François Buloz et ses amis/01

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François Buloz et ses amis
Revue des Deux Mondes6e période, tome 43 (p. 721-759).
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FRANÇOIS BULOZ
ET
SES AMIS

On a répandu, depuis qu’elle est fondée, sur la Revue des Deux Mondes, tant de légendes, on a conté, sur le caractère de son fondateur, tant d’anecdotes, que la vraie histoire de la Revue, et le vrai personnage de François Buloz, en demeurent obscurcis et sont, de ce fait, virtuellement inconnus.

Quoique celui-ci ait dit à Alexandre Dumas, en 1845 : « Si l’histoire de la fondation de la Revue des Deux Mondes est faite un jour, elle ne peut être faite que par moi, ou avec mes papiers, » il n’eut jamais le loisir d’entreprendre cette tâche. Sa fille aurait pu le faire. Née dans ce passé, ma mère connaissait admirablement tous ceux qui y avaient vécu, et qui l’avaient illustré ; en outre, elle se souvenait exactement du caractère des hommes qu’elle avait connus ; de leur personnalité, de leurs originalités même. Chez son père, elle avait vu Lelia coiffée de repentirs et Cœlio pincé dans son habit bleu ; Victor Cousin et Sainte-Beuve l’avaient tenue sur leurs genoux ; elle avait joué, petite fille, dans le salon de Mme Mérimée ; bref, il était impossible de l’entendre parler de ce temps sans se demander comment elle n’avait jamais songé à noter des souvenirs si précieux pour l’histoire de nos lettres.

Un jour, ma mère me pria d’entreprendre le dépouillement de la volumineuse correspondance de François Buloz, mon grand-père. C’était écrire l’histoire de la Revue des Deux Mondes. Je me suis donc mise à l’œuvre, voilà dix ans déjà — moi qui n’ai connu ni ce passé, ni les hommes qui en firent l’ornement et la gloire. Fidèlement pourtant, j’ai recueilli tous les souvenirs qu’un témoin aussi autorisé me transmettait, à mesure qu’ils pouvaient jeter quelque lumière sur le caractère ou sur l’époque à laquelle ils se rapportent.

Tout incomplète que soit cette étude, — et à mesure que je l’écrivais j’y découvrais de nouvelles lacunes, — j’ai persévéré dans la tâche qui m’avait été confiée, espérant, malgré bien des imperfections, atteindre ce double but : rendre plus vivante, au moyen de la correspondance et des souvenirs recueillis, l’histoire des débuts difficiles de la Revue, et faire mieux connaître celui qui s’honora d’être, pendant quarante-cinq ans, l’appui et le soutien des lettres françaises.


I. — FRANÇOIS BULOZ
Sa loi explique son œuvre, Son œuvre explique sa vie.
SAINT RENE TAILLANDIER.


Sur les confins extrêmes de la Haute-Savoie, pas encore en Suisse, presque plus en France, dans un des replis du Grand Salève. le village de Vulbens est blotti. Ses maisons, échelonnées irrégulièrement à flanc de coteau, sont inégales, basses, et coiffées de grands toits larges, semblables aux bonnets tuyautés qui coiffent les vieilles du pays. Au centre du village, en face du presbytère actuel, dans une de ces maisons entourées de prairies, François Buloz naquit le troisième jour complémentaire, an II de la République (20 septembre 1803). Ses parens étaient de fortune médiocre[1], ils avaient sept enfans, et vivaient chichement quand François vint au monde : le huitième.

Lorsqu’il eut onze ans, son père mourut et Antoine, le frère aîné, qui était à Paris se préparant à l’Ecole normale, fit venir le cadet et l’interna dans une petite pension de la rue des Ecoles, d’où l’on conduisait les pensionnaires deux fois par jour au lycée Louis-le-Grand. Sur les années de François Buloz à Louis-le-Grand, nous n’avons que peu de détails ; il y entra en cinquième, et ses débuts furent malheureux ; le jour même de son entrée au lycée, il fut éborgné par le coup de poing brutal d’un camarade, dont il ne voulut jamais dire le nom : ce tout petit Savoyard avait déjà une singulière énergie.

Il sortit du lycée en 1821. Son rêve était d’entrer à l’Ecole normale, comme l’aîné[2]. Mais il dut sacrifier ce rêve, car l’argent de la succession paternelle s’épuisait, et il lui aurait fallu deux ans d’études encore, des répétitions, et puis… vivre pendant ce temps. Alors il renonça à l’Ecole normale. Il avait dix-huit ans, sept ans de lycée, il avait fait de bonnes études, pas brillantes, mais solides. Il savait beaucoup de choses, mais ce n’est guère quand il s’agit de gagner sa vie.

Et Antoine, le frère aîné ? Ne pouvait-il aider son cadet ? Le frère aîné luttait, lui aussi. Il était d’esprit aventureux et aborda les carrières les plus diverses. Ce normalien fut même, plus tard, directeur de mines ! En 1825, il écrivait un peu, puis il fut présenté à différens personnages, et je ne sais comment il connut tant de généraux : Savary, duc de Rovigo, et aussi Montholon, la famille d’Elchingen, et le général Gourgaud, d’autres encore.

Parmi ces généraux, qui avaient vu les beaux, les merveilleux spectacles de l’épopée impériale, il s’en trouva qui, ne sachant pas les raconter, chargèrent le jeune normalien de rédiger leurs Mémoires avec leurs papiers et leurs notes. J’ai eu entre les mains un très curieux traité passé entre le jeune Antoine Buloz, et un de ces généraux, qui savait mieux, sans doute, manier une épée que tenir une plume… Il est stipulé, dans ce traité, que le normalien écrira les Mémoires du duc de Rovigo avec les renseignemens que celui-ci lui fournira, qu’il se chargera de toute la partie matérielle, le traité avec l’éditeur Bossange, etc. enfin qu’il fera tout, hormis de signer.

L’arrangement est curieux, mais, je crois, assez fréquent ; ce qui est plus surprenant, c’est ce billet que j’ai trouvé dans les papiers d’Antoine Buloz : « Si, par vos amis de Vienne, vous pouvez me faire rendre par l’Empereur mes droits sur le Mont de Milan (ces droits étaient de soixante mille livres de rente), je vous serais bien reconnaissant, etc. » et c’est signé : duc de Rovigo ! Comment ce jeune homme si pauvre, si inconnu, pouvait-il être à Vienne, et auprès de l’Empereur, un appui pour le duc ?… Quoi qu’il en soit, A. Buloz s’occupait des affaires de celui-ci, et il ne devait pas s’en tirer trop mal, car un jour, reconnaissant, Rovigo lui écrit : « Mon cher Buloz, je ne sais pas ce qui m’est destiné, mais si je prends un commandement, je compte sur vous pour servir à mon état-major. Mandez-moi si cela vous convient. » Antoine Buloz n’avait jamais tenu l’épée, ni enfourché un cheval, que je sache ; il est vrai que personne ne s’avisait de ces détails.

L’année même où François Buloz termina ses études, il entra pour vivre dans une fabrique de produits chimiques, une fabrique située en pleine Sologne, et qui n’appartenait pas à un chimiste, ni à un ingénieur, mais à M. de Jouy, qui, je pense, la commanditait.

Joseph Etienne, dit de Jouy, ancien engagé dans les troupes de la Guyane française en 1781, ancien sous-lieutenant d’artillerie aux Indes en 1787, ancien capitaine de l’armée du Nord en 1790, suspect et émigré en 1793, académicien en 1815, fit du libéralisme pendant la Restauration, et fut maire de Paris pendant la révolution de Juillet ; auteur de la Vestale, que Spontini illustra, il écrivit Sylla et l’Ermite de la Chaussée-d’Antin, enfin il fut orléaniste, journaliste, librettiste, polémiste, auteur dramatique, et chimiste ! Que de surprises dans une telle existence ! Jouy remplaça Parny à l’Académie française[3], et, s’il écrivit des vers moins légers que ceux de son prédécesseur, il fit bon nombre de livrets dont la lecture n’est pas indifférente. En collaboration avec Hippolyte Bis, notamment, il écrivit le livret de Guillaume Tell, et commit ces vers terribles :


Aux reptiles je l’abandonne,
Et leur horrible faim lui répond d’un tombeau.


Il faut lui rendre cette justice, M. de Jouy se lamentait en lisant ces vers, et disait : « Et ils sont signés Jouy ! ah ! le scélérat[4] ! » Ceci à l’adresse de son collaborateur.

François Buloz, chimiste, ne réussit guère, et ce premier essai dura peu ; le jeune homme revint à Paris, suivit les cours du professeur Thénard, — encore la chimie, — à la Sorbonne, et apprit l’anglais, avec une grammaire et un dictionnaire.

Mais M. de Jouy, qui s’intéressait décidément à ce jeune Savoyard, travailleur entêté, lui trouva un emploi à la Biographie nouvelle des contemporains[5], publication dont il s’occupait alors. Là, François Buloz faisait des recherches concernant les célébrités de l’époque, rédigeait des articles et des notices, grimpait des étages, passait des nuits ; il est vrai que tout cela lui rapportait, au bout du mois, cinquante francs, près de 1 fr. 70 centimes par jour, et il devait avoir faim, ayant vingt ans ! Bientôt, cet emploi lui manqua ; il entra alors dans une imprimerie[6]où il apprit le métier de typographe : il y réussit, et devint même un assez habile ouvrier. En 1825, il fut admis à l’imprimerie de l’archevêché comme correcteur. De huit heures du matin à huit heures du soir, le jeune Buloz était chargé de la lecture des épreuves ; tous les livres latins ou français lui passaient par les mains : ce dut être excellent pour compléter ses humanités.

Les journées étaient laborieuses ; bientôt, il utilisa aussi ses nuits en faisant des traductions d’anglais, — on se souvient qu’il avait appris l’anglais. — Il traduisit ainsi The modern Traveller, de Duncan, à raison de 55 francs la feuille in-18, pour l’éditeur Beaudoin en 1829 ; déjà, pour le même éditeur, en 1826, il avait traduit : La Chimie appliquée à la médecine, de Paris.

Ce furent de rudes débuts. F. Buloz habitait alors une chambre mansardée rue de Fleurus, près de Saint-Sulpiçe. Plus tard, directeur de la Revue déjà prospère, il aimait à rappeler ses commencemens difficiles. Volontiers, il allait, avec ses enfans, se promener le soir après dîner, et c’était souvent rue de Fleurus, vers la maison à la mansarde, qu’il conduisait les petits. Du bout de sa canne, il leur montrait la lucarne qui avait éclairé sa chambre pendant ces jours de cruelle misère, et ils étaient saisis d’une respectueuse stupéfaction. Il leur disait son découragement, lorsqu’un soir, en rentrant bien las d’une longue journée de travail, il avait vu un attroupement devant sa maison : les pompiers ! Il y avait un incendie, et un incendie qui commençait par le toit ; sa chambre brûlait, sa chambre et son matelas, tout ce qu’il possédait au monde. Où irait-il passer la nuit ?

On trouvera peut-être que je m’attarde à ces débuts modestes et à cette infortune. Que l’on me pardonne : j’aime ces pauvres débuts, j’y puise aussi quelque fierté. « Il faut durer, » disait F. Buloz, c’est-à-dire : il faut résister, reconstruire sans cesse, et souvent ceux dont on dit : « Ils n’ont pas de chance, » sont des victimes qui portent en elles-mêmes les causes de leurs propres défaites.

