Frédéric-Guillaume IV et Léopold de Ranke

La bibliothèque libre.
Frédéric-Guillaume IV et Léopold de Ranke
Revue des Deux Mondes3e période, tome 83 (p. 201-212).
FREDERIC-GUILLAUME IV
ET
LEOPOLD DE RANKE

La destinée a ses caprices : elle avait décidé que, le 7 juin 1840, un mystique monterait sur le trône de Prusse et que, pendant plus de quinze ans, il étonnerait tour à tour ou amuserait l’Europe par les incertitudes de son esprit et de sa conduite, par ses vains efforts pour accorder ses bonnes intentions avec ses convoitises, ses intérêts et sa gloire avec ses scrupules. Ce mystique, qui aimait à parler, à discourir, à donner ses émotions en spectacle, ressemblait bien peu à son père, le très réfléchi, très réservé et très taciturne Frédéric-Guillaume III ; il ressemblait encore moins à son frère Guillaume, qui devait être son glorieux successeur et à l’éducation duquel il s’employait bénévolement, sans se douter que ce futur empereur d’Allemagne était né avec toutes les qualités qui font, sinon les grands hommes, du moins les grands rois. Mais la connaissance et l’entente des affaires, l’esprit de discernement, le souverain bon sens, n’étaient aux yeux de Frédéric-Guillaume IV que des dons vulgaires ; il en faisait peu de cas, il les laissait aux habiles, aux faiseurs. Il était fermement convaincu que les rois doivent se défier de leur raison et se tenir dans une communication constante avec les intelligences célestes, que la lumière leur vient d’en haut. Il avait son Saint-Esprit particulier, qu’il consultait sans cesse, qu’il jugeait supérieur aux autres, et son Saint-Esprit lui montrait dans les choses de ce monde, dans l’orageux conflit des opinions et des partis, la lutte éternelle du bon et du mauvais principe, des puissances divines et des puissances sataniques. Il appliquait aux affaires d’ici-bas le vocabulaire de la théologie ; le libéralisme n’était pas pour lui une erreur, mais un péché, une suggestion du diable.

C’est dans sa correspondance avec Bunsen que se révèle tout entier cet idéaliste couronné, qui, dans l’habitude de la vie, joignait à une imagination échauffée beaucoup d’esprit, et au goût des spiritualités l’amour des gros propos et des plaisanteries un peu grasses. Publiée et commentée par Ranke en 1873, cette correspondance vient d’être rééditée dans un volume qui contient aussi des études politiques de l’illustre historien, accompagnées de quelques pièces inédites et fort curieuses[1]. Bunsen avait commencé par être un conservateur à tous crins, un pur, un féodal. Le séjour qu’il fit en Angleterre comme ministre de Prusse modifia peu à peu ses opinions, et quoiqu’il se donnât pour un homme d’extrême droite, il faisait à son siècle des concessions qui lui attiraient les vives réprimandes de son roi. Leur amitié n’en souffrait pas. Frédéric-Guillaume IV avait l’esprit trop généreux pour ne pas supporter la contradiction. Heureux de donner carrière à son éloquence pathétique et gesticulante, il aimait les discussions, les assauts d’escrime, les joutes de la parole.

Il reprochait surtout à Bunsen d’expliquer les insurrections populaires par les abus et les torts des gouvernemens, et de ne pas croire aux conspirations ténébreuses. Il lui écrivait de Potsdam, le 13 mai 1848 : « Le libéralisme est une maladie comme le dessèchement de la moelle épinière. Les symptômes connus d’une moelle attaquée sont : 1° que le muscle qui fait saillie entre le pouce et l’index devient concave sous la plus légère pression ; 2° que les purgatifs constipent ; 3° que les astringens relâchent ; 4° qu’on peut lever les jambes et qu’on ne peut marcher. Avec cela, on est longtemps malade sans qu’il y paraisse et sans cesser de se croire bien portant. Le libéralisme a, lui aussi, ses symptômes, qui ne trompent pas le médecin. Le caractère des libéraux est de nier l’évidence, de traiter de superstition l’enchaînement manifeste des effets et des causes. On invoque avec emphase l’esprit du siècle pour justifier des actes que le Seigneur nous commande de tenir pour des péchés… On croit sincèrement travailler au progrès, et on court ventre à terre à sa perdition… Le noir devient blanc, la nuit se change en pure lumière, et on en vient à diviniser les victimes d’une criminelle folie. Pensionnaires de maisons de correction, galériens, sodomites, on estime que l’esprit de ces gens de bien aspirait aux demeures éthérées. » Il ajoutait : « Mon ami, vous me semblez malade, car refuser de croire aux conspirations est le premier indice infaillible du libéralisme qui dessèche la moelle de l’âme… Soignez cela. Il ne faut pas plaisanter avec votre maladie ; je n’y sais qu’un remède, qui consiste à faire un grand signe de croix sur sa poitrine et sur son front. »

