout notre être, ces idées seraient des illusions : mais si, derrière nofre personne empirique, se cache une personne intelligible, elles pourront noir un objet réel.

2. En leur appliquant les catégories. jamais à celle des choses en elles-mêmes. Une fois cette distinction faite (et il suffit pour la fairede remarquer la différence qu’il y a entre les représentations que nous recevons du dehors et dans lesquelles nous sommes passifs, et celles que nous produisons uniquement par nous-mêmes et dans lesquelles nous manifestons notre activité1), il en résulte naturellement que l’on doit nous accorder et admettre, derrière lo3 phénomènes, quelque chose qui n’est pas phénomène, c’està-dire des choses en soi, tout en avouant que, vu l’impossibilité de les connaître autrement que par la manière dont elles nous affectent, nous ne pouvons assez nous rapprocher d’elles pour savoir ce qu’elles sont en elles-mêmes. C’est ainsi que nous sommes conduits à distinguer, encore assez grossièrement il est vrai, le monde sensible du monde intelligible*, le premier pouvant cire très diffèrent chez différents spectateurs, à cause de la diversité des sensibilités 3, tandis que le second, qui est le fondement du premier 4, reste toujours le même. Mais il y a plus, l’homme ne peut pas se flatter d’arriver à savoir ce qu’il est en lui-même, par la connaissance que le sens intime peut lui donner de sa propre personne. Car comme il ne se crée pas, pour ainsi dire, lui-même et qu’il ne forme pas a priori mais tire de l’expérience l’idée qu’il a de sa personne, naturellement il no se connaît que par le sens intime, c’est-à-dire seulement par l’apparence phénoménale do

i. Ce passage s’explique, parce que Kant dit un peu plus loin : en même temps que des êtres sensibles nous sommes de pures activités, et, en tant que pures activités nous nous rattachons au monde Intelligible. Le rôle de la pure activité est de mettre de l’ordre dans les phénomènes et de les ramener A l’unité. Cette unité est ce que nous produisons jiar nuiis-niême ».

2. l’entandeitvcll.

3. Ce qui peut différer suivant les personnes, d’après la Critique de ta RetUon pur*, c’est peut-être la qualité des phénomènes, mais non leur ordre (par exemple, l’ordre causal), en tant qu’il résulte des catégories.

  • . Le monde sensible n’est que le monde intelligible, réfracté pour ainsi dire dans I espace et le Icmjx.

sa nature et par la manière dont sa conscience est affectée.. Mais il faut bien qu’au delà de cette collection de phénomènes, qui compose son propre sujet, il admette quelque autre chose qui serve de fondement à ces phénomènes, c’est-à-dire son moi, quelle qu’en puisse être la nature intime ; en conséquence il faut bien qu’eu égard à la simple sensation et à la réceptivité des sens il se considère commo appartenant au monde sensible, mais qu’en revanche eu égard à ce qui est en lui pure activité (ce qui parvient à la conscience d’une manière immédiate et non par l’action des sens), il se rattache à un monde intelligible*, dont il ne sait d’ailleurs rien de plus.

L’homme qui réfléchit portera un jugement semblable sur toutes les choses qui peuvent tomber sous ses yeux’; on peut même admettre que la raison la plus vulgaire n’est pas incapable de ce jugement, car on sait qu’elle est très portée à supposer, derrière les objets sensibles, quelque réalité invisible, active par elle-même. Il csl vrai qu’elle gâte cette idée en donnant une forme sensible à cette chose invisible, en voulant en faire un objet d’intuition, aussi n’en est-elle pas plus avancée.

Or. l’homme trouve réellement en lui-même une faculté par laquelle il se distinguo de tous les autres êtres et même de lui-même en lant qu’il est affecté par les objets, cette-faculté c’est la Raison 3. La raison considérée comme activité spontanée s’élève au-dessus même de YEntendcmenl* ; en effet, bien que celui-ci soit aussi une activité spontanée et qu’il no contienne pas seulement, comme la sensibilité, des représentations qui n’apparaissent quo si l’on est affecté parles choses (c’est-à-dire si l’on est passif), il no peut pourtant proli proli

2. C’est à-dire sur les corps. Une fois convaincu que ces corps, tels qu’ils nous apparaissent, ne sont que des phénomènes, je suis nécessairement

nécessairement à croire que ces phénomènes cachent quelque chose de réel.

3. Vernunft.

4. Vernunft. produire par son activité d’autres concepts que ceux qui servent seulement à ramener àdes règles les représentations sensibles et à les relier ainsi dans l’unité d’une conscience et, sans l’aide des sens, il ne penserait absolument rien. Au contraire, la raison, en produisant ce que l’on appelle des idées, manifeste une spontanéité si pure que nous pouvons nous élever, avec son aide, bien au-dessus de ce que les sens peuvent nous donner. Sa fonction la plus haute consiste à distinguer l’un de l’autre le monde sensible et le monde intelligible, et à tracer ainsi des limites à l’entendement lui-même 1[31].

C’est pourquoi un être raisonnable doit se considérer, en tant qu’Intelligence (en détournant ses yeux de ses facultés inférieures), comme appartenant non pas au monde sensible mais au monde intelligible ; il peut donc se placera deux points de vue différents pour se considérer lui-même et reconnaître les lois qui président à l’usage de ses facultés et, par suite, à toute sa conduite ; d’un côté, en tant qu’il appartient au monde sensible, il obéit aux lois de la nature (hétéronomie), de l’autre, en tant qu’il appartient au monde intelligible, il obéit à des lois indépendantes de la nature, lois qui ne sont pas fondées sur l’expérience, mais uniquement sur la raison.

Comme être raisonnable et, par suite, appartenant au monde intelligible, l’homme ne peut concevoir la causalité de sa propre volonté que sous l’idée de liberté[32] ; car l’indépendance à l’égard des causes déterminantes du monde sensible (indépendance que la raison doit toujours s’attribuer) est la liberté. Or, à l’idée de liberté se rattache d’une manière indissoluble l’idée d’autonomie et à cette dernière idée le principe général de la moralité, lequel est, au moins d’une manière idéale, le principe des actions de tous les êtres raisonnables, au même titre que les lois de la nature servent de principes à tous les phénomènes.

