François Buloz et ses amis/04

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François Buloz et ses amis
Revue des Deux Mondes6e période, tome 45 (p. 802-840).
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FRANÇOIS BULOZ
ET
SES AMIS

IV [1]
GEORGE SAND


PREMIÈRE PARTIE

Pendant l’été de 1835, « G. Sand, note F. Buloz, avait disparu. » Elle était cachée à Paris dans un logement vide, « sans portes ni fenêtres, donnant sur un petit jardin. » Elle s’y réfugiait dans le jour pour y travailler loin de son logis brûlant. « Enchantée d’avoir trouvé, au centre même du bruyant Paris, la solitude, la liberté dans le calme et, le comble de ses rêve…, « une maison déserte, » elle s’empara sans hésiter du logement, et y installa son cabinet de travail, en transformant un établi de menuisier en table à écrire[2]. » Après cette retraite, elle fait un court séjour à Nohant, où Casimir, une fois de plus, lui semble intolérable, — et puis Michel de Bourges « règne, » comme dit F. Buloz, et c’est pour se rapprocher de lui qu’elle s’installe à Bourges. C’est de Paris qu’elle a dû écrire cette lettre au directeur de la Revue. Elle n’est pas datée ; F. Buloz a noté sur la première page : été 1835.


« Cher Buloz,

« Ma majesté n’est pas encore visible. Vous qui m’avez élue reine de France et de Navarre, et qui tout seul à l’unanimité avez proclamé mon règne, vous devriez bien donner l’exemple de la soumission, et ne pas percer le voile sacré dont ma divinité a jugé à propos de s’envelopper. Dans quelques jours je vous appellerai à venir baiser le bout de ma pantoufle, et vous y viendrez, car j’ai du nanan pour vous, et l’odeur du manuscrit vous alléchera.

« Nous parlerons affaires et vous me conterez vos soucis d’amour. Il parait, mon pauvre fou, que vous vous étiez laissé prendre[3] ; vous ne voulez pas que je vous raille, et Dieu m’en garde, si vous avez réellement du chagrin, mais votre manière de parler est si énigmatique, que je ne sais pas encore si c’est une peine de cœur pour vous, ou une affaire d’argent échouée que ce mariage manqué. Si vous êtes blessé par Cupidon, je vous plains sincèrement ; si c’est Plutus qui vous fait la grimace, je vous dirai : travaillons et réparons le temps perdu. Je vois dans tout cela un grand bonheur pour vous, c’est que vous avez échappé au mariage, c’est-à-dire à une chose que vous désirez beaucoup, et dont vous vous seriez beaucoup repenti.

« Adieu, mon vieux… Envoyez-moi le n° du 1er et le matelas qui est chez vous.

« Tout à vous.

« GEORGE[4]. »


C’est ainsi que George console son ami Buloz, et lui parle de son mariage, momentanément rompu, avec Mlle Blaze.

La lettre suivante porte le timbre de la poste : 24 juillet 1835 ; elle a dû être écrite à Bourges, et mise à la poste à Paris :

« Mon cher Reviewer, je ne suis ni assassinée ni enlevée. Je me porte assez mal d’ailleurs, mais moralement très bien. Je suis enfermée dans une maison déserte, et je travaille énormément. Je n’ai pas été en Bretagne, craignant d’y tomber malade, je ne vous dis pas où je suis, vous êtes trop bavard (pour les petites choses). Dites à ceux qui vous demanderont de mes nouvelles, que je suis en Chine, et qu’ils me laissent en paix… Si vous avez quelque chose à me dire, ou à me demander, Boucoiran nous fera passer les précieux autographes l’un de l’autre…

« Il m’est revenu par hasard d’affreux propos contre M… Soyez-moi témoin qu’aujourd’hui et toujours, non seulement je n’y prends aucune part, mais que je les démens de toute ma force. Je sais pertinemment que Planche est la source de toutes les versions qui, selon les gens, et selon les sociétés, se sont répandues différemment par le monde[5]. Cela me blesse et m’afflige profondément. Ne laissera-t-on jamais les gens s’aimer, se quitter, ou se quereller, se raccommoder sans prendre acte de ces puérilités, et sans entasser des matériaux pour leurs biographes ? Quelles niaiseries ! Tous les hommes et toutes les femmes n’ont-ils pas eu le droit d’être jeunes, malheureux, fous, violents, amoureux, injustes, etc. ? Haussez donc les épaules quand on vous parle de tout cela et quand on va jusqu’à de graves imputations contre lui ou moi, défendez paternellement, cher Reviewer, celui des deux qu’on attaque, sans jamais accuser l’autre…

« Je vous enverrai bientôt Lavater[6]pour la Revue[7]. »

Le 25 août, elle écrit de nouveau :

« Illustre ami, je reçois hier vos épreuves, et vous les renvoie pour les fautes de français. Je ne me mêle pas de cela… Etes-vous à Genève, occupé à faire des élégies sur les bords du lac, ou bien êtes-vous incessamment aux pieds de la beauté qui vous enchaîne, poussant des soupirs à faire tourner tous les moulins de Montmartre ? C’est peut-être là, la cause des grandes tempêtes que nous avons ici.

« Adieu. Salut et fraternité !

« Il parait que le National[8]vous a donné un joli coup de patte. C’est bien fait, j’en suis enchantée[9]. »

Il faut constater ici, à cette date, que l’entourage de la Reine de France eut sur elle une mauvaise influence concernant ses anciens amis, en l’indisposant souvent contre eux, contre F. Buloz surtout. Après avoir reçu tant et tant de preuves de son dévouement et de son amitié, elle a, dans cette fin d’année, toujours quelque reproche à lui faire, des mots blessants se glissent dans ses lettres. Ne sont-ils pas suggérés par les amis nouveaux qui composent son entourage ? Petit à petit, sa bonhomie amicale, son laisser aller sans façon feront place à une acrimonie persistante : bientôt ses lettres deviendront méchantes, menaçantes même. Michel règne, et, sous l’influence de Michel, la voici qui devient homme de loi, et qui se méfie de son ami, — ou presque ; c’est tout à fait curieux.

Sur une lettre de George du 6 octobre, F. Buloz écrit : « Tentative pour arriver à la rupture du traité des Mémoires. Lettre amicale encore pour moi, mais sans justice pour mes associés[10]. »

Dans cette lettre, qui est uniquement une lettre d’affaires, George Sand reproche à F. Buloz son mariage « qui dure depuis deux ans, » et « qui, dit-elle, l’empêche de songer aux affaires des autres. » Cette lettre est assez vive, et se termine, ainsi : « Adieu, mon ami, parlez-moi de votre mariage, portez-vous bien, restez honnête homme, vous ne ferez pas fortune, mais vous n’en serez que plus heureux[11]. »

F. Buloz va se fâcher sans doute ? Avec le caractère rude qu’on lui prête, il va répondre rudement ? — Non — il sera d’une patience parfaite à l’égard de la Reine, et, se rendant compte que l’influence actuelle s’exerce contre lui, il observera : « Je sais qu’on vous monte la tête. »

« Vous êtes souverainement injuste avec moi, mon cher George, vous le reconnaîtrez plus tard ; vous m’écrivez de rester toujours honnête homme ; j’ai donc songé à ne plus l’être ? Certes on ne peut rien écrire de plus blessant à un homme. Mais, je ne vous en veux pas de tout cela, je sais qu’on vous monte la tête et que vous êtes toujours bonne et juste, tant que vous n’écoutez qua vos propres inspirations…

« Vous avez toujours trouvé, j’ose le dire, l’ami avant l’éditeur, je n’ai jamais reculé lorsqu’il s’est agi de vous rendre service, même en me privant. C’est la première fois que je me permets de vous le faire observer, parce que vous êtes fort dure dans vos lettres : toutes les fois que je vous ai vue malheureuse, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour vous aider à supporter votre mauvaise fortune, et je croyais que je ne méritais pas les deux dernières lettres que vous m’avez écrites.

« Maurice m’a écrit mercredi pour l’envoyer chercher. Il a passé la journée avec nous, il a été charmant[12]. »

Mais quels sont ces Mémoires auxquels la note de F. Buloz fait allusion sur une des lettres précédentes ? Quelques lignes de sa main nous donnent l’explication indispensable ; elles commentent aussi les changements survenus dans la correspondance de George Sand… Ces lignes sont écrites le 21 novembre 1835, et résument la situation.

« Nouvelle lettre… sur ce fameux traité des Mémoires par lequel G. S. m’avait forcé de contracter un emprunt de 40 000 francs et dont elle veut maintenant se dégager.

« Dans l’hiver 1834 à 1835, lors de la rupture avec Alfred de Musset, George Sand (qui joua une comédie dont nous fûmes tous dupes) voulait, disait-elle, se tuer, mais faire ses Mémoires avant, ses Mémoires, mais en quatre volumes pour laisser une dot à Solange. Elle fit venir Dutheil, l’avocat de la Châtre, à Paris, pour faire le traité, me forçant à la mener chez un notaire pour le signer. Une fois signé, et ayant touché 10 000 francs au lieu de penser à mourir, elle pensa à se consoler dans les bras de Michel de Bourges. De là une intrigue pour me forcer à rompre le traité, de là cette lettre… »

Dans la lettre, qui indigne si fort F. Buloz, George Sand lu raille précisément sur cet emprunt qu’il a contracté pour lui rendre service… Elle affirme : « le temps a des ailes… je vous conseille d’y suspendre les énormes intérêts que vous payez pour les 40 000 francs d’emprunt : je me porte bien, Dieu merci, et nous sommes plus près du 2 décembre que de ma quatre-vingtième année, et je ne veux pas mourir, ne vous déplaise, avant d’avoir été trois fois grand’mère… » — On voit combien ce ton est différent de celui des lettres de Venise, alors que, dans sa détresse, elle demandait à son ami un appui et une aide… Les choses ont changé ; d’ailleurs elle le dit : « N’ayant plus de ces dettes criantes, et de ces impérieux besoins d’argent qui m’eussent fait prendre la lune avec les dents, » elle n’offrira plus à personne, elle y est décidée, « l’occasion de ces générosités, de ces dévouements sublimes, de ces ennuyeux services »[13].

Après cela, F. Buloz partit pour Nohant : une explication eut lieu que suivit une réconciliation.

Le 25 décembre, George Sand écrivait :

« Je m’étonne que vous ne m’ayez pas donné de vos nouvelles en arrivant à Paris. Cependant je sais que vous êtes arrivé vivant, présentez tous mes compliments à Mme Margarita[14]. On m’a dit qu’elle s’appelait ainsi, est-ce vrai ? C’est un nom charmant que je fourrerai dans quelque roman, si elle le permet. J’ai travaillé beaucoup, et Engelwald[15]n’est guère plus avancé que vous ne l’avez laissé. J’ai refait presque tout le premier volume. Je pourrais vous l’envoyer si vous en aviez absolument besoin, mais j’aimerais mieux l’avoir entre les mains pour faire le second. Vous savez qu’avec mon peu de mémoire, il est souvent fort nécessaire que je relise chaque jour ce que j’ai fait la veille, ce qui ne m’empêche pas de répéter ou d’omettre encore…

« L’article sur M. Thiers est fort remarquable, extrêmement vrai et plein de sens[16]. J’en avais fait une partie dans ma tête, en lisant l’Histoire de Thiers ; — seulement, je ne l’aurais pas si bien dit. Qui fait ces lettres sur les hommes d’Etat ? Je ne m’en souviens plus.