Traitant de la sorte les libéraux, on ne s’étonnera pas qu’il comparât le radicalisme au choléra morbus, qu’il vit dans les démocrates « les hommes de l’enfer et de la mort, » dans les révolutionnaires allemands, « de hideux bâtards de l’homme et du diable. » Ses enthousiasmes et ses colères ne s’exprimaient que par hyperboles. Toute émeute était pour lui « une infâme révolte, » et les bataillons qui la réprimaient étaient « de divins bataillons,. » Il considérait ses chers royalistes neuchâtelois comme une légion de héros et de saints, et la Suisse, après la guerre du Sonderbund, lui semblait une puante porcherie, dont l’infection ne tarderait pas à se propager partout ; aussi demandait-il à cor et à cri qu’on expropriât bien vite ces porcs et leurs porchers pour cause de salubrité publique. Ce qu’il y avait en lui de particulier, c’est que par une sorte de mystérieuse chimie tous ses sentimens se transformaient en sensations. Les idées qu’il aimait aussi bien que celles qu’il réprouvait étaient des êtres vivans, réels et tangibles. Elles avaient un corps, une chair, un visage ; il les voyait, il les flairait : il trouvait à la révolution « le teint d’une momie égyptienne, » et, pour ne pas affaiblir son mot, « une odeur de charogne, Aasgeruch. »

Il n’y a pas dans le monde de plus forte contradiction que d’être à la fois un mystique et un roi de Prusse. Un vrai souverain prussien est un opportuniste qui proclame hautement ses principes quand ses principes peuvent lui servir à quelque chose, mais il ne les préfère jamais aux intérêts de sa couronne et de son-pays : homme de devoir, il sait sacrifier ses plaisirs, ses goûts et ses dégoûts au bien public ; habile homme, guettant les occasions et la fortune, il sait trouver son bien dans le mal d’autrui. Frédéric-Guillaume IV n’oubliait pas qu’il était roi de Prusse, mais il ne pouvait oublier non plus qu’il était un roi chrétien, et, en toute occurrence, il s’appliquait à concilier la sagesse mondaine et ses intérêts temporels avec la morale évangélique : il se croyait tenu de travailler à la fois à l’agrandissement de son royaume et à l’avènement du royaume de Dieu. Il aurait voulu tout au moins que, dans toutes ses entreprises, le Saint-Esprit, selon son expression, jouât le rôle « de second violon. » Il formait des plans infiniment compliqués, dont il réglait avec amour jusqu’aux moindres détails. Il les appelait lui-même « ses songes d’une nuit d’été ; » mais au moment où il s’endormait dans les bras de sa mystique Titania, Puck, génie espiègle et taquin, le réveillait en sursaut, en lui disant : « Souviens-toi que tu es le troisième successeur de Frédéric II, que Berlin n’est pas la nouvelle Jérusalem et que ce monde n’est pas une féerie. » C’est ainsi qu’il a passé son temps à faire des rêves, à les défaire et à les regretter.