Ainsi disparaît le cercle vicieux 1[33] que nous soupçonnions tout à l’heure de se dissimuler dans le raisonnement par lequel nous passions de la liberté à l’autonomie et de l’autonomie à la loi morale. On pouvait nous accuser, en effet, de n’avoir proposé l’idée de la liberté qu’en vue de la loi morale, afin de conclure ensuite de la liberté à la loi, et de ne pouvoir, par suite, donner aucune raison de cette dernière loi. On pouvait dire que nous avions posé la liberté en principe comme une sorte de postulat que les âmes bien pensantes nous accorderaient volontiers, mais que nous ne pourrions jamais élever au rang de proposition démontrable. Mais nous voyons maintenant que, lorsque nous nous concevons comme libres, nous nous transformons en citoyens d’un monde intelligible où nous découvrons l’autonomie avec sa conséquence la moralité ; tandis que, lorsque nous nous regardons comme obligés par le devoir, nous nous considérons comme appartenant à la fois au monde sensible et au monde intelligible.

Comment un impératif catégorique est-il possible ?


L'être raisonnable se rattache, comme intelligence, au monde intelligible et, s'il appelle sa causalité volonté, c'est seulement parce qu'il la considère comme une cause efficiente appartenant à ce monde. D'un autre côté il a aussi conscience de lui-même comme d'une partie du monde sensible; et, dans ce monde, il saisit ses propres actions comme les simples phénomènes de cette causalité transcendante; mais il ne peut comprendre comment des actions émanant de ce principe inconnaissable sont possibles; il lui faut donc considérer ses actions, en tant qu'elles appartiennent au monde sensible, comme déterminées par d'autres phénomènes, par exemple par des désirs ou des inclinations 1. Si j'étais membre seulement du monde intelligible, toutes mes actions seraient donc parfaitement conformes au principe de l'autonomie de la pure volonté ; mais, en tantque je suis simplement unepartiedumondc sensible, elles doivent être considérées comme entièrement conformes à la loi naturelle des désirs et des inclinations, c'est-à-dire à rhétéronomic de la nature. (Dans le premier cas elles reposeraient sur le principe suprême de la moralité, dans le second sur lo principe du bonheur.) Mais, comme le monde intelligible contient le principe du monde sensible et par suite le principe des lois de ce monde*, comme il donne

i. Sur cette grave question de la conciliation de la liberté intelligible avec le déterminisme sensible, consulter : 1* la Critique de la nai*onpun',D!atectiquetramcendentale, Explication de tidëe cotmologique d'une liberté en union avec la nécettité naturelle; •i' la Critique de la tlaiton pratique. Part. 1, liv. 1, rh.m. Evamen

critique de l'analytique de la liaiton pure pratique. Barni, 273 à 301, et en particulier les pages 289 et290,Picavetp. 162-193 = 179-180 ; 3* les Protégomenes. Partie III, 8. 53. Nous avons résumé dans l'Introduction la théorie de Kant a c<v sujet.

2. Le système des phénomène» avec leurs lois a son fondement, immédiatement des lois à ma volonté (qui appartient tout entière au monde intelligible) et qu’il doit être conçu de cette manière, alors bien que d’un côté j’appartienne au monde sensible, de l’autre, en tant que je suis une intelligence, je me considérerai comme soumis aux lois du monde intelligible, c’est-à-dire de la raison qui exprime par l’idée de liberté la loi de ce monde, et ainsi à l’autonomie de la volonté. C’est pourquoi les lois du monde intelligible pourront devenir pour moi des impératifs et les actions conformes à ce principe des devoirs.

Ainsi, ce qui rend possibles des impératifs catégoriques, c’est l’idée de liberté qui fait de moi un membre d’un monde intelligible ; et, si je n’étais pas autre chose, toutes mes actions seraient toujours conformes à l’autonomie île la volonté. Mais, comme je vois en même temps en moi un citoyen du monde sensible, elles doivent seulement y être conformes. Ce devoir catégorique nous représente une proposition synthétique a priori, en ce sens, qu’à ma volonté affectée par des désirs sensibles s’ajoute l’idée de celte même volonté comme appartenant au monde intelligible, c’est-à-dire pure et pratique par elle-même et contenant la condition rationnelle suprême de la volonté sensible ; à peu près comme aux intuitions du mondo sensible s’ajoutent des concepts do l’entendement qui n’expriment par eux-mêmes que la forme d’une loi en général et qui rendent possibles les propositions synthétiques a priori, sur lesquelles repose toute connaissance de la nature’.

incompréhensible, il est vrai, cour nous, dans le inonde intelligible. Il s’ensuit que ta même phénomène, par exemple un mensonge, peut avoir a la lois une cause empirique, mon caractère, et une cause intelligible, le libre rhoix

que le nouniène a fait de ce caractère.

1. Par exemple, le concept de causalité, s’ajoutanl A l’intuition sensible de deux phénomènes successifs, me permet d’établir une svntlièsc nécessaire entre ces deux L’usage pratique que le commun des hommes fait de la raison confirme la justesse do cette déduction. Il n’est personne, pas même le pire scélérat, pourvu qu’il soit habitué à faire usage de sa raison qui, si on lui propose des exemples de loyauté dans les intentions, de persévérance dans l’obéissance aux bonnes maximes, de sympathie et de bienveillance pour tous (allant jusqu’à de grands sacrifices d’avantages et de bien-être), ne souhaite d’avoir de pareils sentiments. Il ne peut pas, à cause do ses inclinations cl de ses passions, réaliser ce souhait, mais il désire pourtant être affranchi de tendances qui sont un fardeau pour lui. Il montre par là que, par une volonté affranchie des impulsions de la sensibilité, il se transporte en idée dans un ordre de choses bien diftèrent du domaine où s’agitent ses propres désirs sensibles. En efl’et, en formant un pareil souhait, il n’espère aucune satisfaction de ses désirs, ni un état où seraient contentées toutes ses inclinations réelles, en y ajoutant celles qu’il pourrait imaginer (car alors l’idée qui lui arrache ce souhait perdrait toute sa valeur) non, il ne pense qu’à la valeur intrinsèque plus grande que pourrait prendre sa personne. Il croit être cette personne meilleure dès qu’il se place au point de vue d’un membre du monde intelligible et c’est à quoi le contraint malgré lui l’idée de liberté, c’est-à-dire l’idée de l’indépendance à l’égard des causes déterminantes du monde sensible 1. Et, en se plaçant à ce point de vue, il prend conscience d’une bonne volonté, qui, de son propre aveu, dicte à la mauvaise volonté, qu’il manifeste comme membre du monde sensible, une loi dont il reconnaît la dignité tout eu

phénomènes et d afiirmer que l’un est la cause de l’autre. De même l’idée de la volonté intelligible (volonté nouménale)ajoutée à l’idée de volonté empirique (volonté phénoménale), donne aux actes sensibles

sensibles caractère de devoirs universels et permet dédire : Ceci est un devoir.