« L’article de Sainte-Beuve sur M. Bayle (sic) est une des plus charmantes choses que je connaisse. Votre Revue est très belle à présent. On dit pourtant que vous allez la mettre aux pieds de M. Guizot. J’espère que c’est un cancan, et que je ne serai pas forcée de quitter si honnête et si honorable compagnie.

« Adieu, vieux. Dutheil et Planet, le Malgache et tutti quanti, même la Rozane vous disent mille amitiés. Moi je vous donne une tape, et je vous prie de m’envoyer de l’argent subito. J’ai des gens de loi plein le dos… »

On voit que les relations se sont sensiblement améliorées : rien ne vaut une honnête explication face à face, — entre amis.

À cette lettre F. Buloz répondait le 29 décembre…

« A propos de la Revue, n’écoutez donc pas les cancans[17]que l’on fait. Je vous donne ma parole que tant que je l’aurai, elle ne sera aux pieds de personne. Ni de M. Guizot, ni d’aucun ministre. Elle ne sera qu’aux vôtres, illustre reine de France et de Nohant.

« Si vous avez lu l’article de Didier, vous aurez vu que la Revue ne peut être aux pieds d’un homme qu’elle traite si durement[18]… Les lettres sur les hommes d’Etat sont de Loëve Weimars ; nous en aurons une prochaine sur de Broglie, Duprez, etc.

« Adieu, mon cher George, tenez-moi au courant de votre procès, j’espère que tout ira bien. Pour moi je vous aime, et ne croirai plus le mal qu’on dira de vous, j’ai appris à vous apprécier.

« Tout à vous.

« BULOZ. »


« Ma Margarita se porte très bien et me charge de vous faire ses compliments, et de vous exprimer toute l’admiration qu’elle éprouve pour la reine de France. Ma Margarita se laissera bien volontiers fourrer dans le roman que vous voudrez[19]. »

Margarita ? Ce nom qui apparaît maintenant dans la correspondance, c’est celui que George Sand donne à la fiancée de F. Buloz, Christine Blaze.

George Sand de son côté écrivait à son directeur le 30 décembre 1835 :

«… Depuis que je suis revenue de Nevers, je suis enfermée dans mon cabinet, et je n’ai vu âme qui vive.

« Ah ! si, cependant, j’ai causé toute une nuit sur la trinité et sur la transsubstantiation avec le curé dont je vous ai parlé. C’est un garçon très remarquable, je lui ai prêté le Coran, il m’a lu deux chapitres très bien faits d’un roman qu’il est en train d’écrire. Je ne sais ce que sera le reste, mais ce que j’ai entendu est bien. Si le reste est (à) l’avenant, je vous le dirai, et nous verrons ce qu’il y a à en faire. En attendant, ne parlez de ce curé à personne. Tout se redit, tout s’ébruite, et si l’on savait qu’un curé vient faire du schisme avec moi, on saurait bientôt quel est ce curé, et on le mettrait en fourrière. De plus, on me le donnerait pour ami intime, malgré l’odor dl selvaggiume. Vous ne comprenez pas cela ? Vous êtes trop bête. Moi je le comprends depuis tout à l’heure, c’est un joli mot qui est dans la Mandragore de Machiavel. Quel chef-d’œuvre à propos, et Calderon ? Et moi qui n’avais jamais lu tout cela ! Ne manquez pas de me compléter ce théâtre[20]. Ce sont mes récréations tous les matins à 6 heures entre mon souper, et mon dodo. Voyez-vous mes mioches ? Donnez donc à Maurice des étrennes de ma part, je vous en tiendrai compte ; demandez-lui ce qu’il veut jusqu’à concurrence de 20 francs[21]… »

Dans ses lettres, F. Buloz fait allusion au procès en séparation de George. « Comment va votre affaire à la Châtre ? J’espère que tout finira bien. Papet craignait, il y a quelques jours, de l’opposition de M. Dud…[22] »

Depuis octobre, en effet, elle avait formé une demande en séparation contre son mari. Elle écrivait à sa mère le 25 octobre : « J’ai formé une demande en séparation contre mon mari. Les raisons en sont si majeures que, par égard pour lui, je ne vous les détaillerai pas. » D’ailleurs ils sont d’accord : nettement, la femme a posé au mari des conditions que celui-ci a acceptées. Le jugement sera fondé sur ces clauses : « Mes biens seront certes mieux gérés qu’ils ne l’étaient par lui, et ma vie ne sera plus exposée à des violences qui n’avaient plus de frein. » Et elle ajoute, prévoyant peut-être les objections de sa mère, que « rien ne l’empêchera de faire ce qu’elle veut faire, » et ceci, qui est admirable : « Je suis la fille de mon père, et je me moque des préjugés, quand mon cœur me commande la justice et le courage. » Elle suivra l’exemple d’indépendance et d’amour paternel que son père lui a laissé ; elle le suivra, dut l’univers s’en scandaliser ; elle ajoute bravement et joliment : « Je me soucie fort peu de l’Univers, je me soucie de Maurice et de Solange. »


On a vu comme George Sand se préoccupait du mariage de son directeur. Est-ce un mariage d’amour ? Qui est en jeu, Cupidon ou Plutus ? F. Buloz fait-il sa cour à Genève, ou soupire-t-il à Paris, et si fort, que ses soupirs font tourner tous les moulins de Montmartre ? Qui donc a dit à George que la jeune fille s’appelait Margarita ? Elle n’en sait rien ; en réalité la fiancée se nomme Christine, elle est la fille de Castil Blaze, et c’est en accueillant à la Revue son frère Henri, que F. Buloz connut cette famille.

En 1834, Alexandre Dumas remit au directeur de la Revue une petite comédie en vers, « Le Souper chez le commandeur, » L’auteur, un tout jeune homme, était le fils de Castil Blaze, rédacteur musical aux Débats. Aurait il quelque chance d’être reçu à la Revue, ce jeune homme ? Dumas le protégeait.

Buloz lut la pièce, et fit venir le débutant.

— Votre poème est à l’impression, lui dit-il. Vous allez en recevoir les épreuves, mais il ajoute : Il vous faudra signer d’un pseudonyme.

— Pourquoi ?

— Parce que vous êtes vraiment trop jeune !

Et il le baptise sur-le-champ : « Hans Werner. » Voilà le jeune Blaze ravi, et orgueilleux, certes : il est rédacteur de la Revue, et il n’a que vingt ans !

Après cela, les deux hommes se lièrent d’amitié. Quelle différence de nature, pourtant, entre le brillant, paradoxal Henri Blaze, et le taciturne travailleur qu’était F. Buloz ; mais l’amitié trouve son compte à ces contrastes, sans doute.

Bientôt à Blaze attira F. Buloz dans sa famille. Elle habitait alors Paris, mais était originaire de Provence. Ses membres avaient naguère servi les papes d’Avignon. « Ils furent leurs camerlingues et leurs soldats[23]. » Ils n’avaient guère depuis quitté leur Provence : le père de Castil Blaze, Sébastien, fut, après le 9 thermidor, administrateur du département de Vaucluse.

F. Buloz connut les filles de Castil Blaze, Christine et Rosalie. Il aima l’aînée, songea à l’épouser. Sa demande au début fut mal accueillie. Cependant Castil Blaze revint sur son premier refus : des fiançailles furent conclues, puis rompues en septembre 1835. Enfin, le 16 octobre, F. Buloz écrivait à son ami Bocage que le mariage était fixé au 24[24]. Il eut lieu à Notre-Dame-de-Lorette, le 24 octobre 1835. Félix et Florestan Bonnaire furent les témoins du fiancé. Le ménage s’installa au n° 10 de la rue des Beaux-Arts, dans un appartement modeste et assez sombre.

Le mariage de F. Buloz avait eu lieu en octobre, et déjà en janvier suivant voici un grand bal rue des Beaux-Arts ! En effet, le 1er janvier 1846, La Revue des Deux Mondes donne son premier bal…On ne peut omettre ici cette réception — « grand bal littéraire, » — signalée et commentée par Roger de Beauvoir, qui fit de cette fête le sujet d’une pièce de vers à la vérité moins légère et moins spirituelle que celles dont s’amusa Musset, mais assez piquante[25].


1836. — 1èr Janvier.


Le bal littéraire, chez M. Buloz.

C’est le premier janvier mil huit cent trente-six :
Moi, fils d’Omodéi, grand espion des Dix,
Je veux, je dois, ma foi, signaler à la terre,
Le programme inouï d’un grand bal littéraire,
Bal qui sera donné vers dix heures trois quarts.
Numéro 10, au coin de la rue des Beaux-Arts.

Voilà Séraphitus[26], il arrive tondu ;
Il coupa ses cheveux en buvant du Champagne,
Avant que de Vienne il ne fit la campagne.
Sa canne est maintenant à M. Metternich !
Indiana[27]survient, et le trouve loustic,
Elle fume à son nez quarante-deux cigares.
Tous deux causent longtemps au choc de leurs gabares
Qui surprirent en flanc la frégate Dumas.
La marine africaine avait pris son compas,
On découvrait déjà la Méditerranée !…

L’action fut si chaude et si déterminée
Qu’on ne put retrouver de l’embarcation
Qu’une poutre et ces mots : Aux hommes d’action !

Dans un coin cependant, Planche, tout à son aise,
Commente les Reynolds, Prout, et l’École Anglaise,
Quant à Rembrandt, dit-il, « c’était un gros bourgeois »,
Pour écrire ceci, Planche a passé six mois
Dans ce pays du grog, des bravos, de la bière
Qu’assez communément on nomme l’Angleterre.
Un Saint Quaker l’assiste, habit noir et front haut :
C’est un homme du Temps[28], critique sans défaut,
Qui donna l’autre hiver, dans certaine Revue,
Sur le Salon d’alors, des pages sans Revue.
Pages dont l’art utile était le fondement,
Et qui ne poussaient pas trop à l’abonnement.
Rien que le prote eût mis de façon avisée :
Sermons pour être lus au Saint Temps du Musée.

Stello[29] vint, puis bientôt Quiquengrogne[30] après lui,
Ah ! qui dira jamais quel éclair a relui,
Quels rayons infernaux sur le salon tombèrent
Lorsque les deux rivaux, au bal, su rencontrèrent ?

Le comte de Béziers[31], par cet affreux verglas.
N’en vint pas moins au bal… la mort sonnait le glas.
Buloz, son factotum, vint à lui… « Tu me navres
Avec cet habit noir, auteur des Deux Cadavres !
Dit-il, Madame Sand veut rire et non pleurer !
Que viens-tu faire ici ? — Je viens vous enterrer,
Dit Frédéric. Voilà… votre Revue est triste,
Elle est bête, maussade, et n’a rien, rien, d’artiste !
Buloz, mon cher ami, vous êtes un grand sot ! »

Dumas survint : « Soulié, va, je te prends au mot,
Laisse à ce Jupiter son Olympe de cuistres.
Laisse-lui ses amis, ses écrivains sinistres,
C’est un faquin jaloux d’escompter nos esprits.
Il nous offre toujours son papier jaune ou gris.
Mais il ne peut atteindre à la saison prochaine,
Buloz, c’est le roseau, et moi, je suis le chêne ! »

On trouva ce discours un peu fort de tabac,
Puis l’on alla souper aussitôt chez Balzac.

