François Buloz et ses amis au temps du Second Empire/01

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François Buloz et ses amis au temps du Second Empire
Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 485-518).
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FRANÇOIS BULOZ ET SES AMIS
AU TEMPS DU SECOND EMPIRE


I

Après l’aventure d’Horace, qui les divisa, après leur procès même, George Sand et François Buloz, on l’a vu, s’étaient réconciliés. Leur amitié, scellée de nouveau, au-dessus du lit de mort d’un petit enfant, ne devait plus se rompre. Est-ce à dire qu’en vieillissant, George, assagie, ne fit plus subir à son directeur ces rudes bourrades dont elle était coutumière ? Non : les aventures d’autrefois se renouvelèrent. La question d’argent, quoique moins cuisante, est un fort joli sujet de discussion encore, puis vient la politique, — puis Maurice, — les romans de Maurice, que F. Buloz ne trouve pas toujours à son gré. L’excellente mère, alors, reprend les foudres de jadis, pour accabler le tyran, juge cruel et sans discernement, étouffant dans l’œuf les promesses du génie…

Malgré ces différends, on peut dire que les deux amis ne se séparèrent plus, quoique constamment éloignés l’un de l’autre. Leur correspondance, surtout depuis 1851, reprend comme autrefois, et après 1859, après Elle et Lui, aussi fréquente et familière. Leurs opinions, leurs idées se modifièrent-elles avec les années, et cette modification fut-elle pour quelque chose dans leur rapprochement ? Nullement. George resta jusqu’à la fin « l’apôtre du désordre, » comme l’avait écrit M. Nisard, et F. Buloz aimait l’ordre. C’est pourquoi elle le gratifiait, dans ses bons jours, du titre de « garde national, » flétrissant ainsi l’infâme bourgeois qu’ : il représentait trop nettement à ses yeux.

Cependant Lélia vieillit ; un jour vint, même, où elle fut (qui l’eût dit ? ) la bonne dame de Nohant. Les révoltes de sa jeunesse contre la société et l’État devinrent alors des « idées larges ; » on lui passa les théories subversives de son âge mûr et de sa vieillesse : elles n’incommodaient plus personne ; d’ailleurs, tout est permis à la vieillesse, elle ne saurait prêcher pour elle-même, on peut lui abandonner le domaine des idées. — Hélas ! c’est le seul qui lui reste. Pourtant, et déjà en 1848, Lélia éprouva quelques déboires ; si elle demeura libérale, et conserva par la suite ses tendances généreuses, il est permis de croire qu’elle mesura alors toute la distance qui sépare les idéologies magnifiques de leur application à la politique.

Mais sa vie intime est-elle apaisée ? — Guère. — Aux soucis d’autrefois, charmants et terribles, ont succédé d’autres soucis, qui, certes, ne les valent pas. Depuis le 20 mars 1847, Solange est mariée, mais, à la vérité, le mariage de Solange n’apporte à sa mère aucune joie. La « douce Solange, » au contraire, lui donne maints sujets de tracas, puis d’angoisses nouvelles. Chacun est libre dans le jugement qu’il porte sur George Sand ; toutefois, on ne peut nier que ce fut une mère parfaite, passionnée et tendre, dévouée même jusqu’au sacrifice. En Maurice, elle rencontra le fils de son cœur et de sa pensée, ce qu’elle lui donna lui fut rendu au centuple. Mais Solange ?

Le mariage de Solange, auquel assista « M. Dudevant et sa suite » (M. D. comme l’appelle George), fut fort triste, grâce à la présence de cet aimable personnage, dont les rancunes et les aversions sont aussi vives que le premier jour. (En vérité, ce D. est incommode ; ne pourrait-il se faire oublier, disparaître, et par exemple, mourir ? Mais comme tous ses pareils médiocres et jaloux, il persiste à tenir jusqu’au bout son petit rôlet, « sous-fifre dans le grand concert. ») Encore sut-il déguerpir, dans cette occasion, à 4 heures du matin, le lendemain de la cérémonie.

Ce mariage ne fut pas heureux. Il brouilla George avec Chopin[1], et la belle et perfide Solange sut bientôt perpétrer d’autres brouilles, et susciter des querelles nouvelles. Mme Komaroff a écrit qu’elle était « méchante par méchanceté, comme on aime par amour. » Mais on est rarement méchant par méchanceté pure. Cette belle fille devait avoir quelque autre motif, et peut-être ce motif fut-il la jalousie ? Solange n’aimait pas les seconds plans… Quoi qu’il en fût, elle apporta « au milieu même de sa jeune félicité » des troubles profonds, fit rompre le mariage d’Augustine qu’elle avait toujours, on ne sait pourquoi, haïe, se fâcha avec sa mère à ce propos, puis répandit sur celle-ci, pour s’en venger, d’atroces calomnies.

Les jeunes époux, mariés à Nohant, y passèrent le temps de leur lune de miel ; ils l’employèrent de singulière façon : « … Leur conduite, dit la pauvre George, est devenue d’une insolence scandaleuse, inouïe. Les scènes qui m’ont forcée, non pas à les mettre, mais à les jeter à la porte, ne sont pas croyables. » En effet, on a failli s’égorger à Nohant. Un soir, le gendre lève un marteau au-dessus de la tête de Maurice, George se jette entre eux, frappe Clésinger, et reçoit de lui un vigoureux coup de poing en pleine poitrine. Maurice, affolé, saisit alors un pistolet… Fort heureusement, le curé, qui est présent à cette scène, intervient (Pax hominibus bonæ voluntatis ; ) puis les domestiques : on désarme les belligérants. Pourtant, qui a froidement attisé la querelle ? Solange. Charmantes réunions familiales ! Où sont, hélas ! les soirées de jadis, que Listz, à son piano, enchantait de ses fantaisies magnifiques ; les soirées délicieuses, où la belle Arabella, drapée dans un burnous, promenait sa blonde beauté sous les rayons de la lune, dans le jardin endormi ?

La pauvre George se lamente auprès des amis restés fidèles, de la défection de Chopin, avec une grande naïveté, disons-le : « Mon enfant, la vie est une ironie amère, et ceux qui ont la niaiserie d’aimer et de croire, doivent clore leur carrière par un rire lugubre et un sanglot désespéré, comme j’espère que cela m’arrivera bientôt. »[2]. Elle s’étonne de la méchanceté de sa fille : d’où lui vient cette méchanceté ? En vérité, George n’y comprend rien. N’a-t-elle pas été élevée avec tendresse ? Cela est vrai : « Elle a dix-neuf ans, elle est belle, elle a une intelligence remarquable, elle a été élevée avec amour dans des conditions de bonheur, de développement, de moralité, qui auraient dû la faire une sainte ou une héroïne. Mais ce siècle est maudit[3], etc. » Ici, quand elle parle de moralité, George exagère. Pourtant elle est touchante lorsqu’elle cherche à comprendre pourquoi le cœur de sa fille n’est pas fait à la mesure du sien.

Dans la suite, George se réconcilia avec la belle et méchante Solange, lorsque celle-ci, malheureuse, pleura la mort de son enfant. Ces années, pour George Sand, furent donc de cruelles années : séparation d’avec Chopin, qu’elle n’aimait plus d’ailleurs, querelles avec sa fille. Néanmoins, elle ne s’attarda pas à ces peines plus qu’il n’était nécessaire de le faire. Elle écrit dans l’Histoire de ma vie : « La résignation n’est pas dans ma nature, » et ce mot de résignation l’irrite. Elle a mieux à faire que de « tendre un des endurci aux coups de l’iniquité. » Sa nature est si riche, qu’instinctivement elle la pousse à vivre, et non à pleurer les chagrins passés ; il lui faut donc après cela s’intéresser à nouveau, aimer, se dévouer, combattre, — pour une idée, pour un homme, pour son enfant, pour la vérité, la République, les pauvres, n’importe ! coûte que coûte, — et elle sait ce que cela lui coûte, — il lui faut se passionner encore, et puis, encore, pleurer ! C’est après la rupture avec Solange, que la Révolution de 48 apporta à son esprit de nouvelles sources d’agitation, d’enthousiasme, puis de déception.

George Sand se jeta avec ferveur dans la Révolution de février. L’idéal généreux qui l’inspira, devait la séduire. On aurait pu dire de George, alors, ce que disait un de ses héros : « J’étais un homme à illusions, comme tous les hommes à idées. » Elle crut à tout : à la conviction des meneurs, à leur désir de servir la cause du peuple, elle crut à Ledru-Rollin, aux bienfaits du suffrage universel, elle crut à la fraternité immortelle, et comme les revendications d’égalité et de justice sociale formulées par les ouvriers lui parurent équitables, elle crut à la réforme immédiate et magnifique de la société. Le 9 mars, débordant d’enthousiasme, elle écrit à Charles Foncy :

« J’ai vu le peuple grand, sublime, naïf, glorieux, le peuple français réuni au cœur de la France… j’ai passé bien des nuits sans dormir, bien des jours sans m’asseoir. On est fou, on est ivre, on est heureux de s’être endormi dans la fange et de s’éveiller dans les cieux. » Elle retrouve, pour parler du peuple, l’éloquence qu’elle possédait naguère pour célébrer l’amour : « Vivre ! que c’est doux ! que c’est bon ! Vivre, c’est enivrant ; aimer, être aimé, c’est le bonheur, c’est le ciel ! » Les deux morceaux se ressemblant ; pourtant, je préfère le premier.