1. Kant invoque ici, une fois de plus, le témoignage du bon sens populaire. la transgressant. Le devoir moral est donc la volonté propre nécessaire d’un membre du monde intelligible, mais il ne lui apparaît comme devoir qu’en tant qu’il se considère comme étant en même temps membre du monde sensible.

DE LA DERNIÈRE LIMITE 1

de toute philosophie pratique.

Tous les hommes conçoivent leur volonté comme libre. De là viennent tous les jugements par lesquels ils déclarent que telle action aurait dû être accomplie, bien qu’elle n’ait jxis été accomplie. Pourtant celte liberté n’est pas un concept empirique, et elle ne peut pas l’èlre, car c’est une idée qui persiste toujours, bien quo l’expérience nous montre le contraire des conséquences que devrait entraîner nécessairement l’hypothèse de la liberté. D’un autre côté il est aussi nécessaire que tout ce qui arrive soit inévitablement déterminé par les lois de la nature et celte nécessité naturelle, elle non plus, n’est pas un concept empirique, précisément à cause do l’idée do nécessité qui y est impliquée et qui suppose une connaissance a priori. Mais ce concept d’une Nature* est confirmé par l’expérience ; on no peut mémo éviter de le supposer si l’on veut que l’expérience soit possible, j’entends par là une connaissance systématique des objets des sens reliés entre eux par des lois universelles. La liberté

1. Il s’agit de la limite que la raison ne peut dépasser dans l’explication d » certains principes de la moralité. Il est impossible suivant Kant d’expliquer Comment la raison pur peut être pratique, comment ta liberté

liberté peut devenir une cause de nos actions et commen*. une loi do la raison pure peut nous intéresser. 2. Nature c. a.d. enchaînement nécessaire des phénomènes suivant <lcs règles. n’est donc qu’une iWede la raison, dont la réalité objective en elle-même est douteuse, tandis que la nature est un concept de l’entendement dont la réalité se démontre et doit se démontrer nécessairement pailles exemples empiriques.

Il y a là pour la raison matière à dialectique 1, car la liberté qui est attribuée à la volonté semble être en contradiction avec la nécessité de la nature. Toutefois, bien qu’au point de vue spéculatif la raison, placée pour ainsi dire entre deux chemins, trouve celui de la nécessité naturelle mieux tracé et plus praticable que celui de la liberté, pourtant, nu point de vue pratique, la voie étroite de la liberté est la seule où nous puissions faire usage de notre raison pour agir ou ne pas agir. C’est pourquoi il est aussi impossible à la philosophie la plus subtile qu’à la raison la plus vulgaire d’écarter la liberté par des sophismes. Il aut donc supposer qu’il n’y a pas de contradiction véritable entre la liberté et la nécessité naturelle ; car on ne peut pas plus renoncer au concept de la nature qu’à celui de la liberté.

En attendant il faut tout au moins dissiper celte contradiction apparente d’une manière convaincante, quand même on n’arriverait jamais à comprendre comment la liberté est possible. Car, si l’idée de liberté était en contradiction avec elle-même ou avec l’idée de la nature, qui est tout aussi nécessaire, il faudrait, l’abandonner résolument en faveur de la nécessité naturelle.

Or il est impossible d’échapper à cette contradiction

1. La dialectique résout des autonomies, c’est-à-dire des Contradictions. Or, Kant se trouve ici en présence de deux concepts contradictoires qui s’imposent tous les deux a nous avec une égale nécessité. Pour résoudre celte contradiction,

contradiction, rapporte ces deux concepts à deux mondes différents, le concept de causalité appartenant au monde des phénomènes et le concept de liberté appartenant au monde des noumènes. si le sujet qui se croit libre, se conçoit lui-même, quand il se déclare libre, dans le même sens et sous le même rapport que lorsqu’à l’égard de la même action, il se considère comme soumis à la loi de la nature. C’est donc un devoir, que la philosophie spéculative ne peut négliger, de montrer au moins que le principe de l’illusion qui nous fait voir là une contradiction, c’est que nous concevons l’homme d’une tout autre manière et à un tout autre point de vue, quand nous Je déclarons libre que lorsque nous le regardons comme formant une partie de la nature et obéissant à ses lois. Il faut établir que non seulement les deux choses peuvent aller ensemble, mais encore qu’elles doivent être conçues comme nécessairement unies dans le même sujet, parce qu’autrement on ne verrait pas pourquoi nous imposerions à la raison le fardeau d’une idée qui, bien que ne contredisant pas une attire idée suffisamment établie, nous embarrasse dans des difficultés qui gênent singulièrement la raison dans son usage théorique. Mais ce devoir incombe seulement à la philosophie spéculative, parce que c’est elle qui doit ouvrir la voie à la philosophie pratique 1. Par conséquent on ne peut pas laisser le philosophe décider arbitrairement s’il lèvera celte contradiction apparente ou s’il négligera de s’en occuper. Car dans ce dernier cas la théorie laisserait ici un bonum vacans où le fataliste pourrait s’installer de plein droit, en chassant la morale de son domaine prétendu, pour lequel elle ne pourrait montrer aucun litre de propriété.

Cependant on ne peut pas encore dire qu’ici se trouve la limite de la philosophie pratique*. Car il no. lui

1. Nous avons dit, dans l’Introduction, que dans la pensée de Kant la Critique de la liaison pure devait aplanir les difficultés morales et théologiques considérées

jusqu’à lui comme insolubles, par exemple l’antinomie de la causalité et de la liberté ou celle de la science cl de la foi. 2. Parce que c’est une question appartient pas d’arranger ce différend ; elle demande seulement à la raison spéculative de faire cesser lo désaccord oùello so voit engagée en matière-théorique, afin que la raison pratique puisse vivra en repos et à l’abri des attaques du dehors, qui pourraient lui disputer lo terrain sur lequel elle veut balir.