Enfin, en 1828, F. Buloz entra, comme correcteur encore, à l’imprimerie d’Éverat, 18, rue du Cadran. C’est là que se décida son avenir, et qu’il abandonna le métier de typographe, pour devenir directeur de Revue. Le changement n’est pas petit. Comme correcteur à l’imprimerie d’Everat qui était importante, ses relations avec les hommes de lettres devinrent plus fréquentes ; même il put rendre service à quelques-uns d’entre eux. C’est ainsi qu’il rencontra le docteur Véron, le fameux Véron, plus tard ami de la plus fameuse Rachel : Véron venait de fonder la première Revue de Paris. Il connut aussi Eugène Sue, dont il imprima l’Histoire de la Marine, Brizeux, Alfred de Vigny, d’autres encore : tous étaient en rapports suivis avec l’imprimerie, et avec le correcteur Buloz.

Au milieu de ces nouvelles relations, il en retrouva une ancienne, un camarade de collège, M. Auffray, imprimeur aussi, dont la maison, assez importante elle aussi, était située passage du Caire. Les relations se renouèrent entre eux : leur profession les rapprochait. M. Auffray commença d’apprécier les qualités de son ancien camarade ; il l’observa, il vit à l’œuvre la compétence professionnelle du jeune Buloz, son sens juste des affaires ; l’imprimeur, en outre, eut l’occasion de charger le correcteur de quelques négociations délicates avec certains hommes de lettres ; il put se rendre compte de l’autorité qu’avait déjà acquise le jeune homme ; il constata que celui-ci était écouté. Dès lors, sans doute, la résolution de M. Auffray fut prise. Il proposa à F. Buloz une association, en vertu de laquelle ils dirigeraient tous deux un recueil que lui, Auffray, venait d’acheter.

Ce recueil, c’était la REVUE DES DEUX MONDES, JOURNAL DES VOYAGES.

Fondée quelques mois auparavant, par MM. Mauroy et Ségur-Dupeyron, elle « se mourait, » quand M. Auffray offrit à son ami d’en relever le titre. Celui-ci accepta, et un acte fut dressé entre eux. Cet acte, signé le 1er février 1831, contient de modestes engagemens : il stipule que F. Buloz sera rédacteur en chef de la Revue des Deux Mondes, Journal des voyages, avec une annuité de 1 200 francs, et 2 francs par abonnement : voilà, je pense, de beaux traitemens !

Les livres étaient chers, et les revues rares en France à cette époque. Les recueils contemporains ne pouvaient guère prétendre à ce titre encyclopédique de « Revue ». La Revue Française, publiée par MM. Guizot et de Broglie, avait précisément cessé de paraître en 1830. Le Globe, fondé par Dubois en 1824, était un « journal sérieux » qui « traitait souvent avec supériorité de haute philosophie, de littérature, d’art de toute espèce, mais ne traitait guère que les questions générales de la politique[7]. » Il y avait aussi le Mercure du XIXe siècle : un contemporain nous dit que ce journal, « tant de fois ressuscité et toujours mourant, avait été abandonné aux célébrités libérales, et à toutes les banalités des partis[8]. » Quant à la Revue Encyclopédique, le même contemporain déclare qu’elle ne formait qu’une masse de documens « plus ou moins utiles, mais indigestes. » Enfin la Revue de Paris, fondée la veille par le docteur Véron, est la seule qui aurait pu entraver l’essor de la Revue nouvelle : c’est le contraire qui arriva.

Lorsqu’il s’engagea à devenir l’associé de M. Auflray, F. Buloz devait certainement avoir son idée faite sur l’avenir de la petite brochure saumon ; pourrait-il, même patiemment, réaliser son rêve ?

Au lendemain de la révolution de Juillet, le pays apaisé espérait enfin tenir, folle espérance ! le Gouvernement définitif. Cette sécurité allait-elle rendre à la littérature les esprits occupés, jusque-là, presque uniquement de politique ? La bourgeoisie désarmée lirait-elle ? La Revue aurait-elle des abonnés ? Des rédacteurs, elle en aurait. Déjà l’extraordinaire floraison de 1830 se faisait jour. Il fallait attirer ces jeunes talens, les retenir ; ce n’était pas un mince travail. « Songez que son recueil était inconnu, dit Henri Blaze, et qu’il n’avait pas d’argent pour payer ses premiers collaborateurs ; aussi, pour des embarras, il en eut, et de gros. Durs commencemens, créer une revue ! Avec beaucoup d’argent, la chose n’est déjà pas si facile, nous en avons l’exemple chaque jour ; mais aboutir sans moyens financiers, vaincre sans le nerf de la guerre, et par l’unique effort du labeur et de l’entêtement, voilà le génie[9]. »

Il est certain que François Buloz sut s’imposer ; on comprit que son effort aboutirait. Il donnait à tous l’impression de la force tranquille et laborieuse, et aussi, il avait le don de discerner le talent chez les très jeunes ! N’a-t-on pas dit de lui que c’était un « sourcier ? » Excellente qualité pour un directeur de Revue : il croyait à la jeunesse, il croyait aussi aux modestes, car il y avait alors des débutans modestes. Combien de jeunes ont débuté rue des Beaux-Arts ! Musset n’avait que vingt-deux ans lorsqu’il collabora à la Revue pour la première fois ; Jules Simon y fut accueilli sortant de l’Ecole normale (timidement, il avait jeté son premier article dans la boite aux journaux de la Revue ; quelques jours après, on l’avisa que son travail était à l’impression) ; Henri Blaze, présenté par Dumas, avait vingt ans quand parut sa première œuvre, et tant d’autres !

Jules Simon nous confie : « Je pouvais écrire des articles, je me croyais assez bien doué pour le journalisme, — excusez cette vanité, — je me croyais donc capable d’écrire, mais je me savais incapable de me proposer[10]. » La Revue était désignée pour présenter au public ces talens naissans. « Quand on apprit que, dans un recoin perdu du faubourg Saint-Germain, se formait la ruche aux idées, ce fut partout une envolée soudaine de joyeux et libres talens. Mais personne ne s’inquiéta de savoir si Buloz avait de l’argent, et combien. » Il faut ajouter que « ce monde-là écrivait, chantait, philosophait et dissertait à l’aventure, quelques-uns pour la gloire, le plus grand nombre pour le plaisir[11]. » En résumé, il y eut entre la Revue des débuts et la génération pensante de 1831 un échange : celle-ci trouva à temps une tribune autorisée qui l’imposât au public, celle-là en groupant autour d’elle les talens nouveaux, établit son renom, et étendit son influence. En outre, elle fut accueillante avec libéralisme, sans souci d’opinions religieuses ni politiques.

J’ai sous les yeux un des premiers numéros de la Revue des Deux Mondes ; c’est un mince cahier de début ; sa couverture saumon est ornée d’une vignette étrange, une vignette de Tony Johannot, qui représente le Nouveau Monde, nu comme il sied, et la tête ornée de plumes, offrant au Vieux Monde, plus correct, une branche d’olivier. N’oublions pas que cette composition se rapporte au titre de la Revue qui était aussi, à cette heure, Journal des Voyages.

Ce numéro, — 15 février 1831, — renferme un article de Soult de Dalmatie sur « la Grèce, » un article de Montalembert ; puis « la Vendée après le 29 juillet, » d’Alexandre Dumas ; « l’Enfant Maudit » de Balzac, et une étude de Sainte-Beuve sur Georges Farcy. En tout, une centaine de pages environ. C’est peu, mais au deuxième semestre de la même année, le menu est plus abondant. Je relève au sommaire « les Diables bleus, » d’Alfred de Vigny, un article de Sainte-Beuve sur les « Poètes et romanciers de la France ; » un article de Victor Hugo sur un « Voyage aux Alpes ; » l’Idole d’Auguste Barbier ; de Gustave Planche, « La Haine littéraire, » une nouvelle de Balzac, et la fameuse « Rose Rouge » d’Alexandre Dumas, qui, donnée à la Revue comme inédite, avait déjà été publiée sous un autre titre, et fut cause, vingt ans après, de bien des reproches du directeur à l’auteur… oublieux.

Pendant plusieurs années, ces numéros présenteront certaines lacunes : la critique n’y apparaitra que de temps en temps ; il n’est pas non plus question de politique avant le 1er octobre 1831, date à laquelle Jules Janin se chargera de la chronique sous ce titre : « Les révolutions de la quinzaine. »

Sainte-Beuve, parlant en 1844 des débuts de la Revue et de sa fondation, reconnaît qu’à cette époque, elle avait plutôt l’aspect d’un magazine. « Lorsqu’il n’y a pas moins de treize à quatorze ans, au lendemain de la révolution de Juillet, cette Revue commença, et qu’elle conçut la pensée de naître, elle dut naturellement s’adresser aux hommes jeunes et déjà en renom, aux écrivains et aux poètes que lui désignait leur plus ou moins de célébrité. M. Hugo, M. de Vigny, bientôt M. Alfred de Musset, George Sand, dès que ce talent eut éclaté, et, au milieu de tout cela, M. de Balzac, M. Dumas, et d’autres personnes qui ne se piquent pas d’être citées en si haut rang à côté d’eux, tous successivement, ou à la fois, furent associés, appelés, sollicités même (plusieurs s’en vantent aujourd’hui) à contribuer de leur plume à l’œuvre commune. On s’essayait, on cherchait à marcher ensemble. Dans ces premières années de tâtonnemens, le corps de doctrines critiques n’était pas encore formé ni dégagé, la Revue avait plutôt le caractère d’un magazine. Cette lacune se faisait quelquefois sentir, et l’on cherchait à y pourvoir ; mais de telles doctrines, pour être tant soit peu solides et réelles, de telles affinités, ne se créent pas de toutes pièces, et l’on attendait[12]. » Petit à petit ces lacunes furent comblées. F. Buloz y veilla : il veillait à tout.

Lorsque je regarde le buste que le sculpteur Guillaume a exécuté du fondateur de la Revue, figure imposante et même un peu terrible, je ne puis m’empêcher de penser qu’il était l’homme de son œuvre, et que son être donnait l’impression vivante de la volonté la plus énergique. François Buloz était grand, et d’allure robuste. Sans cesse penché sur une tâche fatigante, il fut de bonne heure voûté. Sa forte carrure, son visage rasé, en faisaient le type du Savoyard solide : il semblait taillé pour vivre vieux, occupé dans les champs, à surveiller les moissons… Mais voilà, que le hasard malicieux avait fait de lui un homme de bureau et d’étude, un travailleur assidu des choses de la pensée. Car c’était avant tout un travailleur : tout ce à quoi il a touché, il l’a étudié avec conscience et passion. Bourru, silencieux, et peut-être timide, il était singulièrement pénétrant, et comme il était dur pour lui-même, il n’admettait chez les autres ni fatigue, ni découragement.

Comme presque tous les observateurs, il avait l’esprit mordant, et il trouvait le mot juste, peignant si bien ce qu’il veut peindre, que le mot reste ensuite comme un surnom. Peu d’hommes ont eu plus de querelles et de procès, ont déchaîné plus de tempêtes, et cela d’autant mieux que son œuvre grandissait, et que sa revue devenait moins accessible. De quels sobriquets ne l’a-t-on pas gratifié à son tour ! Il fut l’ « Ours de la Revue ; » Philarète Chasles, — à qui, plus tard, il fit un procès, — l’appelait le « Paysan du Danube, » Mme Quinet, le « madré Compère. » (Quel ami il fut pourtant pour son mari, pendant ses longs jours d’exil ! ) On a fait sur lui des quatrains et des quolibets sans nombre, peu lui importait ! Epigrammes et railleries, il les négligeait quand il ne préférait pas les ignorer : il ne se révolta que lorsqu’il fut trahi, ou calomnié. D’un caractère entier, assez redoutable en somme, il fut discuté, il fut aussi détesté, mais il eut des amis délicieux, qu’il garda jalousement.