Dès le mois suivant, l’âme généreuse du poète subit une désillusion, qui se trahit dans une lettre à Maurice[4] :

« Tout ce qu’on a d’idées à répandre et à faire comprendre suffirait à la situation, si les hommes qui représentent ces idées étaient bons ; ce qui pèche, ce sont les caractères. La vérité n’a de vie que dans une âme droite, et d’influence que dans une bouche pure. Les hommes sont faux, ambitieux, vaniteux, égoïstes… et le meilleur ne vaut pas le diable, c’est bien triste. »

F. Buloz, plus rationaliste que sa grande amie, suivait, lui aussi, le mouvement populaire, mais il en voyait, avec anxiété, distinctement les fautes. Libéral, la République n’était pas pour lui déplaire ; pourtant, il ne tarda pas à discerner l’erreur dans laquelle tombait le peuple qui avait fait cette République, et qui en attendait, au lendemain même de sa proclamation, la réalisation des espoirs les plus fervents : « l’espérance d’une refonte totale de la société[5]. » Ce magnifique idéal devait sombrer en juin. Moins idéologue que son amie, le directeur de la Revue des Deux Mondes ne se laissa entraîner par l’éloquence d’aucun apôtre. Mais George ? Non contente d’encourager et d’exhorter la foule par sa présence et sa parole, elle adopte sa croisade, elle lui consacre son activité et son génie. En avril elle fonde la Cause du peuple (revue qui n’eut que trois numéros)[6] ; elle écrit aussi dans le Bulletin de la République, la Réforme, la Vraie République, le Peuple, la Lanterne, et ses articles sont intitulés : Lettres au Peuple, Socialisme, la Souveraineté, c’est l’égalité, la Question sociale ; et puis : Louis Blanc, Barbes, Lettre à Karl Marx, etc. Qu’est donc devenue notre romancière ? où donc est l’auteur de Lélia, de Léone Leoni ou de la Dernière Aldini ? La voici passant avec la foule tumultueuse, accompagnant, le 17 avril[7], la colonne des ouvriers qui se rend à l’Hôtel de Ville. Mais cette foule si « bonne, si polie et fraternelle, » est encadrée de garde nationale. Dès lors, George est mécontente et gronde, Lamartine ne la satisfait plus.

C’est l’époque où elle écrit à Poney : « J’ai le cœur plein et la tête en feu ; » et à son fils : « J’ai fait deux circulaires gouvernementales aujourd’hui, » car elle fréquente les ministères, et n’en sort même qu’à deux heures du matin. A-t-elle, au milieu de tout cela, l’esprit aux romans, aux œuvres d’imagination ? Dans le cours de cette année 1848, elle n’écrit que des Lettres au Peuple… ou au Pape ; des Adresses à la classe moyenne, des Apostrophes aux bourgeois, et des glorifications de Barbes. Un seul roman est signé de son nom, un des plus charmants d’ailleurs, parmi les romans paysans : La Petite Fadette. Il parut dans le Crédit. Nous sommes bien loin de la Revue des Deux Mondes.

En 1851, seulement, on put y retrouver son nom, F. Buloz ayant acquis de M. Lévy le droit de publier le Château des désertes. Il l’annonce à son ancien collaborateur, en se félicitant de le voir revenir, même indirectement, à la Revue après dix ans d’absence : « C’est une des meilleures choses que vous ayez faites, du moins de celles qui me plaisent le plus, lui écrit-il ; cela m’a reporté de douze ou quinze ans en arrière, et je vous assure que cela a été un véritable bonheur pour moi, je ne veux pas vous le cacher, quoi que vous puissiez en penser. Je ne désire qu’une chose, c’est que vous soyez aussi disposée que moi à effacer nos années de séparation. Pourquoi, en effet, ne le seriez-vous pas ? S’il en était ainsi, je vous demanderais dès aujourd’hui votre prochain roman pour la Revue, qui a beaucoup grandi depuis deux ans, et qui fera tout ce qu’elle pourra pour vous attirer[8]. »

À cette proposition si franche, l’écrivain se dérobe : revenir à la Revue ne lui serait pas facile, quant à présent ; d’ailleurs, quand George reviendra-t-elle même au roman ? elle n’en écrit plus. « J’ai d’une part mes Mémoires, de l’autre des pièces de théâtre en train. Je ne suis plus forcée de piocher comme autrefois, et je suis de plus en plus difficile envers moi-même pour le choix des sujets… (Elle ne veut pas engager sa collaboration, c’est clair.) Quant à mes anciens griefs, je crois que, si je les cherchais dans ma mémoire, je les y retrouverais, mais je les ai voulu oublier dans tout ce qui m’est personnel, le jour où je vous ai donné une poignée de mains pour ainsi dire sur la tombe de votre pauvre enfant. Ne me reparlez donc pas de choses dont je ne veux pas me souvenir, et croyez-moi, (en dehors de l’opinion et des questions non littéraires, c’est-à-dire politiques et sociales, comme on dit aujourd’hui) toute à vous de cœur[9]. »

À la fin de l’année, en décembre, George renouvelait à Mme François Buloz les mêmes assurances : elle ne « demande pas mieux » que de revenir à la Revue, surtout si celle-ci s’abstient absolument de politique. « Je ne sais si un temps viendra où la Presse sera libre, mais je sais que depuis longtemps, elle ne l’est plus, et que je fais de la littérature pure et simple, vu que je ne sais pas philosopher à demi, quand je m’en mêle. Vous direz qu’il n’y a pas grand mal à ce que je me prive de philosopher. » Puis George affirme qu’elle ne « boude pas, » mais elle veut connaître les conditions actuelles de la Revue, ou celles qu’on lui ferait à elle : « Demandez cela à Buloz. » Elle sait que les temps sont difficiles, pourtant elle est convaincue que beaucoup de journaux vont disparaître ou languir. On se jettera alors sur les revues. « Celle des Deux Mondes aurait droit d’ancienneté, mais si elle veut surnager au premier rang, il faut qu’elle puisse satisfaire aux besoins de ses rédacteurs. » Elle avoue que les siens ne sont pas minces, et il n’y a pas que les siens.

« Je suis épouvantée, navrée et confondue, continue-t-elle, de ce que vous m’apprenez de Bocage. Ce n’est qu’après avoir reçu votre lettre que j’ai lu la nouvelle dans les journaux. Comment donc expliquez-vous cela ? C’est incompréhensible… »

La petite fille de Bocage, en effet, avait disparu alors pendant cinq jours. Cette disparition affola à juste titre les parents et les amis. Puis l’enfant revint, racontant je ne sais quel conte. Que lui était-il arrivé au juste ? « Je n’ose pas interroger Bocage, écrit George, je crains que la pauvre petite n’ait été victime de quelque odieux libertinage… à son insu peut-être ; dites-moi ce qu’il vous a dit, afin que je sache comment lui parler sans envenimer sa blessure…

« Vous voyez, chère amie, que vous avez à me répondre. Parlez-moi de vos enfants[10]. »

Sur le sujet de ses enfants, Mme Buloz ne reste jamais à court.

« … Vous me dites de vous parler de mes enfants. J’ai une grande fille qui se souvient bien de vous, mais dont vous n’avez aucun souvenir. Comme vous devez le penser, je m’occupe absolument d’elle ; du matin au soir, tout ce que je fais n’a qu’une raison : Marie.

« Mes garçons sont des écoliers détestables et tapageurs. Ils sont à la pension Boniface, et reviennent crottés et barbouillés d’encre, voilà le plus clair de leur affaire. Marie fait sa première communion au mois du mai, et vous pensez si nous sommes dans la ferveur du catéchisme.

« À ce propos, ma chère amie, je vous dirai ce que je n’ai pas osé dire à M. Bocage, c’est que si sa petite fille eût été élevée dans des sentiments pieux, et qu’elle eût su les lois d’obéissance et de respect que Dieu nous impose vis à vis de nos père et mère, elle n’aurait pas consenti à quitter la maison paternelle, et à plonger ses parents dans des angoisses pires que la mort.

« Cette petite fille est partie samedi à six heures, et n’est rentrée que le jeudi ; elle dit qu’elle voulait apprendre un état, se faire ouvrière, etc. ce sont des mensonges, une vieille femme l’aura emmenée.

« Cette affaire a quelque chose d’horrible et de ténébreux, qui m’épouvante[11]. »

Mme F. Buloz n’oublie pas, en bon plénipotentiaire, de faire des offres à l’écrivain pour l’engager à rentrer à la rédaction de la Revue. Mais ces offres ne doivent pas plaire à George, car elle persiste à rester à l’écart ; — deux ans après, en 1853, elle n’est pas encore revenue ; F. Buloz le déplore toujours, en lui écrivant le 4 mai : — (Il a passé sa dernière nuit à lire Mont-Revêche, et cette lecture lui a apporté des réminiscences d’une autre époque.)

« .. Vous avez suivi une autre route, vous avez quitté un lieu que je croyais presqu’un foyer et une patrie pour vous. » — Depuis, bien des événements se sont passés, François Buloz le remarque : — « Vous détestiez la monarchie constitutionnelle, moi, je redoutais la République… Eh bien ! qu’est-ce qui est arrivé ? C’est que votre République que je craignais tant, à laquelle je me faisais assez bien cependant, m’a presqu’enrichi en me portant à la Revue, d’un tirage de trois mille à sept mille.

« Cette Monarchie de 1830, que vous avez crue si magnifique pour moi, n’a jamais tant fait pour ma sécurité, car en me donnant une situation médiocre, très difficile à tenir, qui absorbait tout mon temps, elle m’avait presque paralysé dans mon industrie… Pourquoi ne nous rejoindrions-nous pas de nouveau ?… sur le terrain littéraire de Mont-Revêche, je vous dis également : Toujours tout à vous. Mais en dehors de toute littérature, si vous venez à Paris, ne voulez-vous donc plus venir nous voir ?

« Tantæne animis cœlestibus iræ !

« … Vous devez savoir assez de latin, pour comprendre ce vers de Virgile que je n’ai jamais oublié, et qui ne va pas trop mal ici.

« Tout à vous,

« F. BULOZ[12]. »

La réponse de George Sand me manque. Cependant il est facile, d’après la lettre suivante, d’en deviner le contenu.


Paris, le 17 mai 1853.

« Mon cher George,

« Je comprends parfaitement les raisons que vous me donnez dans votre lettre : dès qu’il s’agit de vos charges et des moyens de vous les rendre moins lourdes, je n’ai plus qu’à m’incliner. Il me serait d’abord bien difficile d’apprécier la différence de traitement, car je n’ai réellement aucune idée de ce que peut être un volume de 200 000 lettres, je ne sais même pas ce qu’une feuille de la Revue contient de lettres. Tout ce que je puis dire, c’est que j’aurais désiré une reprise de nos bons rapports d’autrefois… »

Mais « ces bons rapports d’autrefois » ne furent rétablis qu’en 1858, lorsque George, encouragée par M. Aucante, rentra à la Revue avec l’Homme de Neige. La lettre de F. Buloz, s’engageant à publier ce roman, fait partie de la collection Lovenjoul ; elle est datée du 4 mai 1858, et adressée à M. Aucante, car George, maintenant, ne traite plus que par l’entremise de ses « intermédiaires, » du moins, elle l’affirme, mais bientôt, les bonnes relations reprenant, les intermédiaires seront oubliés, et retourneront dans la coulisse.