Orlo droit que la raison vulgaire elle-même prétend avoir à la liberté du vouloir so fonde sur la conscience et sur la supposition reconnue légitime de l’indépendance do la raison à l’égard des causes subjectives do détermination, lesquelles, réunies ensemble, constituent ce qui appartient à la pure sensation, à co que l’on désigne par lo terme général de sensibilité. L’hommo qui so considère ainsi comme uno intelligence, se place par là même dans un tout autre ordre do choses, et, lorsqu’il se conçoit comme une intelligence unie à une volonté et, parla même, douée de causalité, il entra en rapport avec des principes do détermination d’une tout autre nature que lorsqu’il se saisit comme phénomène du monde sensible (co qu’il est aussi réellement), et qu’il subordonne sa causalité à la détermination extérieure des lois naturelles. Or il s’aperçoit bientôt que les deux choses peuvenl’et même doivent être vraies en même temps. En effet, qu’une chose en tant que phénomène (appartenant au monde sensible) soit soumise à certaines lois dont elle est indépendante en tant que chose ou être en soi, c’est ce qui n’implique pas la moindre contradiction ; que l’homme " maintenant doive se représenter et concevoir sa propre personne à ce double point de vue, c’est ce qui résulte, d’un côté de la conscience qu’il ado lui-même comme d’un objet affecté par les sens et, de l’autre, de la conscience qu’il a de lui-même comme d’une intellispéeulative,

intellispéeulative, que la question I de savoir comment une loi de la I liberté peut influer sur notre vo-1

lonté et par cela même nous inspirer dt l’intérêt est une question pratique. gence, c’est-à-dire commo d’un être indépendant, dans l’usage de sa raison, des impressions sensibles (par conséquent appartenant au monde intelligible).

Delà vient quo l’hommo s’attribue uno volonté qui ne laisse mettra à son compte aucune des choses qui appartiennent à ses désirs et à ses tendances et qui, au contraire conçoit la possibilité et mémo la nécessité d’accomplir des actions qui supposent lo renoncement à tous les désirs et à toutes les sollicitations des sens. La causalité par laquelle il agit ainsi réside en luimême en tant qu’il est une intelligence ; elle supposo des lois de l’action et do la conduite conformes aux principes’d'un mondo intelligible. Do ce monde il no sait rien, sinon quo c’est la seule raison, la raison pure, indépendante do la sensibilité, qui y est législatrice ; qu’il y appartient vraiment lui-mémo commo pure intelligence (commo homme au contraire il n’est quo le phénomène de lui-même) et que, par suite, les lois de la raison s’imposent à lui immédiatement et catégoriquement, de telle sorte que les inclinations et les penchants (et par conséquent toute la nature du mondo sensible), avec toutes leurs sollicitations, ne peuvent porter aucune atteinte à l’autorité de sa volonté, si on la considère comme intelligence. Bien plus, il n’accepte pas la responsabilité de ces inclinations, il ne les impute, pas à son véritable moi, c’est-à-dire à sa vo. lonté ; ce qu’il.s’imputo c’est l’indulgence qu’il pourrait avoir poiir elles, s’il leur laissait prendre de l’influence sur ses.maximes, aux dépens des lois rationnelles do la volonté..

Là raison ; pratique, en se concevant ainsi commo appartenant à un monde intelligible, ne dépasse pas ses limites, comme elle le ferait si elle voulait s’y apercevoir et s’y sentir. C’est là une conception toute négative à l’égard du monde sensible, considéré comme ne donnant à la raison aucune loi capable de déterminer la volonté. Elle n’est positive qu’en un seul point, c’est que cette liberté, commo détermination négative, est unie à un pouvoir (positif) et mémo à cette causalité de la raison, quo nous appelons une volonté et qui est la faculté d’agir do telle sorte quo le principo do nos actions soit conformo au caractère essentiel d’une cause rationnelle, c’est-à-dire à la condition de la valeur universelle do la maxime considérée comme loi. Mais, si la raison voulait chercher dans le mondo intelligible un objet delà volonté, c’est-à-dire un molif, elle sortirait do son domaine et s’attribuerait lo pouvoir do connaître co dont elle ne sait rien. Lo concept d’un monde intelligible est donc une’position que la raison so voit obligée de prendre en dehors des phénomènes, afin île pouvoirsc considérer comme pratique, co qui no serait pas possible si l’influence de la sensibilité sur l’hommo était déterminante, mais co’qui est nécessaire sionncveulpas lui refuser la conscience do lui-même, comme intelligence, par conséquent comme cause raisonnable déterminée par la raison, c’est-à-dire agissant librement. Cette pensée implique à la vérité l’idéo d’un ordre de choses et d’une légisation tout autres quo ceux du mécanisme physique, qui caractérise le inonde sensible, elle nous oblige à concevoir un mondo intelligible (c’est-à-dire un ensemble des êtres raisonnables considérés comme choses en soi) mais sans que nous puissions prétendre en comprendra autre choso que la condition formelle qu’il nous impose, je veux dire l’universalité de la maxime de la volonté, conçue commo loi, et par suite l’autonomie de la volonté, qui seule peut se concilier avec sa liberté ; tandis qu’au contraire toutes les lois qui se rapportent à un objet ne donnent qu’une hétêrofiomie, que l’on rencontre seulement dans les lois de la nature et qui n’a rapport qu’au mondo sensible.

Mais la raison dépasserait toutes ses limites, si elle se risquait à essayer d’expliquer comment la raison pure peut èlro pratique, tdcho qui équivaudrait à cello do nous faire comprendre comment— la liberté est possible.

En effet nous no pouvons expliquer quo co quo nous pouvons ramener à des lois dont l’objet peut être donné dans quelquo expérience possible. Or la liberté n’est qu’uno idéo dont la réalité objective no peut être établie en aucune maniera au moyen do lois naturelles, ni par conséquent dans uno expérience possible quelconque, et qui, vu l’impossibilité d’en fournir un exemple, mémo au moyen do quelquo analogie, no peut jamais être comprise, ni mémo conçue. Elle n’a d’autre valeur quo celle d’une hypothèse que la raison no peut éviter do faire au sujet d’un être qui croit avoir conscience do posséder uno volonté, c’est-à-dire un pouvoir différent do la simple faculté do désirer (je veux dire un pouvoir do se déterminer à agir en tant qu’intelligence et indépendamment des instincts de la nature). Mais, là où cesso la détermination par des lois do la nature, cesse aussi toute explication et il ne reste plus qu’à prendre une attitude défensive*, c’est-à-dire à repousser les objections do ceux qui prétendent avoir pénétré plus profondément dans la nature des choses et qui déclarent hardiment la liberté impossible Tout ce que l’on peut faire, c’est de leur montrer en quoi consiste exactement la contradiction qu’ils prétendent avoir découverte : pour appliquer la loi de la nature aux actions humaines, ils doivent nécessairement considérer l’homme comme un phénomène, puis, lorsqu’on les prie d’avoir à le considérer en tant qu’intelligence,

1. Kant explique dans la Méthodologie de la Critique de la Raison pure, qu’il entend par usage polémique de la Raison pure la défense de ses propositions contre les négations dogmatiques. Ainsi, on peut se défendre contre le matérialisme, au moyen, des antinomies, sans démontrer pour cela le spiritualisme. comme imo chose en soi, ils persistent à lo concevoir encore et toujours commo phénomène ; or il est sans doute contradictoire d’affranchir dans un seul et mêmesujet la causalité humaine (la volonté) de toutes les lois naturelles du mondo sensible ; mais cetto contradiction disparaîtrait s’ils voulaient réfléchir et reconnaître, commo il est juste, que, derrière les phénomènes, il doit y avoir des choses en soi (bien quo cachées) leur servant do fondement, et quo l’on ne peut pas demander que les lois suivant lesquelles agissent ces réalités soient les mêmes quo celles auxquelles obéissent leurs manifestations phénoménales.

