Fragment sur l’histoire générale/Édition Garnier/7

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ARTICLE VII.

De David, de Constantin, de Théodose, de Charlemagne, etc.

Après les exemples continuels d’injustice, de cruauté, de meurtre, de brigandage, dont l’histoire de presque toutes les nations est surchargée, il nous parut utile et consolant de ne pas canoniser ces crimes chez les princes, de quelque religion qu’ils fussent. David était sans doute un bon Juif ; mais ce n’était pas une chose honnête (humainement parlant) de se révolter contre son souverain[1] ; de se mettre à la tête de quatre cents voleurs ; de rançonner, de piller ses compatriotes ; de trahir à la fois sa patrie et le roitelet Achis, son bienfaiteur ; de massacrer tout dans les villages de ce bienfaiteur[2], jusqu’aux enfants à la mamelle, afin qu’il ne restât personne pour le dire ; de faire cuire dans des fours, de déchirer sous des herses de fer les habitants de Rabath[3] ; de scier le crâne et la poitrine aux autres Amorrhéens ; d’écraser sous des chariots leurs membres palpitants ; de donner sept enfants[4] du roi Saül, son maître, aux Gabaonites, pour les pendre, etc., etc.

Plus nous étions touchés respectueusement de son repentir, plus il nous sembla qu’en effet jamais repentir ne fut mieux fondé. Nous fûmes même très-étonnés qu’on chantât encore, dans quelques églises, des hymnes attribuées à David, dans lesquelles il est dit : « Heureux qui prendra tes petits enfants, et qui les écrasera contre la pierre ! (Psaume cxxxvii[5].) — Que vos pieds soient teints de leur sang, et que la langue de vos chiens en soit abreuvée ! » (Psaume lxvii[6].) On y peut chercher un sens mystique ; mais le sens naturel est dur. Il nous semble qu’on aurait pu s’attacher aux psaumes qui enseignent la clémence plus qu’à ceux qui célèbrent la cruauté. Nous respectâmes le texte ; mais nous ne pouvions fouler aux pieds la nature.

Le même esprit d’équité nous anima quand nous nous crûmes obligé de ne point dissimuler les crimes de Constantin, de Théodose, de Clovis, etc. Ils favorisèrent le christianisme, nous en bénissons Dieu ; et si Constantin mourut arien après avoir tour à tour favorisé et persécuté Athanase, on doit en être affligé, et adorer les décrets de la Providence. Mais les meurtres de tous ses proches, de son fils même, et de sa femme, n’étaient pas sans doute des actions chrétiennes.

Constantin, tout voluptueux qu’il était, s’était fait une telle habitude de la férocité qu’il la porta jusque dans ses lois. Dioclétien avait été assez humain pour abolir la loi qui permettait aux pères de vendre leurs enfants ; Constantin rétablit cette loi barbare. Il permit aux citoyens romains de faire leurs fils esclaves en naissant[7]. On dit, pour l’excuser, qu’il ne permit ce trafic qu’aux pauvres ; mais il n’y a que les pauvres qui puissent être tentés de vendre leurs enfants. Il fallait les mettre à l’abri du besoin qui les forçait à ce commerce dénaturé ; mais l’assassin de son fils devait approuver qu’un père vendît les siens. Par la même jurisprudence, il abolit les peines établies par les lois contre les calomniateurs : c’est ce que nous soumettons au jugement de toutes les âmes honnêtes.

Nous ne pensâmes pas que Théodose eût suffisamment réparé le massacre, si longtemps prémédité, des habitants de Thessalonique, en n’allant point à la messe pendant quelques mois.

Pour Clovis, le jésuite Daniel lui-même convient qu’il fut plus méchant après son baptême qu’auparavant[8]. On est obligé d’avouer qu’il engagea un Cloderic, fils d’un roi de Cologne, à tuer son propre père, et que pour récompense il le fit assassiner lui-même, et s’empara de son petit État ; qu’il trahit et assassina Ragnacaire, roi de Cambrai ; qu’il en fit autant à un roi du Mans, nommé Renomer, et à quelques autres princes ; après quoi il tint un concile d’évêques à Orléans. On ne lui reprocha, dans ce concile, aucun de ces assassinats ; ils n’avaient été commis que sur des princes idolâtres.