Dès cette époque, la correspondance reprend entre les deux anciens amis, abondante et régulière. George vient peu à Paris, ses lettres sont datées de Nohant, de Gargilesse, petit village de a Creuse dont elle s’est entichée, et où elle va de temps à autre se recueillir ; puis elle ira dans le Midi, à Tamaris ; elle y écrira Tamaris ; en Savoie, et de ce voyage-ci naîtra Mademoiselle de la Quintinie.

F. Buloz publia donc l’Homme de Neige, dont le premier titre fut « le Château des Étoiles. » Le texte initial fut toutefois allégé, car le directeur demanda à l’auteur maintes coupures, que celui-ci accorda allègrement, d’ailleurs.

À cette époque, George écrit à son ancien ami : « L’ordre s’est fait dans ma situation, l’ordre et rien de plus, car je ne sais pas économiser. » Nous le savions. « Bon cœur d’un côté, dit-elle encore, et faiblesse ou nonchalance de l’autre, je n’ai pas pu arriver à me reposer, et je ne sais si j’y arriverai jamais. » D’ailleurs elle déclare que, pour cela, peu lui importe, car elle aime le travail par-dessus tout, et sa santé se soutient. Mais la dot de sa fille a disparu, et dans sa petite fortune, que de désastres encore ! Puis, les amis exilés, ruinés, les familles autour d’elle manquant de pain, — à qui donc s’adressent les uns et les autres ? À George. — Donc, elle ne le cache pas, lorsque E. Aucante a pris sur lui d’offrir l’Homme de Neige à la Revue, dans un moment où l’auteur croyait F. Buloz trop indisposé « contre elle pour lui faire une ouverture quelconque, » elle trouve qu’il a été, cet Émile Aucante, bien inspiré.

Le roman de l’enfant prodigue parut du 1er juin au 1er septembre 1858, dans la Revue.

Les lettres de F. Buloz, depuis quelque temps déjà, sont écrites de Savoie. Il y accompagnait quelquefois son fils Louis, a qui les médecins ordonnaient les eaux d’Aix. C’est ainsi que le directeur de la Revue rêva un jour d’acquérir dans cette Savoie, redevenue italienne depuis 1815, ce qu’il désignait ainsi : une maison alpestre. Car il se reprenait à aimer ses montagnes, l’air vif et pur qui le frappait au visage en arrivant au milieu d’elles. Cet air léger, qui porte en lui tant de parfums, lui rappelait son enfance, et les prairies de Vulbens.

En juillet, il a lu, à Aix et à Genève, les épreuves de l’Homme de Neige. « Nous sommes allés au château de Chillon, ma femme, moi, et mes enfants. Nous avons trouvé votre nom écrit sur une colonne, non loin de celle où Byron a écrit le sien. C’est ma fille qui a découvert là votre nom et nous l’avons vu avec plaisir, comme un souvenir d’autrefois, des bons jours de notre vieux temps ! Nous avons passé là une belle journée, et ma fille en voyant le Mont Blanc ne voulait-elle pas en faire l’ascension ? J’ai dû objecter la santé de son frère, qui aurait pu perdre ainsi tous les bénéfices des eaux d’Aix[13]… »

George Sand revenant à son « ancienne patrie » y trouva certains changements, des places vides, des rédacteurs nouveaux. F. Buloz dut lui envoyer les dix dernières années de la Revue qu’elle ne connaissait pas, et qu’elle désira parcourir… Elle y lut pour la première fois le nom d’Eugène Fromentin, « l’homme de ce temps-ci qui écrit le mieux, » selon elle, ou, du moins, le plus à son goût, et elle trouve aussi que le directeur a eu « très bon nez » de le prendre. La camaraderie, pourtant, n’est pour rien dans l’appréciation de George : elle n’a jamais vu Eugène Fromentin.

À tout prendre, elle juge que F. Buloz a créé « en somme, avec une louable persévérance, un recueil d’une valeur réelle. » Cependant, elle fait des critiques ; les voici : « … Tout n’est pas également bon : il y a, par exemple, des articles contre moi que, naturellement, je trouve bêtes… je vous ai trouvé mauvais envers moi. » Et ici, George fait allusion a l’article de Mazade sur George Sand, ses mémoires et son théâtre[14].

Certes, l’article de Mazade est assez dur. Il aborde l’œuvre de George, blâme son théâtre, condamne ses Mémoires, et n’apprécie guère ses romans sociaux. Pour les romans sociaux, beaucoup de gens furent de l’avis de Mazade, et il paraît hors de doute qu’Indiana, Valentine et Mauprat sont supérieurs à Horace, au Compagnon du Tour de France et au Meunier d’Angibault. Le hasard voulut que ces romans fussent écrits par la George Sand dissidente, et Mazade remarque : « Mme Sand met le radicalisme et l’illuminisme démocratique dans ses contes. Elle fait des ouvriers déclamateurs, des paysans presque philosophes. Dans ces personnages, on cherche des hommes, on trouve des sophismes qui marchent… etc. »

Mazade reconnaît pourtant que la « dissidente » écrivit d’autres romans, et charmants : la Mare au Diable, la Petite Fadette, le Champi. S’il fallait absolument choisir entre ces « quelques récits, pleins d’une saveur agreste, écrit-il, le plus charmant, sans nul doute, serait la Mare au Diable, ce petit drame qui commence comme une églogue de Virgile, et qui finit par la description pittoresque des noces de campagne… » Ainsi s’exprime Mazade.

En revanche, il blâme la multitude d’œuvres dramatiques ourdies par George : Favella, Lucie, Françoise, la Daniella, etc. cette incompréhensible et insipide vision d’Evenor et Leucippe qui n’exprime ni un idéal saisissable, ni la vérité humaine.

Sévère, oui ; injuste ? non.

Le critique l’est cependant pour l’Histoire de ma vie. En relisant froidement son article, j’y vois l’influence de F. Buloz, outré des allusions légères que G. Sand fait dans ces Mémoires à la Revue des Deux Mondes, et plein de rancune encore pour la comédie que joua naguère l’auteur, après la rupture de Venise, — à propos de son projet de Mémoires[15]… F. Buloz lui en voulait : il faut avouer qu’il y avait de quoi. Pour nous, actuellement, l’Histoire de ma vie demeure une relation d’un très vif intérêt, peut-être même est-ce l’œuvre de George Sand qui défiera le mieux les années.

Charles de Mazade reproche à George d’avoir écrit là son autobiographie ; mais n’a-t-elle pas intitulé ce livre Histoire de ma vie ! D’ailleurs les romans autobiographiques sont parmi ceux qui nous retiennent, parce que nous y sentons la vérité attrayante et cachée ; pour la même raison, sans doute, et plus forte encore, quand la fiction n’y a aucune part, les mémoires ne sont-ils pas la seule lecture qui ne nous lasse jamais ? Après avoir fait ce reproche à l’auteur, Mazade critique encore son manque d’exactitude. Mais pouvait-elle tout dire ?

Si c’est une indiscrétion blâmable de dévoiler au public le mystère de sa vie, et celui de la vie des siens, est-ce une faute d’égarer son lecteur par le changement de quelques dates, et l’atténuation de certains faits ? — Oui, affirme Mazade.

On se souvient que l’auteur de l’Histoire de ma vie traite cavalièrement, dans cet ouvrage, la personne de son directeur. Il gratifie même celui-ci de quelques épithètes qui ne sont pas pour lui plaire. Deux attaques, entre autres, le blessèrent plus vivement. George en fait un Suisse, alors qu’il est né en 1804 sur la terre française. Elle l’appelle « Genevois têtu et brutal, » et il s’en révolte (mais comme elle raille drôlement cette révolte lorsqu’elle lui écrit : « Je n’ai jamais vu qu’il fût offensant d’être Suisse, pourvu que l’on ne soit pas horloger !… ») Autre grief : George a pu affirmer en parlant de la Revue : « Je fis pour ce recueil Metella, et je ne sais plus quoi d’autre.. » F. Buloz devait ressentir vivement cette désinvolture. George, collaborateur assidu de la Revue pendant dix années, semblait alors renier la Revue. Impossible de laisser passer ces lignes sans les relever. Le directeur en chargea Mazade, — ou plutôt, il profita de l’article de Mazade (que George appela plus tard le Monsieur annoté par vous) pour insérer une longue note soulignant les allusions blessantes et inexactes dont la lecture l’avait choqué :

« Mme Sand a été le collaborateur assidu de la Revue des Deux Mondes pendant neuf ou dix ans, à partir de ses débuts ; qu’elle veuille bien se remettre en mémoire ses belles années, se rappeler tout ce que nous n’avons pas oublié, et sans doute elle avouera que le milieu où elle était, que les conseils des amis sûrs et éclairés qui l’entouraient, ne lui ont pas fait défaut, ne lui ont pas été inutiles, si de son côté elle a jeté quelque éclat sur ce recueil… elle a publié là ses œuvres les plus célèbres peut-être, puisqu’on y voit : André, Mauprat, Leone Leoni, les Lettres d’un voyageur, etc. Eh bien ! elle oublie tout pour dire dans ses mémoires : « Je fis pour ce recueil, la Marquise, Lavina, je ne sais quoi encore. » Or, jamais la Marquise et Lavina n’ont paru dans la Revue des Deux Mondes… » Voilà le point sensible : Lelia est oublieuse ! Déjà Ch. de Mazade, sous l’inspiration de F. Buloz, l’a indiqué : « Mme Sand… ne se souvient pas : elle a, au plus haut degré, le don merveilleux de l’oubli… »

La paix signée, George reproche à F. Buloz cet article : « Je vous ai trouvé mauvais envers moi… » et elle estime que ses propres attaques contre le directeur de la Revue étaient de peu d’importance. « La vengeance n’était pas longue, ni amère ; elle venait après des choses qui eussent dû vous sembler ce qu’elles étaient : sincères et généreuses. Vous n’en avez senti que le bout de moquerie, c’est tant pis pour vous, si vous ne comprenez pas ce que vaut le reste. » Enfin, le reproche de manque de sincérité adressé à tout l’ouvrage de l’Histoire de ma vie est injuste, dit-elle encore… « Permettez-moi de souhaiter aux hommes de mon temps autant de mansuétude et de philosophique douceur que mon cœur de femme en a trouvé et conservé… » Ce n’est pas là répondre. La mansuétude, la philosophique douceur, ne sont pas l’exactitude. Volontaires ou non, les erreurs, — ou les omissions, — existent dans l’Histoire de ma vie.

