François Villon (Gaston Paris)/Texte entier

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Hachette (p. 3-191).

LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS

FRANÇOIS VILLON

par
GASTON PARIS
de l’académie française

PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1901


À Monsieur Jules JUSSERAND,
Ministre de France à Copenhague.


Mon cher ami,

Vous souvient-il qu’à l’origine cette collection — dont nous avions conçu l’idée ensemble — devait s’appeler « les Immortels » et ne comprendre que quarante volumes, qui auraient paru avec un élégant cartonnage, orné, au coin, d’une immortelle d’or ? Sur ces quarante Immortels nous ne pûmes nous mettre d’accord, nous et les amis que nous consultâmes : trente allaient tout seuls, mais pour les dix dernières places il y avait encombrement, chacun de nous ayant ses candidats et n’en voulant pas démordre, si bien que nous renonçâmes à ce chiffre qui nous amusait, et que la collection dirigée par vous compte déjà quarante-trois volumes, bien qu’il lui manque encore quelques-uns de nos plus illustres écrivains.

Dès l’origine, vous aviez admis maître François Villon, et c’est ce qui diminue mon scrupule au moment où j’introduis sa figure patibulaire en si noble et glorieuse compagnie. Il devait même être un des premiers à se présenter au public ; mais je n’ai pas votre vivacité et cette merveilleuse faculté de travail et souplesse d'esprit qui vous font mener rapidement à bonne fin tout ce que vous entreprenez. Puis, il y a une dizaine d'années, j'avais émis sur la vie de Villon une vue qui contredisait celle de son savant et pénétrant biographe. Celui-ci avait défendu son opinion par des arguments de fait qui semblaient irréfutables, et j'appuyais la mienne d’arguments d’ordre moral qui me paraissaient non moins probants. Ne pouvant ni contredire les premiers ni renoncer aux seconds, je ne voyais pas le moyen d’écrire une vie de Villon qui me satisfit. Des découvertes imprévues sont venues apporter à ma thèse une confirmation éclatante, et je n’ai pu dès lors me refuser à tenir un engagement que votre amitié ne se lassait pas de me rappeler.

Voici donc le Villon promis il y a seize ans. Il doit tout ce qu'il a de bon à ceux qui m’ont précédé, et je me fais un devoir de le reconnaître. Il aidera peut-être à comprendre et à goûter un poète qu'on n’ose pas en général aborder et qui attache quand on s'est approché de lui. Tel qu'il est, je vous le dédie, et c'est justice, car sans vous il n’existerait pas. Je souhaite qu’il ne déçoive pas trop votre attente, et je suis heureux qu’il témoigne publiquement d’une amitié que, depuis le temps déjà lointain où elle s’est formée, je regarde comme une des meilleures fortunes de ma vie.


Gaston Paris.


Collège de France, 13 février 1901.




FRANÇOIS VILLON



CHAPITRE I

LA VIE


Pendant tout l’été de 1461, le château de Meun-sur-Loire, qui était alors le chef-lieu d’une châtellenie dépendant de l’évêché d’Orléans, enferma dans une de ses « basses fosses » un prisonnier qu’y détenait l’évêque Thibaud d’Aussigny. C’était un clerc, et la justice ecclésiastique l’avait sans doute réclamé comme tel à la justice laïque. Quel était son crime ? Une tradition du pays, qui repose peut-être sur quelque ancien document, dit qu’il avait été arrêté pour un vol commis dans l’église de Baccon, tout près de Meun. Interrogé à l’officialité, il avait dit se nommer François Villon[1], être né à Paris et avoir pris à l’Université le degré de maître ès arts ; il s’était gardé sans doute d’appeler l’attention sur ses autres antécédents. Bien peu de temps avant son arrestation, des méfaits du même genre avaient amené celle d’un sien ami, clerc comme lui, Colin des Cayeux, à Montpipeau, situé à trois lieues de Meun, et Colin, sur lequel pesaient de nombreuses condamnations, et qu’on avait à cause de cela refusé de rendre à la justice épiscopale, avait été pendu. Villon avait peut-être accompagné son camarade dans cette équipée, et, plus heureux que lui, s’était échappé de la bagarre, puis, n’ayant pas de ressources, avait eu recours, pour s’en procurer, à un procédé qui ne lui était que trop familier, le vol, et s’était fait prendre à Baccon, mais sans que l’on sût ses relations avec Colin.