Une passion domina, gouverna sa vie : sa Revue. Il lui sacrifia tout, il lui dut toutes ses transes et aussi toutes ses joies. C’était, cette Revue, sa chose, son enfant, il l’aimait comme on aime un être vivant pour l’avenir duquel on peine, on se prive. Il y pensait sans trêve, — il ne pensait qu’à elle. Notez qu’il avait le sens très fin des lettres. On a dit de lui, on a écrit, — combien de fois l’ai-je lui — qu’il n’avait pas d’instruction, qu’il ignorait les lettres. Que d’erreurs ! Ceux qui parlent ainsi ne l’ont pas connu. Son érudition, il l’avait acquise lui-même, sans doute, mais après des études classiques bien plus sérieuses et approfondies que celles que font actuellement nos fils, et n’en est-il pas ainsi de beaucoup d’hommes instruits, dont les débuts furent difficiles ?

Indépendant d’esprit, F. Buloz n’était accessible à aucune recommandation. « Il ne considérait que l’intérêt de la Revue, y conformait ses appréciations, et rejetait tout ce qui pouvait s’en écarter. » Il écartait impitoyablement ce qui paraissait obscur et diffus, l’auteur fût-il un maître. — « Que m’importe ? disait-il, je suis le public, je ne demande pas mieux que d’être instruit ou intéressé ; or, si je ne comprends pas, le public ne comprendra pas non plus. » Et lorsqu’il s’était prononcé ainsi, il fallait céder ; le plus souvent, on cédait.

Jules Simon raconte à ce propos une anecdote assez plaisante.

Cousin avait fait, sur Kant, un article qu’il considérait comme un chef-d’œuvre. Il en était fier, le lut à l’Académie des Sciences morales, et en annonça la publication dans la Revue des Deux Mondes. Il remit les épreuves de l’article à Jules Simon, son disciple, et le pria de les porter à l’impression. « Mais, dit Jules Simon, Buloz monta chez moi quelques heures plus tard, et me déclara tout net que l’article ne paraîtrait pas. » Étonnement du disciple, qui veut démontrer que cet article est un morceau de premier ordre : « Je n’en doute pas, dit Buloz, mais ça n’est ni pour vous, ni pour Cousin que je fais ma Revue, c’est pour les gens d’une intelligence moyenne. J’ai lu cela d’un bout à l’autre, je n’y comprends pas un mot, et jamais je ne publierai un article que je ne comprendrai pas. Cousin n’a qu’à le porter au Journal des Savans. » En vain, J. Simon veut-il persuader au terrible fondateur qu’il était amplement couvert par la signature. « Il s’était mis dans la tête de frapper un grand coup, pour se débarrasser à tout jamais de la métaphysique… Je vous laisse à penser si l’affaire fit du bruit. Cousin entra dans une colère sans pareille… Il jura qu’il n’écrirait plus dans la Revue. » Après quoi, j’imagine qu’il s’apaisa, car il écrivit encore dans la Revue… J’aime cette anecdote ; elle dépeint à merveille l’homme qu’était F. Buloz, bien décidé à rester le maître chez lui. Cette indépendance a permis qu’il ne fût l’homme d’aucune coterie, d’aucun gouvernement. De cœur, il était libéral… mais il imprima Veuillot !

Rien ne comptait pour lui, en dehors de sa Revue ; la composition de ses numéros était sa pensée constante ; il s’occupait de tout lui-même, des abonnemens, de l’extension à l’étranger, de la contrefaçon littéraire, qu’il a combattue dix ans ; et, à côté de ces questions vitales, il s’inquiète aussi de la « netteté de l’impression, de la ponctuation, de la disposition d’un titre, de mille détails qui semblent n’être rien, et qui font une exécution supérieure[13]. »

Il entretient avec les diplomates des plus lointaines ambassades une active correspondance, qui lui procure des informations politiques de premier ordre. A Turin, à Rome, à Vienne ou à Londres, à Stockholm et à Madrid, il a des correspondans partout. Les collaborateurs qui voyagent, chargés de missions officielles, comme Lœwe-Weimars, Marmier, de Molènes, A. Thomas, Jurien de la Gravière, sont mis aussi par lui à contribution, et lui envoient, sur ses pressantes demandes, d’intéressantes informations pour la Revue, et, plus tard, pour l’Annuaire de la Revue.

Il eut des associés, mais il resta toujours seul maître, car il n’aurait jamais supporté une autre influence, si discrète fût-elle, à côté de la sienne : il régna donc seul, et je pense qu’il était de l’avis d’Homère, — du moins en ce qui concernait la Revue : Le gouvernement de plusieurs n’est pas bon, il n’y a qu’un maître. « Pendant dix-neuf ans, dit Maxime du Camp, il combattit pied à pied, gagnant chaque jour un peu de terrain, se désespérant quelquefois, ne désespérant jamais, déployant une patience indomptable, et finissant par triompher des obstacles devant lesquels tout autre aurait reculé. »

François Buloz écrivait à Edgar Quinet : « J’ai une vie de galérien. Je travaille dix-huit heures par jour : » et, en se plaignant ainsi, il ne comprenait pas qu’on ne s’imposât pas le même labeur et les mêmes fatigues ; il disait à Gérard de Nerval : « Vos belles qualités ! qu’en faites-vous ? Vous ne travaillez pas ! » Alors, de toutes ses poches, Gérard tirait des bouts de papier, sur lesquels il avait griffonné hâtivement : fragmens d’articles, notes, « qui finiraient bien, disait-il, par faire un article entier ! » Cela exaspérait Buloz.

Souvent il lui fallait attendre page par page la chronique de Forcade, envoyer cinq ou six fois chez lui : on imprimait à mesure. Quelquefois, au moment de terminer le numéro, il recevait un mot de Forcade : « Mon cher monsieur, ne comptez pas sur moi… » Le chroniqueur ne pouvait faire sa chronique, il était malade, au lit. Alors F. Buloz appelait trois ou quatre rédacteurs, de ceux sur qui il pouvait compter pour les cas extrêmes, et il leur distribuait le travail : « Vous, Lavollée, disait-il, vous parlerez de la Chine ; vous, Mazade, prenez la politique intérieure ; X… fera la partie administrative, pas la question d’Orient ! Je l’ai donnée tout à l’heure à Z… » Ainsi la chronique se faisait en collaboration et le numéro paraissait, achevé quand même. On comprend qu’un tel homme ait réussi : il mit toutes ses qualités au service d’une seule œuvre : tel fut, je pense, le secret de son succès. Songez qu’il commença avec trois cent cinquante abonnés ; en 1834, seulement trois ans après, ces trois cent cinquante sont devenus mille, en 1838 quinze cents, en 1843 deux mille, et vingt-cinq mille en 1868 !

« Personne avant lui, a dit Brunetière, n’avait pu faire ce qu’il a fait, personne, même les Revues anglaises, qui sont encore aujourd’hui dans les mains des partis politiques, dont elles servent d’abord les intérêts, et ceux de la littérature ensuite. Et ainsi, dans la littérature contemporaine, peu d’hommes se trouveront avoir tenu plus de place que F. Buloz, littérateur qui n’a rien, ou presque rien écrit. Les Académies elles-mêmes auront moins agi sur l’opinion que la Revue des Deux Mondes[14]. »

François Buloz ne se reposa jamais. Même à la fin de sa vie, frappé par la mort dans ses plus tendres affections, accablé lui-même par une douloureuse maladie, « sourd, presque aveugle, il se soulevait encore avec une énergie invincible pour tâcher de surveiller la Revue[15]. » Après nos revers, en 1870, il se désespérait d’être trop vieux pour tenter, par l’organe de cette Revue, le relèvement des énergies morales de la France. Si la mort ne lui en accorda pas le temps, du moins le vieux fondateur eût-il la fierté de connaître que l’œuvre qu’il laissait réaliserait le souhait qu’il avait formé pour elle dans ses débuts difficiles : durer.


II. — LES PREMIERS COLLABORATEURS : A. DE VIGNY

Parmi les collaborateurs de la première heure, quelques-uns sont demeurés obscurs, d’autres furent célèbres et leur nom ne saurait périr : aux uns comme aux autres la Revue doit un souvenir de reconnaissance car, lorsque laborieuse et inconnue elle cherchait à vivre, ils furent les ouvriers de son succès, et demeurent les associés de sa gloire. Aux débuts d’une telle entreprise, il est sans doute heureux d’attacher de grands noms ; cependant d’autres hommes plus modestes se sont voués à la même tâche ; dans un labeur souvent ingrat, ils ont fourni l’effort quotidien nécessaire à la réussite. Ceux-ci ont partagé vraiment les fortunes diverses de l’œuvre commune, s’intéressant à sa grandeur, s’y dévouant de toute leur foi. De ces fidèles, la Revue était un peu la fille : il ne se passait pas de jour qu’ils ne vinssent prendre de ses nouvelles, causer du numéro prochain, et en escompter joyeusement le succès. Grands ou petits, célèbres ou inconnus, la plupart des rédacteurs se lièrent d’une fidèle amitié avec F. Buloz.

La Revue d’alors, redoutée au dehors, était simple et familiale au dedans ; sans luxe, — et pour cause, — le décorum y était inconnu, la façade inexistante ; une simplicité extrême y régnait, mais, dans le local modeste de la rue des Beaux-Arts, une union étroite s’établit bientôt entre le directeur et les écrivains ; de leur contact journalier, ils firent une intimité précieuse : les rédacteurs de F. Buloz devinrent, non seulement ses amis, mais ceux des siens, ils furent traités en familiers et eurent leurs entrées à toute heure dans la maison.

Alfred de Vigny fut parmi les artisans du début. En 1828, il avait quitté l’armée pour se vouer définitivement aux lettres. Il dut connaître François Buloz à l’imprimerie de la rue du Cadran, car dès la fondation de la Revue, le nom du poète figurait au sommaire, accompagnant les Scènes du Désert, puis les Consultations du docteur Noir. A propos de ce dernier livre, F. Buloz écrivait à Vigny, au cours de la publication : «… J’avais besoin de vous voir pour vous exprimer tout le plaisir, toute l’admiration que m’a fait éprouver Stello, et cependant, je ne suis qu’à la fin du réfectoire. Quand une Revue est arrivée à publier d’aussi belles choses, elle est la première du monde. C’est à vous que je dois cela. Ma reconnaissance vous est acquise[16]. » Les relations de F. Buloz et d’A. de Vigny furent cordiales, et demeurèrent, en somme, fidèles, — malgré Sainte-Beuve et Gustave Planche : le premier, au début, par son idolâtrie exclusive pour Hugo, le second par sa critique inexorable, avaient failli séparer le fondateur de la Revue de son collaborateur.

Il vint un temps où l’on se plut à opposer Hugo à Vigny. C’est une de nos manies françaises : la comparaison. Pourtant, quoi de plus dissemblable que le génie de ces deux poètes ? Cette rivalité fut douloureuse à Vigny, et lorsque la Revue des Deux Mondes elle-même inséra certaine note de Sainte-Beuve sur Victor Hugo, à propos des Feuilles d’Automne et du Roi s’amuse, Vigny prit cette insertion au tragique et en fit une affaire personnelle.