L’impossibilité subjective d’expliquer la liberté do. la volonté se confond avec l’impossibilité de découvrir et de concevoir l’intérêt* quo l’homme peut prendre à des lois morales ; et pourtant il y prend récllcment, un intérêt et la disposition qu’il éprouve à le prendre est ce que nous appelons le sentiment moral, qui a été donné à tort par quelques philosophes pour la norme de notre jugement moral ; car co sentiment doit être considéré bien au contraire commo un effet subjectif que la loi produit sur la volonlé, effet dont

’On peut appeler intérêt ce qui rend la raison pratique et en fait une cause capable de déterminer la volonté. C’est pourquoi l’être raisonnable 1 est le seul dont on puisse dire qu’il prend intérêt à quelque chose. Des créatures sans raison n’éprouvent que des impulsions sensibles. La raison ne prend un intérêt immédiat à une action que lorsque la valeur uni-, verselle de la maxime de cette action est pour la volonté un motif suffisant de détermination. Cet intérêt est le seul qui soit pur. Mais quand la raison.ne peut déterminer la volonté qu’au moyen de quelque autre gbjet du désir, ou en supposant un sentiment particulier du sujet, elle ne prend qu’un intérêt médiat à l’action, et, comme elle ne peut découvrir par elle-même, sans l’aide de l’expérience, aucun objet de la volonté, ni aucun sentiment particulier capable, de lui servir de fondement, cet intérêt est purement empiriqueV* né peut passer pour purement rationnel. L’intérêt logique de la raison (qui la « porte a accroitre ses connaissances), n’est jamais immédiat, il suppose toujours un but en vue duquel nous » exerçons cette faculté. (N. Je K.}. la raison seule fournit lo fondement objectif 1.

Pour quo nous puissions vouloir ce quo la raison seule prescrit à un être raisonnable affecté par une sensibilité, il faut bien que la raison ail le pouvoir de nous inspirer un sentiment de plaisir ou do satisfaction quand nous accomplissons notre devoir, il faut, par conséquent qu’elle ait uno causalité grâce à laquelle elle puisse déterminer la sensibilité d’une manière conforme à ses principes. Mais il est absolument impossible de comprendre, c’est-à-dire d’expliquer a priori, comment une pensée pure, qui ne contient en ellemême rien de sensible, peut déterminer uno sensation do plaisir ou do peino ; carilyalàune espèce de causalité dont nous ne pouvons rien déterminer a priori, non plus que do toulo autre causalité, et au sujet de laquelle nous no pouvons quo consulter l’expérience. Mais, comme celle-ci ne peut nous donner aucun rapport de cause à effet qui ne relie deux objets de l’expérience et qu’ici c’est la raison pure qui doit être, au moyen do pures idées (qui no peuvent fournir aucun objet pour l’expérience), la causo d’un effet qui se manifeste dans l’expérience, il en résulte qu’il nous est absolument impossible à nous autres hommes d’expliquer comment et pourquoi l’universalité de la maxime considérée comme loi et par suite la moralité peuvent nous intéresser. Mais une clioso est bien certaine c’est qu’elle ne doit pas la valeur qu’elle a pour nous à ce

. i. Kant se demande, dans la Critiqua de la Raison pratique (De » mobiles de ta Raison pure pratique), comment une loi non phénoménale peut déterminer une volonté phénoménale. Il montre

Sue la volonté d’un être sensible, ont la raison n’est pas, par sa nature même, conforme à la loi, a besoin d’être stimulée par un sentiment. C’est ce sentiment (sentiment de la valeur) que Kant appelle

ici intérêt. Mais, pour que la volonté ne devienne pas nétéronome, il faut que ce mobile, nue cet intérêt, ait sa source dans la loi elle-même. Mais comment comprendre qu’une loi crée un mobile, capable d’agir sur une volonté empirique, sans porter atteinte a la causalité naturelle, se demande Kant dans les lignes qui suivent, et i vrai dire il ne répond pas à celte question. : qu’elle nous intéresse (car co serait uno hétéronomio qui mettrait la raison pratique sous la dépendance do la sensibilité, c’est-à-diro d’un sentiment qui lui servirait de fondement et qui l’empêcherait do jamais donner des lois morales), mais qu’elle nous intéresse parce qu’ello a de la valeur pour nous en tant qu’hommes, en co sens qu’ello procède de la volonté de l’homme considéré comme intelligence et par conséquent do co qui constitue essentiellement son moi ; tandis que ce qui appartient au pur phénomène est nécessairement subonlonné par la raison à la nature de la chose en soi.

Ainsi la seule réponse que l’on puisse faire à la question : comment un impératif catégorique est-il possible ? c’est d’indiquer la seule supposition qui le rende possible, c’est-à-diro l’idéo do la liberté et, en mémo temps, de bien faire comprendre la nécessité do cetto supposition ; or, pour faire un usage pmlique de la raison, c’est-à-dire pour nous convaincre do la valeur de cet impératif et par suite de la loi morale, cela est suffisant ; mais, quant à comprendre comment cetto supposition même est possible, c’est co dont la raison humaine est à jamais incapable. Mais, si l’on suppose la liberté do la volonté d’une intelligence, l’autonomie de cette volonté en résulte nécessairement, comme la seule condition formelle sous laquelle « lie puisse être déterminée’*. Or il n’est pas seulement possible (commo la philosophie spéculative peut le montrer) de supposer cette liberté de la volonté (sans se mellre en contradiction avec le principe de la nécessité naturelle dans l’enchaînement des phénomènes du monde sensible)

I. En somme, la moralité n’est possible quo si la liberté existe, et, d’autre part, il est non seulement possible mais encore nécessaire, si nous ne sommes pas simplement phénomènes, d’admettre cette— liberté.