Il ne se contentait pas d’être fort lettré, fort instruit dans l’histoire des arts, un savant dilettante dans tous les genres ; il se piquait aussi d’avoir approfondi les mystères de la théologie et de l’histoire ecclésiastique. L’église protestante ne répondait point à son idéal ; il prétendait que Luther avait fait sortir la vérité de son puits, mais qu’il n’avait pas su l’habiller. Encore n’était-ce pas là son dernier mot. Il soutenait avec quelque raison que les réformateurs, en prétendant remonter aux origines, revenir au primitif, s’étaient trompés sur la véritable église apostolique, qu’ils avaient pris pour une cabane un palais commencé, que cette église contenait en germe la plupart des institutions catholiques, la hiérarchie, les ordres religieux, les règles et l’esprit des couvens. Il rêvait de réformer l’église des réformateurs, d’y introduire un diaconat savamment organisé, et il désirait que tout candidat aux fonctions pastorales fût astreint à l’obligation de passer quelque temps dans le service des hôpitaux, des malades, des pauvres ou de quelque ordre enseignant. « Sans diacres, disait-il, l’église est une manchote ; sans l’épiscopat, elle est une orpheline. » Il aurait voulu instituer des évêques et, par une générosité peu commune, se dépouiller à leur profit de son pouvoir épiscopal, se réduire au rôle de protecteur, d’avoué, de juge de paix de l’église. Ses hasardeux projets mécontentaient tout le monde autour de lui. Les libres penseurs, qui abondaient dans sa capitale, se raillaient de son pieux romantisme, les croyans l’accusaient de coqueter avec Rome. Plus d’une fois, le bruit courut qu’il allait se convertir. Il protestait, il s’indignait. Pouvait-il oublier que la réforme avait fait la grandeur de la Prusse ? S’il eût franchi le fossé, l’ombre du grand Frédéric serait sortie de son tombeau pour lui reprocher son pas de clerc ou sa trahison.

Les desseins qu’il avait conçus pour la réorganisation de son royaume étaient aussi compliqués que sa politique ecclésiastique. Le régime représentatif lui inspirait une sainte horreur ; mais il pensait qu’un roi par la grâce de Dieu doit être un bon père de famille, et un bon père éprouve le besoin de s’expliquer quelquefois avec ses enfans, de connaître leurs désirs et d’en tenir compte. Il disait aussi que l’union d’un souverain et de son peuple doit ressembler à un vrai mariage chrétien. Le souverain est le mari, c’est lui qui veut et qui décide, mais un mari chrétien a toujours des égards, des prévenances pour sa femme. Comme les formules ne lui coûtaient rien, il disait encore qu’il voulait être un roi libre, régnant sur un peuple libre. Un roi ne peut être libre qu’à la condition de ne répondre de ses actions qu’à Dieu, de choisir à son gré ses ministres, qui ne sont que les instrumens de sa volonté, et de disposer comme il l’entend de son épée, que le Seigneur des armées a bénie. D’autre part, un peuple ne peut être libre s’il n’a que le droit de se taire. Frédéric-Guillaume IV, qui aimait à parler, aimait aussi qu’on lui répondit, chapeau bas, mais librement : on s’ennuie à la longue de parler seul. Il pensait pourvoir à tout en donnant à ses sujets ce qu’il appelait « des institutions vraiment germaniques, » c’est-à-dire en faisant de la Prusse une monarchie militaire tempérée par des assemblées d’états. Les choses s’arrangeaient à merveille dans sa tête à compartimens, ou tout s’entassait sans se brouiller ; en venait-il au fait, les difficultés abondaient. Il était disposé à donner des pouvoirs assez étendus à ses diètes provinciales ; mais les bureaux s’alarmaient, se plaignaient, protestaient, et on l’obligeait à reconnaître que la bureaucratie et l’armée sont les deux piliers de la monarchie de Frédéric II. Une fois encore, il avait rencontré le mur.