Sainte-Beuve, qui avait ses raisons, ne cessait de porter Hugo aux nues ; il disait : « A peine âgé de trente ans, il s’est fait dans notre littérature une place unique et immense ; drame, roman, poésie, tout relève aujourd’hui de cet écrivain[17]. » Vigny, blessé, se plaignit à Buloz… mais comment revenir sur de semblables paroles : « tout relève aujourd’hui de cet écrivain ? » Le mécontentement de Vigny, connu à la Revue et au dehors, amusa la galerie, et Sainte-Beuve écrivit à Hugo[18] : « J’ai su que vous saviez les misères d’un gentilhomme de notre connaissance ; un homme qui en est venu là ne fera plus que de la satire, etc. » ce en quoi Sainte-Beuve se trompait !

Cependant, l’auteur de Stello exigeait une note rectificative que Buloz n’était guère disposé à accorder. « Il avait promis seulement, dit encore Sainte-Beuve à Hugo, un mot dans la chronique… » et il ajoute irrévérencieusement : « Je suis arrivé hier soir à la Revue lorsqu’il était en train de fabriquer cette note, et j’en ai raccommodé la phrase, de peur que sa plume n’allât trop à droite ou à gauche. Cela lui sauvera peut-être une brouille qu’il redoute fort. Quant au gentilhomme, il est tué moralement pour moi[19]. »

Voici la note qui fut insérée dans la chronique du 15 novembre 1832 : « À ce propos, puisque l’occasion s’en présente, faisons remarquer que lorsque, récemment, il est échappé à la Revue de parler des écrivains qui relèvent d’un autre grand écrivain, il va sans dire que les maîtres en tout genre n’entraient pas dans notre pensée. Le grand poète dont il s’agissait serait le premier, nous en sommes certain, à repousser une telle prétention. Les Lamartine, les Vigny, les Mérimée, les Barbier, les Dumas, ne relèvent que de leur propre direction ; leur pensée n’appartient qu’à eux, ainsi que l’instrument par lequel ils s’expriment. » — Vigny est-il satisfait ? Nullement. Il se montre, au contraire, « plus offensé de la rectification que du premier jugement… »

Ce différend entre Hugo et Vigny, provoqué par la première note louangeuse de Sainte-Beuve (celle du 30 octobre 1832), fit quelque bruit dans le petit cercle littéraire du temps ; depuis lors, bien des écrivains l’ont mentionné : les uns pour accabler Vigny sous le poids de sa susceptibilité orgueilleuse, les autres pour confondre le naïf enthousiasme de Sainte-Beuve. Mais qu’auraient dit les uns et les autres, s’ils avaient su que cette note, dictée par Victor Hugo en personne, avait été envoyée par lui-même à la Revue ? Voici le passage d’une lettre de F. Buloz à George Sand, très postérieure à ces événemens, et qui les confirme : « Laissez-moi encore, à ce propos, vous citer un fait qui m’est personnel. En 1832, Victor Hugo m’envoya lui-même une note dictée par lui, et que vous pouvez retrouver dans la Revue de ce temps, 1831 ou 1832. J’étais bien novice alors, et bien admirateur aussi ; j’insérai donc cette note qui commençait ainsi : « Tout relève de Victor Hugo, drame, « roman, poésie, etc. » J’ai encore présent à la mémoire l’orage que ceci me valut d’un côté, les railleries de l’autre, et je me promis bien de n’être plus dupe de pareil charlatanisme. Croyez-en mon amitié et mon expérience : louez, mais restez dans la mesure, etc.[20]. »

L’année suivante, Vigny donna à la Revue son charmant Proverbe : Quitte pour la peur. En l’écrivant pour Marie Dorval, l’auteur s’était souvenu d’une anecdote que la duchesse de Béthune lui avait contée : dans l’œuvre émue, sombre, tragique ou désespérée de Stello, c’est une jolie vision du précédent siècle, ce Quitte pour la peur, légère, pleine de grâce.

À ce propos, F. Buloz écrivait à Bocage : « Alfred ne me paraît pas vouloir se contenter de cinq cents francs pour son Proverbe, tant pour son insertion dans la Revue que pour le tirage à part : il hésite, il veut attendre… C’est cependant fort bien payé ; du reste, je ne doute pas que nous ne l’ayons ; mais je voudrais couper court à ses hésitations, et savoir sur quoi compter. Je me repose donc sur vous pour en dire deux mots à Mme Dorval, et faire décider la chose promptement. Je vous en prie, mon ami, ne négligez rien[21]. »

L’admirable nouvelle de Vigny, Laurette ou le Cachet Rouge, dont F. Buloz eut la primeur, fut, à l’époque des débuts de la Revue, la cause d’un procès entre celle-ci et le Petit Courrier des Dames (journal de modes et de patrons). Le premier procès de F. Buloz ! Il en aura d’autres, et de plus redoutables : contrefaçon, propriété littéraire, poursuites contre les auteurs d’insertions calomnieuses, ruptures de traités, etc. ce sera plus grave ! Pourtant, ce premier procès l’émeut plus que ne le devait faire aucun autre. L’existence de la Revue est bien récente, et déjà on plagie la Revue ! Quatre articles, insérés dans les numéros des 1er mars 1831, novembre de la même année, et 15 février 1833, sont reproduits dans le Petit Courrier des Dames ; ces articles tronqués, et accommodés à sa petite taille, comprennent, entre autres, une nouvelle de J. Janin, et surtout Laurette ou le Cachet Rouge. Poursuites de la Revue contre le Petit Courrier qu’elle accuse de contrefaçon, car il a dénature les articles, et changé plusieurs de leurs titres. Elle lui réclame, par l’organe de Me Kousset, 2 000 francs de dommages et intérêts. A. Duval plaide pour le malhonnête Petit Courrier. L’avocat du Roi reconnaît le délit de contrefaçon, et le Tribunal, après mûre délibération, inflige 160 francs d’amende au délinquant, plus 160 francs de dommages et intérêts à payer à la Revue des Deux Mondes.

Voilà une mince affaire, mais les journaux s’en sont emparés. La plaidoirie de Me Rousset, avocat de F. Buloz, est citée et commentée par eux. Ne lui font-ils pas dire, au sujet de la propriété des œuvres de Vigny, acquise récemment par la Revue : « La prose de M. de Vigny est hors de prix ! » On devine que le poète se montra blessé d’une telle expression. Me Rousset, cependant, rétablit les textes, et Vigny, apaisé, écrivit[22] :


« Monsieur,

« Je suis très sensible à vos témoignages de regrets, et à l’explication si loyale, si spirituelle, et si polie de M. Rousset. Je regrette infiniment l’ennui que cela doit lui avoir causé, mais veuillez bien lui dire qu’il n’en doit accuser que la Presse.

« C’est cette commère seule, comme il l’appelle, qui m’a appris faussement, ainsi qu’à tous les abonnés de la Gazette des Tribunaux et du Messager (du 3 juillet), que la marchandise de M. de V. était hors de prix, c’était ce que M. Buloz faisait dire par son défenseur. Je pensais bien qu’il était difficile que ces expressions eussent été celles d’un homme distingué comme l’est M. Rousset, et que cette plainte fût venue d’une personne aussi véridique que M. Buloz. Je suis bien aise de recevoir de M. Rousset une assurance positive de ce mensonge public, qui devait m’être d’autant plus sensible que j’ai refusé, pour être utile à M. Buloz, plusieurs autres journaux rivaux de la Revue, et plus opulens qu’elle. Mais l’opulence ne fut jamais une séduction pour moi, et je les ai peu regrettés.

« A présent, monsieur, je crois que pour que rien ne puisse nuire à l’opinion qu’on doit avoir de l’accord du directeur et des auteurs de la Revue, il serait bon que M. Rousset écrivît au rédacteur de l’un de ces journaux quelque chose qui ressemblât à ceci :

« Il est faux que j’aie déclaré au nom de M. Buloz rien de « pareil à ce que vous me faites dire dans votre numéro du 3, « sur les manuscrits de M. de Vigny et leur prix excessif. Jamais « je n’ai rien entendu dire à personne, ni rien dit moi-même, « qui pût justifier les paroles que vous me prêtez, et qui « seraient d’une révoltante injustice.

« Voyez vous-même, et jugez ce qui sera le plus convenable ; je ne conserverai de cette bagatelle qu’un vif regret de la contrariété qu’elle cause à M. Rousset. Veuillez le lui témoigner, monsieur, et agréer l’assurance de ma haute considération.

« ALFRED DE VIGNY[23]. »


Vigny, travaillant la nuit, sortait à l’aube. Lorsqu’il arrivait à la Revue dans son manteau romantique, ce solitaire faisait sensation, car il fut « un des derniers à porter cette romanesque draperie. » Il y a, sur ce manteau, un mot charmant de Paul de Molènes : « M. de Vigny porte un manteau pour cacher ses ailes… »

Au sujet des relations de F. Buloz et du poète, on a écrit : « Ces deux natures, en dépit de leurs incompatibilités de surface, finissaient toujours par s’entendre… grâce à la médiation de Planche. » J’estime pour ma part que les brusqueries de Planche ne rapprochaient pas le directeur de la Revue de Vigny, bien au contraire. Que l’on en juge ! Au lendemain de la représentation de Chatterton, Planche malmena quelque peu la pièce[24]. L’auteur se froissa de nouveau, rendant F. Buloz responsable de l’opinion du critique ; pourtant dans le numéro même de la Revue où parut l’article de Planche, le directeur avait inséré une note élogieuse sur le drame ; elle se termine ainsi : « Nous faisons des vœux pour que la popularité de Chatterton réfute glorieusement l’opinion individuelle de notre collaborateur ; tout assure, du reste, une brillante carrière au drame touchant de M. Alfred de Vigny. A l’auteur de Stello la gloire d’avoir tenté le premier une réaction contre le drame frénétique et le drame à spectacle, et cette tentative, nous l’espérons, portera ses fruits. »

Cette note ne plut pas à Vigny, et il écrivit à F. Buloz le 18 février : « Vous n’avez rien combattu dans votre note ; elle ne fait que confirmer votre article. »

« Votre article, » c’est-à-dire l’article de Planche. Dans sa lettre, le poète semble supposer que Buloz a choisi Planche pour faire spécialement la critique de Chatterton, alors qu’en réalité Planche était chargé de la critique dramatique à la Revue des Deux Mondes depuis 1832 : à vrai dire, il s’en acquittait avec quelque sévérité. Voici la lettre d’A. de Vigny à F. Buloz :


A M. le directeur de la Revue des Deux Mondes.

« Je n’ai aucune colère, monsieur, et je vous réponds dans un calme parfait.

« Je prévoyais tout ce qui est arrivé ; seulement, j’ai voulu laisser aller tout le monde jusqu’au bout, afin de juger les amitiés par les faits, dans une occasion décisive pour moi.

« Il est très vrai que je vous ai dit de laisser faire celui qui voudrait me juger. Mais je n’ai jamais désiré que ce fût l’un plus que l’autre. C’était à vous de choisir, vous l’aviez fait depuis longtemps. Si l’on eût suivi mes désirs, que j’ai exprimés à M. Bonnaire, on n’eût fait aucun article sur Chatterton, comme on n’en a fait aucun pour Stello.

« Il est décent qu’un journal ne vante pas celui qui signe ses feuilles, mais il est incompréhensible qu’il l’attaque.

« Voilà pour le passé.