Quoi qu’il en soit, il passa de tristes mois « en la dure prison de Meun », seul dans son cachot étroit et sombre, les pieds ferrés dans un cep, nourri seulement de pain et d’eau. Il voua à l’évêque d’Orléans, auquel sans doute il avait en vain demandé quelque allégement, une âpre rancune, qu’il exhala, une fois délivré, dans des strophes où il mit toute sa verve :

Peu m’a[2] d’une petite miche
Et de froide eau, tout un esté ;
Large ou estroit, mout me fut chiche :
Tel lui soit Dieu qu’il m’a esté !

« Mais, se fait-il objecter, l’Écriture veut qu’on prie pour ses ennemis. — Soit : je dirai pour lui le verset 7 du psaume CVIII. » Cherchez ce verset au Psautier, et vous y trouverez cette « prière » : Fiant dies ejus pauci, et episcopatum ejus accipiat alter.

Il revient encore à cet évêque peu pitoyable, qu’il nomme « Taque Thibaut » en souvenir d’un favori du duc de Berry jadis détesté du peuple : se remémorant tout à coup les mauvais traitements subis à Meun, il s’écrie :

…Quant j’en ai mémoire,
Je pri pour lui (et reliqua)
Que Dieu lui doint (et voire, voire)
Ce que je pense, et cetera !

« Oh ! ajoute-t-il, ce que je pense, ce n’est pas du mal, ni pour lui, ni pour son lieutenant, ni pour son official, qui est gracieux et plaisant, ni pour le petit maître Robert (sans doute un assesseur de l’official) : je les aime tous… autant que Dieu aime les Lombards (les usuriers)! »

Mais il ne se plaint, en somme, que de l’excessive rigueur de sa prison : il ne proteste pas de son innocence. Il avoue même son méfait quand, dans le poème composé peu après sa délivrance, il assure que, si un généreux protecteur lui « changeait sa mauvaise fortune en bonne, » il ne mériterait plus de reproche, et qu’il ajoute :

Nécessité fait gens mesprendre[3]
Et faim saillir[4] le loup du bois.

Dans sa prison même, réfléchissant à son passé si orageux, à son présent si triste, à son avenir si incertain, il composait la ballade où il représente son cœur l’interpellant et lui disant des vérités auxquelles il essaie en vain de se soustraire. Le cœur se désole de le voir

retrait[5] ainsi seulet,
Com povre chien tapi en reculet[6],

lui dit qu’il s’est attiré ces maux par sa « folle plaisance », et, lui rappelant qu’il a trente ans déjà, lui

demande quand il sera enfin « hors d’enfance » et se décidera à devenir un « homme de valeur ». Le poète allègue que ses maux lui viennent de la planète Saturne, sous la domination de laquelle il est né (on attribuait à cet astre la plus fâcheuse influence). Mais le cœur lui réplique, en s’appuyant sur l’autorité de Salomon, que l’homme sage est maître de sa destinée et sait subordonner les influences célestes à sa volonté. Villon ne proteste que faiblement, car là comme ailleurs il est sincère, et il promet de suivre les conseils qu’on lui donne, c’est-à-dire de se remettre sérieusement à l’étude et de travailler à se refaire une vie régulière.

Il espérait donc que sa captivité ne serait pas de longue durée, et qu’il pourrait bientôt retrouver ses amis. Il leur avait adressé, au début de son emprisonnement, une étincelante ballade, qu’il trouva sans doute moyen de faire parvenir au dehors, et qui nous introduit dans le monde où il vivait d’ordinaire, quand il n’en fréquentait pas un autre bien pire, dont, à bon escient, il ne dit rien ici. Il fait appel, pour le tirer de sa fosse, pour lui tendre un « corbillon » dans lequel il remontera au grand jour, à toute la joyeuse bande des poètes, des chanteurs, des bons vivants, qui doivent faire preuve d’esprit de corps envers un des leurs. Ces jolis vers prouvent que dans ce monde frivole il était déjà célèbre et aimé :

Chantres chantans a plaisance, sans loi,
Galans, rians, plaisans en fais et dis,

 
Courans, alans, frans de faux or, d’aloi,
Gens d’esperit, un petit estourdis,
Trop demourez, car il meurt entandis[7] !
Faiseurs de lais, de motès et rondeaux,
Quant mort sera, vous lui ferez chaudeaux[8] !
Ou gist il n’entre esclair ne tourbillon :
De murs espois on lui a fait bandeaux.
Le laisserez la, le povre Villon ?