Nous avons détesté le crime partout où nous l’avons trouvé ; et si les infidèles et les hérétiques ont fait quelques bonnes actions, s’ils ont eu des vertus que saint Augustin appelle des péchés splendides, nous n’avons pas cru devoir les taire. L’empereur Julien fut sobre et chaste comme un anachorète, aussi brave que César, aussi clément que Marc-Aurèle, puisqu’il pardonna à douze chrétiens qui avaient comploté de l’assassiner. Il fallait ou en convenir ou être un sot ; nous prîmes le premier parti. Un ex-jésuite de province, nommé Paulian[9] vient encore de répéter que Julien, blessé à mort au milieu de sa victoire, jeta son sang contre le ciel, et s’écria : Tu as vaincu, Galiléen ! Rien n’éclairera donc jamais les ignorants ! rien ne corrigera les gens de mauvaise foi ! Ce n’était pas contre les Galiléens que ce grand homme combattait, c’était contre les Perses. Ce conte du calomniateur Théodoret est mis actuellement par tous les savants avec l’autre conte des femmes que Julien immola aux dieux pour obtenir leur protection dans cette guerre. Le bon sens rejette ces absurdités, et l’équité réprouve ces calomnies.

La raison est l’ennemie des faux prodiges. Les globes de feu qui sortirent des fondements du temple juif, lorsque Julien permit qu’on le rebâtît, sont avérés, disait-on, par Ammien Marcellin, auteur païen ; et on nous allègue cette puérilité comme un témoignage que nos ennemis furent forcés de rendre à la vérité.

Nous exposâmes tout le ridicule de ce prodige[10]. Nous montrâmes combien Ammien aimait le merveilleux, et à quel point il était crédule. On ne pouvait donner de nouveaux fondements au temple bâti par Hérode, puisque ces fondements de larges pierres de vingt-cinq pieds de long subsistent encore. Des globes de feu ne peuvent sortir de ces pierres, puisque jamais les flammes ne s’arrondissent en globes, et qu’elles s’élèvent toujours en spirales et en cônes. D’ailleurs on sait que, dans ces temps-là, plusieurs villes de la Syrie furent endommagées par des volcans souterrains, sans qu’il fût question de rebâtir un temple. On ajouta encore à ce prodige des globes de feu, ces petites croix enflammées qui s’attachaient aux vêtements des ouvriers. Voilà bien du merveilleux.

Il est évident que si Julien discontinua la reconstruction du temple de Jérusalem, ce fut par d’autres raisons. Si les prétendus globes de feu l’en avaient empêché, il en aurait parlé dans sa lettre sur cette aventure. Voici cette lettre importante :

« Que diront les Juifs de leur temple, qui a été renversé trois fois, et qui n’est point encore rebâti ? Ce n’est point un reproche que je leur fais, puisque j’ai voulu moi-même relever ses ruines ; je n’en parle que pour montrer l’extravagance de leurs prophètes, qui trompaient de vieilles femmes imbéciles. Quid de templo suo dicent, quod cum tertio sit eversum, nondum ad hodiernum usque diem instauratur ? Hæc ego, non ut illis exprobrarem, in medium adduxi, utpote qui templum illud tanto intervallo a ruinis excitare voluerim...; sed ideo commemoravi, ut ostenderem... delirasse prophetas istos, quibus cum stolidis aniculis negotium erat. »

N’est-il pas clair par cette lettre que Julien, ayant d’abord eu la condescendance de permettre que les Juifs achetassent le droit de bâtir leur temple, comme ils achetaient tout, il changea d’avis ensuite, et ne voulut pas qu’une nation si fanatique et si atroce eût un signal sacré de ralliement, et une forteresse au milieu de ses États ? Une telle explication est simple, naturelle, vraisemblable. Il ne faut point embrouiller par un miracle ce qu’on peut démêler par la raison. Nous déplorons, encore une fois, nous détestons l’erreur de Julien, mais il faut être équitable.

Si nous défendîmes la cause de Julien avec quelque chaleur, c’est qu’en effet ce prince philosophe, qui était si dur pour lui-même, fut très-indulgent pour les autres ; c’est qu’étant à la tête d’un des deux partis qui divisaient l’empire, il ne fit jamais couler le sang du parti opposé au sien.

L’empereur Constance, son proche parent et son persécuteur, assassin de toute sa famille, avait toujours été sanguinaire. Julien fut le plus tolérant des hommes, et l’unique chef de parti qui fût tolérant.

La Bléterie, qui, dans le xviiie siècle, a osé écrire une vie de Julien[11] avec quelque modération, et le défendre contre plusieurs calomnies grossières dont on chargeait sa mémoire, n’a pas osé pourtant le justifier sur son attachement à l’ancienne religion de l’empire. Il le représente comme un superstitieux qui croyait combattre une autre superstition[12]. Nous eûmes une autre idée de Julien ; il était certainement un stoïcien rigide. Sa religion était celle du grand Marc-Aurèle, et du plus grand Épictète. Il nous semblait impossible qu’un tel philosophe adorât sincèrement Hécate, Pluton, Cybèle ; qu’il crût lire l’avenir dans le foie d’un bœuf ; qu’il fût persuadé de la vérité des oracles et des augures, dont Cicéron s’était tant moqué.

