Fragment sur la justice/Édition Garnier

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 29 (p. 213-218).

FRAGMENT
SUR LA JUSTICE
à l’occasion
DU PROCÈS DE M. LE COMTE DE MORANGIÉS CONTRE LES DU JONQUAY[1].

(1773)

Le procès du général Lally fut cruel ; celui que le comte de Morangiés essuya fut absurde. Il y va de l’honneur de la nation de transmettre à la postérité ces aventures odieuses, afin de laisser un préservatif contre les excès auxquels l’aveuglement de la prévention et la démence de l’esprit de parti peuvent entraîner les hommes.

Un jeune aventurier de la lie du peuple est assez extravagant et assez hardi pour supposer qu’il a prêté cent mille écus à un maréchal de camp, de l’argent de sa pauvre grand’mère, qui logeait dans un galetas avec lui et le reste de sa famille ; il affirme, il jure qu’il a porté lui-même à pied ces cent mille écus au maréchal de camp, en treize voyages, et qu’il a couru environ six lieues en un matin pour lui rendre ce service. Ce jeune homme, nommé Liégard, surnommé Du Jonquay, sachant à peine lire et écrire, et orthographiant comme un laquais mal élevé, avait été pourtant reçu docteur ès lois par bénéfice d’âge : condescendance ridicule et trop commune, abus intolérable, dont cet exemple fait assez voir les conséquences. Ce docteur ès lois, dans sa misère, trouve le secret d’associer toute sa famille à son imposture, sa mère, sa grand’mère, ses sœurs, tous ses parents qui logent avec lui, excepté un ancien sergent aux gardes. Il n’y a qu’un militaire dans toute cette bande, et c’est le seul honnête homme.

Liégard Du Jonquay se lie avec un cocher[2] et avec un clerc de procureur, qui doivent lui servir de témoins, et partager une partie du profit. Il s’assure de deux courtières, dont l’une avait été plusieurs fois enfermée à l’Hôpital, et qui depuis près d’un an avait fait monter Mme Véron, grand’mère de Du Jonquay, à la dignité de prêteuse sur gages. Toute cette troupe s’unit dans l’espérance d’avoir part aux cent mille écus. Voilà donc le docteur Liégard Du Jonquay et sa mère et sa grand’mère qui présentent requête au lieutenant criminel pour qu’on aille enfoncer les portes de la maison de M. le comte de Morangiés, dans laquelle on trouvera sans doute les cent mille écus en espèces. Et si on ne les trouve pas, la troupe de Du Jonquay dira que leur recherche montre leur bonne foi, et que le maréchal de camp a mis l’argent en sûreté.

Cependant la famille et le conseil s’assemblent ; ils ont quelque scrupule : un des complices remontre le danger qu’on peut courir dans cette affaire épineuse. On ne croira jamais que ni vous ni votre grand’mère ayez pu posséder cent mille écus en argent comptant, vous qui vivez si à l’étroit dans un troisième étage presque sans meubles, vous qui couchiez sur la paille dans un faubourg avant d’être logés ici !… Un des meilleurs esprits de la bande se charge alors de faire un roman vraisemblable. Par ce roman, la pauvre vieille grand’mère est transformée en veuve opulente d’un fameux banquier nommé Véron. Ce mari, mort il y a trente ans, lui a laissé sourdement, par un fidéicommis, de la vaisselle d’argent, des sommes immenses en or. Un ami intime, nommé Chotard, a rendu fidèlement ce dépôt à la vieille ; elle n’y a jamais touché pendant près de trente années ; elle a vécu noblement dans la plus extrême misère, pour faire un jour une grande fortune à son petit-fils Liégard Du Jonquay ; et elle n’attend que la restitution de cent mille écus prêtés à M. le comte de Morangiés, à six pour cent d’usure, pour acheter à M. Du Jonquay une charge de conseiller au parlement, car l’honneur de rendre la justice se vendait alors, et Du Jonquay pouvait l’acheter comme un autre.

Le roman paraît très-plausible : il reste seulement une difficulté. On vous demandera pourquoi un docteur ès lois, près d’être reçu conseiller au parlement, s’est déguisé en crocheteur pour aller porter cent mille écus en treize voyages. M. Du Jonquay répond qu’il ne s’est donné cette peine que pour plaire au maréchal de camp, qui lui avait demandé le secret. La réponse n’est pas trop bonne ; mais enfin un cocher et un ancien clerc de procureur jureront qu’ils m’ont vu préparer les sacs et les porter ; une courtière, en sortant de l’Hôpital, m’aura vu revenir tout en eau de mes treize voyages. Avec de si bons témoignages nous réussirons. J’ai eu l’adresse de persuader au maréchal de camp que je lui ferais prêter les cent mille écus par une compagnie d’usuriers ; j’ai tiré de lui des billets à ordre pour la même somme, payables à ma grand’mère, créancière prétendue de cette prétendue compagnie. Il faudra bien qu’il les paye. Il a beau nier la réception de l’argent et mes treize voyages : j’ai sa signature ; j’aurai des témoins irréprochables ; nous jouirons du plaisir de le ruiner, de le déshonorer, de le voler, et de le faire condamner comme voleur.