Ce fut surtout après la révolution de 1848 que son esprit travailla ; du matin au soir et du soir au matin, il était en mal d’enfant ; jamais cette imagination féconde n’avait pondu tant de songes d’une nuit d’été. L’assemblée de Francfort s’occupait de transformer la confédération germanique en état fédératif ; elle voulait à la fois affranchir et centraliser l’Allemagne, lui donner une constitution libérale et un chef assez puissant pour imposer ses volontés à l’Europe. Frédéric-Guillaume IV s’était avisé sur-le-champ que dans cette mer agitée il y avait pour un roi de Prusse de gros poissons à pêcher ; mais ce pêcheur avait une conscience, il se faisait un scrupule de prendre, il voulait que le poisson se donnât, il désirait qu’on rétablît le vieil empire germanique et que, par respect pour les traditions, on offrît la couronne impériale à l’Autriche ; mais il désirait aussi que, contente de ce stérile honneur, l’Autriche s’abstînt à l’avenir de s’immiscer dans les affaires allemandes et laissât tout le pouvoir réel à Frédéric-Guillaume IV, roi de Prusse, qui prendrait le titre de roi allemand. Cet événement devait s’accomplir en grande pompe : les souverains rassemblés à Francfort, dans l’église Saint-Barthélémy, pour y remplir leur antique office d’électeurs, les petits princes se pressant autour d’eux, une foule émue, un peuple tout entier ratifiant leur choix par ses acclamations et ses cantiques, il avait déjà réglé toute cette mise en scène ; le décor était beau, et la colombe descendait du ciel. Comme il avait autant d’invention que de mémoire et qu’il aimait à mêler les nouveautés aux vieilleries, il se proposait d’instituer solennellement un archevêque évangélique de Magdebourg, qu’il proclamerait primat de Germanie, primas Germaniæ, et qui le couronnerait de ses mains. « Vous êtes un artiste, vous êtes un antiquaire, lui écrivait Bunsen ; pour l’amour de Dieu, tâchez d’être un souverain et un législateur de l’art de grâce 1848. » Quand il eut reconnu la vanité de sa chimère, renonçant à sa grande fête de l’église Saint-Barthélémy et à son archevêque de Magdebourg, primat de Germanie, il remplaça sa première idée par un projet plus vraiment prussien, et il se montra disposé à laisser la couronne impériale à la maison de Lorraine en l’autorisant à s’en servir, pourvu qu’elle fît du roi de Prusse le généralissime héréditaire de toutes les armées allemandes. Après réflexion, s’étant convaincu qu’elle n’y consentirait jamais, il se résolut à devenir malgré elle empereur d’Allemagne. Mais il n’entendait pas recevoir la couronne du parlement de Francfort de cette assemblée suspecte, « mélange bâtard de l’homme et du diable. « Il voulait que l’empire lui fût offert par l’unanimité des princes allemands. L’Autriche devait y mettre bon ordre, et il unit par comprendre qu’un jour ou l’autre il faudrait en découdre ; plus d’une fois, quoiqu’il n’eût pas l’humeur guerrière, son épée tressaillit dans le fourreau. Mais que faire ? Comment sortir d’embarras ? Il voyait dans l’Autriche son alliée naturelle contre la révolution, contre les puissances sataniques, et cette même Autriche était l’éternel obstacle à toutes les ambitions prussiennes. De toutes les contradictions qui le tourmentaient, ce fut la plus cruelle. L’Autriche était à la fois sa fidèle amie et sa mortelle ennemie ; il la bénissait et il se croyait tenu de la maudire, il la maudissait et il se faisait un devoir de la bénir. Comme le prophète Balaam, il voyait monter devant lui un sentier entre les vignes, avec un mur de chaque côté, et son ânesse, qui était sa conscience, refusait d’avancer : elle avait aperçu l’ange de l’Éternel, qui, son épée une dans la main, lui barrait le passage. Balaam battit son ânesse ; Frédéric-Guillaume IV ne battit jamais la sienne, il la tenait pour inspirée.

Les contradictions instruisent les philosophes ; ils en dégagent des vérités supérieures où les contraires se concilient. Les hommes d’action doivent faire leur choix, et tout choix suppose un sacrifice. Quiconque se refuse à choisir et à rien sacrifier se condamne à ne rien faire, à laisser passer les événemens qui lui déplaisent, sans autre profit que. le stérile plaisir de les juger. Frédéric-Guillaume IV, qui était le plus exalté des indécis, ou le plus indécis des exaltés, en était réduit à se fâcher, à gémir, à prédire comme Jonas la ruine de Ninive, après quoi il s’écriait en allemand ou en latin : « J’ai dit et j’ai sauvé mon âme, dixi et salvavi animam meam ! » Sa situation eût été tragique s’il n’avait en un fonds presque inépuisable de belle humeur, tous les goûts d’un dilettante et d’un bon vivant et le don de se distraire. Au surplus, les prophètes eloquens prennent facilement leur parti des malheurs qu’ils ont annoncés ; quand l’événement avait justifié ses sinistres prédictions, Frédéric-Guillaume plongeait bien vite sa plume dans son royal encrier pour écrire à son cher Bunsen : « Eh bien ! mon ami, que vous en semble ? Qui de nous deux avait raison ? » Toutefois, il est dangereux de caresser des chimères, de s’asservir, de s’abandonner aux idées troubles, la santé du cerveau finit par en souffrir. Dès 1858, à l’âge de soixante-trois ans, ce souverain, dont on peut dire qu’il était « le plus bel esprit et le plus chimérique de son royaume, » dut instituer une régence, se décharger sur son frère des devoirs du gouvernement. Il se survécut deux ans, pendant lesquels cet homme, qui avait tant parlé, ne trouvait plus ses mots et s’affligeait de ne pouvoir se faire comprendre. L’avait-on jamais compris ? Ceux de ses sujets qui le respectaient le plus se plaignaient souvent qu’il parlât une langue qui n’était pas celle de son siècle et qu’ils entendaient mal. Son successeur, Guillaume le sage et l’heureux, a toujours su se faire entendre. Dans tous les discoure qu’il a prononcés comme dans ses bulletins de victoires, on découvre sans peine quelques phrases écrites pour à le second violon ; » mais le reste est si clair, si net, que le grand Frédéric lui-même n’y trouverait rien à redire.