liberté. qu’il faut renoncer à comprendre, c’est la manière dont la liberté se manifeste dans le monde des phénomènes et l’action qu’elle exerce sur la volonté empirique,. mais encore il est nécessaire sans autre condition, pour un être raisonnable, qui a conscience d’être uno causalité déterminée par la raison, par suite une volonté (bien différente des désirs) de l’admettre pratiquement, c’est-à-dire en idée, commo condition do toutes ses actions volontaires. Pour ce qui est maintenant d’expliquer comment la raison pure, sans autres mobiles, quelle qu’en puisso être l’origine, peut être pratique par elle-même, c’est-à-dire comment lo seul principe de la valeur universelle de toutes sesmaximes considérées comme lois (el telle serait bien la forme d’une raison pure pratique), sans aucune matière (objet) do la volonté à laquelle on puisse par avance prendre quelque intérêt, peut fournir, par lui-même, un mobile d’action, clévcillerun intérêt que l’on puisso vraiment appeler moral, ou, en d’autres termes, comment la raison pure peut être pratique, c’est une chose que la raison humaine est à jamais incapable de faire et toute la peine, tous les efforts qu’elle pourrait consacrer à la rechercho do cetto explication seraient perdus.

C’est à peu près, comme si je m’ingéniais à expliquer la possibilité de la liberté elle-même commo cause d’une volonté ; car-ici j’abandonne le principe philosophique d’explication et n’en ai point d’autre. Je pourrais, il est vrai, m’aventurer dans le monde intelligible, qui me reste encore commo ressource, dans lo mondo des intelligences ; mais, bien que j’aie de ce monde une idée, qui a un fondement solide, je n’en ai pas la moindre connaissance, et quels que soient les efforts de la faculté naturelle que j’ai do raisonner, je ne puis parvenir à la connaître 1. Celle idée signifie seulement un quelque chose qui subsiste après que j’a exclu des

i. Nous connaissons les phénomènes en leui’imposant les catigoI

catigoI et nous avons l’idée de réalités t transcendantes sans les connaître. principes déterminants do ma volonté tout co qui ap-’parlient au monde sensible, quelquo chose qui mo permet do restreindre le principo des mobiles tirés du champ do la sensibilité, en délimitant co champ et en montrant qu’il no contient pas en lui-mémo lo tout du tout, et qu’il y a encore quelquo chose en dehors do lui ; mais ce quelque chose jô no lo connais pas autrement. De la raison pure qui conçoit cet idéal, il no me reste après avoir écarté toute matière, c’est-à-diro tout objet de connaissance, quo la forme, c’est-à-dire la loi pratique do la valeur universelle des maximes, conformément à laquelle la raison, reliée au mondo intelligible, déploie son activité et devient cause déterminante de là volonté ; ici tout mobilo fait défaut ; car il faudrait que cette idée d’un monde intelligible devînt elle-même un mobile, ou fût co à quoi la raison prend primitivement intérêt ; mais l’explication de cet intérêt est justement lo problème que nous ne pouvons résoudre.

C’est ici que se trouve la limite dernière de toute recherche morale ; il était très important de la déterminer afin d’empêcher la raison, d’une part, de chercher dans le monde sensible, au détriment do la moralité, son principe suprême d’action et un intérêt concevable mais empirique, de l’autre, d’agiter ses ailes impuissantes, sans pouvoir avancer, dans cet espace vide pour elle des concepts transcendants, qu’on appelle le mondo intelligible, et de se perdre parmi des chimères. Au reste l’idée d’un monde intelligible pur, conçu commo un tout formé de toutes les intelligences et auquel nous appartenons comme êtres raisonnables (sans cesser d’aulre part d’être en même temps membres du monde sensible), est une idée dont on peut toujours se servir à bon droit pour établir une croyance morale, quoique toute science s’arrête aux frontières de ce monde ; car, au moyen de l’idée sublime d’un règne universel des fins en soi (des êtres raisonnables), auquel nous pouvons appartenir à la condition do diriger soigneuse-, ment notre conduite d’après les maximes de la liberté, commo si elles étaient dos lois do la nature, elle éveille en nous un vif intérêt pour la morale.

Remarque finale.

L’usage spéculatif do la raison, en ce qui concerne la nature, nous conduit à l’idée do la nécessité absoluo do quelque cause suprême du monde ; l’usage pratique do la raison, par rapport à la liberté, nous conduit aussi à une nécessité absolue, mais seulement à celle des lois des actions d’un être raisonnable, considéré comme tel. Or c’est un principe essentiel de tout usage do notre raison de pousser, dans la connaissance qu’elle nous donne, jusqu’à la conscience de la nécessité do cette (connaissance car autrement ce no serait pas une connaissance de la raison). Mais celte mémo raison se trouve limitée d’une manière qui n’est pas moins essentielle en ceci qu’elle ne peut saisir la nécessité ni de ce qui est oit arrive, ni’dc ce qui doit arriver, à moins de poser comme principo une condition sous laquelle celte chose arrive ou doit arriver 1. Mais de cette manière, cherchant toujours des conditions, la

1. Voir, dans la Critique de la Raison pure, la discussion des Antinomies, et en particulier de la quatrième. La raison, pour unifier les choses, cherche sans cesse l’inconditionnel, par exemple, un premier phénomène de monde qui’n’aurait pas de condition ; un atome indivisible qui serait la’dernière condition de l’existence des corps composés, une cause libre qui djj » terminerait une série de phéifçK mènes, sans être elle-même dcl<[r-"

minée, enfin un Etre nécessaire, condition de tout ce qui existe, et dont l’existence ne serait soumise à aucune condition. Mais la raison, au moins tant qu’elle reste enfermée dans le monde des phénomènes, na. peut, ni découvrir, ni comprendre l’inconditionnel. L’impératif est, dans l’ordre moral, cet inconditionnel incompréhensible, qu’il faut ■po, Brta t admettre, si nous voulons jihtl(e<( Ique unité dans notre via morale. raison voit reculer sans cesse le moment où elle pourra être satisfaite. C’est pourquoi elle cherche sans trêve ni repos le Nécessaire inconditionné et elle se voit forcée de l’admettre sans avoir aucun moyen de le comprendre ; heureuse si elle peut seulement découvrir un concept qui s’accorde avec cette hypothèse. Si donc nous n’avons pas réussi, dans notre déduction du principe suprême de la moralité, à rendre intelligible l’absolue nécessité d’une loi pratique inconditionnelle (tel que doit être l’impératif catégorique) nous ne méritons pour cela aucun blâme et c’est plutôt à la raison humaine en général qu’il faudrait adresser ces reproches. On ne peut en effet trouver mauvais que nous ne voulions pas expliquer ce principe par une condition, c’est-à-dire au moyen de quelque intérêt que nous lui donnerions pour base, car alors comme serait plus une loi morale, c’est-à-dire une loi suprême de la liberté. Il est vrai que de cette manière nous ne comprenons pas la nécessité pratique inconditionnelle de l’impératif moral, mais nous comprenons au moins qu’il ne peut être compris et c’est tout ce que l’on est en droit d’exiger d’une philosophie qui cherche à s’avancer jusqu’aux dernières limites de la raison humaine.