ROGER DE BEAUVOIR[32].


A mesure que l’œuvre de F. Buloz grandit, se précise et s’étend, sa vie y est si confondue, qu’il est souvent impossible de séparer l’une de l’autre. Aussi entrerons-nous souvent, par sa correspondance, ou celle des siens, dans son intimité.

George, qui a blâmé le mariage de son directeur, et vivement, deviendra, après ce mariage, l’amie de Mme F. Buloz. Chose singulière, ces deux femmes se plaisent. La jeunesse, la douceur de la nouvelle mariée, charment l’autre, plus virile. « C’est, dit George, un petit ange de paix ! » Bientôt, et régulièrement, elles s’écriront. Les premières lettres de George Sand à Christine Buloz datent du début de 1836. Déjà alors, leur intimité est suffisante, pour que l’écrivain confie à son amie quelques-uns des ennuis que s’ingéniait à lui créer Casimir Dudevant, et Casimir s’y entendait, le médiocre Casimir ! il ne s’entendait même vraiment qu’à cela. Oh ! l’ennuyeux mari !

En dehors de celles-ci, George a bien d’autres préoccupations : elles apparaissent dans sa correspondance avec le directeur de la Revue, en ce début d’année 1836. Engelwald l’absorbe, Engelwald qu’elle abandonne et reprend, et ne finira jamais, ou du moins ne publiera point, à cause de la situation politique de la France ; le livre de Musset, la Confession d’un enfant du siècle, l’inquiète… Elle ignore ce qu’il renferme, elle le redoute aussi ! Les notes de F. Buloz, — documents précieux, — apprécient différemment les soucis de son auteur préféré.

3 janvier 1836. — Amitié comme en sait faire G. Sand, — annonce d’un envoi d’étrennes, — son procès, — Simon, Engelwald, — éloge de Didier[33], je n’en accepte rien, — projet de voyage à Paris et de vivre avec nous. — : M. d’Aragon. — Craintes sur le livre de Musset[34]. « Ne croyez plus au mal qu’on vous dira de moi ! ! »

Deuxième lettre. Elle m’implore d’empêcher Musset de l’attaquer dans son livre.


A F. BULOZ

« Maître Buloz, vous êtes crasseux, je vous l’ai toujours dit. Vous dites que vous m’enverrez peut-être des étrennes. Grand merci. Faites-moi penser à vous promettre quelque chose. Je veux vous faire honte. Mon garde champêtre va demain à la chasse pour vous, et s’il rapporte quelque chose, je vous l’enverrai avec un de ces animaux extraordinaires, rares, curieux que vous avez mangés chez nous, et dont la race a été rapportée de Madagascar par le célèbre naturaliste J. Néraud, c’est-à-dire un cochon de lait. Vous ne l’aimez pas, mais vous ne pouvez-vous dispenser de le montrer à vos amis et connaissances, comme la découverte la plus importante que vous ayez faite dans nos savanes. Vous pourrez le l’aire empailler et le mettre sur votre cheminée, et Margarita pourra alors être appelée Margarita ante porcos, sans vous compromettre. On dira ante Bulos, la rime y sera toujours. Fâchez-vous, ça m’est bien égal. Au reste, tout ce que j’en fais, c’est pour vous piquer d’émulation sur le chapitre des étrennes.

« Envoyez-moi des livres, non pas ces chefs-d’œuvre d’or et de soie, comme dit pompeusement votre chronique, mais du classique broché ; je voudrais Machiavel, tâchez de me le donner.

« J’ai reçu vos 1 000 francs et ils n’ont pas gelé le creux de ma main, ils ont été s’engloutir dans la poche de mon procureur, c’est-à-dire de l’homme noir qui me procure des ennuis, des dettes et des colères. Au reste, tout va bien. La réussite est devenue certaine par un incident heureux. Notre tribunal est si bête et si arriéré, qu’il fait consister la morale publique et le repos de la société à condamner à la plus touchante union des époux qui s’arrachent les yeux mutuellement. Leurs décisions sont toujours cassées à Bourges. Ces jours-ci un de leurs plus beaux arrêts vient d’obtenir en ce genre un soufflet qui a tellement humilié notre président, qu’il en est tombé malade. Dieu aidant, il en mourra, et ses confrères ne seront plus si hargneux. Je ne serai quitte de tout cela, au reste, que vers la fin de février. Ne vous occupez pas de la Gazette des Tribunaux. Son correspondant à Châteauroux est mon ami Rollinat, qui certes ne lui communiquera pas les matériaux ; si Le Droit a fantaisie d’en parler, vous le saurez bien. Je pense que vous n’êtes pas brouillé avec Lerminier ; d’ailleurs je le crois homme de trop bon goût pour communiquer au public une affaire sur laquelle les journaux sérieux gardent toujours le silence…

« Quant à Engelwald, je travaille toutes les nuits jusqu’au jour, c’est tout ce que je peux vous dire. Je suis obligée de lire beaucoup. Il faut que je prenne connaissance du Mémorial de Sainte-Hélène. J’ai été obligée de relire Rome souterraine, et à propos de cela, sachez que c’est un beau livre, et que le chapitre intitulé le Mont Moréo est une chose sans défaut, Si vous en doutez, relisez-le et faites un peu plus mousser l’auteur qu’on ne l’a fait jusqu’ici. Sa réputation n’est pas à la hauteur de son talent… Réservez-moi, en effet, une petite chambre chez vous. Je quitte mon appartement au mois d’avril. Je m’installerai un petit coin chez vous, et nous ferons un arrangement. Vous me donnerez à manger, et nous mettrons une planche (non pas Gustave Planche), une planche vraie pour passer de la fenêtre à la terrasse, afin que j’y aille fumer, sans manquer de respect à Margarita ; vous m’aurez quinze jours par trimestre, cela vous arrange-t-il ? (Charles d’Aragon est peut-être las de son logement de garçon, et ce serait peut-être tout ce qu’il me faut.) Envoyez-moi le livre d’Alfred, si vous croyez qu’il ne doive pas me fâcher, — dans ce dernier cas, dites-le-moi, et je m’abstiendrai de le connaître. La vie est courte, le mal et le bien y sont inutiles à quiconque ne veut plus que le repos. Traitez-moi comme un mort. Ne laissez pas insulter ma tombe. Mais n’y mettez pas d’épitaphe, je suis bien comme cela…

« Remarque importante. — Si vous ne faites pas empailler le cochon de lait, il faut, avant de l’embrocher, l’échauder avec de l’eau bouillante, et lui enlever toute la soie. Après quoi, il faut le faire rôtir jusqu’à ce que la peau soit tendue et cassante. Sancho en mangea un aux noces de Gamache qui avait un agneau dans le ventre, dans l’agneau un lièvre, dans le lièvre un lapin, dans le lapin je ne sais quoi, peut-être M. de Balzac[35]. »

« GEORGE SAND. »


George « se tourmente et s’inquiète du livre de Musset et elle a tort, — ne lui a-t-il pas dit : « Je voudrais te bâtir un autel fut-ce avec mes os. » Mais, elle doute, et quelques jours après ce qu’on vient de lire, elle écrit encore[36] :


A F. BULOZ

« J’ai pensé à ce que vous m’avez dit du livre de Musset ; ne le mettez pas sous presse sans le lire, mon cher ami, et si vous avez quelque influence sur lui, ne me laissez pas injurier. Je m’attends bien à quelque méchant coup de griffe, il sait tellement que je ne suis pas d’un caractère vindicatif en littérature, qu’il pourrait me draper selon son humeur du moment. J’avoue que cela ne me plairait guère, et ne me semblerait ni beau, ni honnête, comme dit Sganarelle…

« Vous êtes, je crois, près d’Alfred dans une position qui vous donne le droit de représentation et d’observation, je suis votre marchandise, et il ne peut trouver mauvais que vous défendiez l’honneur d’un nom qui est votre fond de boutique.

« Après tout, je n’attache par une immense importance à tout cela. Ce serait une contrariété et rien de plus. On n’impose rien à la postérité, et s’il y a postérité pour moi (ce dont je doute un peu) elle me fera ma part aussi bonne et aussi mauvaise que je la mérite. S’il n’y a pas postérité (ce dont je me flatte), ma vie est arrangée désormais de manière à ce que les balles arrivent mortes. Ce dont Alfred ne se doute guère, et ce que je n’ai jamais eu la cruauté de lui dire nettement, c’est que sa réputation est plus attaquée que la mienne. La réhabilitera-t-il en jetant des pierres au toit sous lequel il a dormi ? J’en doute. Il se ferait plus de mal qu’à moi.

« Menez cela à bien. Vous êtes dans une position entre les deux camps. Vous savez que je ne suis pas hostile, je ne sais rien de lui, sinon que sa mère vend mes billets aux faiseurs d’albums, ce qui est un vilain commerce qui ne doit pas rapporter grand’chose[37]. Moi, je ne donnerais pas deux liards de la plus belle lettre que j’ai écrite dans ma vie.

« Bonsoir, vieux, je m’endors. Les hommages de George à Margarita… L’article de Sainte-Beuve sur Villemain est diablement embêtant. Celui de Chateaubriand en revanche est très coquet[38]. »

« GEORGE. »


Du 23 janvier 1836.

« Bonsoir, jeune écervelé. Mon enquête est finie, mon procès touche à sa conclusion. J’en attends le résultat avec un calme philosophique. J’ai trois juges, dont l’un avait, du temps qu’il n’était pas veuf, l’innocente habitude de vendre sa femme au plus offrant ; l’autre est abruti par l’… Le troisième est, je crois, honnête, mais constipé, goutteux, hargneux, jaloux de la force et de la santé de son prochain. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Salut !

« Dites-moi les causes du silence de Sainte-Beuve à mon égard. Mes façons d’agir et de penser lui sont antipathiques, surtout depuis qu’il a quitté la cellule pour les salons. Je ne force l’amitié de personne, mais je tiens à la franchise ; quand on me boude ou qu’on me fuit, je veux savoir pourquoi, car je ne me brouille jamais avec personne sans lui dire hardiment et franchement mes raisons. Bien n’est plus insultant que de laisser dans l’incertitude celui qu’on veut abandonner. C’est l’exposer à être importun et ridicule. Je lui ai écrit, qu’il me réponde, fut-ce pour me dire qu’il ne veut plus entendre parler de quelqu’un dont on dit tant de mal…

« Je vous prie de mettre de côté le manuscrit de Simon ; un imbécile de mes amis me l’a demandé depuis longtemps et je l’ai promis : quoique ce soit un cadeau stupide, il y tient. »

Cet « imbécile de ses amis » c’est Michel de Bourges, F. Buloz le note : « le héros du roman. »


LE PROCÈS EN SÉPARATION

Pendant ce temps, George est toujours à la Châtre, attendant l’issue de son procès ; mais elle est, sur ce sujet, tranquille, et le trouve « imperdable en Cour royale, imperdable même au Tribunal de la Châtre, où la jugerie est pourtant ignoble… s’il y a appel, l’affaire durera six semaines de plus. » Mais elle veut dans tous les cas aller à Paris, embrasser ses enfants, et quitter l’appartement du quai Malaquais.