Les Prussiens, grisés par leurs gloires récentes, n’ont gardé qu’un médiocre souvenir du règne effacé de Frédéric-Guillaume IV. Ils lui ont souvent reproché ses hésitations, ses faiblesses, ses défaillances, les atteintes portées impunément à sa dignité souveraine, la principauté de Neuchâtel dont il s’est laissé dépouiller, les dégoûts et l’humiliation d’Olmütz, les occasions qu’il a manquées.sa conduite louche et vacillante pendant la guerre de Crimée. Il a eu la bonne fortune de trouver un apologiste discret, mais convaincu, dans le plus grand historien qu’ait produit l’Allemagne. Ranke a défendu plus d’une fois sa mémoire contre des accusations qui lui semblaient outrées ou injustes. Selon lui, ce règne n’a pas été aussi stérile qu’on se plaît à le dire. En demeurant neutre jusqu’à la fin de la guerre de Crimée, en multipliant les échappatoires, en se dérobant par ses gémissantes résistances à toutes les obsessions des puissances occidentales, Frédéric-Guillaume IV s’est acquis la gratitude de la Russie et a préparé une entente sans laquelle le roi Guillaume eût été incapable de rien entreprendre. Ses complaisances pour l’Autriche, dont il a été mal récompensé, ont prouvé à la Prusse qu’aucun accord n’était possible entre Berlin et Vienne, qu’il faudrait tôt ou tard en venir aux grands moyens, qu’il y a des questions qui ne se résolvent que par le fer et le feu. Enfin, il a montré, dans des jours orageux, que, s’il s’accommodait quelquefois aux temps, il n’était pas prêt à tous les sacrifices. Il accorda beaucoup à son peuple en lui octroyant une charte, mais il sut réserver et sauver tous les droits essentiels de la royauté, et il les a laissés en héritage à son successeur. La couronne qu’il lui a transmise était une vraie couronne prussienne, garnie de tous ses joyaux ; il avait le droit dédire : « Regardez, je les ai disputés à l’émeute, et il n’en est pas un seul qui se soit perdu par ma faute ; le compte y est ! » Homme de sens rassis, d’esprit fin et circonspect, et de haute raison, Léopold de Ranke ressemblait peu à Frédéric-Guillaume IV ; il avait pourtant les mêmes principes, les mêmes maximes, qu’il exprimait à sa façon. Il y avait en lui deux hommes qui ne s’accordaient pas toujours. Comme historien, il possédait le don d’universelle sympathie et une merveilleuse souplesse de jugement ; ce cosmopolite, qui goûtait la civilisation sous toutes ses formes, entrait sans effort dans la peau des peuples étrangers ; selon les cas, il se faisait Français, Espagnol, Italien, même un peu Turc. Mais ce Saxon transplanté à Berlin était devenu un chaud patriote prussien, et quand il interrompait ses travaux d’histoire pour dire son mot sur la politique contemporaine, il avait des opinions très arrêtées, des partis-pris, des préjugés. S’il avait écrit une biographie de Robespierre, personne n’aurait pénétré plus avant que lui dans une âme de jacobin, pour en démêler les secrets replis, et, à force d’expliquer les actions, il eût paru les justifier ; mais n’agissait-il de savoir quelles institutions convenaient à sa nouvelle patrie, il ne croyait plus qu’au droit historique et le libéralisme lui était suspect. Pour un botaniste, il n’y a pas de vilaines plantes ; qu’il étudie l’ortie ou la jusquiame, il y découvre des lois qui plaisent à sa raison, des harmonies qui l’enchantent. Le charge-t-on de créer un jardin public, il n’y admet que les fleurs qui se recommandent à son choix par leur beauté ou leurs vertus. Comme publiciste, Ranke ne voyait dans la révolution qu’une puissance destructive, la grande ennemie du droit historique, et il laissait aux peuples qui veulent s’empoisonner cette jusquiame à l’aspect livide, à l’odeur vireuse.