Au cours de ces mémoires, après avoir tracé de Gustave Planche un portrait fort vivant, elle explique qu’elle dut se séparer de ce critique austère, parce qu’il lui attirait des inimitiés, — pauvre raison. « J’hésitai beaucoup. Il était malheureux par nature, et il avait pour moi un dévouement qui paraissait en dehors de sa nature[16]. » D’ailleurs, nous savons qu’ils se séparèrent après l’aventure de Musset, et que le pauvre Planche fut, de cette séparation, infiniment malheureux. George, dans l’Histoire de ma vie, glisse sur ces faits, et peut-être a-t-elle raison ; il n’est pas moins vrai que les prétextes qu’elle donne pour rompre avec une amitié si rare, et qui aurait dû lui sembler si précieuse, paraissent puérils.

D’ailleurs, on a vu[17]que, depuis cette rupture bruyante, une réconciliation eut lieu, et que George retrouva plus tard le dévouement de son ancien ami aussi dévoué et fidèle que par le passé.

Après la mort de Gustave Planche, George Sand fut sollicitée par le frère du critique, qui lui demanda de publier une lettre à l’éloge du défunt. Cette lettre, George l’écrivit et l’envoya au directeur de la Revue, en le priant de l’insérer dans son recueil. « Vous savez (entre nous), lui dit-elle dans un billet qui accompagnait l’envoi, que j’ai été longtemps brouillée avec lui par suite de propos, dont j’ai reconnu plus tard la fausseté.

« C’est donc de grand cœur que je cède au désir de M. et Mme Planche. »

Pourtant, F. Buloz, qui avait d’autres projets, n’inséra pas la lettre. Il ne put s’empêcher de déclarer à George que « M. et Mme planche se remuent beaucoup pour le pauvre mort, qu’ils désespéraient déjà de son vivant, en intervenant bon gré mal gré dans ses affaires. » « J’ai eu vingt fois la preuve de l’irritation qu’ils lui causaient par leurs singulières démarches[18]. »

La lettre de George, écrite à la gloire de Planche, resta donc dans les cartons de la Revue. À titre de document, voici cette lettre :

« Lettre de G. S. sur G. Pl.


« MADAME,

« On m’a reproché de n’avoir pas dit, dans l’Histoire de ma vie, la vérité tout entière, sur le compte des personnes dont j’ai parlé ; j’avais déclaré, dès les premiers jours, ne vouloir flétrir aucun caractère, quelles que fussent mes antipathies ou mes griefs personnels ; les amateurs de scandale étaient donc avertis et dispensés de me lire. J’ai trop bien tenu ma parole, au gré de certains esprits hostiles, qui m’en ont fait reproche avec amertume. Etrange tort que le mien ! Etrange mensonge que le silence du pardon ou de l’oubli ![19]

« Mais si j’ai dû agir comme je l’ai fait à certains égards, j’ai pu tout dire sur le compte de certaines personnes que je savais de force à entendre la vérité, et, du vivant même de M. Gustave Planche, j’ai publié tout ce que je savais, et tout ce que je pensais de lui. C’est que rien ne pouvait faire obstacle à ma franchise, et que mon jugement sur lui pouvait être complet, sans porter aucune atteinte à son talent et à sa vie.

« J’ai blâmé et regretté le ton, souvent rude et absolu, de sa critique, et ce blâme de ma part était lui-même du domaine de la critique ; mais j’ai rendu justice entière à sa bonne foi, à son désintéressement, à son courage.

« Il a poursuivi, avec une rare fermeté, la mission terrible, qu’il s’était imposée, de dire, à ses amis comme à ses ennemis, ce qu’il croyait être la vérité. Il en a souffert dans sa vie littéraire, et dans sa vie intime, qui était loin d’être si tendue que ses doctrines d’Esthétique, et s’il a continué de braver l’inimitié en public, il a eu d’autant plus de mérite à le faire, qu’il a souvent regretté en particulier d’avoir froissé les amours-propres.

« Il n’avait donc pas la haine des personnes, comme l’ont cru quelques-unes de celles qu’il avait blessées, loin de là ; je l’ai vu s’affecter beaucoup de leur chagrin ou de leur dépit.

« Je n’étais pas toujours de son avis, et je ne partageais pas ses principes d’exclusivisme en matière d’art. Pourtant, je reconnaissais avec lui, qu’il valait beaucoup mieux avoir une foi, un dogme, que de juger au hasard de la fantaisie du moment. Je lui soutenais que, pour être poète, il fallait juger sans parti pris, et sentir avant tout. Il me répondait que, dût-on se tromper dans certaines applications, on ne pouvait être un critique sérieux qu’à la condition d’avoir en soi, une fois pour toutes, un ensemble logique d’opinions bien raisonnées et bien arrêtées.

« Cette synthèse, qui le dominait invinciblement, et qui l’emportait dans un sens tout contraire à ses instincts de douceur naturelle, était le résultat de son idéal intérieur, qui fut toujours d’une grande élévation, et de ses principes de conduite, qui ne fléchirent devant aucune nécessité de la vie, devant aucun intérêt de situation. Il était donc, sous ce rapport, tellement au-dessus du soupçon, qu’on pouvait parler de lui comme je l’ai fait, dans toute la liberté de mon appréciation personnelle, et sans craindre de me tromper, après l’avoir longtemps perdu de vue.

« Quant à son talent, il avait les qualités hors ligne, et les défauts incorrigibles de sa nature exceptionnelle ; c’est dire que les qualités l’emportaient de beaucoup, et que son nom restera parmi les plus sérieux, et les plus brillants de notre époque.

« Voilà, Madame, mon opinion bien sincère, et sans complaisance[20]. »

Le 15 juillet précédent (1858), George Sand avait fait remettre à F. Buloz par M. Émile Aucante un nouveau roman qui devait avoir un grand retentissement : Elle et Lui[21].

M. de Spoelberch de Lovenjoul rappelle, dans son ouvrage, la Véritable histoire d’Elle et Lui, que George fut amenée indirectement à écrire l’histoire de ses amours avec Musset par Eugène de Mirecourt. Bien indirectement alors ? Mirecourt avait adressé à George, en 1839, une déclaration d’amour assez vive ; George, choquée, ne répondit rien. À la vérité, Mirecourt n’apportait à cette déclaration aucune retenue : « Ange ou démon, écrivait-il, je vous aime avec délire ! (ange lorsque je vous lis, démon lorsque la renommée m’apporte le nom de vos amants). » Mirecourt avait rencontré George à une représentation de Chatterton ; il l’avait reconnue tout de suite, car « bien souvent j’ai collé mes lèvres sur votre portrait… » Enfin il terminait en demandant un rendez-vous, encouragé sans doute par la liste des autres amants, que la renommée se chargeait de publier.

Mirecourt écrivit ainsi trois fois ; George se tint coite. La troisième lettre de Mirecourt se termine par ces mots : « Quand vous lirez ceci, j’aurai cessé de vivre ! » — Hélas ! combien ce genre de promesse est fallacieux : l’expérience nous apprend qu’il ne faut rien en attendre. Bref, Mirecourt ne mourut point, mais il écrivit, en revanche, quinze ans après tout ceci, la biographie de George, qui dut, cette fois, intervenir.

Cet incident, de bien peu d’importance en vérité, fut-il la cause de la résolution de George Sand ? lui fit-il prendre alors seulement le parti d’écrire un livre relatant exactement ( ? ) sa propre histoire d’amour ? Cela est peu croyable, et je pense, avec bien d’autres, que son parti était pris depuis longtemps déjà, et que les erreurs de Mirecourt n’y furent pour rien. Les romantiques ne se sont-ils pas toujours racontés dans leurs œuvres, avec un entrain unanime ? George ne faisait que suivre en cela l’exemple de ses prédécesseurs.

Donc, George écrit, après la mort de Musset, Elle et Lui ; c’est le reproche fondamental qu’on lui fera : elle a attendu, pour écrire ce livre, que la voix de son amant fût silencieuse à jamais. Elle composa son roman en un mois : du 29 avril au 30 mai. La Revue, depuis l’Homme de Neige, lui était ouverte à nouveau ; elle y apporta ce livre : « M. Buloz, dit Spoelberch de Lovenjoul, n’était ni un complaisant, ni un témoin corruptible. De plus, sa situation particulière d’ami et de confident ; des deux affolés d’amour, pendant la période même de leur lutte, donne à ses appréciations, dans ce débat, un caractère tout particulier d’autorité. »

Et voici l’opinion de F. Buloz, sa première impression, sur Elle et Lui :


« Mon cher George,

« J’ai lu votre roman autobiographique. Pour moi qui connais les faits, qui vous ai même toujours défendue verbalement à l’endroit d’Alfred, je vous trouve dans la vérité et dans la modération, dans le portrait que vous tracez.

« Mais le public, qui ne sait pas tout cela, pourra vous trouver un peu sévère. Il y a peut-être aussi des choses qu’il ne faut pas toucher quand il s’agit d’une personne qu’on a aimée, je veux dire le côté pécuniaire…

« Je crois donc qu’aux épreuves, vous ferez bien, pour vous, non pour d’autres, d’adoucir quelques passages, d’accorder quelque chose de plus à l’artiste, de représenter Thérèse moins parfaite[22]. Il faut, en quelque sorte, tout peser et modérer, comme si Alfred était là, et pouvait vous répondre… « Somme toute, certaines choses adoucies ou supprimées, ce sera peut-être une de vos meilleures compositions. On voit bien que vous avez voulu repousser certaines accusations, que vous avez parfaitement le droit de repousser, parce qu’elles sont fausses, car Alfred lui-même les eût repoussées. Mais il faut faire en sorte de le faire sans charger sa mémoire (comme je me plais encore à reconnaître que ç’a été votre intention), en ménageant mieux quelques expressions et quelques passages qui pourraient être mal pris. Certes, vous n’avez pas tué le poète, comme on l’a dit, vous lui avez plutôt fourni ses plus belles inspirations, qui n’ont pas toujours été très ménagées, mais que le public ne pouvait pas saisir, tandis qu’il saisira facilement les applications de votre roman. C’est d’ailleurs tout à fait votre droit, dès que vous prenez la forme romanesque, et, en glorifiant un peu plus encore l’artiste, vous éviterez tous les périls[23]… »

Le 19 août, autre lettre de F. Buloz. Il renvoie à l’auteur son manuscrit : il a marqué au crayon bleu les passages dont il désirerait l’atténuation ou même la suppression ; il voudrait lui en voir changer d’autres ; et puis : « Je croirais très heureux pour vous et le roman, que vous puissiez adoucir, jeter un peu plus dans l’ombre, les endroits où Thérèse passe si facilement des bras de Laurent dans ceux de Palmer. Celui où elle se donne à Palmer qui veut l’épouser, pour éprouver s’il persistera ensuite dans ses idées de mariage, fera quelque peu crier. Moi, cela ne me choque pas trop. Mais le monde en sera plus choqué… » Et George, suivant docilement ce conseil, renonce à cette épreuve, que Thérèse faisait subir à Palmer. On n’en voit plus trace dans Elle et Lui.