« Voyez-vous Maurice ? Il m’écrit des lettres charmantes. Je suis malade de le voir, ainsi que sa sœur. Du reste, je suis à la Châtre, en mon royaume, comme dit Planet, et contractant le despotisme, la brutalité, l’exigence, l’ironie, enfin tous les vices du souverain. Tout cela parce que je me permets de rire de ses trente-sept gilets. Quand je serai reine autrement qu’in partibus, et que je pourrai gouverner convenablement bœufs et dindons, je ne ferai plus guère de romans, mais j’en ferai d’un peu moins mauvais.

« Celui d’Alfred est magnifique. C’est très supérieur à Adolphe de Benjamin Constant.

« Sainte-Beuve a tort. Le frottement du monde ôte la franchise des sentiments et des manières. Je ne sais ce que veut dire une lettre dure et blessante quand on l’a méritée. Je ne rétracterai la mienne que quand il y aura répondu lui-même, et comme l’action de ne pas répondre à une lettre équivaut à celle de tourner le dos à quelqu’un qui vous tend la main, je le regarde comme hostile à mon égard, jusqu’à nouvel ordre. Je déteste les connaissances, je ne veux souffrir que des amis ou des ennemis, et quoi qu’il en dise, je ne conserve de relations qu’avec ceux qui veulent bien m’aimer tout à fait. J’ai cru longtemps qu’il en était ainsi de sa part : s’il en est autrement, je ne m’en formaliserai pas. Je ne demande au monde qu’une chose, c’est la hardiesse de dire ce qu’on pense, rien de moins et rien de plus. Si Sainte-Beuve a décidé que je ne suis pas digne de son amitié, je ne veux pas me contenter de sa bienveillance au point où nous en sommes, et je le laisserai fort en repos sur tous les cancans qu’il lui plaira de recueillir et de colporter désormais. Dites-lui tout cela si vous voulez. Je ne crains qu’une chose dans la vie à présent, c’est de m’abuser sur les autres, car sur moi-même, je crois que je ne m’abuse plus[39]. »

« GEORGE. »


George est sévère à Sainte-Beuve, qui l’a tant aidée dans ses heures douloureuses, — l’a-t-elle oublié ? Mais elle est enchantée de la Confession d’un enfant du siècle et même elle trouve que Sainte-Beuve ne loue pas assez cette œuvre :

« Sainte-Beuve juge un peu trop sévèrement les défauts du livre de Musset, et n’en comprend pas assez les beautés. Du reste, son article est charmant, mais j’ai un peu souffert en le voyant succéder à de si grands éloges de M. Quinet. Ce livre d’Alfred a-t-il enfin le succès qu’il mérite ?

« Adieu, mon vieux Buloz. Je suis toujours à la Châtre, où je m’amuse beaucoup, mais je voudrais mes enfants, — j’en ai soif.

« En faites-vous ? en désirez-vous ? Il n’y a que cette passion-là dans la vie qui ne soit pas sujette à vicissitude, mais je ne sais pas si les hommes la connaissent[40]. »

Enfin, le fameux procès est plaidé et les tribunaux, dit George, lui ont accordé la victoire. Elle l’écrit à ses amis, elle l’écrit à Liszt, à la Comtesse, à Guéroult, aussi à sa nouvelle amie « Margarita, » Mme François Buloz :


A MADAME F. BULOZ

« Ma chère Christine, je vous embrasse et vous remercie de votre aimable souvenir. Mon procès est plaidé et gagné. Mon vieil ami Michel[41]a été admirable. Mon agréable ennemi, M. D…[42], a été penaud. J’ai de nouveau la garde de mes deux enfants, sans l’avoir demandée, car, vu son insistance, je n’espérais pas tant obtenir. Je ne sais si j’aurai autant de succès à Bourges, où il va faire sans doute appel. Dans tous les cas, mon procès est imperdable, et j’espère en être quitte dans trois mois Alors on pourra publier Engelwald, et nous verrons à le mettre sous presse quelques semaines à l’avance.

« Priez Buloz de publier Simon, Léoni et André ou Jacques, si bon lui semble, je n’y ferai pas de correction, mais qu’il n’aille pas débuter par le Secrétaire intime, qui est ce que j’ai fait de plus plat. Je ne suis même pas décidée à le publier. Je compte faire une fin, et des changements conséquents à l’infâme Lelia que je considère comme ma meilleure ouvrage

« Dans le moment présent j’ai besoin d’une publication qui n’indispose par le public, à cause de mon procès. André et Simon feraient bien. Je ne vois pas que mon portrait soit nécessaire à la première livraison.

« Dites donc à votre cher époux de se dépêcher. Je ne le laisserai pas en arrière. Je suis en train de faire Meyerbeer[43]. Je l’écris dans un petit jardin tout rempli de lilas et de tulipes. J’espère que mon style sera fleuri. Mauprat viendra ensuite, si le jeune Buloz y tient.

« Mais dans peu de temps nous nous verrons à cet effet, faites-lui commencer seulement l’édition complète. Il me donne des raisons dilatoires qui n’ont pas le sens commun…

« Bonsoir, ma belle petite dame. Donnez-moi de vos nouvelles de temps en temps. Je vous embrasse, si vous le permettez, et si vous voulez bien m’aimer un peu.

« Tout à vous.

« GEORGE. »


« 14 mai 1836. »

Donc voici le procès Dudevant contre Dudevant plaidé, et gagné par G. Sand en première instance, M. Dudevant fera sans doute appel ? George Sand est toujours campée chez ses amis à la Châtre, pendant que le mari, lui, est logé à Nohant, chez elle. Mais elle ne se plaint pas et écrit :

« Couchée sur une terrasse, dans un site délicieux, je regarde les hirondelles voler, le soleil se coucher, se barbouiller le nez de nuages, les hannetons donner de la tête contre les branches, et je ne pense à rien du tout, sinon qu’il fait beau, et que nous sommes au mois de mai. »

Elle plaidera le 25 juillet seulement « en Cour royale. » « Il faut disputer pied à pied un coin de terre… coin précieux, terre sacrée, où les os de mes parents reposent sous les fleurs que ma main sema, et que mes pleurs arrosèrent. »

En attendant la plaidoirie nouvelle, et le jugement définitif, elle est un peu maltraitée de temps en temps par l’opinion, et encore par la presse, — par la petite presse, — surtout celle de Bourges ! Quelle copie pour la presse de Bourges ! A celle-ci elle ne répond pas, ou peu, mais voici que M. Nisard lui fait de la morale[44], et l’accuse, ayant eu une mauvaise expérience matrimoniale, d’en vouloir dégoûter les autres, de faire dans ses romans « l’apologie de l’adultère ! » Voilà le grand mot lâché : Il dit « l’amant est le roi de vos livres ! » et enfin ceci : « Il serait peut-être plus héroïque, à qui n’a pas eu le bon lot, de ne pas scandaliser le monde avec son malheur, en faisant d’un cas privé une question sociale. »

Cette apostrophe déplaît à George, elle la reproche au directeur de la Revue : elle y répondra ; « Il ne s’agit pas ici d’amour-propre : M. Nisard m’accable de compliments, qui satisferaient amplement mon appétit si j’étais affamée. Il s’agit de ne pas me démolir dans l’esprit de mes juges, sous un rapport plus sérieux… » Elle lui envoie donc une réponse « sous forme de lettre » à insérer au plus tôt dans la Revue de Paris. Ce souci de ses juges, qu’elle-même juge si sévèrement, est assez logique à l’heure qu’elle traverse ; elle ne veut pas avoir une étiquette d’immoralité ; elle y veille, et c’est je pense la première fois :

Autre chose la préoccupe :

« Je vous conjure de ne pas soumettre mes manuscrits à la censure de Sainte-Beuve, et des 47 autres directeurs en chef de vos revues. Vous avez sur eux tous, entre autres avantages, celui de connaître votre langue. Corrigez-moi donc en personne, et ne me soumettez pas à la férule de tous vos pédants. Je suis en train de faire d’importantes corrections à Lélia. Je bouleverse tout le personnage de Trenmor, et je transporte la réhabilitation, non pas morale, mais poétique du joueur dans la bouche de Leone Léo ni : ce passage était assez purement écrit, j’eusse été fâchée de le perdre, et je crois qu’il est maintenant tout à fait en sa place, et sans inconvénient, puisqu’il est dans la bouche d’un personnage éprouvé. Leoni est donc prêt[45]. Je l’ai relu avec attention et conscience. Je n’y ai rien trouvé d’immoral. Le grand défaut c’est l’invraisemblance des événements. Mais pourvu que les caractères soient vrais, la folie des incidents est un droit du romancier, et de plus forts que moi ne s’en sont pas fait faute[46]… »

La réponse à M. Nisard parut dans la Revue de Paris ; à la veille de l’affaire Dudevant, elle ne pouvait qu’être favorable à George ; V. Buloz le voit nettement, car c’est sa propre cause que l’écrivain plaide devant M. Nisard, avec l’éloquence que l’on sait.

F. Buloz écrivait le 29 mai :


« Mon cher George,

« J’ai lu attentivement votre lettre, j’y ai trouvé des longueurs, mais je n’y ai rien vu qui ne puisse se publier, je crois que cette lettre peut exercer une heureuse influence sur les juges, je vous en enverrai un certain nombre d’exemplaires, que vous leur ferez remettre, vous verrez dans ce même numéro… le morceau de Mme Jal[47][48]. »

Quelques jours après, George se plaint de la Revue Britannique qui l’attaque, — « ne m’envoyez pas l’article, mais usez de votre influence pour qu’on ne me dise pas d’injures en ce moment-ci, — » et Loeve-Weimars, dans la Revue, ne peut-il la défendre ? Cinq ou six lignes qu’il écrirait de « main de maître » feraient fuir les beaux esprits qui ne se frotteraient plus à cette plume : que Buloz lui demande ce service ! « On dit qu’il me hait, je ne sais pourquoi, je ne lui en ai jamais donné sujet. » Et encore : « Je vous prie de parler de moi à Chaix d’Est-Ange, et de l’empêcher de plaider contre moi, si M. Dudevant a recours à lui. Car on dit que M. Bathmont l’abandonne, et j’ai envoyé signer ma consultation à plusieurs avocats des plus célèbres, pour les empêcher d’être contre moi, ma consultation sera présentée à M. Chaix d’Est-Ange. Recommandez-moi à lui puisque vous êtes en relation avec lui… Parlez de Mme Jal à Sosthènes, si vous le voyez, dites-en beaucoup de bien, c’est une femme intéressante… »

Sosthènes dont George parle ici est Sosthènes de la Rochefoucauld : elle le désigne souvent ainsi : S. R. Elle aurait voulu que S. R. confiât la rédaction de ses mémoires à Mme Jal protégée de George. F. Buloz fera la recommandation, mais il est clair qu’il ne compte pas sur le talent de Mme Jal, pour orner la Revue des Deux Mondes.