En un mot, l’auteur de la satire des Césars ne nous parut pas un fanatique, c’est-à-dire un furieux imbécile. Une forte preuve, c’est qu’il donna souvent bataille malgré des auspices que tous ses prêtres croyaient funestes. Il courut même, en dépit d’eux, à son dernier combat, où il fut tué au milieu de ses victoires.

L’auteur du livre de la Félicité publique[13], homme en effet digne de la faire, cette félicité, si elle était au pouvoir d’un sage, semble n’être pas de notre avis en ce point ; et par conséquent il nous a réduit à nous défier longtemps de notre opinion. « Julien, dit-il, au lieu de montrer sur le trône un philosophe impartial, ne fit voir en lui qu’un païen dévot. »

Les apparences en effet sont quelquefois pour l’estimable auteur de la Félicité publique. Julien paraît trop zélé pour l’ancien culte de sa patrie ; il fait trop de sacrifices ; il est trop prêtre. Jules César, tout grand pontife qu’il était, sacrifiait beaucoup moins.

Mais qu’on se représente l’état de l’empire sous Julien. Deux factions acharnées le partagent : l’une, à la vérité, divine dans son principe, mais s’écartant déjà de son origine par l’esprit de parti et par toutes les fureurs qui l’accompagnent ; l’autre, fondée sur l’erreur, et défendant cette erreur avec tout l’emportement qui se met à la place de la raison ; même opiniâtreté des deux côtés, mêmes fraudes, mêmes calomnies, mêmes complots, mêmes barbaries, même rage. La plupart des chrétiens, il faut l’avouer, éclairés d’abord par Dieu même, étaient aussi aveugles que ceux qu’on appela depuis païens.

Que pouvait faire un empereur politique entre ces deux factions, lorsqu’il s’était déclaré hautement pour la seconde ? S’il n’avait pas montré un grand zèle pour son parti, ce parti lui eût reproché de n’en avoir pas assez ; ce parti l’eût abandonné, et l’autre l’eût peut-être détrôné. Il fallait mener les païens avec les brides qu’ils s’étaient faites eux-mêmes. Qui a montré plus de zèle pour sa religion, qui a été plus assidu à des prêches et au chant des psaumes que le prince d’Orange Guillaume le Taciturne, fondateur de la république de Hollande, et Gustave-Adolphe, vainqueur de l’Allemagne ? Cependant il s’en fallait beaucoup que ces deux grands hommes fussent des enthousiastes.

L’Europe, et surtout le Nord, a le bonheur de posséder aujourd’hui des souverains éclairés et tolérants[14] dont aucun fanatisme n’obscurcit les lumières, dont aucune dispute théologique n’a égaré la raison, et qui tous savent très-bien distinguer ce que la politique exige et ce que la religion conseille. Il en est même qui n’ont ni cour, ni conseil, ni chapelle, et qui consument les journées entières dans le travail de la royauté. Mais qu’il s’élève dans leurs États une querelle de religion, une guerre intestine de fanatisme, telle qu’on en vit au temps de Julien ; ou nous nous trompons fort, ou tous agiront comme lui.

Quant au nom d’apostat, que des écrivains des charniers donnent encore à l’empereur Julien, il nous semble que ce sobriquet infâme ne lui convenait pas plus que le titre d’empereur chrétien à Constantin, qui ne fut baptisé qu’à sa mort. Julien, baptisé dans son enfance, eut le malheur de n’être chrétien que pour sauver sa vie. Il n’était pas plus chrétien que notre grand Henri IV et son cousin le prince de Condé ne furent catholiques, lorsqu’on les força d’aller à la messe après la Saint-Barthélemy. La Ligue osa appeler ces princes relaps ; ils ne l’étaient point, on les avait forcés. On força de même Julien à recevoir ce qu’on appelle l’un des quatre mineurs, à être lecteur dans l’église de Nicomédie ; mais il est certain, par ses écrits, que dès lors il se livrait tout entier aux instructions de Libanius, le philosophe le plus entêté du paganisme.

Ce qu’on peut donc reprocher bien plus raisonnablement à cet empereur, c’est d’avoir été l’ennemi du christianisme dès qu’il put le connaître ; et ce qu’il y a de plus déplorable, c’est qu’il était le plus beau génie de son temps, et le plus vertueux de tous les empereurs après les Antonins.

La Bléterie répète sérieusement le conte ridicule que Julien, dans ses opérations théurgiques, qui étaient visiblement une initiation aux mystères d’Éleusine, fit deux fois le signe de la croix, et que deux fois tout disparut. Cependant, malgré cette ineptie, La Bléterie a été lu, parce qu’il a été souvent plus raisonnable.

