Fragment d’une épître sur la superstition

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Œuvres complètes d’HelvétiusP. Didottome 13 (p. 119-122).
FRAGMENT
D’UNE ÉPÎTRE
SUR LA SUPERSTITION.

Dans tout empire, un corps, quelque soit sa sagesse,
Vers sa propre grandeur tend et marche sans cesse.
Sous le prétexte vain de l’intérêt des dieux
C’est le sien que chérit ce corps ambitieux.
Dans ses hardis projets, constant, invariable,
À ses membres il prête un appui redoutable.
Par de séveres lois n’est-il point contenu ?
Il marche sourdement au pouvoir absolu.
Qui peut armer pour lui la publique ignorance
Des princes outragés ne craint point la vengeance.
Qu’a-t-il à redouter des magistrats, des lois ?
L’interprete des dieux est au-dessus des rois ;
Lui seul de la vertu peut distinguer le vice ;
Lui seul devient alors juge de la justice :
À ce titre il a droit de commander à tous.
Pour conserver ce droit dont il étoit jaloux,

Pour les tenir soumis à son dur esclavage,
De la raison en eux il proscrivit l’usage,
Voulut que, dédaignant son impuissant appui,
Ils ne pussent jamais être instruits que par lui.
La terre en ce moment se couvrit de ténebres ;
Le Fanatisme, né sur des tombes funebres,
Dans le temple des dieux par l’Erreur allaité,
Y reçut les respects de la Crédulité :
Le sceptre est dans ses mains un don de l’Ignorance ;
Sur l’univers craintif il étend sa puissance :
Sa tête est dans les cieux, son pied touche aux enfers,
L’empyrée est son dais, son trône est l’univers.
Captif d’autant plus sûr que moins il pense l’être,
Ce monde se croit libre en l’adoptant pour maître.
Il marche environné de folles visions ;
Sur son front est écrit Prince des Nations.
À Lisbonne, à Goa, c’est son pouvoir qui tonne,
Qui forme, qui détruit, qui punit, qui pardonne.
On le vit autrefois au rivage africain
Enfermer sa victime en un brûlant airain,
Du couteau de Calchas frapper Iphigénie,
Enterrer la vestale aux champs de l’Ausonie,
Du vertueux Socrate ordonner le trépas,
Porter par-tout la crainte, armer tous les états.

Mais, dira-t-on, le prêtre atroce et sanguinaire
Tint-il toujours en main la hache meurtriere ?
Fit-il toujours couler le sang sur les autels ?
S’il parut quelquefois indulgent aux mortels,
C’est lorsqu’à l’univers il commandoit en maître ;
Mais sitôt que du vrai le jour vint à paroître,
Que le sage voulut saper l’autorité
D’un empire fondé sur l’imbécillité,
Le prêtre alors devint cruel, impitoyable ;
Armé par l’intérêt, il fut inexorable ;
Il ordonne le meurtre, il en fait un devoir.
Devant son tribunal le prince est sans pouvoir.
A son secours alors c’est en vain qu’il appelle
Cette même raison que bannit le faux zele ;
Aux esprits éclairés en vain il a recours,
Exilés d’un état ils le sont pour toujours :
Un roi reste entouré de sujets imbéciles,
Contre un clergé puissant défenseurs inhabiles.
Eh ! que peut-il alors sitôt que dans un cœur
L’aveugle intolérance a porté sa fureur ?
Qui peut lui résister ? Un mortel qu’il inspire
Sous ses drapeaux sacrés combat, triomphe, expire.
Pieusement cruel, il foule sans pitié
Les droits du sang, l’amour, et la tendre amitié.

L’interprete des dieux commande-t-il un crime ?
Il est trop obéi, tout devient légitime.
Aussi le sang humain, versé par les païens,
A-t-il souvent rougi le temple des chrétiens.
Nous crûmes trop long-temps, aveugles que nous sommes,
Qu’on honoroit le ciel en massacrant les hommes,
Qu’on pouvoit sur l’autel d’un Dieu de charité
Sanctifier la haine et l’inhumanité.
Déja, pour se venger du sénat d’Angleterre,
Garnet a comprimé des foudres sous la terre :
A-t-on saisi ce monstre ? est-il prêt à périr ?
Incendiaire à Londre, à Rome il est martyr.