« Je mettrai la note en question dans la Revue, et répondrai à la Revue Britannique[49]. Malheureusement Loëve n’est pas à Paris, mais nous arrangerons t’out cela de façon à ce que tout se passe bien…Ne vous inquiétez plus de Chaix d’Est-Ange, je lui ai fait signer moi-même votre consultation, et nous allons voir à la faire signer à avec Mangin et à Pasquier.

« Je parlerai à Sosthènes pour Mme Jal, et vous promets de la faire travailler ; seulement qu’elle renonce à la Revue des Deux Mondes : dites-lui de se contenter de la Revue de Paris[50]. »

À ce moment, George Sand posait devant Calamatta. Celui-ci devait graver le portrait que F. Buloz avait commandé jadis à Delacroix. Ce portrait, très connu, la représente nu-tête avec un vêtement d’homme et une grosse cravate dénouée ; il devait figurer au frontispice, en tête de l’édition Bonnaire de ses œuvres complètes ; il devait aussi accompagner dans la Revue la publication du fragment de Lelia.

Et F. Buloz écrit à George en juin.

« À ce propos je vous dirai que Delacroix est bien mécontent de Calamatta pour cette gravure ; il se plaint de n’avoir pas vu du tout Calamatta, qui, dit-il, a voulu refaire son portrait ; je suis bien fâché de cela : Delacroix est un aimable homme, et je trouve que Calamatta a tort, il s’est servi du portrait de Delacroix, et il met sur sa gravure designato e inciso de Cal ! C’est désobliger bien gratuitement Delacroix, et nous brouiller, vous et moi, avec un homme qui a été obligeant avec nous. Je veux bien que C. se soit donné beaucoup de mal, qu’il ait fait un nouveau dessin, il n’en est pas moins vrai qu’avec plus de procédés, il aurait pu éviter de blesser Delacroix. J’avoue que je suis fort embarrassé vis-à-vis de celui-ci.

« Vous allez mieux, j’espère, ma femme ne va pas très bien, je la crois enceinte.

« Vous recevrez vos épreuves dans peu de jours. Puis celles d’André ; Simon est tout imprimé et prêt à paraître.

« Vous verrez que nous répondons assez bien à la Revue Britannique.

« Tout à vous,

« BULOZ, »


« Mes amitiés, je vous prie, à Dutheil et à Planet[51]. » Mais George se soucie fort peu de blesser ou non Delacroix. Elle a oublié les heures passées auprès de cet ami, précisément lorsqu’il peignait son portrait, aux jours cruels des ruptures Alors Masset ; alors, elle s’était confiée à Delacroix ; ce temps, pour elle, est déjà loin…


« Chère Christine,

« Veuillez dire à votre céleste époux que je le prie de ne pas faire paraître le fragment de Lélia que je lui ai envoyé sans que je revoie les épreuves. Il fera quant au portrait ce qu’il voudra. Je ne sais pas pourquoi Calamatta n’a pas mis le nom de Delacroix au-dessous. Je ne sais pas pourquoi Delacroix trouverait mauvais que j’aie donné des séances à Calamatta. Je ne pouvais pas les lui refuser, et puis je déclare sur l’honneur que je les ai crues nécessaires pour tout portrait gravé. Calamatta me l’a dit et je ne me suis pas imaginée d’en douter. Buloz me mande que cela me brouille avec Lacroix (sic). Lacroix se brouillerait pour bien peu de chose s’il en était ainsi. En définitive je n’y peux rien[52]… »

C’est F. Buloz qui écrit à George Sand, le 20 juin[53] :

« Je vous envoie, mon cher George, l’épreuve de votre fragment[54]

« J’ai pu voir M. Louis Raynal, substitut du procureur général à Bourges, il parait qu’à Bourges on n’est pas trop bien disposé pour vous ; M. Dudevant parait avoir agi assez habilement auprès des juges. J’ai éclairé autant que j’ai pu M. Raynal sur votre procès, mais je crois qu’il serait bon que vous vissiez le procureur général.

« M. Raynal est un admirateur de vos livres, et je crois que si vous lui faisiez parler, ou si vous le voyiez, il pourrait vous être utile dans votre allaire. C’est un homme bon et obligeant. M. Raynal est un ami intime de Félix Bonnaire : l’un et l’autre seront dans le Berry la semaine prochaine. Je pense que Bonnaire ira vous voir ; il servirait naturellement d’intermédiaire.

« Tout à vous.

« BULOZ[55]. »


A la crainte exprimée par son directeur, concernant les agissements de M. Dudevant, à Bourges, George répond qu’elle n’y croit guère. « Il y a un genre d’intrigues qui tombe à plat devant la discussion, et la lumière se fait aux débats. Néanmoins je ne négligerai pas la bienveillance de M. Raynal, et je vous remercie de lui avoir parlé de moi. Je le verrai et s’il veut me servir, j’en serai très reconnaissante[56]. »

Quelques jours avant, elle adressait à Mme F. Buloz ce billet[57] :

« Et vous, chère petite dame, comment êtes-vous ? Buloz me mande que vous êtes souffrante, peut-être grosse. Si vous ne devez pas en être trop malade, je le désire pour vous. Il n’y a de vrai et de durable pour les femmes que les joies de la maternité. Je fais des vœux sincères pour que vous meniez à bonne fin cet espoir naissant. Soyez bien sage. Soignez-vous. Vous ne doutez pas, j’espère, des sentiments d’affection et de vif intérêt qui me portent à vous faire ces recommandations. « Adieu et tout à vous de cœur,

« GEORGE. »

24 juin 1836[58].


Pendant que George Sand, de la Châtre, écrivait ainsi à ses amis, à Paris un nouveau régicide avait été tenté : le 25 juin, Louis Alibaud avait tiré deux balles contre le Roi.

La Revue[59]condamna cet attentat dans sa chronique du 1er juillet, et aussi dans un article sur l’Assassinat politique, signé Lerminier. Mais quelle mouche a piqué George ? L’opinion de la Revue la révolte et l’indigne, elle est hors d’elle, et Alibaud devient à ses yeux « un héros ! » On retrouve, dans cette exaltation, un peu de celle de Louis Blanc, qui fit de l’assassin une manière de martyr ; il lui découvrit même une extrême aménité de mœurs et de caractère, une sensibilité profonde, etc. enfin, c’est déjà la rhétorique de 48.

Mais voici la lettre de George[60].

… « Il s’agit d’un fait vu au point de vue moral, philosophique, psychologique, si vous voulez ; Alibaud est un héros ; son nom sera mis dans l’histoire à côté de celui de Frédéric Stab. Vous professez la haine de l’assassinat politique. Vous déclarez que Brutus et Cassius n’y voyaient pas plus loin que leur nez. Vous les traitez comme des bousingots. Je ne dis rien à cela. Chacun ses convictions à cet égard. Beaucoup de mes amis me font la guerre, et me proscrivent comme fanatique, quoique je ne m’occupe pas plus de politique que mon vacher. Je ne me dispute pas avec eux, tout est sujet à controverse, et l’on n’en finirait pas si l’on discutait les principes. Mais les faits sont à la portée de tout le monde, et on doit les traiter avec un certain respect. L’article signé Lherminier (sic) est ignoble. Dites-le-lui si vous voulez. Qu’est-ce que des épithètes insultantes adressées à l’homme dont la tête va tomber[61], qu’est-ce que le mépris d’un M. Lherminier envers cet homme des temps antiques ? Qu’est-ce que ce tressaillement d’horreur, cette épilepsie de vertu nommant l’infâme assassin ? et puis ce bon petit coin d’adoration délicate pour le bon Roi « qui se promène comme un bon citoyen au milieu de sa ville[62] ? Vous avez imprimé ces mots-là, mon cher Buloz, et vous avez imprimé une saloperie. D’abord, Louis-Philippe n’est pas un bon citoyen, ensuite, Paris n’est pas la ville de Louis-Philippe, cette citation eût fait honneur au Journal des Débats, elle ne fait pas honneur à la Revue des Deux Mondes.

« Je vous ai vu en politique des idées aussi élevées qu’en littérature, et vous voyant si différent de vous-même dans ces deux circonstances, je me persuade que vous ne lisez pas les articles qu’on vous donne. Vous appelez cela faire un journal ? On ne peut dire que Mme de Staël est ennuyeuse sans élever autour de vous un cri d’horreur et d’indignation, et on écrit qu’Alibaud est un débauché, un infâme, un criminel pauvre et bête ! Mon cher ami, vous faites mal la police de vos Revues…

« Bonsoir, mon cher camarade. Portez-vous bien, prospérez et écoutez mes remontrances si vous les trouvez justes, sinon faites à votre tête…

« La comédie d’Alfred est très jolie[63]. Il y a certainement progrès comme plastique et comme clarté dans ce qu’il fait à présent. Mon procès sera plaidé et rejugé dans le courant du mois. Je suis toujours à la Châtre où je travaille et où je souffre du foie[64]… »

A cela Buloz répond :


8 juillet 1836.

« Votre lettre m’a attristé, mon cher George. Quoi ! vous exaltez ce que vous, avec vos sentiments de démocratie, devriez le plus flétrir, c’est-à-dire des crimes inutiles ! Car, qui retarde l’avènement de cette démocratie, si ce n’est les fous furieux ? Croyez-vous que nous ne serions pas plus avancés sans toutes les folies que le républicanisme a faites depuis 1830 ? A quoi servent les Fieschi, les Alibaud, si ce n’est à effrayer le pays, et à donner plus de force au pouvoir ? Croyez-vous que toutes ces tentatives d’assassinat ne peuvent pas conduire le gouvernement à des empiétements ? Qui nous a valu les lois de septembre, si ce n’est la machine de Fieschi ?

« Pensez-vous que la France ferait grand crime à Louis-Philippe de s’entourer d’une garde royale et de tous les apparats d’une royauté presque absolue dans le but de se préserver des assassins, et n’est-ce pas retenir le pouvoir sur cette pente, que de flétrir ces assassinats périodiques, dont les résultats ne seraient fatals qu’à la démocratie ? Nous sommes et nous serons toujours aussi démocrates que qui que ce soit, mais nous différens sur les moyens d’amener la démocratie au pouvoir.

« Ma femme vous embrasse ; comme je vous le disais, elle est enceinte[65]. »

Voici la réplique de George Sand à F. Buloz :

« Je vous ai dit que je vous laissais la théorie du système en général. Proscrivez l’assassinat politique, si cela vous plaît et si vous aimez les rois. Peu m’importe. Mais vous ne deviez pas toucher à la personne sacrée d’Alibaud. Vous ne deviez pas répéter les calomnies infâmes que le gouvernement faisait publier contre lui. Vous ne deviez pas dire que cet homme était vicieux, débauché, stupide et fou. Ce qu’il y a de pire au monde, c’est d’être lâche, et lâches sont ceux qui flétrissent le seul homme de cœur qui soit en France. Confessez pour votre honneur que vous ne lisez pas les articles qu’on vous fournit, et je dirai que vous êtes coupable de négligence seulement. Si je croyais le contraire, j’écraserais à jamais le fétu qui me sert à écrire, plutôt que d’écrire dans la Revue des Deux Mondes. « Adieu, mon cher ami, rien ne me fera changer d’avis.