« J’attendrai l’avenir, comme je l’ai dit à M. Bonnaire, pour savoir ce que je dois penser de la résolution que vous dites avoir prise.

« Mille complimens empressés.

« ALFRED DE VIGNY[25]. »


Dans le numéro du 1er mars, autre article affirmant le succès de Chatterton. « Le Chatterton de M. de Vigny obtient décidément, au Théâtre Français, un succès beaucoup plus grand que n’eussent permis de l’augurer les jugemens de la critique… Et avec tout cela la pièce a réussi. Le public a applaudi, il a fait mieux, il a pleuré, et il y retourne avec persévérance… En matière de théâtre, le public est juge souverain… Aussi quand il (le critique) vous aura longuement entretenu des vices du poème, du défaut d’agencement des rôles, de tous les griefs plus ou moins fondés que son esprit d’analyse lui suggère, dites-lui seulement : « Tout cela est vrai peut-être, mais veuillez m’expliquer comment il se fait que j’aie « pleuré[26] ? »

Alfred de Musset exprime à peu près la même idée, dans l’un des deux sonnets qu’il dicta un soir à George Sand sur Chatterton, « dans quelque nuit d’exaltation maladive : »


… Messieurs du journalisme,
Quand vous aurez crié sept fois à l’athéisme,
Sept fois au contre-sens, et sept fois au sophisme,
Vous n’aurez pas prouvé que je n’ai pas pleuré…


« Messieurs du journalisme, » c’est G. Planche, que Musset, pour bien des raisons, haïssait.


O critique d’un jour, chère mouche bovine,
Que te voilà pédante au troisième degré,
Quel plaisir ce doit être, à ce que j’imagine,
D’aiguiser sur un livre un museau de fouine,
Et de ronger à l’ombre un squelette ignoré !


Après la rupture avec G. Sand, Musset, se souvenant de ces deux sonnets, priait F. Buloz de les faire brûler… « Ayez la bonté de prier Mme Dudevant, lorsque vous la verrez, de brûler les deux pages de vers que j’ai laissées chez elle, il y a quelque temps. » Il craignait la publicité pour ces sonnets, et il disait : « C’est une affaire de pure vanité littéraire, je suis faiseur de vers, c’est mon métier, j’agis par intérêt pécuniaire ; » et parlant de Vigny : « Dites-lui, je vous en prie, si vous le voyez, combien j’admire Chatterton, et que je le remercie de tout cœur de nous avoir prouvé que, malgré les turpitudes qui nous ont blessés, dégradés, ou abrutis, nous sommes encore capables de pleurer, et de sentir ce qui vient du cœur. »

S’il n’y réussit guère, Buloz essaya toujours de panser les blessures que le sensitif Vigny se plaignait de recevoir des uns ou des autres. Faut-il admettre, comme on l’a prétendu, que le directeur de la Revue, en laissant librement s’expliquer Gustave Planche sur Chatterton, fut ingrat envers le poète qui avait naguère secondé ses efforts ? Je ne le pense pas. En ce qui concerne la prétendue ingratitude de F. Buloz à l’endroit d’A. de Vigny, on verra, par la correspondance qui suit, ce qu’il en faut penser ; quant à la froideur du poète, il ne me parait pas non plus qu’elle se soit manifestée. Ou plutôt, il me semble que Vigny avait de fréquens accès d’amour-propre blessé, et que les relations, ensuite, reprenaient leur cours. En fait, la confiance et l’attachement réciproques des deux hommes résistèrent à l’absence, et aux années.

Un mois après l’incident causé par la chronique de Planche, le poète écrivait à F. Buloz souffrant : « Je suis bien fâché d’apprendre votre indisposition, qui, j’espère, ne sera pas longue. La première fois que je pourrai passer les ponts, j’irai m’entretenir avec vous[27]. »

C’est encore au directeur de la Revue que Vigny s’adressa, lorsqu’après le discours du député Charlemagne, à la Chambre, le poète se crut accusé de glorifier le suicide… Indigné derechef, il chargea F. Buloz de publier la protestation suivante, qui parut, en effet, dans le numéro du 1er septembre 1835 :


A M. le directeur de la Revue des Deux Mondes.

« Monsieur,

« Le public qui a bien voulu écouter quarante fois le drame de Chatterton au Théâtre Français, et le lire depuis, a vu que, loin de conseiller le suicide, j’avais dit : Le suicide est un crime religieux et social ; c’est ma conviction ; mais que pour toucher la société, il fallait lui montrer la torture des victimes que fait son indifférence. Chaque mot de cet ouvrage tient à cette idée, et demande au législateur pour le poète, le Temps et le Pain.

« Veuillez apprendre ce fait au législateur nommé M. Charlemagne, qui (le 30 août) vient de désigner mon ouvrage comme enseignant le suicide.

« Il est triste de parler pour ceux qui ne savent pas entendre, et d’écrire pour ceux qui ne savent pas lire.

« Agréez l’assurance de ma haute considération.

« COMTE ALFRED DE VIGNY. »


La mode des albums destinés à recueillir les pensées et poésies des hommes de lettres sévissait déjà en 1836. Mme F. Buloz, jeune mariée de six mois, avait, elle aussi, son album : il est sous mes yeux. Habillé de maroquin capucin (le chiffre d’or de la jeune femme : C. B… relève seul la sévérité de cette reliure « janséniste »), ce précieux volume, qui contient maintes poésies, signées de noms illustres : Lamartine, Henri Heine, Antoni Deschamps, G. Sand, A. Dumas, Brizeux, Jasmin, fut aussi entre les mains de l’auteur de Stello. F. Buloz le lui porta un matin, et réclama la collaboration du poète.

Voici la lettre que celui-ci écrivit à F. Buloz quelques jours après :

« Ne doutez pas du regret que j’ai eu de ne pas me trouver chez moi l’autre jour, ni de mon empressement à être agréable à Mme Buloz. J’ai mis quelques vers sur son album, mais je ne vous les envoie point, afin que vous veniez les chercher, s’il vous plait que nous causions pour bien des choses qui nous occupent. Je ne sortirai avant une heure et demie, ni demain, ni samedi, ni lundi.

« Agréez mes complimens, et présentez mes respects à Mme Buloz, je vous en prie.

« ALFRED DE VIGNY[28]… »


Le sonnet que le poète inscrivit sur l’album de Mme Buloz fait allusion à l’exécution de Pépin, Moray et Fieschi, les régicides, qui venaient d’être guillotinés. Ce sonnet, qui est d’un romantisme extrême, et pourrait être illustré par Célestin Nanteuil ou May, figure dans l’édition définitive du Journal d’un Poète, aux Fantaisies oubliées, sous ce titre : « L’esprit parisien. » — Il a été écrit pour le bal de la mi-carême, au bénéfice des pauvres, en mars 1836 :


Sonnet pour la fête de l’Opéra au bénéfice des pauvres.

Esprit parisien ! Témoin du bas Empire !
Vieux sophiste épuisé qui bois, toutes les nuits,
Comme un vin dont l’ivresse engourdit tes ennuis,
Tes gloires du matin, la meilleure et la pire…

Froid niveleur, moulant, aussitôt qu’il expire
Le plâtre d’un grand homme, ou bien d’un assassin,
Leur imprimant le crâne, et, dans leur vaste sein,
Pompant jusques au cœur ta lèvre de vampire,

Tu ris ! ce mois joyeux t’a livré, trois par trois,
Les fronts guillotinés sur la place publique.
Ce soir, fais le chrétien, dis bien haut que tu crois.

A genoux ! roi du mal, comme les autres rois
Pour que la charité, de son doigt angélique,
Sur ton front de damné fasse un signe de croix.

Avril 1836. ALFRED DE VIGNY.


Cette même année 1836, en juillet, Vigny partait pour Londres[29]. Il écrivait à Sainte-Beuve, le 6 : « Je pars samedi pour Londres. J’ai besoin de vous voir et de vous embrasser avant de m’embarquer. » Et de Londres, avant de rentrer en France, deux mois après, à F. Buloz :


« Monsieur,

« Dites-moi avant que je parte s’il n’y a rien à Londres en quoi je puisse vous être utile ou agréable. En deux jours j’aurai votre lettre, et je serai heureux de vous être bon à quelque chose, à vous, ou à votre fille aînée, la Revue des Deux Mondes.

« N’y a-t-il absolument rien qu’elle ignore sur l’Angleterre, et dont il lui soit bon de s’instruire ? Vous n’avez qu’à m’en écrire.

« Quel est donc le nom du traducteur de Stello ? Je suis étonné qu’il n’ait pas profité de mon séjour ici pour me montrer son travail. Pensez-vous qu’il y eût perdu beaucoup ? J’ai fait demander à Sainte-Beuve par Antony s’il avait quelque commission à me donner, mais mon bon Antony aura perdu ma lettre entre les moulins à vent et le cimetierre (sic) de Montmartre. Répétez donc, s’il vous plaît, cette question à Sainte-Beuve, en l’assurant qu’il n’a pas de meilleur ami que moi. J’ai fait honte à M. Baillière[30]de ne pas avoir Volupté sur sa table. Mettez-le donc un peu plus au courant, et faites qu’on ne lui envoie que de bonnes choses. En vérité, nous n’en manquons pas. Je vais revenir dans peu de jours. J’ai beaucoup vu dans ce pays, et j’ai amassé d’ineffables souvenirs.

« Ecrivez-moi un mot pour que je ne pense pas que vous n’avez point reçu ma lettre. Envoyez la vôtre chez M. Baillière, je l’aurai plus vite qu’à la campagne ; j’irai tous les jours à Londres jusqu’à mon départ.

« Ne m’oubliez pas, je vous prie, auprès de madame Buloz, et croyez-moi bien tout à vous.

« Mille complimens de ma part à M. Bonnaire.

« ALFRED DE VIGNY[31]. »

2 septembre 1836.


On le voit, aucune rancune de la part de Vigny concernant l’épisode de Chatterton : du moins en ce qui regardait F. Buloz ; une grande tendresse, il faut le remarquer en passant, pour Sainte-Beuve ; une grande admiration pour Volupté, toujours.

Dans cette correspondance, si l’on voulait pousser à l’extrême la recherche de mésintelligences qui ont pu naître encore, mais qui, je le répète, furent légères, peut-être les trouverait-on dans le désir affectueux que le poète avait de pousser à la Revue des collaborateurs amis, dont F. Buloz n’estimait pas le talent, De là, les visites de Vigny au directeur, continuellement absent dans ces circonstances, les lettres du poète restant sans réponse, etc. Il faut relire à ce sujet, dans le livre de M. E. Dupuy, le passage concernant la pièce d’Antoni Deschamps : Le retour à Paris. On verra avec quelle insistance « le bon Antoni » recourait à l’intervention de Vigny. « Je ne vous cache pas, écrivait alors F. Buloz à celui-ci, que je lui en veux de se servir de votre amitié pour me forcer la main, car je répugne à insérer ses vers. » Il n’inséra d’ailleurs qu’une note.

Les lettres suivantes abordent des questions du même genre. Vigny demande une réponse pour son ami M. de la Grange[32] :

« Je voudrais savoir de vous si vous insérez les deux articles de la Grange avant de lui répondre, mon cher monsieur Buloz. J’attendais un mot de M. Bonnaire à ce sujet… »

Puis, pour hâter cette réponse qui ne vient pas :

« Il y a longtemps aussi que vous vous en tenez tous deux à l’intention de m’envoyer le projet de traité en question. Je vous préviens qu’on me presse beaucoup d’un autre côté, et qu’il me faudra répondre.