Plusieurs années avant l’avènement de Frédéric-Guillaume IV, dans un temps où la révolution de 1830 avait remué l’Allemagne et répandu partout une sourde agitation, Ranke fut nommé rédacteur en chef d’une revue conservatrice destinée à combattre le libéralisme et les doctrinaires des états du sud. Il s’appliqua surtout à mettre ses compatriotes en garde contre l’importation des idées françaises. Les raisonnemens qu’il leur tenait peuvent se résumer ainsi : « Tout peuple est une espèce dans le genre humain ; chacun d’eux, ayant des origines particulières, a aussi ses lois propres, et ses institutions doivent être l’expression de son génie national. Il est permis d’emprunter à la civilisation des autres peuples ce qu’elle a de bon, et il convient de s’approprier ce qu’il y a d’intéressant et de vraiment nouveau dans leur littérature ; mais on est sûr de se perdre en adoptant leurs institutions. On ne saurait trop se défier des hommes d’école qui prétendent soumettre les affaires de ce monde à des règles universelles ; la grammaire comparée ne peut produire une langue, ni l’esthétique un poème, ni la politique un état ; si grande, si profonde que soit votre sagesse, vous ne fabriquerez jamais une patrie. Il faut être quelque chose, et on n’est quelque chose qu’en se distinguant de ses voisins. Soyez de vrais Allemands et n’imitez personne. Défiez-vous des théories, des doctrines ; ce que les doctrinaires vous donnent pour une idée n’est souvent que l’abstraction d’une existence étrangère. Défiez-vous aussi des factions et de leurs programmes ; quand, le scalpel en main, on analyse les partis, on finit toujours par y trouver comme leur vrai fond je ne sais quoi d’irrationnel qui ressemble à une force aveugle de la nature. La grande erreur de notre temps est de chercher le bonheur et le salut des sociétés dans la sagesse des assemblées délibérantes et dans les constitutions écrites. La vraie destinée de la Prusse est d’être et de demeurer une monarchie militaire. Sans doute, toute institution est perfectible ; les besoins, les désirs changent, il faut s’accommoder aux situations nouvelles ; mais ne touchez pas aux principes, on se tue en les détruisant. La vrai représentant des intérêts d’un peuple est son souverain héréditaire, qui a la tradition et les secrets de l’histoire, et la souveraineté populaire est une superstition incompatible avec l’ordre social. L’État n’est pas seulement destiné à protéger les intérêts privés ; sa principale mission est de leur apprendre à se sacrifier aux intérêts généraux. Tâchez donc de trouver votre bien particulier dans le bien public, et la récompense de vos renoncemens dans le témoignage de votre conscience. Aussi bien, que sert-il de s’insurger contre le droit historique ? Les vents du ciel promènent çà et là les sables du désert, ils laissent les montagnes à leur place. » Il y a dans cette argumentation un mélange de vrai et de faux. Si Ranke méprisait trop la théorie, nous autres Français nous méprisons trop l’histoire. « Je fais quelquefois de beaux rêves pour mon pays, a dit un écrivain très sensé, auteur d’un excellent livre sur le Paradoxe de l’égalité ; un de mes rêves favoris est que nous renoncions enfin à chercher le vrai dans la simplicité et l’uniformité.[2] »

Ranke demeura toujours fidèle aux idées qu’il développait entre 1832 et 1836 dans sa Revue historico-politique. C’est ainsi qu’il traduisait en prose les élégies et les odes fort imagées de Frédéric-Guillaume. Il ne fallait pas lui demander d’emboucher le clairon des prophètes ni d’exposer la loi des sociétés en s’accompagnant sur la harpe mystique ou sur la viole des troubadours. Il pensait qu’il y a deux sortes de royalisme, le royalisme de sentiment, qui est une religion, et le royalisme de raisonnement, qui est une philosophie, et il raisonna toujours. Il lui était impossible de voir dans le libéralisme une invention de Satan, et quand il lui arrivait de parler « des puissances démoniaques, » il entendait par là qu’il y a dans l’humanité quelque chose d’inconscient, que de mystérieux entraînemens l’obligent parfois à faire le contraire de ce qu’elle veut et à trouver son malheur où elle cherchait son bien. Au demeurant, il croyait avec Montesquieu, qu’il admirait infiniment, que dans l’histoire des sociétés tout s’explique par la nature et la relation des choses, par les circonstances, par les milieux, par le génie national, comme aussi par l’habileté des hommes d’état et surtout par la fortune.

