Fragments historiques sur l’Inde/Édition Garnier/Article 33

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ARTICLE XXXIII.

DE BABAR, QUI CONQUIT UNE PARTIE DE L’INDE APRÈS TAMERLAN, AU XVIe SIÈCLE. D’ACBAR, BRIGAND ENCORE PLUS HEUREUX. DES BARBARIES EXERCÉES CHEZ LA NATION LA PLUS HUMAINE DE LA TERRE.

Féristha nous avertit que le vainqueur Babar fit ériger sur une éminence, près du champ de bataille, une pyramide tout incrustée des têtes des vaincus. Cela n’est pas étonnant : les Suisses avaient dressé, quarante ans auparavant, sur le chemin, vers Morat, à peu près un pareil monument qui subsiste encore[1].

Il nous conte que Babar, ayant gagné la bataille malgré les prédictions de son astrologue, lui fit donner un lak de roupies, et le chassa. Cela prouve que la démence de l’astrologie était plus respectée dans l’Orient que parmi nous. L’Europe était remplie de princes qui payaient des astrologues ; mais ils ne donnaient pas deux cent quarante mille francs à ces charlatans pour avoir menti.

Lorsque après sa victoire il assiégea un fort nommé Chingeri, défendu par les Indiens attachés au braminisme, ils commencèrent par égorger leurs femmes et leurs enfants, et se précipitèrent ensuite sur les épées des Tartares. Sont-ce là ces mêmes peuples qui tremblaient de blesser une vache et un insecte ? Le désespoir est plus fort que les préjugés même de l’enfance et que la nature. Ces faibles habitants de Chingeri n’ont fait que ce qu’on rapporte de Sardanapale, plus amolli et plus énervé qu’eux, et ce qu’on a dit de Sagonte et de quelques autres villes. Enfin, ayant étendu ses conquêtes de Caboul au Gange, il faut finir son histoire par ces mots qui en montrent la vanité : il mourut.

Ce qui nous paraît étrange, c’est que Babar était musulman. Son aïeul Tamerlan ne l’était pas. Babar, né dans le Caboulestan, avait-il embrassé cette religion afin de paraître partager le joug des peuples qu’il voulait écraser ? Il avait choisi la secte d’Omar : c’était sans doute parce que les Perses, ses voisins et ses ennemis, étaient de la secte d’Ali. La religion musulmane et la bramiste partagèrent l’Inde : elles se haïrent, mais sans persécution. Les mahométans vainqueurs n’en voulaient qu’aux bourses, et non aux consciences des Indous.

Humaiou[2], fils de Babar, régna dans l’Inde avec des fortunes diverses. C’était, dit-on, un bon astronome, et plus grand astrologue. Il avait sept palais, dédiés chacun à une planète. Il donnait audience aux guerriers dans la maison de Mars, et aux magistrats dans celle de Mercure. En s’occupant ainsi des choses du ciel, il risqua de perdre celles de la terre. Un de ses frères lui prit Agra, et le vainquit dans une grande bataille. Ainsi la maison de Tamerlan fut presque toujours plongée dans les guerres civiles.

Pendant que les deux frères se battaient et s’affaiblissaient l’un l’autre, un tiers s’empara des terres qu’ils se disputaient. C’était un aventurier du Candahar ; il se nommait Sher. Ce Sher mourut dans une de ses expéditions. Toute sa famille se fit la guerre pour partager les dépouilles, et pendant ce temps l’astrologue Humaiou était réfugié en Perse chez le sophi Thamas. On voit que la nation indienne était une des plus malheureuses de la terre, et méritait ses malheurs, puisqu’elle n’avait su ni se gouverner elle-même, ni résister à ses tyrans. L’écrivain persan fait un long récit de toutes ces calamités, bien ennuyeux pour quiconque n’est pas né dans l’Inde, et peut-être pour les naturels du pays. Quand l’histoire n’est qu’un amas de faits qui n’ont laissé aucune trace, quand elle n’est qu’un tableau confus d’ambitieux en armes, tués les uns par les autres, autant vaudrait tenir des registres des combats des bêtes.

Humaiou revint enfin de Perse, quand la plupart des autres usurpateurs qui l’avaient chassé se furent exterminés. Il mourut pour s’être laissé tomber de l’escalier d’une maison qu’il faisait construire ; mais qu’importe ? Ce qui importe, c’est que les peuples gémissaient et périssaient sur des ruines, non-seulement dans l’Inde, dans la Perse, mais dans l’Asie Mineure et dans nos climats.