Le 1er septembre, l’auteur remit au directeur le manuscrit corrigé. Elle et Lui parut en janvier 1859 ; le retentissement de cette publication fut considérable.

« Il y a dans la première partie, écrit F. Buloz à son collaborateur, une idée indiquée que vous pourriez peut-être développer par la suite, pour en faire un épisode qui serait bien vrai et fort remarquable. C’est que l’artiste ne peut vraiment être grand et complet que lorsqu’il est maître de sa vie et de sa volonté, qu’il ne dépend ni du hasard, ni de ses caprices. S’il faut de la passion pour faire un poète, il ne faut cependant pas que le poète soit dominé toujours par ses passions et en soit le puéril esclave. Quelle vie n’aurait pas fournie Alfred, s’il avait pu prendre le dessus !

« Pour parler d’un autre mort que je regrette aussi, quelle carrière plus grande et plus utile n’aurait pas eue ce pauvre Planche, s’il n’avait également abandonné sa vie au hasard et à l’aventure ! Ce n’est pas le talent qui a manqué à notre siècle, c’est le caractère. Aussi est-on vieux à l’âge où Rousseau commençait à écrire. On jette sa vie au vent, et on n’est plus capable d’efforts virils, lorsqu’on arrive à l’âge d’homme. C’est ce qui est arrivé à votre héros[24]… »

En février, le succès d’Elle et Lui s’affirmait. Pourtant, voici poindre quelques nuages à l’horizon ; je ne parle pas des lettres anonymes, signe certain de réussite ; mais Paul de Musset commençait à laisser voir son mécontentement ; il voulait répondre, et répondre par un roman de sa façon, avant même la publication de la biographie de son frère qu’il annonçait, et qui ne parut qu’après la mort de F. Buloz, en 1877.

« Je m’attends bien à quelques attaques à propos du roman actuel, écrit George au directeur de la Revue, le 4 mars. Vous défendrez la Revue, je me défendrai, moi, s’il y a lieu ; mais défendre le héros de ce roman serait une sottise, et faire du tort à sa mémoire, que j’ai plus relevée que trahie. J’ai excusé les fautes, j’ai grandi les caractères, j’ai tu les misères réelles. C’est comme cela qu’il faut écrire certaines histoires, et c’est comme cela que, par égard pour tant d’autres, j’ai écrit… l’Histoire de ma vie. Ce n’est pas là mentir, c’est pardonner. J’ai des montagnes de preuves, et, en somme, ce n’est pas là que j’ai puisé mes jugements ; c’est dans mon cœur, plein d’oubli pour les travers et les faiblesses que j’ai vus[25]… »

« La famille de Musset crie contre moi, constate F. Buloz quelques semaines plus tard[26], et m’accuse (voyez le rôle honorable pour vous et pour moi) de vous avoir provoquée à faire Elle et Lui pour me venger de celui que j’ai tant aimé ! » Et il s’indigne. À la vérité, Paul le menaçait : il publierait à son tour des lettres de son frère à Tattet contre George. « Nous n’avons qu’à nous bien tenir, » s’écrie F. Buloz, qui ne semble pas prendre Paul, ni les menaces de Paul, au sérieux. George, de son côté, ne s’en occupait guère :

« Je m’inquiète fort peu de ce que vous m’annoncez. On y regardera à deux fois avant de me pousser à bout.

« Quant à vous, si vous avez besoin que je vous justifie, je suis prête à le faire, puisque c’est vrai. Vous pouvez et devez aussi affirmer que, dans le roman, il n’y a pas une ligne reproduite ou seulement imitée. Ce ne sont pas des lettrés bien forts je présume, qui s’y trompent. Pourquoi aurais-je eu recours à des citations, en supposant que j’eusse été à même d’en faire ? La vérité n’est pas exclusivement dans des mots.

« Tenez-moi au courant de cette grande menace…. mais on ne prouve pas ce qui n’est pas[27]. »

Cependant, Paul de Musset a terminé Lui et Elle ; F. Buloz l’annonce à George Sand : « Ce qui vous paraîtra singulier, c’est que Paul de Musset m’a envoyé la première partie de son roman par M. le marquis de la Vilette ; cela s’appelle Lui et Elle, et on vous fait fracturer un secrétaire dès le premier chapitre pour ravoir votre correspondance avec M. Jean Cazeau, dont vous prenez la moitié du nom, pour vous appeler William Caze, et cela, après avoir fait partir pour l’Italie M. Jean Cazeau. Après cette séparation commence la liaison avec Édouard de Falconet, et cette première partie finit par le départ des deux amants pour l’Italie.

« C’est hier qu’on m’a remis cette belle histoire. »

François Buloz juge que ce n’est qu’une parodie du roman d’Elle et Lui, une œuvre de grossière vengeance ; il a rendu d’ailleurs le manuscrit à M. de la Vilette… et prévenu le frère du poète « qu’il allait faire une faute grave s’il allait plus loin ; mais on la fera, car il y a des provocateurs inconnus, une femme surtout ; ceci n’est qu’une vengeance de petits esprits ; ce que j’ai lu me paraît méprisable ; il n’y a pas jusqu’à ce pauvre. Planche qui n’y ait son rôle sous le nom de Diogène, et moi-même, j’y ai ma part… Cela pourrait faire du scandale, mais je ne crois pas que vous deviez vous en préoccuper, du moins si j’en juge par ce que j’ai lu[28]. »

« J’avais toujours dit, écrit encore F. Buloz à son amie la semaine suivante, qu’Alfred, malgré tout, valait mieux que son frère, parce qu’il était poète et qu’il se serait refusé à certaines choses. Paul me donne trop raison[29]. Quoi qu’il en soit, et puisqu’on annonce des lettres de vous dans ce pamphlet, vous avez le droit d’empêcher la publication de ces lettres ; c’est une chose jugée. Lorsque le marquis de la Vilette m’a apporté la première partie de ce roman-pamphlet de la part de M. P. de Musset, il m’a très longuement développé les griefs de celui-ci à propos de la destruction des lettres de son frère à vous adressées, et des vôtres à Alfred remises entre les mains de M. Papet, et qui auraient été brûlées récemment. Puis M. de la Vilette a ajouté que Paul avait une copie de sept lettres de vous à son frère. Est-ce celles-là qu’on voudrait publier ? Je ne sais. Mais le procédé sera blâmé par tous les honnêtes gens, et vous, vous pouvez vous y opposer ; seulement, je ne saurais donner un avis en matière aussi délicate[30]. »

Cependant, George, sujet de bruit et de scandale, ne se préoccupe de rien. Elle est, pendant ce temps, à Nohant, dans un sommeil perpétuel ; c’est le résultat d’une grippe singulière : « Il y a dix ans, écrit-elle à F. Buloz, que je n’ai tant dormi !… » L’agitation n’est pas son fait, et que lui importe le livre de Paul ? « Je n’ai pas encore lu Lui et Elle, je n’ai pas eu le temps, car j’ai eu tous les jours des conférences avec des paysans et des fermiers, gens qui ne s’expliquent pas vite. » D’ailleurs, ses amis lui ont conseillé de ne pas s’occuper de « cette plate méchanceté-là. » Si Paul de Musset a voulu troubler la paisible George, il n’a pas réussi.

Lui et Elle non plus n’a pas réussi, au dire de F. Buloz : « Son roman n’a eu aucun succès, et a été généralement blâmé. On n’a même pas compris qu’il se soit jeté dans cette vilenie ; il faut qu’on l’y ait poussé, car le procédé est contraire à ses antécédents, à moins qu’il n’ait cru pouvoir se permettre avec une femme ce qu’il n’avait jamais fait jusqu’ici. À votre place, je me vengerais en parlant en très bons termes du poète… vous pouvez dire votre mot à ceux qui prétendent le défendre sans mission, et sans même connaître les choses dont ils parlent. Je le disais au marquis de la Vilette : « Jamais, dans une intimité de quinze ou vingt ans, Alfred ne m’a dit un mot de son frère ; Paul, au contraire, m’a souvent dit beaucoup de mal de son frère Alfred. Paul existait-il pour Alfred ? Et il veut se mêler de ce qu’il ne sait pas ! » Le marquis se plaignait au nom de Paul de la destruction des lettres remises à M. Papet[31] : « Aurait-il voulu qu’on les lui rachetât ?… Voilà, ajoutai-je encore, ce que peut toujours répondre une femme aux plaintes de ce genre, et la réplique est formidable, monsieur… Le marquis n’eut rien à répondre[32]. »

Parlant du roman autobiographique de George Sand, M. Clouard a écrit : « Vingt mois après la mort d’Alfred de Musset, Elle et Lui parut. Grand tapage au profit de Buloz, mais scandale énorme, et qui retomba sur l’auteur ; le blâme fut général, et il suffit de lire les journaux de l’époque pour s’en assurer. »

La presse fut certainement défavorable au roman de George. Mais elle le fut aussi à celui de Paul de Musset. Cependant, si la critique blâma le procédé des deux écrivains, elle ne s’occupa vraiment, au point de vue littéraire, que de l’œuvre de George Sand ; ses adversaires les plus hostiles ne purent éviter de reconnaître la supériorité d’Elle et Lui sur Lui et Elle.

Le blâme le plus sévère fut infligé à George Sand par Ulrich Guttinguer dans la Mode (Guttinguer fut, on le sait, un ami très fidèle d’Alfred de Musset) ; sa critique d’Elle et Lui (Les pensées improvisées) est sans pitié : « Le lecteur jugera si elle est méritée, » dit-il.