Ce plan arrangé entre les complices, chacun se prépare à jouer son rôle. Le cocher va soulever tous les fiacres de Paris en faveur du docteur ès lois et de la famille ; le clerc de procureur va se faire guérir de la vérole chez un chirurgien, et il attendrit les cœurs de ses camarades et des filles de joie pour une famille respectable et infortunée, indignement volée par un homme de qualité, officier général des armées du roi.

Pendant que cette pièce commence à se jouer, le maréchal de camp, informé des préparatifs, va trouver le magistrat de police, et lui expose le fait. Le lieutenant de police, qui a l’inspection sur les usuriers et sur les troisièmes étages, fait interroger la famille Du Jonquay par des officiers de police. Le crime tremble toujours devant la justice. On intimide, on menace Du Jonquay et sa mère : les scélérats, déconcertés, avouent leur délit, les larmes aux yeux ; ils signent leur condamnation. On croit l’affaire finie.

Qu’arrive-t-il alors ? Un praticien[3], qui était de la troupe, ranime le courage des confédérés. « Souffrirons-nous, mes chers amis, qu’une si belle proie nous échappe ? Il s’agit ou de partager entre nous cent mille écus gagnés par notre industrie, ou d’aller aux galères ; choisissez. Vous avez avoué votre crime devant un commissaire de quartier : cette faiblesse peut se réparer. Dites que vous y avez été forcés ; dites que vous avez été détenus en chartre privée, au mépris des lois du royaume, qu’on vous a chargés de fers, que vous avez été mis à la torture.

« C’est le cœdebatur virgis civis romanus de Cicéron. C’est le metus cadens in constantem virum de Tribonien. N’êtes-vous pas constans vir, monsieur Du Jonquay ? — Oui, monsieur. — Hé bien, demandez justice contre la police, qui persécute les gens de bien. Criez qu’un maréchal de camp vous vole, que toute la police est son complice, et qu’on vous a outrageusement battu pour vous faire avouer que vous êtes un fripon.

« Il faut de l’argent pour soutenir un procès si délicat. Nous vous amenons M. Aubourg, autrefois laquais, puis tapissier, et maintenant usurier ; vendez-lui votre procès[4], il fera tous les frais : c’est un homme d’honneur et de crédit, qui manie les affaires d’une dame de grande considération, et qui ameutera pour vous tout Paris. »

M. Du Jonquay et sa vieille grand’mère Véron vendent donc leur procès à M. Aubourg. On assigne devant le parlement le maréchal de camp comme ayant volé cent mille écus à la famille d’un jeune docteur près d’être reçu conseiller, comme instigateur des fureurs tyranniques de la police, comme suborneur de faux témoins, comme oppresseur des bons bourgeois de Paris.

La vieille grand’mère Véron meurt sur ces entrefaites ; mais avant de mourir on lui dicte un testament absurde, un testament qu’elle n’a pu faire. Toute la famille en grand deuil, accompagnée de son praticien et de l’usurier Aubourg, va se jeter aux pieds du roi et implorer sa justice. Il se trouve quelquefois à la cour des âmes compatissantes, quand cette compassion peut servir à perdre un officier général. Presque tout Versailles, et presque tout Paris, et bientôt presque tout le royaume, se déclarent pour le candidat Du Jonquay, et pour cette famille honnête si indignement volée et si cruellement mise à la torture.

L’affaire se plaida d’abord devant la grand’chambre et la Tournelle assemblées. Un avocat[5] de Du Jonquay prouva que tous les officiers des armées du roi sont des escrocs et des fripons ; qu’il n’y a d’honneur et de vertu que chez les cochers, les clercs de procureur, les prêteurs sur gages, les entremetteuses et les usurières. Il fit voir que rien n’est plus naturel, plus ordinaire, qu’une vieille femme très-pauvre qui possède pendant trente ans cent mille écus dans son armoire, qui les prête à un officier qu’elle ne connaît pas, et un jeune docteur ès lois qui court six lieues à pied pour porter ces cent mille écus à cet officier dans ses poches.

Ensuite il peignit pathétiquement le candidat Du Jonquay et sa mère entre les mains des bourreaux de la police, chargés de fers, meurtris de coups, évanouis dans les tourments, forcés enfin d’avouer un crime dont ils étaient innocents ; leur vertu barbarement immolée au crédit et à l’autorité, n’ayant pour soutien que la générosité de M. Aubourg, qui avait bien voulu acheter ce procès à condition qu’il n’en aurait pour lui qu’environ cent vingt mille livres. Toutes les bonnes femmes pleurèrent ; les usuriers et les escrocs battirent des mains ; les juges furent ébranlés ; le parlement renvoya l’affaire en première instance au bailliage du Palais, petite juridiction inconnue jusqu’alors.

Le ridicule, l’absurdité du roman de la bande Du Jonquay était assez sensible ; l’infamie de leurs manœuvres, l’insolence de leur crime, étaient manifestes ; mais la prévention était plus forte. Le public, séduit, séduisit le juge du bailliage.