Frédéric-Guillaume IV goûtait peu ce style. Ce romantique n’aimait que les- romantiques, et les fanatismes contraires au sien lui déplaisaient moins que le bon sens des opinions moyennes. Aussi n’éprouvait-il pour Ranke qu’une vive estime, accompagnée d’une incertaine sympathie. Il relisait souvent Candide ; il déclara un jour à un poète, qui nous l’a redit, « que ce livre prodigieux était le chef-d’œuvre de la littérature française et l’apocalypse du démon. » En revanche, Montesquieu lui semblait insipide, et il rangeait tous les esprits posés, tous les modérés, parmi ces tièdes que vomit la bouche du Seigneur. Il n’aimait pas le gris ; il voyait rouge, et il voulait que tout le monde vit rouge comme lui : c’était la couleur de la vérité, ce qui ne l’empêchait pas d’être fort indulgent pour le scepticisme narquois d’Alexandre de Humboldt. Ce grand savant l’instruisait quelquefois, et plus souvent amusait ses chagrins par des médisances ou par des contes salés.

Quoique Ranke ne fût pas précisément son homme, Frédéric-Guillaume IV, qui causait volontiers et abondamment de ses affaires, lui demanda à plusieurs reprises des avis, des conseils, par l’entremise de son aide-de-camp le baron Edwin de Manteuffel. M. Dove vient de publier, pour la première fois, comme appendice à la Correspondance avec Bunsen ; ces consultations écrites du grand historien, les réponses qu’il fît aux questions de son roi dans de graves occurrences. Assurément elles méritaient d’être connues : devançant les temps, Ranke y esquissait le plan d’une politique hardie qui depuis, sous un autre règne, a été pratiquée avec bonheur, et on ne s’étonnera pas qu’au lendemain de sa mort, le 27 mai 1886, ses fils aient reçu du prince de Bismarck un témoignage éclatant de sympathie, l’assurance « que le chancelier s’était toujours senti intimement uni à leur père par une étroite communauté de sentimens et de pensées. »

Vers la fin du mois d’octobre 1848, au moment où Frédéric-Guillaume IV, ayant recouvré sa royale liberté, se disposait à transférer son assemblée nationale de Berlin à Brandebourg, puis à la dissoudre, il fit demander à Ranke s’il avait quelque conseil à lui donner. Ranke approuva son projet d’octroyer une charte : « Le constitutionnalisme, disait-il, doit être envisagé sans haine et sans amour, comme une forme de gouvernement qu’affectionnent les hommes de ce siècle ; il importe seulement que la constitution soit telle qu’elle vous permette d’exister. » Il représentait vivement à son souverain les dangers du suffrage universel, et lui recommandait le socialisme d’état comme le plus puissant des dérivatifs : « Les masses n’ont heureusement aucun intérêt politique ; elles ne recherchent avec ardeur que l’amélioration de leur état, elles désirent avant tout qu’on leur assure leur subsistance… Nous avons le service militaire universel. S’il m’est permis de le dire, celui qui offre sa vie à l’état mérite qu’on l’aide à vivre, et la plus saine politique demande qu’on lui reconnaisse ce droit. » Il en concluait que le gouvernement prussien devait proclamer le droit au travail, et, pendant la paix, créer des escouades ou des cohortes d’ouvriers, organisés militairement, qu’on emploierait à régulariser le cours des rivières, à construire les édifices publics ou à défricher les terrains incultes. M. de Bismarck, qui a inauguré en Prusse le socialisme d’état, n’a pas fait tout ce que Ranke demandait ; ce grand oseur n’a pas tout osé.