La Correspondance littéraire suivit la publication d’Elle et Lui dans la Revue, et déjà le 5 avril 1859, on pouvait remarquer dans La Correspondance cette note fort perfide :

« Nous avons perdu Alfred de Musset au mois de mai 1857, mais les morts vont vite sur la pente de l’oubli ; vingt mois ne s’étaient pas écoulés que la Revue des Deux Mondes, qui lui devait tant, a inséré un roman de Mme Sand : Elle et Lui, où était traités indignement la mémoire du poète qui n’était plus là pour se défendre. On prétend, — et je serais charmé que la nouvelle se confirmât, — que plusieurs amis de l’immortel auteur des Nuits vont relever l’insulte, et faire paraître incessamment une réponse qui ne peut manquer d’être sanglante ; qui sait si après Elle et Lui, l’illustre romancière ne continuera pas à défiler son chapelet, et ne nous donnera point une suite d’histoires, qu’elle pourra intituler Elle et Eux ? »

Le 20 avril, nouvel article de la Correspondance littéraire, qui reproche à la Revue une faute grave : apprendre à ses collaborateurs comment elle respecte leur mémoire ; et une maladresse : fournir à un recueil qui est appelé à lui faire une redoutable concurrence, l’occasion de publier Lui et Elle. -— Où est-il, ce recueil dangereux ? Eh bien ! c’est le Magasin de librairie : on ne s’en doutait pas. — « Voici en effet que le Magasin de librairie publie dans son numéro du 10 avril la contre-partie du roman de Mme Sand… M. Paul de Musset, sous ce titre de Lui et Elle, s’est chargé de donner une dure leçon à l’ancienne amie de son frère, et de la faire descendre, un peu trop brutalement peut-être, du piédestal sur lequel elle s’est posée en victime… »

Ce qui irrite le plus la critique de l’époque, c’est l’amour un peu protecteur et maternel de Thérèse, l’héroïne du nouveau roman ; elle appelle ses amants : « Mon cher enfant. » Cette formule déplaît ; la Correspondance littéraire en est choquée ; « L’on peut se demander avec le poète :

D’où lui viennent de tous côtés
Ces enfants qu’en son sein elle n’a point portés.

Enfin, le 5 mai : « Ceux qui aiment le scandale doivent être satisfaits ; je trouve que la vengeance est complète, et ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est qu’elle est méritée… etc. » Le Pays, en juin, juge les deux romans, et c’est ici Barbey d’Aurevilly qui parle : « Voici deux déplorables livres, que la critique ne peut séparer… Elle et Lui… c’est un livre d’une abominable tristesse dans le genre d’Adolphe, mais en comparaison duquel Adolphe, que Planche, ce hibou de sagesse, trouvait déjà si triste, a les rafraîchissements et les joyeuses écumes d’un lait pur. » Suit une analyse peu favorable à l’auteur, qu’il accuse d’orgueil. Elle crée des hommes misérables… « peut-être est-ce la punition des femmes qui déplacent leurs fonctions, et se font écritoires, que de n’être aimées que par des hommes petits qui les trouvent grandes… » Le raisonnement, il me semble, pèche par sa base : petits, les amants de George Sand ? Mérimée, Musset, Chopin, petits ? Barbey d’Aurevilly aurait dû dire plutôt qu’il n’existait pas de grands hommes pour une maîtresse[33]. — Et puis : « C’est toujours cet amour maternel, sans sacrement bien entendu, qui ressemble monstrueusement à l’inceste : tout cela est horrible et infect, d’un travail pourrissant sur les esprits et sûr les âmes. C’est un scandale que ce livre, un misérable scandale et… un coup manqué. »

Sur Lui et Elle, peu de chose : « C’est assurément le meilleur livre de M. Paul de Musset (à part toute personnalité saignante et blessée), son frère lui a porté bonheur, un triste bonheur… »

D’ailleurs, Barbey d’Aurevilly préfère à George Sand, beaucoup trop vantée à son avis, Mme de Staël, ou Mme de Girardin même ; il accorde qu’Elle et Lui est bien supérieur au livre de P. de Musset : « Où allons-nous ? de quelles escopettes ne sommes-nous pas menacés ? Tout le monde voudra vendre après la mort, la peau de quelqu’un, en l’étiquetant. C’est la peau de M. Tel ou de Mme Telle, avec qui j’étais si bien ![34]. »

Léon de Wailly, dans l’Illustration[35], est circonspect : « Cette susceptibilité (de M. P. de Musset) est-elle aussi prudente, aussi fondée qu’elle est honorable et pieuse ? Pour l’avoir vengé, a-t-il disculpé son client ? L’a-t-il blanchi ? — D’ailleurs, y a-t-il réellement des portraits dans le livre ? Est-ce bien Lui, est-ce bien Elle ? »

La Revue de l’Instruction publique est très louangeuse pour George Sand. Le critique ici, Claveau, se soucie peu que « l’histoire crie, » et que la biographie « se plaigne, » ou que les événements soient vrais ; ce qui lui importe, c’est de rechercher si l’analyse des passions est délicate, si la peinture des caractères est fidèle : « Eh bien ! dans Elle et Lui, par une puissance merveilleuse de pénétration intime, d’observation psychologique… Par la grâce d’un style toujours égal et toujours pur… l’auteur s’élève au-dessus de lui-même, c’est-à-dire des autres… Je ne sais ce qu’on entend par le sublime, mais je sais qu’il n’y a nulle part, excepté dans certaine scène de Polyeucte, plus de tragique élévation que dans cet admirable passage : « Thérèse, Thérèse… jurez-moi sur le souvenir de l’enfant que vous avez perdu, que vous n’aimez plus Palmer, etc. »

Pontmartin à cette heure écrit au Correspondant, car il a quitté la Revue des Deux Mondes ; (et même, il ne demanderait pas mieux que d’y rentrer.) C’est un charmant causeur que Pontmartin, il serait aussi un excellent critique, s’il n’était dominé par l’intention de moraliser ses lecteurs ; la chronique qu’il consacre à Elle et Lui sera un excellent prétexte pour leur indiquer le néant des amours coupables : c’est un peu monotone, et si inutile ! « Lui et Elle est une œuvre de châtiment ou de vengeance, mille fois plus cruelle envers Olympe que ne l’était le roman d’Elle et Lui : « Si j’étais le seul que cette femme ait mis en cet état, on pourrait me citer comme une exception, un cas rare… Regarde où en sont aujourd’hui ceux qu’elle a aimés. Tous ne sont-ils pas sortis de ses mains plus ou moins meurtris, défigurés, estropiés pour jamais ? On en ferait une procession de fantômes[36] ; » et encore : « Mais je suis perdu ! s’écria Édouard, je mourrai avant elle et je serai calomnié, etc. »[37]

« Les voiles sont trop transparents, » observe le critique du Correspondant, « les polémiques trop personnelles… » et dans un accès de lyrisme religieux il s’écrie : « Voilà donc le dernier mot des passions libres et fières, qui marchaient à la conquête de l’idéal, à qui le monde semblait trop petit !… nous avons vu comment elles commencent, vous voyez comment elles finissent. O néant du cœur de l’homme abandonné à ses propres forces ! qu’ils se consolent, ceux qui parfois sont tentés de se plaindre, d’avoir passé ici-bas sans connaître ces amours chimériques qui sont aux amours véritables ce que la fièvre est à la vie… » Mauvaise comparaison, et puis il félicite l’homme de bien, celui qui n’a pas éprouvé d’amours chimériques : « Dans sa vieillesse, son regard peut s’arrêter sur la moisson qui ne mûrit que pour les âmes pures, soumises à la loi de Dieu. » (Qu’est-ce que cela veut dire ? J’avoue n’y rien comprendre, — cette moisson, ces amours chimériques, — chimérique l’amour de George ? Oh non ! ) Bref, Pontmartin exhorte ses lecteurs à éviter la fièvre. — Que ces lecteurs, après cela, ne s’avisent pas de relire la magnifique tirade de Perdican : « On est souvent trompé en amour, souvent blessé, et souvent malheureux, mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe… » etc..[38]car cette éloquence-là leur semblerait plus entraînante que celle de Pontmartin.

L’homélie de Pontmartin est fort morale, et comme prédicateur évangélique il foudroie, mais comme écrivain, peut-il s’empêcher de louer et de reconnaître la supériorité d’Elle et Lui, sur Lui et Elle ? Il n’hésite pas, et préfère le livre de Sand au pamphlet de Paul de Musset. Enfin un autre critique, M. Babou, écrit dans la Revue Contemporaine de juillet-août 1859, un article intitulé : Les confessions de deux enfants du siècle.

M. Babou est très effrayé de tant de romantisme, il cite aussi des passages d’Elle et Lui, une lettre de Laurent-Musset : « Ma chère Thérèse, mon cher Palmer, vous êtes mes anges gardiens, — vous m’avez porté bonheur… je renais… je vous aime, mon être se transforme, etc.. » M. Babou s’indigne : « Quelles étranges confidences ! Dans quel monde sommes-nous ? » « Un amant écrit en style emphatico-mystique à son ancienne maîtresse, à son rival heureux, qu’il est entraîné vers de nouvelles amours, et il leur demande à mains jointes des prières, et des bénédictions, qu’on lui expédie courrier par courrier !… » M. Babou s’étonne et doute : « C’est invraisemblable. » — Hélas ! M. Babou n’est pas un romantique, et nous savons, nous, que George n’a rien inventé ; ces lettres folles, nous les avons lues dans la correspondance de Sand et de Musset ! — Oh ! mon enfant, tu ris, tu es belle, tu es jeune, tu te promènes sous le plus beau ciel du monde, appuyée sur un homme dont le cœur est digne de toi. — Brave jeune homme ! dis-lui combien je l’aime, et que je ne puis retenir mes larmes en pensant à lui ; » et de George : « Pagello est un ange de vertu qui mériterait d’être heureux… c’est pourquoi je ne devrais pas le réconcilier avec L’Arpalice (une maîtresse).., je passe avec lui les plus deux moments de ma journée à parler de toi. Il est si sensible et si bon cet homme, etc. » Qu’en dites-vous, M. Babou ?

M. Clouard a écrit : « Paul de Musset prit, comme il le devait, la défense d’Alfred. Sans rien dire à personne, il envoya Lui et Elle au Magasin de Librairie, dirigé par Charpentier. » Mais nous avons vu que Paul de Musset avait fort bien proposé son roman à F. Buloz, avant de le porter à Charpentier.

