Fragments historiques sur l’Inde/Édition Garnier/Article 14

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ARTICLE XIV.

LE COMTE DE LALLY PREND ARCATE, ASSIÉGE MADRAS. COMMENCEMENT DE SES MALHEURS.

Enfin, malgré l’éloignement de la flotte française, conduite par le comte d’Aché aux îles de Bourbon et de France, le général chasse les Anglais de tous les postes qu’ils occupaient dans les environ d’Arcate, s’empare de cette ville, et n’est arrêté dans ses conquêtes que par l’impossibilité où il se trouva de payer les noirs qui faisaient partie de son armée. Cependant il reprend son projet favori d’assiéger Madras.

« Vous avez trop peu d’argent et de vivres, » lui disait-on ; il répondait : « Nous en prendrons dans la ville. » Quelques membres du conseil de Pondichéry, joints aux plus riches habitants, prêtèrent trente-quatre mille roupies, environ quatre-vingt-deux mille livres. Les fermiers des villages, ou aldées[1] de la compagnie, avancèrent quelque argent. Le général fournit seul soixante mille roupies. On fit des marches forcées, on arriva devant cette ville, qui ne s’y attendait pas.

Madras, comme l’on sait, est partagée en deux parties fort différentes l’une de l’autre : la première, où est le fort Saint-Georges, était très-bien fortifiée depuis l’expédition de La Bourdonnaie. La seconde, beaucoup plus grande, est peuplée de négociants de toutes les nations. On l’appelle la ville Noire, parce qu’en effet les noirs y sont les plus nombreux. Le grand espace qu’elle occupe n’a pas permis qu’on la fortifiât ; une muraille et un fossé faisaient sa défense. Cette grande ville très-riche fut surprise et pillée.

On imagine assez tous les excès, toutes les barbaries où s’emporte alors le soldat qui n’a plus de frein, et qui regarde comme son droit incontestable le meurtre, le viol, l’incendie, la rapine. Les officiers les continrent autant qu’ils le purent[2] ; mais ce qui les arrêta le plus, c’est qu’à peine étaient-ils entrés dans cette ville basse qu’il fallut s’y défendre. La garnison de Madras tomba sur eux ; on se battit de rue en rue ; maisons, jardins, temples chrétiens, indiens, et maures, furent autant de champs de bataille où les assaillants, chargés de butin, combattaient en désordre ceux qui venaient leur arracher leur proie. Le comte d’Estaing accourut le premier contre une troupe anglaise qui marchait dans la grande rue. Le bataillon de Lorraine, qu’il commandait, n’était pas encore rassemblé ; il combattait presque seul, et fut fait prisonnier : malheur qui lui en attira de plus grands, car, étant depuis pris par les Anglais sur mer et transporté en Angleterre, il fut plongé à Portsmouth dans une prison affreuse ; traitement indigne de son nom, de son courage, de nos mœurs, de la générosité anglaise.

La prise du comte d’Estaing, au commencement du combat, pouvait entraîner la perte de la petite armée qui, après avoir surpris La ville Noire, était surprise à son tour. Le général, accompagné de toute cette noblesse française dont nous avons parlé, rétablit l’ordre. On poussa les Anglais jusqu’à un pont établi entre le fort Saint-George et la ville Noire. Si le général eût été secondé, on eût pu couper toute la garnison anglaise, et le fort serait resté sans défense. Le chevalier de Crillon seul courut avec une petite troupe à ce pont, où il tua cinquante Anglais ; on y fit trente-trois prisonniers, on resta maître de la ville.

L’espérance de prendre bientôt le fort Saint-George, ainsi que l’avait pris La Bourdonnaie, anima tous les officiers ; et, ce qui est singulier, cinq ou six mille habitants de Pondichéry accoururent à cette expédition, quelques-uns pour piller, d’autres par curiosité, comme on va à une fête. Les assiégeants n’étaient composés que de deux mille sept cents Européans d’infanterie, et de trois cents cavaliers. Ils n’avaient que dix mortiers et vingt canons. La ville était défendue par seize cents Européans et deux mille cinq cents cipayes[3] : ainsi les assiégés étaient plus forts d’onze cents hommes. Il est reçu dans la tactique qu’il faut d’ordinaire cinq assiégeants contre un assiégé. Les exemples d’une prise de ville par un nombre égal au nombre qui la défend sont très-rares : réussir sans provisions est plus rare encore.

Ce qu’il y eut de plus triste, c’est que deux cents déserteurs français passèrent dans le fort Saint-George. Il n’est point d’armées où la désertion soit plus fréquente que dans les armées françaises[4], soit inquiétude naturelle de la nation, soit espérance d’être mieux traité ailleurs. Ces déserteurs paraissaient quelquefois sur les remparts tenant une bouteille de vin dans une main et une bourse dans l’autre ; ils exhortaient leurs compatriotes à les imiter. On voyait pour la première fois la dixième partie d’une armée assiégeante réfugiée dans la ville assiégée.