« GEORGE[66]. »

C’est de la démence.


Mais le procès de George est plaidé pour la deuxième fois : « Mon procès se plaide après-demain, » écrit-elle le 28 juillet. « J’ai bon espoir, tout le monde est très bien en apparence pour moi. Mon adversaire n’a pas voulu d’arrangement… M. Raynal a été très bien pour moi. »

F. Buloz ne doute pas du succès, car il lui écrit à son tour le 27 :

« C’est hier que votre procès a dû être appelé : j’espère que vous l’aurez gagné, et que vous êtes enfin dégagée de toutes vos procédures.

« Vous savez la triste fin de Carrel ; Girardin avait tout arrangé, dit-on, pour amener Carrel dans le panneau ; il avait besoin d’un duel avec un homme comme Carrel, pour couper court aux terribles attaques dont il était menacé de toutes parts. Mais il a trop bien réussi ; la mort de Carrel l’étouffera.

« Girardin se faisait la main, dit-on, depuis dix jours ; et une coïncidence qui a contribué à amener Carrel à un duel, c’est qu’il recevait depuis quelque temps des lettres anonymes, où on le menaçait de faire sa biographie.

« Quand il a vu que la même menace lui était faite par le journal de Girardin, il a cru que les lettres venaient de la même source, et a jugé indispensable de se battre.

« C’est un grand malheur que Paris a vivement ressenti.

« Tout à vous.

« BULOZ. »

« P.-S. — Balzac est en déconfiture avec son journal, il va s’allier avec Girardin, après un voyage qu’ils vont faire à Trieste. Je suis vengé de mon homme, — par la façon dont on l’a mené. Vous me reprochez de le faire attaquer. Moi, du moins, je ne l’ai pas mis 5, terre comme on vient de le faire.

« Je fais sortir Maurice demain. Ma femme vous embrasse et vous écrira bientôt[67]. »


APRÈS LE PROCÈS

Le procès gagné, voici George à Nohant et le baron autre part, n’importe où, car il n’est guère intéressant. Mais elle ! avec quelle joie elle prend possession de sa « vieille maison, » avec quelle joie elle annonce qu’elle est décidée à y vivre « agricolement, philosophiquement et laborieusement, décidée à apprendre l’orthographe aussi bien que M. Planche, la logique aussi bien que le célèbre M. Liszt, élève de Ballanche, Rodrigue et Senancour. Je veux en outre écrire en coulée et en bâtarde, mieux que Brard et Saint-Omer, et si j’arrive jamais à faire au bas de mon nom le paragraphe de M. Prudhomme, je serai parfaitement heureuse et je mourrai contente[68]. »

— Elle dit : « la vie active ne m’a jamais éblouie ; » il semble que la voilà fixée ?… Mais elle part pour Genève, afin de voir sa chère comtesse Arabella, et Franz, et les levers de soleil ; elle emmène les enfants, car elle déclare qu’elle n’a plus maintenant que la passion de la progéniture. (Hélas ! elle en aura d’autres encore ! ) Donc, assez rapidement elle verra Genève, Chamonix, Bâle et Fribourg ; dans la cathédrale de Fribourg, Franz jouera sur l’orgue du vieux Mooser.

Le major Pictet, qui accompagne la troupe, décrit dans son petit livre : Une Course à Chamonix, le costume de voyage de George ; il me parait ineffable : une blouse d’homme, et dessous « un gilet rouge, garni de boutons d’or en filigrane, au cou une cravate noire, la tête couverte d’un grand chapeau de paille. » Notez aussi que ses cheveux bouclés tombent librement sur ses épaules, qu’elle a, pour l’achever de peindre, « le cigare à la bouche… » Il paraît que les indigènes étaient, à cet aspect, étonnés… il me semble qu’il y avait de quoi !

De ce voyage en Suisse que fait George en 1836, est née une des plus belles Lettres d’un voyageur, celle qui est dédiée à Charles Didier. Elle parut en novembre la même année.

De retour à Nohant, après ce voyage, George reprend sa vie, c’est-à-dire son travail la nuit, ses promenades à pied dans la Vallée noire le jour, et bientôt la maison est pleine de tous les Berrichons qu’elle aime.

Je pense que la lettre suivante a été écrite à l’époque de cette rentrée à Nohant, en automne, elle n’est pas datée de la main de George, mais de celle F. de Buloz, et seulement : 1836.


« Mon cher Buloz,

« La présente est pour vous dire que je me porte bien, et que je désire que la présente vous trouve de même. Le pain coûte fort cher, le vin de même, tant qu’à la viande elle est orre de prix. Je ne vous parle point du fromage, je n’en mange pas.

« Vous comprenez la conséquence de cette lettre.

« Salut !

« GEORGE.

« Je baise la main de Margarita. »

Bien que George Sand ait dit : « Je n’ai pas d’esprit… » et « je suis bête à couper au couteau, » certaines de ses lettres sont d’une fantaisie fort amusante ; et puis elle dit tout, et souvent le plus drôlement du monde. Depuis l’heureuse issue de son procès, l’écrivain ne se trouve plus devant ces terribles difficultés d’argent que, jadis, elle a trop connues, elle se vantera même alors dans ses lettres au directeur de la Revue de n’avoir « plus besoin de ses services ; » pourtant, elle a quelquefois encore des échéances cruelles, — et ses lettres alors deviennent pressantes, mais elles sont souvent aussi enjouées, car elle ne s’affole plus devant la liste de ses dettes, comme naguère…

La photographie de la lettre suivante est actuellement au Musée S. de Lovenjoul.


MONSIEUR BULOZ, rentier et propriétaire.

10, rue des Beaux-Arts. « Buloz ! — hein ? — Buloz ! — hein ? — Sacré Buloz ! — Quoi ? — de l’argent ? — Je n’entends pas. — Cinq cents francs ! — Qu’est-ce que vous dites ? — Que le diable vous emporte ! Vous m’avez promis six mille francs dans quelques jours, et je vous demande 500 francs pour demain. — Je n’ai pas dit un mot de cela. — Ah ! vous n’êtes donc pas sourd ? Eh ! bien donnez-moi 500 francs, 500 francs, 500 francs. — Je n’entends pas.

« Mon cher ami, si vous êtes sourd, du moins vous savez lire, je le présume, quoiqu’on ne s’en douterait guère à la qualité des articles de la Revue que vous corrigez.

« ex ours George Sand, etc.

« Et Lherminier.

« Voilà six lettres que je vous écris, mais il paraît que vous êtes sourd par les yeux, maladie étrange et qui jusqu’à ce jour n’a pas été décrite.

« (500 francs, George 500 francs). »

13 décembre 1836[69].


Cependant George n’est pas toujours aussi joyeuse dans ses lettres à son directeur : le ton est fréquemment dure, agressif même. Certes, ces changements d’humeur sont souvent dus à l’entourage, aux influences aussi, aux contrariétés de la vie quotidienne. Michel de Bourges avait déjà commencé depuis quelque temps à se rendre insupportable, et depuis quelque temps, George commence à en avoir assez ; c’est alors qu’elle écrit à la comtesse d’Agoult : « J’ai des grands hommes plein le dos (car pour elle, Michel est un grand homme, Simon, un homme de la nature, une belle âme, etc.), qu’on les taille en marbre, qu’on les coule en bronze, et qu’on n’en parle plus. Tant qu’ils vivent, ils sont méchants, persécutants, fantasques, despotiques, amers, soupçonneux, etc.[70]. » Elle s’intéresse à Charles Didier, à cette heure ; elle le veut collaborateur à la Revue. F. Buloz note en décembre 1836 : « Il faut prendre Didier comme rédacteur et lui avancer de l’argent ou sinon… » et G. Sand écrit fort en colère :

« C’est moi, mon cher Buloz, qui vous ai recommandé Ch. Didier, et qui l’ai fait pour ainsi dire rentrer dans la sublime revue où M. de Carné fait de la si belle et si profonde politique, à preuve que personne ne coupe les feuilles au bout desquelles on lit son nom. Je croyais Ch. Didier très capable de faire de meilleurs articles, et je crois que le public est de mon avis… Si après l’explication que je vais lui demander il croit devoir se retirer de votre journal, je m’en retirerai également, à la grande joie de vos amis, et à ma grande satisfaction, et à mon grand profit. » Il y en a comme cela cinq pages — et qu’a-t-elle ? On lui a rapporté que F. Buloz disait d’elle qu’elle « était enterrée, » qu’elle n’avait plus de talent, depuis que Planche lui avait retiré sa protection, etc… Il est peu probable que le directeur de la Revue, toute affection mise : i part, eût ainsi fait valoir son rédacteur préféré : mais quand ce rédacteur est déchaîné, il ne se connaît plus. Heureusement ces emportements durent peu. Quelques jours avant la lettre que je viens de citer, George Sand écrivait celle-ci :

« Noble et grand directeur des Deux Mondes, je suis arrivée, je vous prie de venir me voir, afin que je me prosterne devant votre éclat et que je vous demande des billets de spectacle, pour le théâtre que vous voudrez ce soir.

« J’irai demander à Mme Buloz un peu de bienveillance ; mais j’irai en personne, et dès que je serai un peu débêtisée du voyage.

« Tout à vous,

« GEORGE. »


Il avait suffi d’un racontar que de bons amis lui avaient transmis, et la voilà injuste, blessante, terrible. F. Buloz en arrive à lui proposer la résiliation de leurs traités (en janvier) et il lui écrit très nettement :

« Je ne veux pas avoir de procès avec vous. Vous changez si souvent d’idées, que je crains de me voir forcé de défendre mes intérêts sur un terrain qui n’est pas de mon goût.

« Quand vous voudrez écrire pour la Revue, vous serez toujours reçue à bras ouverts. Mais je ne ferai rien pour gêner votre liberté ; il m’en coule de vous écrire en ces termes, mais vous m’y forcez en me menaçant en quelque sorte d’une ruine. J’espère que vous n’avez pas réfléchi à la portée de votre lettre qui m’a été fort pénible[71]. »

Mais ces nuages se dissipent bientôt, quand George envoie Mauprat à la Revue ; puis ils renaissent, car, après avoir envoyé Mauprat, elle veut subitement le reprendre. C’est Liszt qui a remis le manuscrit à F. Buloz de la part de George Sand ; on pense que cet envoi est bien accueilli ! surtout venant après les lettres à Marcie qu’elle publiait dans le Monde, ce qui avait irrité F. Buloz ; mais reprendre Mauprat ! Quand toute cette partie est composée, le roman annoncé, les épreuves en route… C’est la jeune Mme Buloz, cette fois, qui intervient, et avec succès. George Sand lui répond :

« 8 mars 1837[72].
« Chère Christine,

« Je vous remercie de me parler de vous et de votre bel enfant. Vous savez combien je prends d’intérêt à vos souffrances et à vos joies maternelles. Les souffrances ont cessé et les joies vont aller crescendo. Je ne vous plains donc pas. Je vous envie. Je voudrais tous les matins trouver un enfant sur mon oreiller. Je me plains du peu que j’en ai, mais malheureusement, j’ai oublié comment on les fait. Je suis vieille. Votre Buloz est une bête de s’imaginer que j’ai de l’amertume contre lui. C’est un excellent garçon pour qui j’aurai toujours de l’estime et de l’amitié. Mais il annonce mal et débite peu ma marchandise…

« Toute l’amitié du monde n’empêche [tas que cela me mette de fort méchante humeur, et j’ai un ton détestable. C’est ce qui le vexe, mais ce qui me console, c’est qu’il ne l’a pas meilleur. Quant à sa Revue, j’avoue que je ne l’aime plus. Il sait bien pourquoi, ce n’est pas ma faute, ni la sienne. Chacun voit, pense, et sent comme il peut, et comme il veut. Faut-il se brouiller pour cela ? Avec qui serait-on d’accord en ce monde ? Je lui donne Mauprat[73], de quoi se plaint-il ? Je ne vais pas aussi vite que je voudrais. D’une part, mon fils toujours malade m’absorbe, de l’autre j’ai mal au foie. Pourtant, je ne m’arrête pas. J’avais envie de faire deux volumes. En véritable épicier, il s’y oppose. En véritable garde-nationale, je me soumets. À qui diable en a-t-il ?