F. Buloz assura à George que Lui et Elle n’avait aucun succès. Pourtant, si ce pamphlet fut blâmé par beaucoup de gens, il eut, comme Elle et Lui, ses défenseurs, et d’abord les amis de Paul, cela va sans dire. J’ai sous les yeux quelques-unes de leurs lettres, qui sont certainement hostiles à George et à l’œuvre de George. Voici d’abord une lettre de Mélesville, le vaudevilliste :

« Courage, mon digne et brave ami ! » écrit-il à Paul, continuez à démasquer cette odieuse créature, qui s’enveloppe dans sa robe d’innocence, et se drape audacieusement dans ses impostures. Votre rôle est noble et facile. Il importait au frère d’Alfred de Musset de porter la lumière dans le cloaque immonde et calomnieux, de venger une cendre à peine refroidie, et que, plus que tout autre, cette femme devait respecter en se respectant elle-même. »[39]

Voici encore une lettre de Mme Jaubert, la tendre marraine de Musset, sa confidente, son amie ; elle prend vivement le parti du filleul, cela est bien ; mais comme elle accable George ! Sa véhémence semble même démasquer une certaine rancune féminine…

« Vous avez réussi ainsi à faire connaître au monde tel qu’il était (elle s’adresse aussi à Paul), ce poète incomparable, si envié des uns, si calomnié par Elle. Vraiment il parle par votre voix dans tous les dialogues. C’est bien lui, — aussi le faites-vous aimer de celles qui ne l’ont jamais connu.

« Ma fille, mes compagnes de voyage[40]ne craignent pas de me charger pour vous d’un monstrueux colis de félicitations. À vrai dire, il semble que vous sortez d’un duel, où, ayant affaire à un adversaire traître, vous vous êtes brillamment tiré d’affaire, rien que par votre valeur. On voudrait vous serrer la main, vous embrasser ; quant à Elle, c’est écrasant, sans nul échappatoire ; elle a véritablement reçu en ce monde la punition de ses criminels instincts ; le trait le plus sanglant de tout, selon moi, est cette phrase : « Vous parlez si souvent de chasteté que cela devient indécent… » Il me semble que c’est le dard qui l’atteindra en tous sens… Je ne crois pas qu’il existe l’exemple d’une réplique en calomnie d’un tel accent modéré, atteignant une telle portée de justice. Si elle subit cette lecture, elle, Olympe, sans tomber malade, il faut la tenir pour invulnérable. »[41]

Tomber malade ! Mme Jaubert est loin de compte. Jamais George ne s’est mieux portée, et lorsque le sommeil lui laisse quelques loisirs, elle s’occupe à conseiller et à diriger ses paysans.

Ulrich Guttinguer, lui aussi, s’inquiète de ce que pense George du livre de Paul, George et « son entourage. » — « Personne de la presse n’en parle, et je reconnais là l’influence satanique ou sadanique… » Il est très touchant, vraiment, de constater l’émotion des amis du pauvre Musset à cette époque, et leur animosité à l’égard de George. C’est à qui félicitera Paul, s’agitera, jettera l’anathème à la femme coupable : « Que dit-elle ? » — « S’en relèvera-t-elle ? — N’est-elle pas foudroyée ? » — Et du côté de George, la charmante apathie que nous connaissons, l’indifférence parfaite. Considérant tout cela froidement aujourd’hui, — soixante ans après, — on en vient à croire que si la passion anima les amis de Musset, George écrivit Elle et lui sans passion, et uniquement parce que le roman était éclos à point, à son heure, dans son cerveau. Elle l’écrit rapidement, d’affilée, — en un mois, — et ensuite… elle se remet à un autre travail[42]. Les polémiques qu’elle fera naître, les répliques que son livre suscitera, les blessures qu’on tentera de lui causer à propos de ce livre, tout cela passera au-dessus d’elle, — ou au-dessous, — et ne l’atteindra point. — Son livre écrit, elle commence Jean de la Roche, et puis… elle pèse ses moutons.

C’est bien la même femme qui, revenant de voyage, et apercevant chez Mme F. Buloz le portrait de Jules Sandeau, ne le reconnaît point, et demande : « Qui est-ce ? » — Mme F. Buloz, plus gênée que George, rougit, hésite, dit enfin : « Mais… c’est Sandeau, » craignant de mettre George dans l’embarras par cette réponse. — « Comme il est vieux ! » dit George en haussant les épaules, et elle parle d’autre chose.

Précisément et puisque le nom de Sandeau a été prononcé ici, il faut noter qu’à côté de la question Musset-Sand, il y a aussi la question Sandeau. Car enfin, dans Lui et Elle, le pauvre Cazeau expédié allègrement en Italie par William Caze, c’est Jules Sandeau, et P. de Musset remettait ainsi en scène, pour servir sa rancune personnelle, de vieilles histoires qui ne concernaient pas uniquement son frère… D’autres pouvaient s’en blesser, — d’autres s’en blesseront, et parmi eux, Mme Jules Sandeau.

Sa lettre à Paul de Musset est fort digne, et douloureuse :

« Je vous avoue qu’en trouvant dans votre première publication un épisode de l’histoire de mon mari avec Mme Sand, qui vous avait été raconté par nous un soir au coin du feu, dans la plus intime causerie, mon étonnement a été profondément triste. Vous parlez de Jules d’une façon fort bienveillante, mais si vous m’aviez consultée, vous n’en auriez pas dit un mot. Cazeau n’était pas en cause, ceci ne le regardait en rien ; s’il est attaqué, il pourra, Dieu merci, se justifier lui-même ; que Mme Sand l’en préserve, car il est rude, quand on a une femme et un fils de quinze ans, d’en venir à pareille extrémité, et de livrer sa vie en pâture au public. Jugez-en par vous-même, monsieur, par l’état dans lequel se trouve Mme votre mère, et voyez ce que serait pour une femme et un fils un pareil débat. Mon cœur a été un peu froissé ; plusieurs fois on a publié dans les journaux des allusions à cette vieille histoire, mais ceux-là, je ne les comptais pas dans mes amis…[43] »

Quant à Mme de Musset, — qui, elle, ne fut pas consultée par Paul, — ce roman l’effraya…

« J’en reviens à mes inquiétudes, écrivit-elle alors à son fils. Je crois que tu te fais une foule d’ennemis irréconciliables. Tous ces personnages existent encore sous leurs sobriquets : ils ne pourront manquer de se reconnaître. D’ailleurs, la dame les y aidera. Si ce n’était cette crainte, je ne pourrais manquer d’être électrisée par des pages si belles, et si bien écrites. Il y en a plusieurs d’étonnantes ; mais, si j’avais été consultée, je t’aurais engagé à ne pas oublier la scène étrange qui s’est passée entre elle et moi, à l’occasion du départ pour l’Italie.

« Je t’ai raconté cent fois qu’avant de partir, ton frère m’avait demandé mon consentement à ce triste voyage, et que je l’avais obstinément refusé ; enfin, voyant mon désespoir, il s’est jeté à mes genoux en me disant : « Ne pleure pas, ma mère ; si l’un de nous deux doit pleurer, ce n’est pas toi. » Ce sont ses propres paroles. Tu comprends que je ne les ai jamais oubliées ; il s’en alla après m’avoir rassurée, et déclara à la dame qu’il ne pouvait affliger sa mère. Le bon fils ! Que fit cette femme ? À neuf heures du soir, elle prit un fiacre et se fit conduire à ma porte. On vint m’avertir que quelqu’un me demandait en bas ; je descendis, me faisant suivre d’un domestique, et n’y comprenant rien. Je montai dans cette voiture, voyant une femme seule. C’était elle. Alors elle employa toute l’éloquence dont elle était maîtresse, à me décider à lui confier mon fils, me répétant qu’elle l’aimerait comme une mère, qu’elle le soignerait mieux que moi, que sais-je ? La sirène m’arracha mon consentement. Je lui cédai, tout en larmes, et à contre-cœur, car il avait une mère prudente, bien qu’elle ait osé dire le contraire, dans Elle et Lui.

« Cette scène a son prix, et je suis fâchée qu’elle ne se trouve pas dans ton récit véridique. Vois si tu peux l’introduire en parlant des regrets qu’il laisse derrière lui dans sa famille… » On voit que Mme de Musset, tout en déplorant la publicité donnée à Lui et Elle, eût désiré ajouter à cette histoire des précisions nouvelles.

M. Clouard, qui publia naguère la lettre qu’on vient de lire[44], ajoute : « Certes, Paul de Musset eut raison de répondre ; nous blâmons seulement la manière… » On ne saurait mieux dire, et M. Clouard réclame, — il écrivait en 1896, — la publication de la correspondance intégrale des deux amants. Ce vœu fut exaucé en 1904. Hélas ! une correspondance semblable n’est jamais intégrale, et dans celle-ci n’avons-nous pas déploré la fréquence de telles remarques : « Ici, une ligne et demie supprimée[45]. » « Ici un large coup de ciseau qui a enlevé environ une quinzaine de lignes du texte[46]. »

Ainsi le voulut George, — et ainsi la lecture de ces lettres magnifiques ne nous donne qu’une jouissance littéraire de plus, c’est beaucoup, et qu’avons-nous à faire du reste, après tout ? — George était libre d’emporter son secret avec elle ; quant à Musset, s’il ne fut pas consulté, n’avait-il pas absous son « George et » à l’avance en lui disant : « Je crois en toi, et je te défendrai contre le monde entier, jusqu’à ce que j’en crève[47] ? » George n’avait donc nul besoin de justifier ses coupures par des mots comme ceux-ci : « J’ai coupé ici des plaintes qui m’eussent bien vengée de certaines gens, — je les ai anéanties, ne voulant pas être tentée de punir, même après ma mort[48]. »

Elle et Lui donna donc naissance à Lui et Elle, mais la série ne s’arrêta pas là. Mme Louise Colet écrivit ensuite Lui, où, sous prétexte de parler de Lui, elle parla d’elle, Louise Colet. On se souvient qu’elle introduisit dans cet autre roman autobiographique, l’épisode du lion du Jardin des plantes, en publiant les vers que Musset lui dédia au retour de leur promenade :

Antilope aux yeux noirs, dis quelle est mon amante ?
O lion, tu le sais, toi, mon noble enchaîné ;
Toi qui m’as vu pâlir lorsque sa main charmante
Se baissa doucement sur ton front incliné.

Mme Colet voulut faire ainsi croire à la postérité qu’elle avait caressé le lion de sa main. Mais Mlle Colin, la gouvernante de Musset, raconta fort prosaïquement dans ses Mémoires, que si le lion rugit ce jour-là, c’est que Mme Colet, craignant de le toucher, introduisit le manche de son ombrelle dans la cage…

Après Lui, il y eut aussi Eux et Elle, une plaquette de Lescure ; et encore Eux, Drame contemporain en un acte et en prose par Moi. On attribua cet acte à Gaston Lavalley ; il est d’Alexis Doinet[49]. Le nom des personnages est assez étrange :

Lui-même, frère de Lui, Nous, notaire. Tien, domestique de Lui-même. Elle, Un. Elle, Deux, etc..

