Fortunio/15

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CHAPITRE XV


Les postillons revêtus de leur casaque vert tendre faisaient joyeusement claquer leur fouet, et la calèche roulait si rapidement, que les roues ressemblaient à un disque étincelant et qu’il eût été impossible d’en distinguer les rayons.

La poussière soulevée n’avait pas eu le temps de s’abattre que la voiture était déjà hors de vue. ― Les équipages le plus chaudement menés restaient en arrière, et cependant pas une goutte de sueur ne mouillait le poitrail des chevaux gris pommelé ; leurs jambes, minces et sèches comme des jambes de cerf, dévoraient le chemin qui filait sous eux, gris et rayé, comme un ruban qu’on roule.

Musidora, nonchalamment renversée sur les coussins, se laissait aller aux plus amoureuses préoccupations ; son teint transparent rayonnait éclairé de bonheur, et sa petite main, gantée de blanc, appuyée sur le bord de la calèche, battait la mesure d’un air qu’elle fredonnait intérieurement et sans que le son sortît de ses lèvres. Le ravissement où elle était plongée était si grand, que de temps en temps elle se prenait à rire aux éclats d’un air spasmodique et presque fiévreux ; elle sentait le besoin de pousser des cris, de se faire mettre à terre et de courir de toutes ses forces ou de faire quelque action véhémente pour ouvrir une soupape d’échappement aux jets exubérants de ses facultés. Toute langueur avait disparu. Elle, qui hier se faisait porter dans son bain et pouvait à peine soulever son pied pour monter une marche, accomplirait en se jouant les douze travaux d’Hercule, ou peu s’en faut.

La curiosité, le désir et l’amour, ces trois leviers terribles, dont un seul enlèverait le monde, exaltent au plus haut degré toutes les puissances de son âme ; il n’y a pas en elle une seule fibre qui ne soit tendue à rompre et qui ne vibre comme la corde d’une lyre.

Elle va donc voir Fortunio, l’entendre, lui parler, se rassasier de sa beauté, nourriture divine ; suspendre son âme à ses lèvres, et boire chacune de ses paroles plus précieuses que les diamants qui tombent de la bouche des jeunes filles vertueuses dans les Contes de Perrault. ― Ah ! respirer l’air où son souffle s’est mêlé, être caressée du même rayon de soleil qui a joué sur ses cheveux noirs, regarder un arbre, un point de vue où ses yeux se sont arrêtés, avoir quelque chose de commun avec lui, quelle ineffable jouissance, quel océan de secrètes extases !

À cette pensée, le cœur de Musidora dansait la tarentelle sous sa gorge libre de corset.

Les dandies mettaient leurs chevaux au galop pour voir la figure de cette duchesse inconnue traînée par un si merveilleux attelage, et plus d’un manqua de tomber à la renverse de stupeur admirative. ― Musidora, qui en tout autre temps eût été flattée de ses étonnements, n’y fit pas la moindre attention ; elle n’était plus coquette.

Une métamorphose s’était opérée en elle ; il ne restait plus rien de l’ancienne Musidora que le nom et la beauté. Et encore sa beauté n’avait plus le même caractère : jusque-là elle avait été spirituellement belle, elle était devenue passionnément belle.

L’on trouvera sans doute invraisemblable qu’un pareil changement ait lieu d’une manière si subite, et qu’un amour aussi violent se soit allumé à la suite d’une seule rencontre. À cela nous répondrons que rien n’a ordinairement l’air plus faux que le vrai, et que le faux a toujours des apparences très grandes de probabilité, attendu qu’il est arrangé, travaillé, combiné d’avance pour produire l’effet du vrai : ― le clinquant a plus l’air d’or que l’or lui-même.

Ensuite nous ferons remarquer que le cœur de la femme est un labyrinthe si plein de détours, de faux-fuyants et de recoins obscurs, que les grands poètes eux-mêmes qui s’y sont aventurés, la lampe d’or du génie à la main, n’ont pas toujours su s’y reconnaître, et que personne ne peut se vanter de posséder le peloton conducteur qui mène à la sortie de ce dédale. ― De la part d’une femme on peut s’attendre à tout, et principalement à l’absurde.