« Mille complimens empressés.

« ALFRED DE VIGNY. »


Mais F. Buloz ne goûte pas les articles de M. de la Grange ; d’autre part, il ne veut pas blesser Vigny dans son amitié ; donc, il propose, ce qu’il propose toujours en pareil cas de publier le morceau dans la Revue de Paris, qu’il dirige aussi à cette époque, et qu’il fait passer en seconde ligne… Mais Vigny :

« Je ne crois pas que vous puissiez, sans le consentement de M. de la Grange, insérer ses articles dans une autre Revue que celle des Deux Mondes, à laquelle il les a destinés. Il me semble que vous pouvez retarder jusqu’à ce que j’en aie écrit à Ed. de la Grange.

« Je ne comprends pas d’ailleurs quels peuvent être vos scrupules. Lequel des hommes vivans peut croire le plus gros de ses livres d’une valeur plus grande que celle des plus petits billets de ces grands morts, Rousseau et Voltaire ?

« La lettre de Jean-Jacques au pasteur Vernes est pleine d’âme et de bonté chaleureuse. Groyez-moi, cela ne peut faire tort à la grave Revue des Deux Mondes.

« Mille complimens.

« ALFRED DE VIGNY[33]. »

L’article de la Grange contenant les lettres de Rousseau el de Voltaire au pasteur Vernes parut dans la Revue de Paris[34].

L’année suivante, c’est pour une dame, Mme St… que Vigny sollicite son directeur. Cette fois, il demande l’accès de la Revue de Paris. Mais F. Buloz demeure froid. Le dimanche 12 février 1837 le poète écrit :

« Il est clair que vous n’êtes jamais chez vous, mon cher monsieur Buloz. Hier et aujourd’hui j’ai tenté de vous rencontrer, et cela bien inutilement. J’aurais pourtant à vous parler. Comment faire ? Je vous attendrai jusqu’à deux heures. Si dans vos courses, vous avez ma maison sur votre ligne, montez-y, je vous prie, ou que ce soit mardi à deux heures, ou dites-moi quand vous serez chez vous. »

Et un mois après :

« J’attends encore votre réponse pour le manuscrit intitulé Mlle d’Amilly que je vous ai remis. Je vous l’ai recommandé deux fois avec insistance. Je vous ai dit que j’en faisais beaucoup de cas, et que la personne qui vient de l’écrire pouvait être utile à la Revue de Paris par son talent facile et gracieux. Je trouve tout simple que vous ayez désiré lire et juger vous-même ce manuscrit ; vous ne l’aviez pas fait encore lorsque je vous ai vu : je voudrais savoir aujourd’hui si vous en avez enfin pris connaissance. Vous m’avez dit qu’il vous avait paru, au premier coup d’œil, que les développemens étaient trop longs. Eh bien ! quand vous vous en serez assuré en lisant cette nouvelle ; envoyez-la à l’auteur avec vos observations, et dites nettement votre intention sur son travail, très important à ses intérêts. Je désire vivement pouvoir lui transmettre une bonne réponse.

« Je suis au lit depuis le 15 de ce mois, j’ai beaucoup souffert, mais je suis guéri, quoique ne partant pas encore[35]. »

Le mois suivant, Alexandre Dumas publiait dans la Revue de Paris une étude intitulée Rome dans les Gaules. Parlant de Lyon et de la place des Terreaux, « où sont tombées les têtes de Cinq-Mars et de Thou, » il produisit la pièce officielle, relatant la mort, « le récit positif et nu, » dit-il, « conservé par la plume du greffier. » C’est à cette pièce que Vigny fait allusion dans la lettre qui suit :

« J’avais depuis onze ans précisément chez moi ce rapport de l’interrogatoire de Cinq-Mars et de Thou et de leur mort, dont vous m’avez parlé ce matin ; je l’ai cité dans les notes nombreuses de la 2e édition de Cinq-Mars, avec le traité d’Espagne, mais j’ai supprimé toutes les notes dans les 3e, 5° et 9e éditions. Je désirerais vous revoir demain mardi ou mercredi vers midi, je vous montrerai ces documens, et vous me direz si ce sont les mêmes que vous venez d’imprimer dans votre Revue de Paris. »

Après cela, Vigny revient sur la question de la nouvelle de Mme St… Il insiste. Buloz sera-t-il impitoyable ? — Qu’il voie cette jeune personne : il compte sur sa gentille timidité pour gagner sa cause auprès du directeur.

« Si je n’étais horriblement souffrant, ce soir, j’irais vous voir pour vous recommander de relire encore la nouvelle dont nous avons parlé avant de la refuser si impitoyablement. Conseillez à Mme St… de l’abréger, voyez-la, vous trouverez en elle la douceur et la timidité d’un enfant, et vous aurez fait une chose juste et bonne.

« Si vous venez demain et avant d’avoir tranché cette petite difficulté, vous me ferez bien plaisir, l’aurai aussi à vous montrer des papiers qui vous intéresseront, et à vous parler de la Revue des Deux Mondes[36]. »

Ces papiers « qui intéresseront, » et cette conversation sur la Revue des Deux Mondes, voilà l’appât, il me semble ? D’ailleurs, Vigny, bon et serviable, se dévouait avec élan. Cependant le poète ne donnait plus rien à la Revue ; il ne publiait rien d’ailleurs, et F. Buloz s’inquiétait : comme il lui reprochait son silence, Vigny lui répondait plaisamment le 7 mai[37] :

« Je ne crois pas que mon silence cause une émeute d’abonnés, mais je leur donnerais de tout mon cœur la peine de lire quelques lignes de moi, si j’en avais pu écrire quatre de suite depuis que je vous ai vu. J’ai été malade et garde-malade à la fois, je n’en puis plus. Profitez-en pour venir me voir si vous voulez bien, lundi ou mardi. J’ai des choses sérieuses à vous dire, dans votre intérêt, que j’ai plus à cœur que vous ne pensez. Voici encore un grand journal qui a la fantaisie d’avoir de mon écriture, toute mauvaise qu’elle est ; son général en chef m’est venu voir, j’ai répondu que mon mariage avec la Revue ne me permettait aucun caprice de ce genre. Est-ce là de la fidélité ? »

De 1835 à 1841, Alfred de Vigny, en pleine gloire, s’enferma dans le silence. Déjà son œuvre dramatique était close, mais il n’avait pas encore écrit ses plus beaux poèmes : les poèmes philosophiques. « Ce n’est pas le moindre mérite de Buloz, a écrit M. E. Dupuy, d’avoir accueilli, et, je crois, admiré les Poèmes philosophiques. Mais pour une raison ou pour une autre, on prit l’habitude à la Revue de dauber sur Vigny en son absence, et Buloz ne fut pas le dernier à traiter avec dérision une stérilité que soulignaient certains habitués de la salle de rédaction de la rue Saint-Benoît. »

Je ne sais où M. E. Dupuy a pris ce renseignement. Chez Sainte-Beuve, affirme-t-il. Mais Sainte-Beuve n’en dit pas si long : il constate, et c’est tout, que F. Buloz se met à rire, lorsque Vigny lui annonce qu’il apportera bientôt une quantité de manuscrits qui l’effrayera : « Buloz rit tout haut et ne s’en cache guère. » Quant à dauber sur Vigny en son absence dans les bureaux de rédaction, si on l’eût fait, Vigny l’eût su, et si Vigny l’eût su, ombrageux comme il était, ne se serait-il pas séparé de la Revue ! Mais cette mauvaise grâce du rédacteur en chef à l’égard de ses collaborateurs, c’est un des clichés volontiers employés à son endroit. Par bonne fortune, les lettres sont là[38].

Pendant une partie des années de silence où il se confina, le poète d’Éloa subit la grande crise sentimentale de sa vie : sa rupture, ses ruptures, avec Marie Dorval. C’est alors qu’il « sentit la terre lui manquer sous les pieds. » Le malicieux Sainte-Beuve a écrit : « Il s’était avisé un jour de porter dévotement son cœur et son culte à une personne d’un grand talent, mais des moins préparées à coup sûr pour une telle offrande. L’illusion de sa part dura des années. » Le réveil, si cruel, nous valut les plus beaux cris de la Colère de Samson[39].

Ce « parfum de sainte solitude, » ce silence que, par fierté, Vigny aimait, il s’y enferma pendant les vingt-huit dernières années de sa vie. « Ce fut pour lui, dit un de ses biographes, un refuge contre les heurts du monde, une thébaïde impénétrable où il demeura seul en présence de sa pensée[40]. »

Pourtant, à la fin de l’année 1838, le silence de Vigny se prolongeant, F. Buloz s’inquiète de nouveau. Mais Stello n’est plus à Paris : qu’est devenu Stello ? Voici sa réponse :


23 décembre 1838, 42, York Street, Portmann Square.

« Mais, en vérité, je suis dans un pays fort connu qui s’appelle Londres ; c’est une grande forge et une belle boutique située au coin de l’Angleterre. Vous aurez pu entendre parler de ce pays-là, et cette ville n’est pas découverte trop nouvellement.

« J’y suis depuis le 25 novembre ; je n’ai passé qu’un jour à Paris, et je suis arrivé tout droit ici avec Mme de Vigny dans sa famille. Des affaires m’ont fait quitter le midi de la France, où je travaillais paisiblement, comme en effet je vous l’écrivais, je crois[41]. On me fait fête ici. Les soirées y sont continuelles et brillantes, et vous savez que c’est le tems où le mouvement commence. C’est toujours la vie aux flambeaux, d’ailleurs, car la nuit ne cesse guère, tant le brouillard et la fumée sont amoureusement entrelacés.

« Le jour n’est pas plus obscur sous le 70e degré de latitude, où n’est plus, j’espère, Marmier, avec mon cousin. J’ai un peu de calme en ce moment-ci parce qu’il n’y a plus autour de moi que six enfans blonds qui parlent ; je puis écrire ; il y en a neuf ordinairement, mais si jolis que je n’entends pas leur bruit. Il est bien vrai que tout ce voyage m’interrompt dans mes écrits, mais qu’y faire ? On ne compose pas sa vie comme un roman. Il y a un moment où l’on perd ses parens de tous côtés, où il faut se mettre à la tête de ses affaires et dire comme mon cher Sainte-Beuve : « Adieu loisir ! » Cependant, je vais bientôt revenir m’enfermer à Paris, j’espère. Je reçois seulement à présent votre lettre du 10 décembre. Grâce à un mot que vous aviez mis sur l’enveloppe, un colonel anglais qui passe par Londres pour aller à Calcutta me l’a apportée, et ses nièces ne lui ont donné que celle-là des lettres de Paris que jamais on ne m’envoie comme vous pensez. Ce serait trop de chemin pour des billets d’invitation à dîner, etc. etc. Je suis heureux que vous ayez eu cette bonne pensée qui fait qu’enfin je sais ce que vous m’écrivez. Je vous remercie de vos offres de service[42]et de vos nouveaux témoignages d’une amitié dont je ne veux jamais douter. Oui, nous aurons beaucoup à dire pour le Théâtre-Français. Il a assez mal entendu ses intérêts véritables jusqu’ici. J’espère que votre main s’y fera sentir un peu fortement… La place que vous occupez est très élastique, et peut être tout ou rien, selon votre vouloir. Il faut de nouvelles œuvres, et certainement il en viendra ; croyez-vous qu’il soit possible de m’envoyer ici des épreuves comme vous me le proposez ? Indiquez-moi votre manière et, si mon séjour à Londres se prolonge, j’aurai quelque chose à vous faire passer… Quel est donc, s’il vous plait, ce nom que j’ai aperçu à la place du vôtre, au bas de la Revue ? Je ne sais plus rien. Je n’ai pas ouvert un journal depuis quatre mois. Je voudrais savoir si le Théâtre-Français moule quelque nouvel ouvrage. Voici mon adresse ; faites-en vite usage, je vous en prie, pour me dire de vos nouvelles. Serrez la main de ma part à ceux de mes amis qui m’aiment et croyez-moi tout à vous.