Notes de Kant[modifier]

  1. 1. Kant ne fera donc pas dans cet ouvrage la critique de la Raison pratique ; il affirme le devoir, il analyse le contenu de ce concept, sans en démontrer la valeur objective.
  2. 2. En effet, la Métaphysique des mœurs de Kant est une sorte de morale pratique a priori, parfaitement accessible à tous les esprits.
  3. 1. Le tempérament consiste d’après l’Anthropologie de Kant (liv. II, 2e partie, A) dans la manière dont nous désirons et dont nous sommes affectés. Chaque tempérament a ses vertus propres. Ainsi : le courage appartient au tempérament colérique, la persévérance au tempérament flegmatique, etc.
  4. 2. Le caractère consiste essentiellement dans la volonté en tant qu’elle obéit à des principes (et non à des désirs et a des émotions), c’est-à-dire dans la volonté libre (Anthropologie, liv. II, 2e partie, A).
  5. Ces pages expliquent le titre que Kant a donné à la première section de son ouvrage : Passage de la connaissance morale de la raison populaire à la connaissance philosophique.
  6. 1er argument : l’expérience, par laquelle on pourrait essayer de prouver l’existence d’actions accomplies par pur devoir, serait une expérience psychologique. Mais cette expérience est à peu près impossible à faire, parce que nous ne pénétrons jamais complètement les mobiles de nos propres actions, encore moins les mobiles des actions des autres.
  7. 2e argument: la loi morale est universelle, c’est-à-dire qu’elle est valable non seulement pour l’homme mais encore pour tout être raisonnable : elle est de plus nécessaire, donc il n’est pas possible de la fonder sur une expérience limitée à l’humanité.
  8. 3e argument : la preuve que l’on ne peut pas partir des faits particuliers, ou exemples, pour démontrer la loi morale, c’est que ces exemples, avant d’être utilises, doivent être jugés, et que ce jugement suppose un principe nécessairement antérieur à tout exemple.
  9. Cf. St Mathieu, XIX, 17.
  10. L’idée même de Dieu, c.-à-d. d’un être absolument bon, suppose l’idée de l’absolue perfection morale.
  11. Parce que la réponse (affirmative) est évidente.
  12. On appelle inclination la faculté de désirer, en tant qu’elle dépend des sensations ; l’inclination est par conséquent toujours la preuve d’un besoin. On appelle intérêt la dépendance d’une volonté qui se détermine d’une manière contingente par rapport à des principes rationnels. Cet intérêt ne se trouve par conséquent que dans une volonté dépendante qui n’est pas par elle-même toujours conforme à la raison ; on ne peut concevoir dans la volonté divine aucun intérêt. Mais la volonté humaine elle-même peut prendre un intérêt à quelque chose sans agir pour cela par intérêt. D’un coté il s’agit de l’intérêt pratique que l’on prend à l’action, de l’autre il s’agit de l’intérêt pathologique que l’on prend à l’objet de l’action. La volonté apparaît comme dépendante dans le premier cas des principes de la raison considérée en elle-même, dans le second des principes de la raison considérée comme l’esclave de l’inclination ; en effet, la raison ne fait, dans ce second cas, que nous donner une règle pratique pour satisfaire le besoin de l’inclination. Ici c’est l’action qui m’intéresse, là c’est l’objet de l’action (en tant qu’il m’est agréable). Nous avons vu dans la première section, que dans une action faite par devoir il ne faut pas envisager l’intérêt qui peut s’attacher à l’objet, mais seulement l’action elle-même et son principe rationnel (sa loi) (N. de K.).
  13. Kant veut dire qu’il n’y a d’impératif catégorique que pour une volonté qui reste sujette à l’influence de mobiles subjectifs. Une Volonté sainte, c’est-à-dire affranchie de toute tendance naturelle, se conformerait d’elle-même à la loi, sans hésitation et sans effort ; il n’y aurait donc pas d'impératif, c’est-à-dire de devoir, pour elle. On peut rapprocher cette idée de celle de Mill et de Spencer qui, bien que se plaçant à un point de vue tout différent de celui de Kant, ont pensé que le devoir était une notion transitoire, qui s’efface à mesure que la volonté devient meilleure. Voir Spencer, Morale évolutionniste, Ch. VII, p. 110.
  14. Sur la distinction des deux impératifs, voir l’Introduction.
  15. 1. Kant se pose la question suivante : L’impératif catégorique n’est pas un fait que l’on puisse établir par l’expérience (comme c’est un fait, par exemple, que tout le monde veut être heureux. Comment donc établir qu’un tel impératif est réel ? Evidemment c’est a priori qu’il faut procéder.
  16. 1. L’impératif n’étant pas un fait il faut l’établir en partant de l’idée que nous en avons a priori. S’il était donné dans l’expérience, nous nous servirions seulement de cette idée pour en expliquer la nature.
  17. * Sans supposer aucune condition venant de quelque inclination, je relie l’acte à la volonté, a priori, par conséquent d’une manière nécessaire (mais objectivement, c’est-à-dire en partant de l’idée d’une raison qui exercerait un empire absolu sur tous les mobiles subjectifs). C’est bien là une proposition pratique, qui ne déduit pas analytiquement la volition d’un acte d’une autre volition déjà supposée (car nous n’avons pas une volonté si parfaite), mais qui l’unit Immédiatement à l’idée de la volonté d’un être raisonnable, comme quelque chose qui n’y est pas contenu (N. de K.).
  18. 1. L’impératif catégorique est une proposition synthétique a priori, c’est-à-dire une proposition, nécessaire et dans laquelle pourtant le prédicat ne peut être dégagé par analyse de la notion du sujet. Ainsi : la volonté d’un être raisonnable voudra être sincère. Il est nécessaire que l’être, raisonnable soit sincère, et pourtant la sincérité n’est pas impliquée dans l’idée de volonté raisonnable, pas plus que l’idée de cause n’est impliquée dans celle de phénomène, et c’est pourquoi la proposition nécessaire : tout phénomène à une cause, est synthétique.
  19. 2. Kant, au lieu de répondre tout de suite à l’embarrassante question qu’il vient de poser, va d’abord développer le concept d’Impératif catégorique et chercher les formules dans lesquelles cet impératif, s’il existe, doit nécessairement s’exprimer.