En 1849, peu de temps avant que la délégation de l’assemblée de Francfort vint lui offrir la couronne impériale, Frédéric-Guillaume IV consulta de nouveau l’oracle. Fallait-il accepter ? fallait-il refuser ? Ranke en prit occasion pour expliquer ses vues sur la politique allemande, et une fois encore il sembla prédire ce qui s’est fait depuis. Il posait d’abord en principe qu’on ne pouvait réaliser l’unité allemande que par l’exclusion de l’Autriche, qu’il fallait s’organiser sans elle et au besoin contre elle, puis conclure avec Vienne un traité perpétuel d’alliance offensive et défensive. Il établissait ensuite que, l’empire devant être essentiellement conservateur sous peine de préparer l’avènement d’une république démocratique, il fallait donner des gages à l’indépendance des petits et moyens états et de tous les princes allemands, en n’exigeant d’eux que les sacrifices strictement nécessaires. Il traitait tout au long la question très délicate de savoir si le roi devait accepter et la couronne que lui offrait une assemblée d’origine équivoque et la constitution qu’elle prétendait lui imposer et qui n’accordait à l’empereur qu’un droit de veto suspensif. Il conseillait de négocier avec le parlement de Francfort, d’en obtenir des concessions. Les scrupules que pouvait avoir le roi le touchaient peu ; il pensait, comme plus tard M. de Bismarck, que, dans les temps troublés, il est permis de pactiser avec la révolution et même de l’embrasser pour l’étouffer. A chaque saint sa chandelle, et quand la fête est finie, on se moque du saint : gabbato il santo. Son dernier mot était que la force et l’audace surmontent toutes les difficultés.

Frédéric-Guillaume IV ne se rendit pas à cette invitation. Il refusa une couronne qu’il comparait « à la couronne de pavés du roi Louis-Philippe » ; il ne prisait que « celles qui portent l’estampille de Dieu. » D’ailleurs, la majorité qui le proclamait empereur n’était que de 43 voix sur 538 députés. Les mystiques, qui voient mal ce qui se passe autour d’eux, aperçoivent quelquefois très nettement les choses lointaines. Il répondit à ceux qui le pressaient de franchir le pas que sans doute le prophète Daniel était descendu dans la fosse aux lions et qu’il en était sorti bien portant, mais que Frédéric-Guillaume IV n’était pas Daniel, qu’il ne voulait pas courir les aventures ni tenter Dieu, qu’au surplus il risquerait de se déshonorer gratuitement en sacrifiant aux désirs d’une assemblée de sang mêlé sa chère Prusse, « la plus magnifique création de Dieu dans l’histoire. » Son bon sens l’avait averti qu’un Hohenzollern ne pouvait faire ses conditions à l’Allemagne qu’après une guerre heureuse, que les temps n’étaient pas mûrs. Il fallait que de grands événemens s’accomplissent pour que la Prusse s’assimilât l’Allemagne en la convertissant en monarchie militaire ; en 1848, l’Allemagne se serait assimilé la Prusse en lui inoculant le régime parlementaire.

La Prusse a gagné son procès ; elle ne s’est pas donnée, il a fallu se donner à elle ; mais beaucoup d’Allemands songent à se pourvoir en cassation. L’Allemagne sera-t-elle à jamais une monarchie militaire, ou la Prusse deviendra-t-elle un jour un royaume parlementaire ? C’est la grande question. Ranke écrivait, il y a bien des années : « Nous ressemblons au batelier qui traverse le Rhin à quelques pas en amont de sa chute ; craignons que le courant ne nous emporte. » Il redoutait les libéraux et leurs doctrines, il ne les haïssait pas : M. de Bismarck les hait autant qu’il les redoute ; ils seront l’éternel souci de sa laborieuse vieillesse. Quand il veut chasser un diable qui lui fait peur, sa méthode est de peindre sur la muraille un autre diable qui l’effraie moins. Pour dégoûter les Allemands du parlementarisme, il leur représente sans cesse que leurs voisins n’attendent que le moment de les attaquer, que longtemps encore ils devront sacrifier leurs appétits de liberté à la nécessité de se défendre, et chercher leur salut dans un pouvoir fort et tutélaire. C’est par la politique de l’inquiétude qu’il combat les aspirations des libéraux et tient ses ennemis en échec. L’inquiétude est un vilain mal qui se gagne. Combien de temps encore l’Europe sera-t-elle sur le qui-vive ?


G. VALBERT.

  1. Zur Geschichte Deutschands und Frankreichs im neunsehnten Jahrhundert, von Leopold von flanke, heransgegeben von Alfred Dove. Leipzig, 1887.
  2. Le Paradoxe de l’égalité, par Paul Laffitte. Paris, 1887 ; librairie Hachette.