En août 1859, George Sand remit à F. Buloz le manuscrit de Jean de la Roche. Le directeur de la Revue en fut satisfait ; toutefois, il demanda quelques corrections, ici ou là : il trouva certaines parties trop romanesques, et puis l’héroïne, qui n’a que quinze ans, raisonne comme si elle en avait vingt-cinq ou trente. George ne pourrait-elle la vieillir un peu ?

Cependant l’intérêt de Jean de la Roche ne réside pas uniquement dans le roman, mais aussi dans la préface… Car George s’aperçut à la longue que Paul de Musset avait écrit Lui et Elle, et répondit, par cette préface, assez fièrement, aux attaques de Paul :

« Quant aux malheureux esprits qui viennent d’essayer un genre nouveau dans la littérature et dans la critique, en publiant un pamphlet, en annonçant à grand renfort de réclame et de déclamations imprimées, que l’horrible héroïne de leur élucubration était une personne vivante, dont il leur était permis d’écrire le nom en toutes lettres, et qui lui ont prêté leur style en affirmant qu’ils tenaient leurs preuves et leurs détails de la main d’un mourant, le public a déjà prononcé que c’était là une tentative monstrueuse, dont l’on rougit, et que la vraie critique renie, en même temps que c’était une souillure jetée sur une tombe.

« Et nous disons, nous, que le mort illustre renfermé dans cette tombe, se relèvera, indigné, quand le moment sera venu. Il revendiquera sa véritable pensée, ses propres sentiments, le droit de faire lui-même la fière confession de ses souffrances, et de jeter encore une fois vers le ciel, le grand cri de justice et de vérité qui résume la meilleure partie de son âme et la plus vivante phase de sa vie…

« Quelques amis ont reproché à l’objet de ces outrages de les recevoir avec indifférence ; d’autres lui conseillaient, il est vrai, de ne pas s’en occuper du tout ; après réflexion, il a jugé devoir s’en occuper en temps et lieu, mais il n’était guère pressé. Il était en Auvergne, il y suivait les traces imaginaires de son roman nouveau, à travers les sentiers embaumés, au milieu des plus belles scènes du printemps. Il avait bien emporté le pamphlet pour le lire, mais il ne le lut pas. Il avait oublié son herbier, et les pages du livre furent purifiées par le contact des fleurs du Puy-de-Dôme et du Sancy. Suaves parfums des choses de Dieu, qui pourrait vous préférer le souvenir des fanges de la civilisation ?[50] »

C’est ainsi que George répondit à Paul de Musset, quand elle se décida à sortir de son sommeil léthargique, et de sa première indifférence. La riposte est violente, F. Buloz l’approuva cependant. Il n’y changea qu’un mot ; parlant du pamphlet de Paul, George avait d’abord écrit : « Sans vouloir en appeler à la justice des tribunaux, » et F. Buloz substitua à ces mots : « la justice des hommes. » À son sens, le mot « tribunaux » manquait de fierté[51]. »

Voici ce que le directeur de la Revue écrivit à George à propos de cette préface :


Paris, 25 octobre 1859.

« Mon cher George, Votre préface si haute, et si éloquente, et quelques mots de Manin, qui répondent parfaitement à tout ce que je vois et observe depuis quelques années, me donnent l’idée de vous proposer une tentative.

« Manin disait, je l’ai appris récemment : « En France, je n’ai trouvé de jeunesse que chez les vieillards ! » Le mot est trop vrai, malheureusement, et je pouvais dire avec la même justesse il y a plus d’un an, en parlant du fils d’un ancien ministre : « Si je considère l’attitude du père et celle du fils, malgré ses vingt-cinq ans, ce n’est pas le fils qui est le jeune homme, c’est le père. La jeunesse, en effet, si je ne suis pas un vieux radoteur, n’a ni généreuse ardeur, ni haute pensée, ni grande flamme, généralement parlant ; aussi, en voyant tout ce qui me passe sous les yeux, et vous conviendrez que je suis assez bien placé pour observer, il m’arrive souvent de dire avec tristesse, en parlant des hommes de notre génération : « C’est donc encore nous qui sommes les jeunes ! »

« Comparez les jeunes gens que nous voyons dans les lettres et ailleurs, à la jeunesse de la Restauration, et de 1830 ! Il y avait alors de nobles aspirations, une vive indignation contre tout ce qui était oppressif pour l’esprit humain, et pour les peuples. Aujourd’hui, rien ne vient, à vrai dire, du côté soi-disant vivace de la génération qui arrive et qui monte ; s’il y a par là de généreuses aspirations, rien ne nous l’apprend, rien n’en transpire volontiers. Y a-t-il un jeune talent, il est bien prêt, plutôt, si ce n’est déjà fait, de se laisser enrôler par la puissance qui enchaîne la pensée. On peut dire que l’écrivain en voie de formation passe le plus souvent à l’influence ennemie, qui n’aime ni les penseurs ni les écrivains ; — alors, que devient-il ?

« Il appartiendrait à une voix comme la vôtre de parler à la jeune génération, et de l’avertir de la chute qui la menace. La couronne intellectuelle de la France, qui a tant brillé depuis le XVIe siècle, est en sérieux danger, je le crains fort, sous le régime de l’esprit matériel, et sous l’empire des mœurs que nous voyons. Vous vous feriez beaucoup d’honneur en abordant ce sujet. Un beau cri, un cri de douleur et de colère, — comme celui de votre préface, — sorti de votre solitude, ou même cette idée devenant l’objet d’un roman peut-être, obtiendrait une vive attention, et pourrait opérer une espèce de réveil de l’intelligence française.

« Où va la France ? où vont l’esprit et les forces vives de ce pays ? Personne ne le dit, et cependant toute voix autorisée peut le dire, car il ne s’agit point ici de questions politiques, mais d’une question morale et philosophique[52]… »


MARIE-LOUISE PAILLERON.

  1. « Il crut Solange et prit parti pour elle. » Karénine, vol. II, p. 581 George Sand.
  2. W. Karénine. G. Sand, p. 580. Lettre de G. Sand à Mlle de Rozières.
  3. Id. Lettre à Ch. Poney, p. 583.
  4. Correspondance. — À Maurice Sand, 27 avril 1848.
  5. Bainville, Histoire de trois générations.
  6. Cette revue parut le 2, le 9, et le 23 avril 1848 (S. de Lovenjoul).
  7. Voir dans la correspondance de G. Sand la lettre du 17 avril à Maurice Sand
  8. Collection S. de Lovenjoul, inédite.
  9. 21 février 1851, inédite.
  10. 31 décembre 1851, inédite.
  11. Collection S. de Lovenjoul. Datée du 26 décembre 1862 par erreur, cette lettre doit être de 1851, inédite.
  12. Collection S. de Lovenjoul, 4 mai 1853. Inédite.
  13. Collection S. de Lovenjoul, 30 juillet 1858, inédite. Mais George n’a jamais été à Chillon, et elle l’affirme à son ami qui répond : « Nous avons bien regardé votre nom, et ma femme et ma fille s’extasiaient sur le jambage du D. qui seul leur aurait fait reconnaître, disaient-elles, votre signature… » (14 août 1858).
  14. 15 mai 1857.
  15. Voir le 1er volume de cet ouvrage, chapitre VI : Elle et lui
  16. G. Sand, histoire de ma Vie, vol. 4, page 282.
  17. Voir au volume II : François Buloz et ses amis, La Revue des Deux Mondes et la Comédie française, page 112.
  18. Voir vol. I, François Buloz et ses amis, La Vie littéraire sous Louis-Philippe, l’estime que F. Buloz témoignait à Planche.
  19. George venait cependant de terminer alors Elle et Lui.
  20. Octobre l858. Inédite.
  21. Elle et Lui fut payé 4 500 francs à l’auteur.
  22. On se souviendra que Thérèse, c’est l’héroïne George.
  23. Citée dans la Véritable histoire d’Elle et Lui par S. de Lovenjoul.
  24. 22 janvier 1859. Citée par S. de Lovenjoul, La véritable histoire, etc.
  25. 4 mars 1859, inédite.
  26. 23 mars 1859.
  27. 24 mars 1859, inédite.
  28. Collection S. de Lovenjoul. 1er avril 1859, F. 11, inédite.
  29. Paul disait, ainsi que son éditeur, qu’ils arracheraient le masque de l’auteur d’Elle et Lui.
  30. Collection S. de Lovenjoul, 7 avril 1859, F. 22, inédite.
  31. Papet n’avait pas brûlé les lettres ; George les confia vers cette époque à Mancean, en le priant de les détruire ; il n’en fit rien. (V. la Véritable histoire… etc.)
  32. Collection S. de Lovenjoul, F. 34, 23 mai 1859, inédite.
  33. A la suite de la liaison avec Michel de Bourges, qu’elle considérait aussi comme son grand homme, voici l’appréciation de George sur ceux-ci : « J’ai des grands hommes plein le dos ; qu’on les taille en marbre, qu’on les coule en bronze, mais qu’on n’en parle plus. » Correspondance.
  34. Barbey d’Aurevilly, le Pays, 15 juin 1859.
  35. 21 mai 1859.
  36. Paul de Musset, Lui et Elle.
  37. Idem.
  38. Cette tirade est d’ailleurs de George Sand, Voir sa Correspondance avec Musset publiée par M. Decori.
  39. M. Charavay, Lettres autographes et documents historiques — Mars-avril 1915. N° 791.36.
  40. Mme Jaubert voyageait alors avec des amis ; sa lettre est datée de Vernou-sur-Brenne.
  41. Inédite.
  42. Elle confie à F. Buloz en août 1859 : — « L’envie de faire un roman m’étant venue, j’ai cru devoir me laisser aller… »
  43. Inédite.
  44. Revue de Paris ; A.Clouard, Alfred de Musset et George Sand. Notes et documents inédits (15 août 1896).
  45. Correspondance de G. Sand et d’Al. de Musset ; 3e Réponse d’Elle, p. 33.
  46. Ibid. 4e Réponse d’Elle, p. 48.
  47. Ibid. 5e de Lui, p. 54.
  48. Ibid. notes sur la 6e lettre de Lui, p. 73.
  49. Chez le Gost Clérisse, Caen, 1860.
  50. Préface de Jean de la Roche, Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1859.
  51. Collection S, de Lovenjoul, 10 octobre 1859, inédite.
  52. Correspondance S. de Lovenjoul. Lettre citée dans la Véritable histoire d’Elle et Lui.