Jeûner lui faut dimenches et mardis,
Dont les dens a plus longues que rasteaux.
Après pain sec, non pas après gasteaux,
En ses boyaux verse eau a gros bouillon ;
Bas en terre, table n’a ne tresteaux :
Le laisserez la, le povre Villon ?

De ces « gens desprit », de ces chanteurs, de ces galants, plus d’un pouvait sans doute avoir accès en haut lieu, intercéder pour le captif et lui faire obtenir « grâces et royaux sceaux ». C'est en tout cas ce qu’il obtint au mois d’octobre 1461, par un enchaînement de circonstances qu’il n’avait guère pu prévoir.

Le 22 juillet de cette année, le roi Charles VII finissait sa triste existence, et son fils Louis, réfugié auprès du duc de Bourgogne, se hâtait bientôt de rentrer en France : il se faisait sacrer à Reims, se rendait à Paris et peu après parcourait la Touraine, 1 Orléanais et d’autres provinces ; au commencement d’octobre il était à Meun. C’était l’usage que les rois, après leur sacre, fissent, dans les différentes villes où ils entraient, des remises de peine (comme on en fait encore aujourd’hui à certaines fêtes) ; Villon bénéficia de cette coutume, bien que prisonnier de l’évêque, la grâce royale étant au-dessus de toutes les juridictions. A l’effusion de sa reconnaissance envers « Louis, le bon roi de France, » — auquel il souhaite le bonheur de Jacob, la gloire de Salomon, la longévité de Mathusalem, et (ce qui aurait peut-être moins enchanté Louis XII « douze beaux enfants, tous mâles », — il ne mêle l’expression d’aucune autre gratitude. Il semble donc qu’il ait dû sa liberté au roi seul : il avait pu, sachant l’arrivée de Louis à Meun, lui faire tenir une supplique exposant son cas.

Ce n’était pas seulement à l’occasion de leur avènement ou de leurs entrées que les rois accordaient des remises de peine comme celle qu’obtint notre poète. La chancellerie royale expédiait journellement des « lettres de rémission », obtenues par faveur, à la suite de recommandations puissantes et d’ordinaire bien payées. Cet usage, ou plutôt cet abus, — qui rendait toute justice incertaine et permettait souvent aux malfaiteurs les plus dangereux de renouveler vingt fois leurs exploits, — se trouve avoir ouvert à l’histoire des mœurs aux XIVe et XVe siècles une source des plus riches et des plus variées. Les lettres de rémission reproduisent en effet la supplique présentée par celui qui les obtient ou par ceux qui parlent en son nom, et il était de règle que cette supplique exposât dans tous ses détails, — afin qu’on ne pût en contester l’identité, — le délit ou le crime dont on demandait le pardon. Le récit n’était sans doute pas toujours absolument sincère : d’ordinaire il atténuait autant que possible la gravité du fait et de ses conséquences; toutefois il ne s’écartait jamais beaucoup de la vérité, de peur qu'on ne fît révoquer la rémission comme obtenue subrepticement, et il était en tout cas très exact dans les circonstances indifférentes à la culpabilité. De là vient que les lettres de rémission nous ont conservé une foule de petits tableaux de mœurs d'une vie et d'une couleur incomparables. Nous voudrions bien avoir celle que Louis XI accorda à Villon : nous y apprendrions non seulement ce qui lui avait valu d’être enfermé dans une prison si rigoureuse, mais encore sans doute plus d'un fait de sa vie antérieure, car les lettres de rémission mentionnent souvent, pour les absoudre, des délits antérieurs à celui à l'occasion duquel elles sont données. Malheureusement elle s'est perdue, comme bien d'autres documents qui nous auraient permis de reconstituer cette vie dont les étranges vicissitudes avaient nécessairement laissé dans les archives judiciaires des empreintes bien plus nombreuses que celles qui ont été jusqu'ici découvertes.