« Les deux parties de Mauprat se succéderont dans la Revue sans interruptions, — que puis-je faire de plus ? veut-il que j’écrive des deux mains ? Alors, qu’il imprime des deux pieds. Il sait bien dans quels embarras je me trouve par suite de mon procès. Depuis que j’ai fait fortune, je n’ai plus de pain. Je sais qu’il crie misère de son côté ; il a peut-être raison, mais si nos deux misères ne lâchent pas de s’entr’aider, elles iront toutes deux de mal en pis…

« Adieu, mignonne. Pourquoi fourrez-vous votre joli nez dans ces sales propos d’argent ? Cela me force à vous écrire des bêtises assommantes ; je voudrais n’avoir à vous dire autre chose sinon que vous êtes bonne, jolie, et que je vous aime de tout mon cœur.

« Tout à vous[74] .

« GEORGE. »


Pendant ce temps, Maurice a été malade, Solange a eu la petite vérole, mais elle ne sera pas marquée. Voilà les phrases qui reviennent sous sa plume… Maurice convalescent, dévore les Contes d’Hoffmann, car la traduction de Loëve-Weimars a mis Hoffmann à la mode, et George Sand n’a-t-elle pas l’idée de « faire une fin à Jean Kreyssler ?… Il y a longtemps que j’en ai envie ; » mais cette fin, elle ne l’écrira jamais, car elle n’a pas assez de temps pour toutes les idées de sa cervelle ; cette année 1837, avec Mauprat, elle donne à la Revue les Maîtres mosaïstes et la Dernière Aldini. Aussi, quand F. Buloz lui réclame le drame fantastique dont elle lui a parlé, et Engelwald, elle s’étonne : « Il me semble, mon vieux, qu’à moins de me mettre dans tous vos numéros, vous ne pouvez pas désirer davantage ! »

Quelques mois plus tard, en juillet, George s’adresse à Mme F. Buloz ; elle s’impatiente. L’édition de ses œuvres complètes qu’a entreprise Bonnaire « se traîne lamentablement, » et, bien entendu, c’est Buloz qu’elle rend responsable ; n’est-il pas tout dans l’association ? La vérité est que les livres se vendaient peu, et que Bonnaire hésitait à lancer de nouvelles éditions. Mais George charge Mme Buloz de gronder son mari.


« Ma chère Christine,

«… Mauprat aussi est en retard, dans la Revue. Je désire qu’il m’envoie l’épreuve de la première partie, et qu’il la fasse passer dans son prochain numéro, car il faudrait bien que la livraison de Mauprat daignât paraître

«… Dites-lui cela de ma part, chère enfant ; je suis fâchée d’avoir à faire passer mes grogneries par votre jolie bouche, d’autant plus qu’elles s’y changent en miel, et que Buloz ne les trouvera pas aussi mauvaises que je le voudrais.

« Je suis heureuse de votre bonheur, de la belle santé et de la jolie mine de votre moutard. Je vous promets de l’aimer et de le gâter comme vous avez gâté Maurice, et cela autant par reconnaissance pour vous, que par amour naturel pour les mioches. Les miens se portent bien, Solange est toujours superbe au moral et au physique. Maurice est rétabli, mais pas fort en latin et en gymnastique, toujours charmant pour moi.

« Moi, j’ai toujours mal alternativement au foie et au cœur. Je compte ne pas faire de vieux os. Que Buloz tâche donc de me faire mousser pendant ma vie, afin que je sois célèbre après ma mort. J’espère que Planche ne me refusera pas une oraison funèbre, ornée de textes grecs et de citations latines. Dites à Buloz que l’article sur les Voix intérieures[75]est très beau, admirablement écrit et raisonné, mais trop absolu.

« Soyez souvent, chère Christine, la secrétaire-rédacteur de votre illustre époux, quand il aura à m’écrire. Donnez-moi de vos nouvelles, rétablissez bien votre santé, aimez bien votre enfant, et vivez en joie.

« Aimez-moi un peu, je vous aimerai beaucoup. Aimez votre enfant passionnément et Buloz pas du tout.

« A vous de cœur.

« GEORGE[76]. »


Le 1er août suivant, F. Buloz annonce à l’auteur :

« Mauprat paraîtra donc lundi ; je vous enverrai vos exemplaires avec le Plutarque que vous m’avez demandé.

« J’ai décidé Planche à faire deux feuilles sur tous vos ouvrages, mais ça ne sera pas une oraison funèbre, car vous vivrez plus longtemps que nous, je l’espère, et votre affection de foie ne sera rien.

» Je sais qu’on vous avait conseillé les eaux pour cela ; pourquoi n’y allez-vous pas ? Il faut vous soigner. Si vous avez besoin d’argent pour cela, je ferai tout mon possible pour vous en donner. Écrivez-le-moi, et vous verrez si je suis aussi dur que vous le croyez.

« Je suis bien aise que Planche se soit décidé pour cet article, car je ne vois que lui qui puisse faire cela convenablement et avec fruit pour nous tous. Mais il y a une chose qui l’embarrasse, c’est le nouveau volume de Lélia… Il aurait besoin de savoir quel dénouement nouveau vous avez donné au livre, et la physionomie nouvelle qu’il a pu en prendre…

« Vous m’obligeriez bien de le mettre en mesure de faire sa besogne, c’est d’ailleurs un homme qui vous est bien dévoué. Je suis bien revenu aussi sur son compte, quels que soient ses défauts, et si j’étais plus riche, je ne le laisserais manquer de rien, même lorsqu’il ne travaillerait pas.

« Vous allez dire que je suis bien changé à son égard ; c’est vrai, mais pourquoi ne pas reconnaître qu’on s’est irrité trop vivement, à propos d’inconvénients sur le terrain desquels on aurait dû prendre un parti ?

« Je n’ai pas vu Didier depuis son retour, mais il m’a écrit deux fois pour la publication d’un travail sur l’Espagne qu’il doit m’envoyer du château de Sans-Souci où il est maintenant[77]. »

Planche ? Voici Planche s’occupant amicalement de George Sand après les griefs d’autrefois. Il semble que tout cela soit oublié, et Planche est disposé à faire un article ; déjà quelques mois plus tôt, il donne des conseils à George Sand (qui les accepte), et elle écrit à son directeur :

« Remerciez Planche pour moi de ses bons conseils et avis. Je ne démords pas de mon engouement pour Mickiewickz, mais en ce qui me concerne, j’ai mis le fer et la flamme dans mon brouillon, en me confirmant à son opinion… Venez me voir à Nohant avec Christine et le mioche.

« Adieu et vive la poire[78] ! » Mais Planche a peur de déplaire, ou du moins de ne pas satisfaire complètement : « Un mot de vous aplanirait tout, si cela vous parait convenable », écrit F. Buloz à George Sand. « Je ne crois pas qu’il ait rien à refuser à la Reine de France. Vous avez beaucoup d’amis, sans doute, mais je n’en vois pas un qui soit capable de vous servir dans la presse comme Planche… il est d’ailleurs bien pour vous, etc.[79]. »

George Sand ne veut rien demander à Planche, le peut-elle ? Ne l’a-t-elle pas mis à la porte lors de l’avènement de Musset ? (et cruellement même.) Depuis, n’a-t-elle pas failli occasionner un duel entre Planche et Musset, après les histoires de Venise ?

« Quant à Planche, il m’est impossible de lui demander de faire un article pour moi. Je ne suis pas en position de lui demander un service personnel, puisque je ne veux pas recevoir sa personne chez moi. J’ai pu le solliciter pour Calamatta et pour Mickiewicz au nom de l’Art et de la Poésie, j’ai pu lui demander des conseils pour moi, sachant qu’il ne demanderait pas mieux et que cela lui donnerait peu de peine, mais le solliciter pour faire écouler mon édition, c’est à quoi je ne saurais me résoudre, » et elle propose Leroux, Mallefille qui « offre ses services. » Ce serait le plus impartial, et le moins laudatif, Nisard, Viardot, etc.[80].

On a vu le nom de Mallefille pour la première fois dans les lettres de George Sand, et F. Buloz note : « Décidément Mallelille règne. »


Le 8 décembre. « Elle me propose Mallefille précepteur de ses enfants et son amant.

« Elle me propose l’abbé R… dont elle favorise la révolte contre ses supérieurs.

« Elle fait mon éloge pour me décider à produire ce prêtre. »

Ces remarques précèdent la lettre suivante :


« Mon cher Buloz,

« Mallefille qui est toujours près de moi, soignant on ne peut mieux l’éducation de mes enfants, en attendant que le précepteur qui m’a fait faux-bond soit remplacé, me dit que vous lui avez demandé des articles pour la Revue des Deux Mondes. Il travaille beaucoup et j’espère avoir une influence salutaire sur son cerveau, s’il continue à m’écouter. Il est doué de grands moyens, je crois, mais tout cela est plongé encore dans une sorte de chaos. On le lui a trop dit, on s’est trop moqué de son côté aberrant, il a plié la tête trop facilement, et je trouve ses derniers essais pâles, et ne répondant pas à l’audace de ses débuts. Je cherche à lui rendre cette audace première, parce qu’elle lui avait inspiré de très beaux élans. J’ai trouvé dans son portefeuille une espèce de nouvelle chevaleresque et fantastique, où il y avait de très belles choses, et aussi de très mauvaises. Je la lui ai fait reprendre et recommencer. Si vous voulez vous en rapporter à moi, vous la prendrez. Vous savez que je n’ai guère la prétention de m’y connaître. Cependant, que je me trompe ou non sur le travail actuel de Mallefille, c’est, je crois, un talent à essayer, même plusieurs fois. Je ne vous parle pas de son être moral qui est d’une bonté et d’une noblesse parfaites ; mais sous le rapport intellectuel, il y a certainement quelque chose en lui, ne fût-ce qu’une grande volonté, beaucoup de travail et une instruction plus solide et plus étendue que chez la plupart des jeunes gens qui écrivent.