Après Humaiou vint Acbar son fils, plus heureux dans l’Inde que tous ses prédécesseurs, et qui établit une puissance durable, au moins jusqu’à nos jours. Quand il succéda à son père par le droit des armes, et que l’usurpation commençait à se tourner en droit sacré, il ne possédait point encore la capitale Delhi. Agra était fort peu de chose : de l’argent, il n’en avait pas ; mais il avait des troupes du nord aguerries, de l’esprit et du courage, avec quoi on prend aisément l’argent des Indiens. Il nourrit la guerre par la guerre, prit Delhi, et s’y affermit. Il sut vaincre les petits princes, soit indiens, soit tartares, cantonnés partout depuis l’irruption passagère de Tamerlan.

Féristha nous conte qu’Acbar, se voyant bientôt à la tête de deux mille éléphants et de cent mille chevaux, poursuivait avec des détachements de cette grande armée un kan tartare, nommé Ziman, retiré derrière le Gange, du côté de Lahor, dans un endroit nommé Manezpour. On cherchait des bateaux, le temps se perdait, il était nuit ; Acbar, ayant devancé son armée, apprend que les ennemis, se croyant en sûreté à l’autre bord du fleuve, ont célébré une fête à la manière de tous les soldats, et qu’ils sont en débauche. Il passe le grand fleuve du Gange à la nage, sur son éléphant, suivi seulement de cent chevaux, aborde, trouve les ennemis endormis et dispersés : ils ne savent quel nombre ils ont à combattre, ils fuient ; les troupes d’Acbar, ayant passé le fleuve, voient Acbar et cent hommes vainqueurs d’une armée entière. Ceux qui aiment à comparer peuvent mettre en parallèle le passage du Granique par Alexandre, César passant à la nage un bras de la mer d’Alexandrie, Louis XIV dirigeant le passage du Rhin, Guillaume III combattant en personne au milieu de la Boyne, et Acbar sur son éléphant.

Acbar fut le premier qui s’empara de Surate et du royaume de Guzarate, fondé par des marchands arabes devenus conquérants à peu près comme des marchands anglais sont devenus les maîtres du Bengale.

Ce même Bengale fut bientôt soumis par Acbar ; il envahit une partie du Décan : toujours à cheval ou sur un éléphant ; toujours combattant du fond de Cachemire jusqu’au Visapour, et mêlant toujours les plaisirs à ses travaux, ainsi que tant de princes.

Notre jésuite Catrou, dans son Histoire générale du Mogol, composée sur les mémoires des jésuites de Goa, assure que cet empereur mahométan fut presque converti à la religion chrétienne par le P. Aquaviva ; voici ses paroles :

« Jésus-Christ (lui disaient nos missionnaires) vous paraît avoir suffisamment prouvé sa mission par des miracles attestés dans l’Alcoran. C’est un prophète autorisé ; il faut donc le croire sur sa parole. Il nous dit qu’il était avant Abraham. Tous les monuments qui restent de lui confirment la Trinité, etc....

« L’empereur sentit la force de ce raisonnement, quitta la conversation, les larmes aux yeux, et répéta plusieurs fois : Devenir chrétien !… changer la religion de mes pères !… quel péril pour un empereur ! quel poids pour un homme élevé dans la mollesse et dans la liberté de l’Alcoran ! »

Il est vrai que si Acbar prononça ces paroles après avoir quitté la conversation, le P. Aquaviva ne les entendit pas. Il est encore vrai qu’Acbar n’avait pas été élevé dans la mollesse, et que l’Alcoran n’est pas si mou que le dit le jésuite Catrou. On sait assez qu’il n’est pas besoin de calomnier l’Alcoran pour en montrer le ridicule. D’ailleurs il ordonne le jeûne le plus rigoureux, l’abstinence de toutes les liqueurs fortes, la privation de tous les jeux, cinq prières par jour, l’aumône de deux et demi pour cent de son bien, et il défend à tous les princes d’avoir plus de quatre femmes, eux qui en prenaient auparavant plus de cent. Catrou ajoute que « le musulman Acbar honorait à certains temps Jésus et Marie ; qu’il portait au cou un reliquaire, un agnus Dei, et une image de la sainte Vierge ». Notre Persan, traduit par M. Dow, ne dit rien de tout cela.


  1. L’ossuaire dont parle Voltaire fut construit par les Suisses près de la ville de Morat, sur les bords du lac de ce nom, à l’endroit même où ils vainquirent Charles le Téméraire. Ce monument, détruit par les Français en 1798, a été remplacé par un obélisque qui m’a semblé être élevé de plus de soixante pieds. (Cl.)
  2. M. Langlès le nomme Humayoun dans l’article Babour, et Houmajoun dans l’article Akbar de la Biographie universelle.