La populace gouverne souvent ceux qui devraient la gouverner et l’instruire. C’est elle qui dans les séditions donne des lois ; elle asservit le sage à ses folles superstitions ; elle force le ministère, dans des temps de cherté, à prendre des partis dangereux ; elle influe souvent dans les jugements des magistrats subalternes. Une prêteuse sur gages persuade une servante, qui persuade sa maîtresse, qui persuade son mari. Un cabaretier empoisonne un juge de son vin et de ses discours. Le bailliage fut ainsi endocumenté. Le plaisir d’humilier la noblesse chatouillait encore en secret l’amour-propre de quelques bourgeois qui étaient devenus ses juges.

Le maréchal de camp fut plongé dans la prison la plus dure, condamné à payer un argent qu’il n’avait jamais reçu, et à des amendes infamantes : le crime triompha[6].

Alors le public des honnêtes gens commença d’ouvrir les yeux. La maladie épidémique qui s’était répandue dans toutes les conditions avait perdu de sa malignité.

L’affaire ayant été enfin rapportée de droit au parlement, le premier président, M. de Sauvigny, interrogea lui-même les témoins. Il produisit au grand jour la vérité, si longtemps obscurcie. Le parlement vengea, par un arrêt[7] solennel, le comte de Morangiés ; et ses accusateurs. Du Jonquay et sa mère, furent condamnés au bannissement, peine bien douce pour leur crime[8], mais que les incidents du procès ne permettaient pas de rendre plus griève.

Il était d’ailleurs plus nécessaire de manifester l’innocence du comte que de flétrir la canaille des accusateurs, dont on ne pouvait augmenter l’infamie. Enfin tout Paris s’étonna d’avoir été deux ans entiers la dupe du mensonge le plus grossier et le plus ridicule que la sottise et la friponnerie en délire aient pu jamais inventer.

Puissent de tels exemples apprendre aux Parisiens à ne pas juger des affaires sérieuses comme d’un opéra-comique, sur les discours d’un perruquier ou d’un tailleur, répétés par des femmes de chambre ! Mais un peuple qui a été vingt ans entiers la dupe des miracles de M. l’abbé Paris, et des gambades de M. l’abbé Becherand[9], pourra-t-il jamais se corriger ?

Odi profanum vulgus et arceo[10].

FIN DU FRAGMENT SUR LA JUSTICE.
  1. Ce Fragment sur la Justice, etc., fut publié pour la première fois à la suite des seize derniers articles, ou seconde partie des Fragments historiques sur l’Inde, composés dans la vue d’appeler l’attention sur Lally. C’est le onzième et le dernier des écrits de Voltaire pour Morangiés. Il est postérieur à l’arrêt du parlement du 3 septembre 1773. (B.)

    — Voltaire, voulant laver son ancien client de tous soupçons, bâtit une légende sur les intrigues des Véron à l’égard de Morangiés. Rien de moins probable que son récit. Mais Voltaire a le dernier mot. (G. A.)

  2. Gilbert ; voyez ci-dessus l’Essai sur les Probabilités, tome XXVIII, page 513.
  3. La Ville.
  4. Voyez la note, tome XXVIII, page 509.
  5. Vermeil.
  6. La sentence du bailliage du Palais est du 28 mai 1773. Ce tribunal, composé de sept juges, avait décrété Morangiés d’ajournement personnel, puis ordonna plus tard qu’il fût mis en prison. (B.)
  7. Cet arrêt est du 3 septembre 1773.
  8. Dans une Lettre du marquis de***, brigadier des armées du roi, à M ..., avocat au conseil (octobre 1773), on fait ressortir plusieurs contradictions de l’arrêt du parlement. L’arrêt déclare fausse l’accusation contre Morangiés, et ne prononce aucune peine contre les témoins produits par ses adversaires. Le seul Gilbert est, pour un plus ample informé, renvoyé devant les mêmes juges dont l’arrêt infirme la première sentence. Gilbert déclarait constant le prêt, que l’arrêt déclarait faux. Cet arrêt ordonnait la suppression de quelques mémoires contre Morangiés, et le mémoire de Vermeil, intitulé Preuves résultantes du procès, sans contredit le plus terrible contre Morangiés, n’était pas au nombre des supprimés. On voit que Voltaire lui-même trouva une espèce de contradiction entre la peine prononcée contre Du Jonquay, et celle à laquelle il aurait dû être condamné, s’il eût été coupable. Il est à remarquer que l’arrêt fut rendu contre les conclusions du rapporteur. On attribua au reste la décision du tribunal à un incident. L’un des juges, ami de Morangiés, ayant déclaré que son opinion était de condamner l’une des parties aux galères, les neuf conseillers clercs se retirèrent pour ne point participer à une telle condamnation : ce qui réduisit à dix-huit le nombre des juges siégeants : on crut dans le temps que la majorité eût été pour les Véron si les conseillers clercs avaient siégé. (B.)
  9. Voyez la note, tome XXI, page 433.
  10. Horace, livre III, ode iii.