« ALFRED DE VIGNY.

« P.-S. — Parmi soixante lettres que j’ai trouvées à Paris, il y en avait une de cette bonne petite Mme St… qui se plaignait timidement de votre oubli. Une honnête et malheureuse personne qui a du talent, que voulez-vous de mieux ? Ne m’en-verrez-vous pas des livres ?

« Ecrivez bien cette adresse si vous voulez qu’elle arrive, mettez sur l’enveloppe « par Boulogne. » Si je suis à la campagne, on me l’enverra :

« 42, York Street, Portmann Square[43]. »


En 1839, Sainte-Beuve écrivait aux Juste Olivier : « De Vigny revient d’Angleterre où il va souvent ; il a hérité de son beau-père une fortune dans l’Inde : être riche, cela lui sied et réjouit ses amis. Sa poésie d’ivoire y gagnera. Un peu d’or au pied de l’albâtre. » On sait que Vigny avait épousé une Anglaise. On conte que son beau-père, M. Bunbury, dînant à l’ambassade de France avec Lamartine, alors secrétaire, dit à ce dernier : « Mon gendre est aussi un célèbre poète français. » On lui demanda le nom de ce gendre, mais il ne s’en souvint pas. On cita alors plusieurs noms de poètes, mais à chacun d’eux, M. Bunbury disait : « Non, non, ce n’est pas cela ! » A la fin, Alfred de Vigny fut cité, et le beau-père alors : « Oui, je crois que c’est cela !… »

En 1843, Vigny, qui se « recueillait » depuis longtemps, publia dans la Revue quatre de ses poèmes philosophiques : La Sauvage, La Mort du loup, La Flûte, et Le Mont des Oliviers. Avant de donner La Maison du Berger, qui parut l’année suivante, il confiait à son ami E. de la Grange : « Je fais d’autres poèmes encore, mais qu’ils soient imprimés ou non, que m’importe ? Mon cœur est un peu soulagé quand ils sont écrits. Tant de choses m’oppressent que je ne dis jamais ! C’est une saignée pour moi, que d’écrire quelque chose comme La Mort du loup. »

Et à F. Buloz, le 14 juillet 1844, à propos de son dernier poème, La Maison du Berger :

« J’envoie demander pour la première fois l’épreuve corrigée, et en pages, au farouche autocrate de la Revue, qui doit se féliciter d’avoir des compositeurs qui inventent d’aussi jolis petits mots que

Le soupir d’achin, etc.

pour

Le soupir d’adieu[44]

et la morsure pour la nature.

« Quelle critique sanglante de mon écriture ! et moi qui la croyais lisible !

« Quoi qu’il en soit, j’aime autant que ces légères différences disparaissent de ma main.

« Ayez la complaisance de demander que l’on conserve la composition de ce poème ; j’en ferai tirer à part un certain nombre pour moi.

« J’ai regretté de n’avoir pas ainsi gardé les autres[45]… »

Cette appellation d’ « autocrate farouche, » dont A. de Vigny gratifie plaisamment le directeur de la Revue, reparaît souvent dans les lettres qu’il lui adresse à cette époque. La même année encore : « Je vous prie, autocrate farouche du Théâtre-Français, de dire à un de vos esclaves de la Comédie de m’envoyer par la petite poste, sous enveloppe, rue des Ecuries-d’Artois, n° 6, deux billets de 1re galerie dont j’ai besoin pour faire voir Rachel à une personne qui l’admire. Vous m’avez recommandé en pareil cas de vous écrire la veille ; j’espère qu’il est tems aujourd’hui pour la représentation d’Andromaque, demain jeudi[46]. »

Après La Maison du Berger, Vigny garda dix ans le silence. F. Buloz, cependant, le sollicitait continuellement. M. Glinel m’a communiqué une lettre du poète, datée de 1849. (I y répond encore une fois aux prières du directeur, qui demandait avec insistance la deuxième Consultation du Docteur Noir.

2 février 1849. Jeudi

Au Maine-Giraud. Blanzac (Charente).

« Enfin, mon cher monsieur Buloz, pour cette fois je reçois très exactement et la Revue des Deux Mondes et votre lettre du 17 février.

« J’apprends avec grand plaisir les prospérités nouvelles de la Revue. Je ne doute pas qu’elles ne s’accroissent encore, puisque la contrefaçon a succombé. Juste retour des choses d’ici-bas. Je crois qu’il y aura une autre rivalité dont il est heureux que votre fille la Revue soit délivrée : c’est celle du Théâtre-Français, qui pouvait, vous empêcher de lui donner tous vos soins.

« Je ne puis juger des mérites de ces accessions nouvelles dont vous vous applaudissez, sans connaître les noms des écrivains éminens qui s’unissent à vous, dans une même et sage intention ; mais je pense que le salut de la France sera le seul but de tous leurs efforts. Peut-être ferez-vous bien de laisser chacun entendre l’ordre à sa manière, et apporter sa pensée libre et entière au faisceau que vous semblez vouloir grossir et resserrer à la fois. Pour la responsabilité de sa signature, chacun prêtera ses forces, comme l’a dit l’Introduction dont vous parlez ; ses forces seules seront comptées et adoptées, ses faiblesses seront oubliées.

« Vous me parlez encore de la seconde Consultation du Docteur Noir ; ce sera la troisième que vous aurez, car la seconde a été brûlée de ma main. Je m’en félicite aujourd’hui, car je me repentirais de l’avoir publiée.

« Elle eût donné une autorité nouvelle à une idée séduisante, mais dangereuse. Je me sentais emporté alors comme dans une pente rapide par mon imagination, et séduit par l’originalité de la fable et de la composition de cet ouvrage. Je m’arrêtai à temps, quoique peut-être à regret. La conscience l’emporta sur l’émotion de l’invention.

« Ce fut un bon procédé de votre part que de comprendre mes scrupules de vous y rendre, et de laisser de côté la publication de ce volume. N’en regrettez pas l’abandon, qui n’est qu’un retard, et ne vous repentez pas de cet acte de courtoisie et d’amitié de vous et de M. Bonnaire. Vous avez depuis imprimé bien d’autres choses de moi.

« Je ne renonce point à achever cette suite de Stello commencée et assez avancée ; mais en ce moment de déchiremens et de luttes, un roman philosophique comme Stello est une arme moins soudainement utile qu’une discussion directe sans autre forme que celle du discours. Je crois qu’il ne faudrait pas publier ce livre à présent, quand même il serait complet. Je vous ai promis de ne rien livrer de ce genre avant sa publication à aucun recueil, à aucun journal ; j’ai tenu parole, quoique souvent et bien vivement pressé.

« Ce n’est pas du 24 février que date mon silence, et vous savez bien que c’est à la Revue seule que j’ai toujours donné toute idée que je croyais bonne à publier.

« Plus que jamais- j’ai dessein de le faire, et d’entrer dans vos vues. Je n’oublie pas plus que vous ne le faites, que l’un des premiers j’ai apporté ma pierre dans les fondations de cet édifice de la Revue. Dès que j’aurai écrit un nouveau travail qui pourra lui convenir, je vous l’enverrai et la suite de Stello ne tardera pas à paraître, si la santé de Mme de Vigny continue à se raffermir comme j’en ai l’espoir.

« Mille remerciemens et mille amitiés.

« ALFRED DE VIGNY. »


La maladie de Mme de Vigny, après celle de sa mère, l’inquiétait. « Je lutte en vain contre la fatalité, disait-il à la fin de sa vie, j’ai été garde-malade de ma pauvre mère, je l’ai été de ma femme pendant trente ans, je le suis maintenant de moi-même[47]. »

Mme de Vigny, la femme du poète, était fort obèse dans son âge mûr. On me dit qu’elle était d’un esprit assez ordinaire ; mais Vigny lui témoigna toujours une déférence et un respect profonds : il écoutait religieusement ses moindres propos, Quand elle tomba malade, il ne laissait à personne le soin de la transporter dans les bras, d’une chambre à l’autre. Ce respect pour les femmes, ces façons un peu cérémonieuses même qu’il prenait volontiers avec elles, c’est un des traits de caractère du poète. Ainsi, quand sa filleule, qu’il aimait tendrement, eut cinq ans, il cessa de la tutoyer : il lui baisa la main, plutôt que de l’embrasser comme il l’avait fait jusque-là ; l’enfant, très choyée d’autre part, demeura interdite : dès lors son parrain lui imposa.

Même dans sa jeunesse, cérémonieux, silencieux, déférent, tel est Vigny avec les femmes. Ainsi l’avait élevé sa mère, et le petit carnet si précieux qu’elle lui remit lorsqu’il s’engagea en 1814, est rempli de conseils plus austères que tendres : « Que mon fils gagne lui-même ses grades : ni son père, ni moi, ne ferons rien pour l’y aider. » Je cite de mémoire, mais tel est à peu près le texte de l’un des avertissemens de Mme de Vigny à son fils. Pourtant, le dévouement de ce fils fut extrême ; on se rappelle les tendres soins qu’il prodigua si longtemps à sa mère malade, et son désespoir devant ce lit de mort : son Journal en témoigne : « Quand son sang coule, mon sang souffre ; quand elle parle et se plaint, mon cœur se serre horriblement, » et encore : « 27 mars, jour de ma naissance : Je l’ai passé à écouter et regarder ma mère dans son lit de douleur. Il y a trente-six ans, elle y était pour me donner le jour : qui sait si elle n’y est pas pour quitter la vie ? »

Au mois de janvier 1850, Alfred de Vigny fut assez gravement malade d’une fluxion de poitrine ; il en prévint son ami Busoni :

« Je suis au lit et assez affaibli par le sang que l’on m’a tiré. »

F. Buloz, ignorant la maladie du poète, lui écrivit pour lui parler de la Revue ; le 5 février, Vigny répondait :

« J’allais précisément vous écrire, car je pensais que ceux de mes amis dont me parlent vos lettres auraient eu récemment une bien bonne occasion de me prouver leur amitié. Depuis le 5 janvier, je suis au lit et à peine rétabli aujourd’hui d’une fluxion de poitrine et d’une fièvre très violente. Pendant plusieurs jours, j’ai été en danger. Je pense que vous l’avez ignoré tout à fait comme eux.

« Vous êtes bien bon de vous faire des reproches, vous n’êtes nullement coupable envers moi, car j’ai des volumes de lettres de vous qui me rappellent cette seconde Consultation, et loin de vous les reprocher, je vous en remercie, et j’ai toujours senti parfaitement que cette insistance était après tout une marque d’estime et même d’attachement. Ce sont ces sentimens-là qui sont les véritables et doivent demeurer durables entre vous et moi.

« Ils suffisent bien à eux seuls pour me décider à de nouvelles publications.

« Je suis loin d’oublier la Revue, car il ne se passe pas trois mois sans que je refuse d’écrire ailleurs en donnant pour raison que la Revue des Deux Mondes, dont je suis un des premiers fondateurs, a toujours été, et sera toujours mon organe.