Tâchons cependant, à l'aide des pièces officielles qui ont été retrouvées et de ce que le poète nous dit de lui-même, de nous figurer la façon dont avait vécu jusque-là le prisonnier que Louis XI, sans savoir probablement le don qu'il faisait à la poésie française, arrachait en octobre 1461 aux sombres oubliettes du château de Meun.

Villon, en sortant de prison, avait trente ans, nous l'avons déjà vu. S'il commence son Testament, composé peu après, en disant :

En l'an trentiesme de mon aage,


c'est pour avoir un vers bien frappé et un chiffre rond. Il était donc né en 1431. Sa vie de débauche et de misère, autant sans doute que les souffrances de la prison, l’avait émacié et flétri et lui donnait l’apparence d’un vieillard :

Qu’est ce a dire? que Jeanneton
Ne me tient plus pour valeton[9],
Mais pour un vieil usé roquart[10] :
De vieil porte voix et le ton,
Et ne suis qu’un jeune coquart[11].


Il se représente comme « plus noir que mûre, plus maigre que chimère », et, en léguant son corps « à notre grande mère la terre », il fait cette remarque à la fois souriante et lugubre :

Les vers n’i trouveront grant graisse :
Trop lui a fait faim dure guerre!


Au reste il n’avait jamais été gras. Déjà dans son premier poème, à l’âge de vingt-cinq ans, il nous dit qu’il est « sec et noir comme écouvillon ». Malgré cela, il avait un fonds de santé solide. S’il fait son testament, c’est qu’il se sent faible

Trop plus de biens que de santé;


et il reconnaît, en s’en étonnant, que la prison de Meun ne la pas rendu malade. Déjà auparavant il souhaitait de rencontrer un usurier auquel il pût « vendre de sa santé ».

François Villon n’était pas né avec ce nom qu’il devait à la fois déshonorer et illustrer. Les noms patronymiques ou « surnoms » étaient loin d’avoir alors la fixité qu’ils ont reçue plus tard des exigences officielles. Le père de notre poète paraît en avoir eu deux, celui de « des Loges » et celui de « de Montcorbier » ; ce dernier lui venait sans doute de son pays d’origine : Montcorbier était un village du Bourbonnais (aujourd’hui disparu). Il était probablement venu, comme le faisaient déjà tant de provinciaux, chercher à Paris une fortune qu’il n’y trouva pas, car il « n’eut oncques grande richesse », non plus que ses ancêtres. Il avait épousé une femme qui ne semble pas avoir été plus fortunée que lui. On peut croire qu’elle était angevine ; nous savons du moins qu’un oncle de François était religieux à Angers, et le poète paraît avoir eu de bonne heure des relations avec l’Anjou.

Malgré sa « pauvre et petite extraction », François de Montcorbier ou des Loges devait avoir, soit du côté paternel, soit du côté maternel, des parents dans une assez bonne situation. Maître Guillaume Villon ou de Villon, auquel il dut tant et dont il prit par reconnaissance le surnom, était sans doute 1 un d’eux. Il est permis de supposer que quand le facétieux écolier écrivait :

Je laisse, de par Dieu, mon bruit[12]
A maistre Guillaume Villon,
Qui en l’honneur de son nom bruit,
Mes tentes et mon pavillon,

il jouait, suivant son habitude, sur l’équivoque de tente et tante[13], et indiquait que Guillaume hébergeait de vieilles filles que le poète qualifiait de « tantes », cousines peut-être de sa mère et sœurs de Guillaume lui-même. Maître Guillame de Villon n’était pas un grand seigneur, mais il était arrivé à une situation honorable : il était bachelier en décret (c’est-à-dire en droit canon) ; il avait été nommé chapelain de l’église collégiale de Saint-Benoit le Bestourné, et en cette qualité pourvu d’une maison, dite la Porte Rouge, au cloître Saint-Benoit, tout près de la Sorbonne ; c’est là qu’il mourut, septuagénaire, en 1468. Ce bon prêtre fut, nous le verrons, le père adoptif de François, et celui-ci lui en a témoigné la plus touchante reconnaissance. Il parle très différemment d’autres parents, qu’il accuse d’être pour lui sans pitié :

Des miens le moindre, je di voir,
De me desavouer s’avance,
Oubliant naturel devoir
Par faute d’un peu de chevance.


