Fragment sur l’histoire générale/Édition Garnier/5

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ARTICLE V.

Des anciens établissements et des anciennes erreurs avant le siècle de Charlemagne.

Avant de venir au mémorable siècle de Charlemagne, il fallut voir quelles révolutions avaient amené ce siècle dans notre Occident, et comment les deux religions chrétienne et musulmane s’étaient partagé le monde depuis le golfe de Perse jusqu’à la mer Atlantique. C’était un grand spectacle, mais une pénible recherche : il fallut presser cent quintaux de mensonges pour en extraire une once de vérités. La foule des anciens qui n’ont écrit que pour nous tromper est effrayante. Qu’on en juge seulement par cinquante évangiles apocryphes[1] écrits dès le ier siècle, et suivis sans interruption de fables absurdes, jusqu’aux Fausses Décrétales[2] forgées au siècle de Charlemagne, et jusqu’à la donation de Constantin[3] et cette donation de Constantin suivie de la Légende dorée[4], et cette Légende dorée renforcée par la Fleur des Saints[5] et cette Fleur des Saints perfectionnée par le Pédagogue chrétien[6] : le tout couronné par les miracles de l’abbé Pâris[7] dans le faubourg Saint-Médard, au xviiie siècle.

Nous osâmes d’abord douter de ces donations immenses faites aux évêques de Rome par Charlemagne et par son fils, et surtout des donations de pays que Charles et Louis le Faible ne possédaient pas : mais nous ne prétendîmes point mettre en doute le droit que les papes ont acquis par le temps sur le pays qu’ils possèdent. Ils en sont souverains, comme les évêques d’Allemagne sont souverains dans leurs diocèses. Leurs droits ne sont pas à la vérité écrits dans l’Évangile. Une religion formée par des pauvres, et qui anathématise la richesse et l’esprit de domination, n’a pas ordonné à ses prêtres de monter sur des trônes et d’armer leurs mains du glaive ; mais rien n’existe aujourd’hui de ce qu’était l’Église dans son origine : le temps a tout changé, et changera tout encore ; il a établi dans notre Occident les souverainetés des barbares vomis de la Scythie, et changé les chaires d’instruction en trônes.

Nous avons respecté ces dominations nouvelles dans notre histoire, et nous avons même remarqué combien notre antique barbarie les avait rendues nécessaires. Quelques jésuites, et surtout je ne sais quel Nonotte, écrivirent alors contre nous avec plus d’amertume que de science. Ils nous accusèrent d’avoir été peu respectueux envers saint Pierre et saint Charlemagne. Ils ne se doutaient pas alors que les successeurs de Charlemagne et de Pierre aboliraient l’ordre des jésuites, et que les généraux casseraient leurs soldats mal payés. Quoique nous eussions parlé de l’établissement du christianisme avec le plus profond respect, on nous accusa cependant d’en avoir un peu manqué.

On voulut nous écraser sous soixante volumes de Pères de l’Église, pour nous prouver que saint Pierre avait été à Rome, sans que saint Luc et saint Paul en eussent jamais parlé ; qu’il avait été sur le trône épiscopal de Rome, quoique assurément il n’y eût point de trône épiscopal en ce temps-là, ni même d’évêque d’aucun diocèse. La principale démonstration du voyage de saint Pierre à Rome se tirait d’une lettre qu’il avait écrite et datée de Babylone : or Babylone signifiait évidemment Rome, comme Falaise signifie Perpignan[8]. Les autres preuves étaient fondées sur certains contes d’un Abdias, d’un Marcel, et d’un Hégésippe, qui n’étaient dignes assurément d’être ni pères ni fils de l’Église.

Ces faiseurs de Mille et une Nuits nous contaient donc que Simon Pierre[9], étant venu à Rome (quoique sa mission fût pour les circoncis), y rencontra le magicien Simon, qui se changeait tantôt en brebis et tantôt en chèvre. Ce Simon d’abord lui envoya faire un compliment par un de ses chiens, auquel Simon Pierre répondit fort poliment. Ils se brouillèrent ensuite pour un cousin de l’empereur Néron, qui était mort. Simon, qu’on appelait vertu de Dieu, défia saint Pierre à qui ressusciterait le mort. Simon le fit remuer ; mais Pierre le fit marcher, et gagna la gageure. Ensuite ils se défièrent au vol en présence de l’empereur. Simon vola dans les airs mieux que Dédale ; mais Pierre pria le Seigneur si ardemment de faire tomber Simon vertu-dieu, comme Icare, qu’il tomba, et se cassa les jambes. Néron, indigné de voir son sorcier estropié, fit crucifier Pierre les pieds en haut, et couper la tête à Paul, etc., etc. Cela arriva la dernière année de Néron. Pierre avait gouverné l’Église vingt-cinq ans sous cet empereur, qui n’en régna que treize.

Ce livre d’Abdias, écrit en syriaque, fut traduit en grec par son disciple nommé Eutrope ; et nous l’avons en latin de la traduction de Jules Africain, homme savant du iiie siècle, et presque un Père de l’Église par ses autres écrits.

Quoi qu’il en soit, que saint Pierre eût fait ou non le voyage de Rome, cela était absolument indifférent pour le gouvernement de l’Église. Ce gouvernement fut modelé, du temps de Constantin, sur l’administration politique de l’empire. Les principaux siéges, Rome, Constantinople, Alexandrie, devaient avoir l’autorité principale. Et de même que les rois d’Espagne régnèrent en ce pays, soit que Tubal ou Hercule l’eût peuplé ; de même que la race des Francs posséda les Gaules, soit qu’elle descendît de Francus fils d’Hector, soit qu’elle eût une autre origine : ainsi les papes dominèrent bientôt dans la ville impériale, du consentement même des Romains, sans se mettre en peine si la première église de cette capitale avait été dédiée à saint Jean de Latran, ou à saint Pierre hors des murs. Ainsi les patriarches des grandes villes de Constantinople et d’Alexandrie eurent plus d’honneurs, de richesses et d’autorité, que des évêques de village. Les hommes d’État n’établissent guère leurs droits sur des discussions théologiques : ils vont au solide, et ils laissent leurs écrivains s’épuiser en citations et en arguments.


  1. Voyez tome XXVII, page 439.
  2. Voyez tome XI, page 281.
  3. Voyez tome XI, page 239 ; et XVIII, 415.
  4. Voyez la note, tome XIII, page 175.
  5. Voyez la note, tome XVIII, page 491
  6. Voyez tome XVIII, page 548.
  7. Voyez tome XVI, page 78.
  8. Voyez tome XXVI, page 545 ; et XXVII, 44, 198.
  9. Voyez tome XX, page 596 ; et XXVII, 542.