« La dernière fois que je vous ai vu chez vous, nous étions, ce me semble, plus en accord que jamais, il y a deux mois environ. J’oublie si peu notre arrangement de la suite de Stello, que je vous ai écrit longuement de la campagne l’année dernière vers le 28 février. Relisez cette lettre dont vous me parlez si vous l’avez encore, et vous verrez pour quelles raisons je me félicitais de ce que vous, M. Bonnaire et moi, avions alors renoncé à cette publication ; j’en aurais des regrets et presque des remords aujourd’hui. La Revue combattrait cet ouvrage. Elle aurait raison et je crois que je l’y aiderais.

« Si vous voulez venir me voir vendredi, ou samedi, ou dimanche, je vous attendrai ces trois jours-là depuis deux heures après-midi jusqu’à six heures du soir. Nous parlerons dans ma cellule du passé, du présent et de l’avenir avec un peu de calme et de silence.

« Tout à vous.

« ALFRED DE VIGNY[48]. »


M. E. Dupuy a écrit (il faut sans cesse revenir à l’étude de M. Dupuy sur Vigny) que F. Buloz préférait recevoir Vigny chez lui, plutôt que de visiter le poète, car le directeur de la Revue « entendait rester sur son terrain. » « Sur son terrain il était inexpugnable, » disait aussi à Blaze. M. Dupuy semble voir toute une politique dans un fait bien simple : il est assez compréhensible que le directeur de la Revue, si absorbé par son travail, aimât mieux attendre chez lui le poète.

En 1854, F. Buloz obtint de Vigny La Bouteille à la mer qui parut dans le numéro du 1er février[49]Deux ans après, en mai, Vigny, souffrant, écrivait à son directeur :

« Comme je ne peux pas encore sortir, et que les douleurs que j’éprouve des suites de cette blessure me retiennent encore chez moi et souvent au lit, je vous envoie ce billet et ne puis vous rendre encore la dernière note que vous m’avez faite.

« Je le regrette pour les choses que j’avais à vous dire, et dont j’ai été empêché par la présence d’une autre personne…

« Si vous pouvez revenir à présent, puisque l’enfantement de la Revue du 1er mai vous laisse un peu de repos, vous savez que vous me trouverez à la même place depuis une heure après-midi jusqu’à une heure après minuit.

« Si vous avez une heure à vous, faites-la-moi connaître, et venez la perdre avec un invalide qui souffre jour et nuit.

« Tout à vous.

« ALFRED DE VIGNY.

Vendredi, 2 mai 1856. t


Voici la dernière lettre du poète à F. Buloz, — du moins la dernière de celles que j’ai entre les mains. Il en existe certainement d’autres, mais où sont-elles ? Celle-ci est de juin 1857, — et Vigny n’est mort qu’en 1863 :

« 24 juin 1857. Mercredi.

« En vérité, quand j’y réfléchis, je commence à penser que je devrais croire à votre amitié plus que je ne l’ai fait jusqu’ici, car vous avez pour moi toutes sortes d’ambitions qui ne me sont point venues à l’esprit.

« Si vous me parliez d’autre chose que de ces chimères, j’irais plus souvent vous voir, mais vraiment vous revenez bien souvent sur ces châteaux en Espagne, que vous bâtissez à vous tout seul, et dont la chute vous étonne toujours.

« Je ne sais point parler de ces choses, et j’aurais, au contraire, beaucoup à discourir sur les belles lettres, qui m’occupent avec une passion toujours croissante, quoique silencieuse en apparence.

« Les hautes régions de l’art ont été obscurcies par bien des écrits récens, et ce serait un devoir que d’y porter la lumière. J’irai samedi ou lundi vous en parler le matin.

« Il ne me paraît point facile d’aller voir cet être abstrait qu’on nomme la Revue, et ce n’est point ce que je veux faire ; j’irai vous voir vous-même, et vous seul, et ce sera avec grand plaisir.

« Je viens d’être un garde-malade très inquiet pendant un mois, et un peu souffrant moi-même de cette fatigue.

« Tout à vous.

« ALFRED DE VIGNY[50]. »


Que pense-t-on, après la lecture de cette lettre, des « mauvaises relations » que Vigny aurait eues avec F. Buloz ?

Le directeur de la Revue fut fidèle au souvenir du grand poète. Henri Blaze relate, au sujet de la succession d’Alfred de Vigny à l’Académie française, une assez plaisante anecdote, qu’il me faut bien reproduire ici : elle nous donne une idée du goût littéraire qui régnait dans les « hautes sphères » de l’administration impériale.

Donc, au fauteuil de Vigny, il y a un « candidat de la Cour, » et on craint, en haut lieu, l’opposition des académiciens amis de la Revue. Mérimée est tout désigné pour servir d’ambassadeur entre la Cour et la Revue ; il accorde à F. Buloz « la nullité du candidat, » mais il lui demande « de taire l’hostilité de la propagande, » qu’on redoute. Bref, il obtient de F. Buloz que celui-ci verra le ministre, M, Fould.

Henri Blaze est à la Revue quand F. Buloz revient de cette visite « exaspéré » et « la mort dans l’unie. » Voici le dialogue qui s’engage entre les deux beaux-frères, celui qui est exaspéré, et celui qui voudrait lui rendre le calme…

— Non, s’écrie Buloz, ce que j’ai entendu là dépasse tout, c’est à vous confondre !

— Calmez-vous d’abord.

— Figurez-vous un homme qui nous reproche d’introduire la politique dans cette élection, et lorsque je défends nos amis, et que je lui déclare que la politique n’est pour rien dans cette affaire, et qu’il devrait plutôt s’en prendre à l’insuffisance littéraire de son candidat, savez-vous ce qu’il me répond… ce qu’il a l’audace et le cynisme de me répondre, ce ministre de l’Empereur ?

— Dites.

— Il croise les bras, me regarde bien en face, et d’un air tout jovial, nous décoche à tous ce compliment : « Voyons, mon cher monsieur Buloz, soyons juste, je ne prétends pas non plus surfaire à vos yeux mon protégé, mais en revanche vous m’accorderez que CELA VAUT TOUJOURS BIEN M. DE VIGNY[51]. »


MARIE-LOUISE PAILLERON.

  1. Ils avaient jadis fait profession d’horlogers, un François Buloz, grand-père du fondateur de la Revue, est qualifié, sur un acte de 1171, maître horloger.
  2. Antoine Buloz entra à l’Ecole normale la deuxième année après sa fondation.
  3. M. Empis lui succéda.
  4. E. Legouvé, Soixante ans de souvenirs, t. I.
  5. Biographie nouvelle des Contemporains ou Dictionnaire historique et raisonné de tous les hommes qui, depuis la Révolution française, ont acquis de la célébrité, par MM. Arnault, A. Jay, E. Jouy, J. Norvins et autres hommes de lettres, magistrats et militaires.
  6. F. Buloz rencontra là Pierre-Leroux, prote à cette même imprimerie.
  7. Delécluze, Quarante ans de Souvenirs.
  8. Véron, Mémoires d’un Bourgeois de Paris.
  9. Henri Blaze, Mes Souvenirs de la « Revue des Deux Mondes. »
  10. Jules Simon, Premières années.
  11. Henri Blaze, Mes souvenirs, déjà cités.
  12. Sainte-Beuve, La Revue en 1845.
  13. M. du Camp, Mémoires.
  14. Grande Encyclopédie : F. Buloz, par F. Brunetière.
  15. Maxime du Camp, déjà cité.
  16. Citée par Ernest Dupuy, Alfred de Vigny, tome II.
  17. 30 octobre 1832. Cette note n’est pas signée.
  18. 13 novembre 1832.
  19. Sainte-Beuve à Hugo, 14 novembre 1832.
  20. F. Buloz à George Sand, 5 mai 1864, inédite. Collection S. de Lovenjoul, F. 146.
  21. Inédite.
  22. A M. Brindeau, de la Revue de Paris.
  23. Le 18 mai 1833, inédite.
  24. Voir la Revue du 15 février 1835.
  25. Inédite, le 18 février 1835.
  26. 1er mars 1835.
  27. 28 mars 1835, A. de Vigny à F. Buloz, inédite.
  28. A. de Vigny à F. Buloz, 7 avril 1836, inédite.
  29. M. E. Dupuy, dans son remarquable travail sur A. de Vigny, écrit : « Un autre voyage, dont je souhaiterais qu’on apportât une preuve très décisive, se placerait en 1836. » Et encore : « Si ce voyage s’est accompli, il a eu bien peu d’importance. » Voici une lettre de Vigny qui apporte la preuve décisive, — puisqu’il en faut plusieurs, — car, doit-on négliger le billet de Vigny à Sainte-Beuve ?
  30. Correspondant de la Revue à Londres.
  31. Inédite.
  32. Ed. de la Grange, ancien officier et ancien diplomate, ami de Vigny et de Lamartine.
  33. 1er novembre 1836, inédite.
  34. 1837.
  35. 29 mars 1837, inédite…
  36. 3 avril 1887, de Vigny à F. Buloz, inédite.
  37. 1837, 7 mai, dimanche, inédite.
  38. En 1838 parurent les Œuvres complètes de Vigny, et, à la Biblioteca Civica de Milan, il existe, à propos de cette publication, une lettre du poète adressée à un directeur de Revue. Est-ce F. Buloz ? Il n’y a pas de suscription à cette lettre :
    « Je vous envoie ces livres du fond de mon lit où depuis dix jours je viens d’être retenu par de violentes douleurs. Ce n’est pas au directeur de la Revue que je donne mes œuvres, c’est à un ancien ami que ses caprices ne me font point oublier. » Ceci, du 30 janvier 1838. Il semblerait bien que F. Buloz en fût le destinataire ? Pourtant, je possède les œuvres que Vigny offrit à F. Buloz. Sur la page de garde de Stello, le poète a écrit : « A. F. Buloz, témoignage d’amitié. » Ce témoignage d’amitié ne s’accorde guère avec la lettre de la Biblioteca Civica.
  39. L’admirable organisation artistique de Dorval égara Vigny. Comme il s’était évanoui plusieurs fois en écrivant Chatterton, Dorval pleura de vraies larmes en jouant Kitty Bell. Crut-il voir en elle une autre Kitty ? Au début de cette passion, il était si respectueux avec l’artiste, qu’un jour elle lui dit en le regardant dans le blanc des yeux : « Quand les parens de M. le comte viennent-ils me demander ma main ? »
  40. Paléologue, A. de Vigny
  41. Le 10 décembre, il écrivait à P. Busoni : « Vous parliez aussi de mes travaux. Le moyen de les achever, s’il vous plait ? Je m’y étais mis à la campagne, et des affaires m’ont appelé à Londres où me voilà en plein luxe et en plein brouillard. »
  42. F. Buloz venait d’être nommé commissaire royal à la Comédie-Française, et avait demandé à A. de Vigny des œuvres dramatiques pour la scène de la rue de Richelieu.
  43. Inédite.
  44. La nature t’attend dans un silence austère ;
    L’herbe élève à tes pieds son nuage des soirs,
    Et le soupir d’adieu du soleil à la terre, Etc.

  45. Inédite.
  46. Inédite : 11 septembre 1844.
  47. Le Journal d’un poète.
  48. Inédite.
  49. Ce numéro contient aussi La Poésie des races celtiques d’Ernest Renan, et une étude de Victor Cousin sur La Marquise de Sablé et La Rochefoucauld.
  50. Inédite.
  51. H. Blaze, Mes souvenirs de la Revue des Deux Mondes.