  20. 1. Par exemple, quand je sais que vous désirez la santé, je vous commande la tempérance.
  21. * La maxime est le principe subjectif de l’action ; elle doit être distinguée du principe objectif, à savoir de la loi pratique. La maxime exprime la règle pratique qui détermine la raison conformément aux conditions du sujet (souvent conformément à son ignorance ou à ses inclinations) ; c’est donc le principe d’après lequel le sujet agit ; la loi, au contraire, est le principe objectif valable pour tout être raisonnable, principe d’après lequel il doit agir, c’est-à-dire un impératif (N. de K.).
  22. 2. Le texte porte : welche gemässheit allein den Imperativ als nothwendig vorstelli. Le sens semble exiger der au lieu de den : C’est cette conformité que l’impératif nous représente comme nécessaire.
  23. 1. Kant appelle Nature, dans la Critique de la Raison pure, un système de choses obéissant à des lois universelles et nécessaires. Ce mot ne s’applique pas seulement au monde physique, il peut aussi s’appliquer à un monde supra-sensible, au monde des purs noumènes. La pensée de Kant est que la loi morale n’est autre chose que la loi des volontés noumenales, c’est-à-dire de la nature intelligible, mais il croit que cette loi peut être en même temps la loi des volontés phénoménales et du monde sensible (cf. Critique de la Raison pratique : Déduction des principes de la raison pure pratique, Barni, p. 194 Picavet p. 72).
  24. 2. Les devoirs parfaits sont les devoirs de stricte justice, devoirs nettement déterminés, sans exceptions et exigibles. Les devoirs imparfaits sont des devoirs indéterminés, n’ayant pas le caractère de stricte rigueur des premiers. Dans les quatre exemples qu’il va donner, Kant se propose de montrer qu’une maxime immorale ne peut être érigée en loi universelle de la nature sans se contredire.
  25. * On remarquera ici que je me réserve absolument de classer les devoirs dans une future Métaphysique des mœurs, et que je n’adopte ici cette division que parce qu’elle est commode (pour classer mes exemples). D’ailleurs j’entends ici, par devoir parfait, celui qui n’admet aucune exception en faveur de l’inclination, et j’obtiens ainsi des devoirs parfaits non seulement extérieurs mais intérieurs, ce qui est contraire à la terminologie acceptée dans les écoles ; mais je n’ai pas ici l’intention de justifier cette conséquence, car il est indifférent pour le but que je me propose qu’on y souscrive ou non 3 (N. de K.).
  26. 3. Dans la Métaphysique des mœurs, Kant classe les devoirs de la manière suivante : 1° Devoirs de droit, susceptibles de s’exprimer dans des lois (par exemple le respect de la vie et de la propriété d’autrui=, et Devoirs de vertu, non susceptibles de s’exprimer dans des lois. Les premiers sont des devoirs stricts, exigibles, donc parfaits, les seconds des devoirs larges, laissant une certaine latitude à notre initiative, non exigibles, donc imparfaits.
    Les devoirs de vertu se rapportent à nous-mêmes ou aux autres. Nous devons travailler à nous perfectionner (c’est-à-dire à développer les facultés qui font de nous des personnes morales, et à rendre les autres heureux. En effet, nous ne devons pas nous proposer le bonheur comme fin personnelle, ce serait retomber dans l’utilitarisme : d’autre part, ne pouvant pas perfectionner nos semblables, nous devons lâcher de leur procurer le bonheur, en pensant que le bonheur est une condition favorable à leur perfectionnement.
    Les devoirs personnels se divisent eu devoirs de l’homme envers lui-même en tant qu’animal, c’est-à-dire être physique, et devoirs de l’homme envers lui-même en tint que personne raisonnable.
    Les devoirs envers nos semblables se classent en devoirs d’amour (par exemple être bienfaisant) et devoirs de respect (par exemple ne pas mépriser, calomnier, etc., autrui).
  27. 1. Unerachtet er werder im Himmel, noch auf der Erde an et was gehängt oder woran gestützt wird.
  28. 1. La troisième section établira que le principe sur lequel repose la irnssibilité de l’impératif catégorique, c’est notre nature d’être intelligible, c’est-à-dire absolument affranchi des lois de la nature, sensible dons absolument libre. Kant va montrer îpje c’est en somme celte nature intelligible, notiniénale, conçue par la raison comme ayant une’valeur absolue, qui est la" lin de la volonté raisonnable. Que fautil que veuille une volonté raisonnable ? Réponse : elle-même.
  29. 1. Voir ci-dessus les notes p. 57 (I) et p. 67 (I).
  30. Cette liberté positive consiste, pour Kant, à obéir à une loi que la volonté s’impose à elle-même, sans subir aucune influence extérieure. Ce qui est libre, c’est l’acte par lequel l’être raisonnable pose une loi pour s’y conformer ensuite. La liberté négative consiste à ne pas être déterminé par les lois de la nature.
  31. 1. La fonction essentielle de l’entendement (Verstand) est d’imposer aux phénomènes des règles (catégories). Celle de la raison (Vernunft) est de concevoir des idées dépassant les phénomènes et destinées à ramener ces phénomènes a une unité suprême. Ainsi, je ramené à l’idée d’un moi simple et incorruptible l’ensemble des phénomènes psychologiques, L’idée du Dieu parfait unifie l’ensemble des phénomènes du monde. Kant a montré dans la Critique de ta liaison pure, non pas que ces idées ne correspondaient a aucun objet, mais qu’on ne pouvait, ni atteindre cet objet par une intuition, ni en démontrer la réalité par le raisonnement (voir l’Introduction).
  32. 2. Voilà la démonstration, et la seule qui soit possible, de la liberté et en même temps, car ces idées sont logiquement inséparables, de l’autonomie et de l’impératif moral.
  33. 1. Le cercle a disparu parce que la liberté n’est plus démontrée par l’autonomie, ni l’autonomie par la liberté. L’autonomie et la liberté se déduisent toutes les deux de l’idée de notre nature intelligible.

Notes du traducteur[modifier]