Beaucoup de gens respectables et de dames fâchées de l’être seront sans doute d’avis que les coups de foudre sont de pures illusions romanesques, et que l’on n’aime pas éperdument un homme ou une femme que l’on n’a vu qu’une fois. Quant à nous, notre avis est que, si l’on n’aime pas une personne la première fois qu’on la voit, il n’y a aucune raison pour l’aimer la seconde et encore moins la troisième.

Puis, il fallait bien que Musidora se prît de passion pour Fortunio, sans quoi notre roman n’aurait pu subsister. Notre héros, doué comme il l’est, riche, jeune, beau, spirituel et mystérieux, devait d’ailleurs être adoré au premier coup. Bien d’autres, qui n’ont pas la moitié de ces qualités, réussissent aussi promptement.

Qu’y a-t-il d’étrange à ce qu’une jeune femme aime un beau jeune homme ? Ainsi donc, que la chose soit vraisemblable ou non, il est constaté que Musidora adore Fortunio, qu’elle ne connaît pas ou qu’elle n’a vu qu’une fois, ce qui est la même chose.

Cette dissertation n’empêche pas la calèche de voler légèrement sur la grande avenue des Champs-Élysées et d’avoir dépassé l’arc de l’Étoile, cette gigantesque porte cochère ouverte sur le vide.

La nature présentait un aspect tout différent de celui qu’elle avait au jour où Musidora battait le bois de Boulogne au hasard pour y rencontrer le Fortunio : ― le rouge sombre des bourgeons avait fait place à un vert tendre, couleur d’espérance, et les oiseaux gazouillaient sur les branches de joyeuses promesses ; le ciel, où nageaient deux ou trois nuages de ouate blanche, semblait un grand œil bleu qui regardait amoureusement la terre ; ― une douce senteur de feuillage nouveau et d’herbe fraîche montait dans l’air comme un encens printanier ; de petits papillons jaune soufre dansaient sur le bout des fleurs et tournaient dans les bandes lumineuses qui zébraient le fond vert du paysage.

Une allégresse infinie égayait la terre et le ciel. Tout respirait la joie et l’amour partagé ; l’atmosphère était imprégnée de jeunesse et de bonheur. Du moins c’était l’impression qu’éprouvait Musidora ; elle voyait les objets extérieurs à travers le prisme de la passion.

Les passions sont des verres jaunes, bleus ou rouges, qui teignent toute chose de leur couleur. Aussi un site qui a paru affreux, hérissé, décharné jusqu’aux os, repoussant de misère et de maigreur, plus inhospitalier qu’un steppe de Scythie, vu dans un instant de désespoir, — semble diapré, étincelant, fleuri, avec des eaux miroitantes, des gazons vivaces et des fuites d’horizons bleuâtres, un vrai paradis terrestre, regardé à travers le prisme du bonheur.

La nature ressemble un peu à ces grandes symphonies que chacun comprend à sa façon. L’un place le cri suprême de Jésus expirant sur la croix où l’autre croit entendre les roulades perlées du rossignol et le grêle pipeau des bergers.

Musidora comprenait pour le moment la symphonie dans le sens amoureux et pastoral.

La voiture filait toujours ; les grands arbres, inclinant leur panache, fuyaient à droite et à gauche comme une armée en déroute, et Fortunio ne paraissait pas encore.

L’inquiétude commençait à picoter légèrement le cœur de Musidora. Si Fortunio allait avoir changé d’idée ? ― Elle relut son billet, qui lui sembla assez formel et la rassura un peu.

Enfin elle aperçut, tout au bout de l’avenue, un petit tourbillon de poussière blanche qui s’approchait rapidement.

Elle sentit une émotion si violente, qu’elle fut obligée de s’appuyer la tête sur le dossier de la voiture : ses artères sifflaient dans ses tempes, le sang abandonna et reprit trois ou quatre fois ses joues, sa main mourante laissa échapper le billet, qu’elle tenait serré avec une étreinte presque convulsive.