Le siége de Madras, entrepris avec allégresse, fut bientôt regardé comme impraticable par tout le monde. M. Pigot, mandataire de la compagnie anglaise et gouverneur de la ville, promit cinquante mille roupies à la garnison si elle se défendait bien ; et il tint parole. Celui qui récompense ainsi est mieux servi que celui qui n’a point d’argent. Cependant le comte de Lally avait repoussé et battu quatre fois un corps de cinq mille hommes envoyé au secours de la place : on avait fait une brèche considérable, et il se disposait à tenter un assaut. Mais, dans le temps même qu’on se préparait à une action si audacieuse, il parut dans le port de Madras six vaisseaux de guerre détachés de la flotte anglaise qui était alors vers Bombay. Ces vaisseaux apportaient des renforts d’hommes et de munitions. À leur vue, l’officier qui commandait la tranchée la quitta. Il fallut quitter le siége en hâte, et aller défendre Pondichéry, que les Anglais pouvaient attaquer plus aisément encore que l’on n’avait attaqué Madras.

Il ne s’agissait plus alors d’aller faire des conquêtes auprès du Gange. Lally ramena sa petite armée, diminuée et découragée, dans Pondichéry, plus découragé encore. Il n’y trouva que des ennemis de sa personne, qui lui firent plus de mal que les Anglais ne lui en pouvaient faire. Presque tout le conseil et tous les employés de la compagnie, irrités contre lui, insultaient à son malheur. Il s’était attiré leur haine par des reproches durs et violents, par des lettres injurieuses que lui dictait le dépit de n’être pas assez secondé dans ses entreprises. Ce n’est pas qu’il ne sût très-bien que tout commandant qui n’a qu’une autorité limitée doit ménager un conseil qui la partage ; que s’il fait des actions de vigueur il doit avoir des paroles de douceur ; mais les contradictions continuelles l’aigrissaient, et la place même qu’il occupait lui attirait la mauvaise volonté de presque toute une colonie qu’il était venu défendre.

On est toujours ulcéré, sans même qu’on s’en aperçoive, de se voir sous les ordres d’un étranger. L’aliénation des esprits augmentait par les instructions mêmes envoyées de la cour au général. Il avait ordre de veiller sur la conduite du conseil ; les directeurs de la compagnie des Indes à Paris lui avaient donné des notes sur les abus inséparables d’une administration si éloignée. Eût-il été le plus doux des hommes, il aurait été haï. Sa lettre écrite le 14 février à M. de Leirit, gouverneur de Pondichéry, avant la levée du siége de Madras, rendait cette haine implacable. La lettre finissait par ces mots : « J’irais plutôt commander les Cafres de Madagascar que de rester dans votre Sodome, qu’il n’est pas possible que le feu des Anglais ne détruise tôt ou tard, au défaut de celui du ciel. »

Le mauvais succès de Madras envenima toutes ces plaies. On ne lui pardonna point d’avoir été malheureux, et, de son côté, il ne pardonna point à ceux qui le haïssaient. Des officiers joignirent bientôt leurs voix à ce cri général, surtout ceux du bataillon de l’Inde, troupe appartenante à la compagnie, furent les plus aigris. Ils surent malheureusement ce que portait l’instruction du ministère. « Vous aurez l’attention de ne confier aucune expédition aux seules troupes de la compagnie. Il est à craindre que l’esprit d’insubordination, d’indiscipline et de cupidité, leur fasse commettre des fautes, et il est de la sagesse de les prévenir pour n’avoir pas à les punir. » Tout concourut donc à rendre le général odieux, sans le faire respecter.

Avant d’aller à Madras, toujours rempli du projet de chasser les Anglais de l’Inde, mais manquant de tout ce qui était nécessaire pour de si grands efforts, il pria le brigadier de Bussy de lui prêter cinq millions dont il serait la seule caution. M. de Bussy, en homme sage, ne jugea point à propos de hasarder une somme si forte, payable sur des conquêtes si incertaines ; il prévit qu’une lettre de change signée Lally, remboursable dans Madras ou dans Calcutta, ne serait jamais acceptée par les Anglais. Il est des circonstances où, si vous prêtez votre argent, vous vous faites un ennemi secret ; refusez-le, vous avez un ennemi ouvert. L’indiscrétion de la demande et la nécessité du refus firent naître entre le général et le brigadier une aversion qui dégénéra en une haine irréconciliable, et qui ne servit pas à rétablir les affaires de la colonie. Plusieurs autres officiers se plaignirent amèrement. On se déchaîna contre le général ; on l’accabla de reproches, de lettres anonymes, de satires. Il en tomba malade de chagrin : quelque temps après, la fièvre et de fréquents transports au cerveau le troublèrent pendant quatre mois ; et pour consolation on lui insultait encore.


  1. Aldée est un mot arabe conservé en Espagne. Les Arabes qui allèrent dans l’Inde y introduisirent plusieurs termes de leur langue. Une étymologie bien avérée sert quelquefois à prouver les émigrations des peuples. (Note de Voltaire.)
  2. Oui, plusieurs ; mais quelques-uns se livrèrent aux mêmes excès que les soldats : on en vit se colleter et se battre à coups de poing avec ces soldats. C’est ce que j’ai entendu attester à M. de Voltaire par des officiers mêmes et par d’autres particuliers témoins oculaires. (Note de Wagnière.)
  3. Voyez page 127.
  4. Voltaire parle avec quelque détail de la désertion dans sa lettre au comte de Lewenhaupt, du mois de janvier 1774.