Au reste nous osons dire qu’il n’est point de Français, et surtout de Parisiens, à qui la mémoire de Julien ne doive être chère. Il rendit la justice parmi nous comme Lamoignon ; il combattit pour nous en Allemagne comme Turenne ; il administra les finances comme un Rosny ; il vécut parmi nous en citoyen, en héros, en philosophe, en père : tout cela est exactement vrai. On verse des larmes de tendresse quand on songe à tout le bien qu’il nous fit. Et voilà ce qu’un polisson[15] appelle Julien l’Apostat.

En admirant la valeur de Charlemagne, fils d’un héros usurpateur, et son art de gouverner tant de peuples conquis, c’était assez d’être homme pour gémir des cruautés qu’il exerça envers les Saxons ; et nous avouons que nous n’exprimâmes pas assez fortement notre horreur. Le tribunal veimique[16], qu’il institua pour persécuter ces malheureux, est peut-être ce qu’on inventa jamais de plus tyrannique. Des juges inconnus recevaient les accusations rédigées par un délateur, n’entendaient ni les témoins, ni les accusés, jugeaient en secret, condamnaient à la mort, envoyaient des bourreaux déguisés qui exécutaient leurs sentences. Cette cour d’assassins privilégiés se tenait à Ormound en Vestphalie ; elle étendit sa juridiction sur toute l’Allemagne, et ne fut entièrement abolie que sous Maximilien Ier. C’est une vérité horrible dont peu d’auteurs parlent, mais qui n’en est pas moins avérée.

Que devait-on dire de l’iniquité dénaturée avec laquelle il dépouilla de leurs États les fils de son frère ? La veuve fut obligée de fuir et d’emporter dans ses bras ses malheureux enfants chez Didier son frère, roi des Lombards. Que devinrent-ils, lorsque Charlemagne les poursuivit dans leur asile, et s’empara de leurs personnes ? Les secrétaires, les moines, qui fabriquaient des annales, n’osent le dire : nous nous taisons comme eux, et nous souhaitons que ce Karl n’ait pas traité son frère, sa sœur, et ses neveux, comme tant de princes en ces temps-là traitaient leurs parents. La foule des historiens a encensé la gloire de Charlemagne et jusqu’à ses débauches. Nous nous sommes arrêté la balance à la main ; nous avons laissé marcher la foule, on nous a remarqué ; on a voulu nous arracher notre balance, et nous avons continué de peser le juste et l’injuste.

Nous n’avons pu encore découvrir quel droit avait Charlemagne sur les États de son frère, ni quel droit son frère et lui, et Pepin leur père, avaient sur les États de la race d’Ildovic ; ni quel droit avait Ildovic sur les Gaules et sur l’Allemagne, province de l’empire romain ; ni même quel droit l’empire romain avait sur ces provinces.

C’est immédiatement après Charlemagne que commença cette longue querelle entre l’empire et le sacerdoce, qui a duré, à tant de reprises, pendant plus de neuf siècles : guerre dans laquelle tous les rois furent enveloppés ; guerre tantôt sourde, tantôt éclatante, tour à tour ridicule et funeste, qui n’a semblé terminée que par l’abolition des jésuites, et qui pourrait recommencer encore si la raison ne dissipait pas aujourd’hui, presque partout, les ténèbres dans lesquelles nous avons été plongés si longtemps.


  1. I. Livre des Rois, xxii, 2.
  2. Ibid., xxvii, 11.
  3. II. Rois, xii, 31.
  4. Ibid., xxii, 6, 8 et 9.
  5. C’est psaume cxxxvi, verset 9.
  6. Verset 23.
  7. Cod. lib. De Patribus qui filios. (Note de Voltaire.)
  8. « Le désir de se rendre seul et absolu monarque de toutes les Gaules fut sa passion dominante : s’il avait su la modérer, sa réputation aurait été plus nette, la fin de sa vie plus innocente, et l’on n’aurait point blâmé, dans Clovis chrétien, des cruautés si opposées à la douceur et à l’humanité qu’on avait d’abord admirées dans Clovis encore païen. » (Histoire de France, édition de 1755-57, tome I, page 77.)
  9. Voyez tome XIX, page 540.
  10. Voyez tome XVII, page 319; et XXVIII, 4.
  11. La première édition de l’Histoire de l’empereur Julien, par l’abbé de La Bléterie, est de 1735, in-12.
  12. La Bléterie a raison contre Voltaire. (G. A.)
  13. Par le marquis de Chastellux ; voyez dans son ouvrage, section II, chap. v ; son livre avait paru en 1771.
  14. Ceci regarde surtout Frédéric II, roi de Prusse, et Catherine II. impératrice de Russie. (B.)
  15. Nonotte, qui, dans ses Erreurs de Voltaire, justifie l’expression de Julien l’Apostat. (B.)
  16. Voltaire en a déjà parlé tome XI, page 261 ; XIII, 234, 445 ; XXV, 559 ; XXVII, 321.