Elle touchait au moment suprême de sa vie ; ― son existence allait se décider.

Bientôt la nuée de poussière, s’entr’ouvrant comme une nuée classique receleuses de quelque divinité, permit de voir distinctement un cheval noir à tous crins, le col arqué, les épaules étroites, les pieds duvetés, l’œil et les naseaux pleins de feu, qui ressemblait plutôt à un hippogriffe qu’à un quadrupède ordinaire. Le cheval était monté par un cavalier qui n’était autre que le jeune Fortunio lui-même. ― À quelques pas galopait le Maure lippu.

C’était bien lui : il avait cet air de nonchalante sécurité qui ne le quittait jamais et qui lui donnait tant d’ascendant sur tout le monde. Il semblait qu’aucune des adversités humaines n’eût prise sur lui et qu’il se sentît au-dessus des atteintes du sort. La sérénité siégeait sur sa belle figure comme un piédestal de marbre.

Il s’avança vers la calèche en faisant exécuter à son cheval des courbettes prodigieuses ; tantôt il l’enlevait des quatre pieds à la fois, tantôt il le faisait tenir debout et avancer ainsi de quelques pas.

Le noble animal se prêtait à toutes ses exigences avec une coquetterie et une souplesse merveilleuses ; il semblait vouloir lutter de gracieuse hardiesse avec son maître ; on eût dit qu’ils ne faisaient qu’un et que la même volonté les animait tous deux ; car Fortunio n’avait ni éperons ni cravache, et ne tenait pas seulement la bride en main. ― Il guidait sa monture par je ne sais quels mouvements imperceptibles, et il était complètement impossible de voir avec quels moyens il transmettait sa pensée à l’intelligent animal.

Quand il ne fut plus qu’à une cinquantaine de pas de la calèche, il mit son cheval à fond de train et arriva ainsi à un pied de la voiture. Musidora, éperdue, crut qu’il allait se briser contre les roues et poussa un grand cri ; mais Fortunio, par un tour d’adresse familier aux cavaliers arabes, avait arrêté subitement sa monture lancée sur ses quatre jambes, et passé sans transition de la course la plus rapide à l’immobilité la plus complète. ― On eût dit qu’un enchanteur l’avait figé, lui et son cheval. ― Après ce temps d’arrêt, il fit danser un peu son barbe, car c’en était un, à la portière de la calèche, et, au milieu d’une ruade violente, il salua Musidora avec la même grâce et la même aisance que s’il eût eu les deux pieds appuyés sur le solide parquet d’un salon.

« Madame, dit-il, pardonnez à un pauvre sauvage à qui de longues courses dans l’Inde et l’Orient ont fait perdre l’habitude de la galanterie européenne et qui ne sait plus guère comment on se conduit avec les femmes. ― Si j’avais été assez présomptueux pour croire que vous désiriez ma présence, croyez que je serais accouru de toute la vitesse des jambes de Tippoo ; mais je n’aurais pas pensé qu’un extravagant comme moi, rendu maniaque par des voyages dans des régions étrangères, pût intéresser en rien votre curiosité. »

Nous voudrions bien rapporter la réponse de Musidora, mais nous n’avons jamais su ce qu’elle répondit. Il est certain cependant qu’elle ouvrit la bouche, en levant sur Fortunio ses beaux yeux noyés d’un éclat onctueux ; elle murmura quelque chose, mais nous avons eu beau prêter l’oreille, nous n’avons pu distinguer une seule syllabe. Le grincement du sable sous les roues, le piétinement des chevaux, ont couvert sans doute la voix presque inarticulée de Musidora. ― Nous le regrettons fort, car il eût été assez curieux de recueillir ces précieuses paroles.