« Il a fait faire à Maurice, sous tous les rapports, des progrès étonnants, et il gouverne mon lion de Solange comme un agneau. Dites-moi donc si vous voulez de son travail. Je me suis mis en tête de lui faire écrire trois drames bibliques non représentables. Je voulais les faire, mais le temps et la santé me manquent pour tout ce que j’ai dans la cervelle, et puis je ne sais pas assez bien l’histoire ancienne universelle. Il est tout ferré de neuf sur ces questions, et fera, je crois, quelque chose de bien.

« Après lui, j’ai pour vous un autre rédacteur à vous proposer, mais celui-là n’est pas pressé, c’est un philosophe et un écrivain qui vous arrivera tout formé. Celui-là, j’ose vous en répondre tout à fait. C’est mon abbé[81]dont je vous ai souvent parlé, et que je retiens depuis deux ans dans les liens du clergé, ne le trouvant pas mûr pour lever son drapeau. Le voilà enfin d’accord avec lui-même, et il va faire son 18 brumaire. C’est un secret que je vous confie, et qui n’en sera point un dans quelques jours. Cet homme, sans être un génie, doit marquer un jour, et par sa conduite, et par sa position, et par ses idées. Elles sont simples, nettes et fermes. Son style seul suffirait pour en faire un écrivain remarquable. Mais il faudra l’introduire hardiment et noblement dans le monde littéraire, et je compte sur vous. Ce n’est pas une affaire d’intérêt pour lui, ni pour vous, dont je vous parle. Comme éditeur, vous êtes assez chien, mais comme homme vous êtes plus qu’un éditeur.

« Vous n’aimez pas à donner de l’argent, mais vous aimez bien répandre des idées. Vous devez vous employer à répandre ce prêtre philosophe. Il va faire sa déclaration à son archevêque, vous m’aiderez à faire insérer cette lettre, qui est un modèle de franchise et de dignité dans le plus de journaux possible… jusqu’à ce, que je vous l’envoye motus[82].

« GEORGE. »


« Je ferai pour Mallefille tout ce qu’il me sera possible de faire, » répond F. Buloz docilement, le lendemain ; « je le crois comme vous homme de talent, et je l’aiderai autant qu’il sera en moi. Quant à l’abbé que vous voulez lancer dans le monde littéraire, nous ferons ce qu’il faudra aussi, mais je crois que ce sera plus difficile ; le public est bien indifférent à ces tentatives ; pour moi je ferai d’abord ce que vous me demandez à cet égard, et je verrai les journaux où j’ai quelque influence. »

La faveur dont jouit Mallefille auprès de George Sand détermina aussi l’écrivain à le faire appuyer auprès du ministère Montalivet. J’ai retrouvé une lettre signée Mallac, écrite en réponse évidemment à une demande de F. Buloz pour Mallefille. On verra que Mallac, sachant d’où venait la recommandation, se méfiait des idées libertaires possibles.


Samedi, 10 à du soir.

« Je reçois à l’instant votre billet du 10, mon cher monsieur, je vous accorderai bien volontiers au ministère de l’Instruction publique la recommandation que vous désirez pour M. Mallefille. Mais auparavant, dites-moi si votre ami est de nos amis, et s’il ne fera pas une diatribe contre le régime pénitentiaire du mont Saint-Michel. Si son intention est de tonner contre les atrocités, les cachots, les plombs, etc. je ne peux demander au ministre de fournir les armes de guerre contre lui-même. »

Depuis quelque temps, George Sand se plaint de souffrir du foie… « Pourquoi n’allez-vous pas aux eaux ? lui écrit F. Buloz en août… Je vous en faciliterai les moyens. » Mais il ne s’agit pas pour elle de prendre les eaux, et déjà en novembre elle avait écrit à Mme Buloz :

« J’ai de grands projets de voyage, et il me faut à tout prix de l’argent comptant. Je me détériore en France. Le froid des hivers me tue, la vie de Nohant est trop douce et trop calme pour le mouvement de ma bête. Il me faut revoir l’Italie, — l’Italie ou la mort, — et je dirai à Buloz : la bourse ou la vie[83]. »

Après la grande crise de l’hiver 1834-35, George Sand avait trouvé à Nohant, à sa vie paisible, aux campagnes tranquilles, la douceur des séjours d’autrefois, et puis elle eut à reconquérir Nohant sur l’ennemi, — l’ennemi c’était M. D. — et quand elle l’eut reconquis, elle goûta encore plus d’une joie. Mais tout cela est trop doux et trop calme, et, pendant le séjour à Nohant de Liszt et de la belle Arabella, l’insatiable George Sand n’a-t-elle pas écrit : « Mon Dieu, ne trouverai-je jamais personne qui vaille la peine d’être haï ? faites-moi cette grâce, je ne vous demanderai plus de me faire trouver celui qui mériterait d’être aimé. » L’ardeur de ses nuits de travail, ses promenades sur les routes le long des rives vertes de l’Indre, où elle se plonge tout habillée l’été, le soleil d’août, rien n’apaise, comme elle dit, le mouvement de sa bête : il lui faudra voyager, voir de nouveaux pays, courir de nouveau les chances hasardeuses de la passion. (le n’est d’ailleurs ni avec Michel, qu’elle n’aime plus, ni avec Mallefille qu’elle s’embarquera. Elle aura, elle aussi, comme Arabella, son musicien de génie, et c’est pour Majorque, que dans quelques mois, son navire fera voile.


MARIE-LOUISE PAILLERON.

  1. Voyez la Revue des 15 février, 15 avril, 15 mai.
  2. Karénine, G. Sand t. II, ch. XI.
  3. Il est assez plaisant de voir « George » « gourmander quelqu’un à qui il est arrivé d’être amoureux et de s’être laissé prendre ! »
  4. Inédite.
  5. Si cela était, Planche avait tort, mais aussi quel traitement avait subi Planche !
  6. A Liszt : Sur Lavater et sur une Maison Déserte. — 1er septembre 1835.
  7. Inédite.
  8. Le National du 3 août, en effet, avait attaqué les opinions politiques de la Revue de Paris et celle de la Revue des Deux Mondes. F. Buloz, qui ne s’occupait plus de la rédaction politique de la première, répondit le 5 août que la chronique de la Revue des Deux Mondes était « rédigée par un écrivain connu, qui ne déclinait pas la responsabilité de ses écrits. »
  9. Inédite.
  10. Ses associés F. et F. Bonnaire.
  11. Inédite.
  12. Inédite, — Collection S. de Lovenjoul.
  13. Inédite.
  14. C’est ainsi que George Sand appelle alors la future Mme Buloz.
  15. Engelwald dont il sera souvent parlé dans cette correspondance n’a jamais été publié.
  16. Lettres sur les hommes d’État de la France : M. Thiers, VI, 15 décembre 1835, Loëve Weimars.
  17. On disait que F. Buloz avait vendu la Revue à M. Guizot. E. Mirecourt dans sa notice sur G. Planche l’affirme.
  18. Ch. Didier, l’Espagne depuis Ferdinand VII, 15 décembre 1835.
  19. Collection S. de Lovenjoul.
  20. Le Théâtre Européen que F. Buloz lui avait envoyé.
  21. Inédite. Collection S. de Lovenjoul.
  22. 24 décembre 1835.
  23. H. Blaze, Mes souvenirs, il dit aussi « Fernand Blaze gagna la bataille de Macerata, qui valut a Grégoire XI d’être réintégré à Rome. »
  24. Un diner aux Frères Provençaux réunit la famille et les témoins. Ce fut la seule manifestation mondaine en l’honneur de ce mariage.
  25. Je dois communication de cette pièce à l’érudit M. Glinel qui a bien voulu m’en donner copie en 1908.
  26. Balzac.
  27. G. Sand.
  28. Victor Schelcher.
  29. A. de Vigny,
  30. V. Hugo.
  31. Frédéric Soulié.
  32. Collection Glinel.
  33. Charles Didier.
  34. La Confession d’un enfant du siècle.
  35. Inédite.
  36. F. Buloz a écrit au dos de cette lettre : Commencement de l’année 1836 ; elle paraît être de janvier.
  37. Qui a pu faire un pareil rapport à George Sand ?
  38. Inédite.
  39. Inédite, 10 février 1836.
  40. Inédite, 23 février 1836.
  41. M Michel de Bourges.
  42. M. Dudevant son mari.
  43. Lettres d’un voyageur. La Musique, Les Huguenots, à M. Giacomo Meyerbeer, 15 novembre 1836.
  44. Dans la Revue de Paris.
  45. Pour la publication en volume chez Bonnaire.
  46. Inédite.
  47. En échange de cette lettre (qui devait la servir dans l’esprit de ses juges) George exige l’insertion dans la Revue de Paris d’une nouvelle de Mme Jal, nouvelle dont le directeur ne voulait pas, et son paiement à Mme Jal.
  48. Inédite Collection S. de Lovenjoul.
  49. C’est Sainte-Beuve qui écrivit cette réponse dans la Revue du 15 juin 1836.
  50. Collection S. de Lovenjoul, 6 juin 1836, inédite.
  51. Collection S. de Lovenjoul, 15 juin 1836, inédite.
  52. Inédite.
  53. Cette lettre est adressée à Mme Dudevant, chez M. Dutheil, avocat à la Châtre (Indre).
  54. Lélia.
  55. Collection S. de Lovenjoul, inédite.
  56. Inédite datée de la main de F. Buloz : 26 juin 1836.
  57. A Madame Buloz, rue des Beaux-Arts, Paris.
  58. Inédite.
  59. Avec presque toute la Presse française.
  60. Du 3 juillet 1836. Inédite.
  61. Lerminier disait « il eut loche de frapper un homme qui ne peut ni prévoir le coup, ni le repousser, ni le rendre. »
  62. De frapper un homme qui se présente à vous paisible et désarmé comme un bon citoyen dans le sein de sa ville, faire siffler la balle entre sa femme et sa sœur, il n’y a pas de sophisme au monde qui puisse relever cet acte de la plus infamante bassesse.
  63. Il ne faut jurer de rien.
  64. Inédite.
  65. Collection de Lovenjoul, inédite.
  66. Inédite, datée de la main de F. Buloz du 11 juillet 1836 (cette date du 11 juillet est celle de l’exécution d’Alibaud).
  67. Inédite 27 juillet 1836.
  68. Correspondance 18 août 1836.
  69. Collection S. de Lovenjoul.
  70. Juillet 1836, Correspondance.
  71. Elle le menaçait, ayant besoin de 2 000 francs immédiatement, de publier autre part le 3e volume de Lélia, 24 janvier 1837, inédite. Collection S. de Lovenjoul.
  72. Suscription : À Madame F. Buloz, 10, rue des Beaux-Arts, Paris.
  73. Il se plaignait qu’elle voulût le lui reprendre et, après, qu’elle n’en envoyât pas la suite.
  74. Inédite.
  75. Les Voix intérieures, par Victor Hugo, article de Gustave Planche dans la Revue du 15 juillet 1837.
  76. Inédite.
  77. Collection S. de Lovenjoul : inédite.
  78. Inédite.
  79. 17 octobre 1837. Collection S. de Lovenjoul.
  80. 23 octobre 1837. Inédite.
  81. L’abbé Rochet.
  82. 8 décembre 1837. Inédite.
  83. 27 novembre 1837, inédite.