« Musidora, reprit Fortunio d’un timbre de voix doux et sonore, l’on vous a sans doute fait bien des histoires singulières sur mon compte, mes amis ont beaucoup d’imagination ; que direz-vous lorsque vous verrez que, loin d’être un héros de roman, un homme étrange et fatal, je ne suis tout bonnement qu’un honnête garçon, assez bon diable quoique capricieux et fantasque par boutades ? Je vous assure, Musidora, que je bois du vin et non de l’or fondu à mes repas ; ― je mange plus d’huîtres que de perles dissoutes dans du vinaigre ; — je couche dans un lit, quoiqu’il m’arrive plus souvent de coucher dans un hamac, et je marche en général sur mes pieds de derrière, à moins que je n’emprunte ceux de Tippoo, de Zerline ou d’Agandecca, ma jument favorite. ― Voilà ma façon de vivre. — J’aime mieux les vers que la prose, j’aime mieux la musique que les vers, et je ne préfère rien au monde à une peinture de Titien, si ce n’est une belle femme. ― Je n’ai pas d’autre opinion politique. ― Je ne hais que mes amis et me sentirais assez porté à la philanthropie si les hommes étaient des singes. Je croirais volontiers en Dieu, s’il ne ressemblait pas tant à un marguillier de paroisse, et je pense que les roses sont plus utiles que les choux. — Vous me connaissez maintenant comme si vous aviez dormi dix ans sur mon oreiller. À ceci se bornent tous les renseignements que je puis vous procurer sur moi, car je n’en sais pas davantage. »

Musidora ne put s’empêcher de rire de la profession de foi de Fortunio.

« Vraiment, dit-elle, vous êtes modeste en ne vous croyant pas singulier ; savez-vous donc, monsieur Fortunio, que vous êtes d’une excentricité parfaite ?

― Moi ! point du tout ; je suis le garçon le plus uni du monde : je ne fais que ce qui me plaît, et je vis absolument pour mon compte. — Mais voici le soleil qui devient chaud, et votre ombrelle ne suffira plus tout à l’heure pour vous garantir de ses flèches de plomb. ― S’il vous plaisait de venir vous reposer un instant dans une cahute, une espèce de wigwam indien que j’ai par là, vous retourneriez ce soir à Paris, pendant les fraîches heures du crépuscule.

― Volontiers, répondit Musidora ; je ne serais pas fâchée de voir votre veranda, votre wigwam, comme vous dites ; car on prétend que vous ne demeurez pas, mais que vous perchez.

― Quelquefois, ― mais pas toujours. J’ai passé plus d’une nuit sur un arbre avec ma ceinture attachée au tronc pour m’empêcher de me casser la tête en tombant à la renverse ; mais ici je vis comme le bourgeois le plus débonnaire. Il ne me manque qu’un toit de tuiles rouges et des contre-vents verts pour être le garçon le plus arcadique et le plus sentimental du monde. ― Hadji, Hadji ! approchez ; j’ai deux mots à vous dire. »

Le Maure en deux bonds fut à côté de Fortunio.

Fortunio lui adressa quelques mots dans une langue étrangère, avec une intonation gutturale et bizarre.

Hadji partit aussitôt à bride abattue.

« Veuillez m’excuser, madame, de m’être servi devant vous d’un idiome inconnu ; mais ce drôle ne sait pas un mot de français ni d’aucune autre langue chrétienne.

― J’espère, dit Musidora, que vous ne l’avez pas envoyé devant pour préparer quelque chose à mon intention ; est-ce que vous voulez me faire recevoir au bas de votre perron par une députation de jeunes filles vêtues de blanc avec des bouquets enveloppés dans une feuille de papier ? J’entends que vous ne fassiez point de cérémonie avec moi.

― J’ai envoyé tout bonnement Hadji, reprit Fortunio, pour mettre en cage mon lion privé et ma tigresse Betsy. ― Ce sont de charmantes bêtes, douces comme des agneaux, mais dont la vue aurait pu vous inquiéter. ― Je suis là-dessus maniaque comme une vieille fille, je ne puis me passer d’animaux. Ma maison est comme une ménagerie.

― Les barreaux de la cage sont-ils solides ? dit Musidora d’un air assez peu rassuré.

― Oh ! très solides, reprit Fortunio en riant. ― Nous voici arrivés. »