Il ne dit pas que ses parents avaient d’autres raisons pour lui faire un froid accueil ; mais les termes dont il se sert prouvent que ce devaient être des bourgeois, pourvus de l’aisance, et des sentiments, que ce nom comporte.

En 1431, quand François de Montcorbier vit le jour dans quelque pauvre maison d’une rue étroite, Paris était sous la domination anglaise. Le duc de Bedford occupait le Louvre. L’Université de Paris était attachée à la cause de Henri VI : la Faculté de théologie venait de décider que Jeanne d’Arc méritait d’être brûlée comme hérétique, relapse, livrée au diable, homicide et rebelle. La haute bourgeoisie était très partagée; quant à la petite bourgeoisie et au peuple, ils tenaient pour le roi français, ils aimaient la fille héroïque qui avait commencé la libération de la France et essayé de reprendre Paris, et quand, trente ans après, le poète parisien versait une larme sur

la bonne Lorraine,
Qu’Anglois bruslerent a Rouen,


il exprimait les sentiments au milieu desquels il avait grandi. Au reste la domination étrangère ne devait plus guère se prolonger : en 1436 les Anglais quittaient Paris pour toujours, et Charles VII y entrait l’année suivante.

Nous ne savons quel métier exerçait le père de notre poète. Il mourut jeune, et ne parait pas avoir laissé d’autres enfants que François : du moins celui-ci ne parle-t-il jamais de frères ou de sœurs. Sa mère, restée seule avec ce fils, se consacra à lui tout entière. Si plus tard il la fit cruellement souffrir par ses écarts et par ses malheurs, il l’aima tendrement à son tour. Il parle d’elle avec une émotion à laquelle se mêle le remords : ma pauvre mère, dit-il,

Qui pour moi eut douleur amere,
Dieu le set, et mainte tristesse!


Il la peint en deux traits, « pauvrette et ancienne », ne sachant rien, n’ayant jamais lu lettre, n’ayant pour se soutenir dans sa dure vie que son amour pour son fils et sa dévotion à Notre-Dame. Elle vivait encore en 1461 : voilà tout ce que nous savons d’elle.

L’année 1431 et les suivantes furent pour les Parisiens des années terribles. Jusqu’à la reprise de possession de la ville par les Français, Armagnacs et Bourguignons pillaient et massacraient à qui mieux mieux tout autour de la capitale, tandis qu’à l’intérieur les Anglais faisaient peser sur les habitants une tyrannie d’autant plus violente qu’ils sentaient leur domination près de sa fin. Les gens de métier ne trouvaient plus à gagner leur vie; la maladie se joignait à la disette pour décimer la population. Les choses n’allèrent pas mieux quand les Anglais eurent quitté Paris. Le roi ne faisait dans sa capitale que de courtes apparitions, et la laissait aux mains de gens de guerre qui écrasaient le peuple d’impôts et ne le défendaient pas contre les brigands dont la plupart étaient leurs propres hommes d’armes, non soldés et se payant sur le commun. Les Anglais reparaissaient aux portes de la ville et arrêtaient les convois de vivres. La famine faisait rage plus que jamais. Le Bourgeois de Paris dit en 1438 : « Et pour les courses que les diz larrons faisoient enchéri tant pain et vin que peu de gens mengeoient de pain leur saoul, ne povres gens ne beuvoient point de vin ne ne mengeoient point de char, qui ne leur donnoit : ne mengeoient que navez ou trognons de choux mis a la braise sans pain, et toute nuit et tout jour crioient petis enfans et femmes et hommes : Je meur ! hélas ! doux Dieu, je meur de faim et de froit ! » En cette même année, la peste emportait cinquante mille personnes, et on ne pouvait nourrir les malades entassés à l’Hôtel-Dieu, si bien qu’il en mourait autant de la faim que de l’épidémie. Les loups entraient dans la ville, et y enlevaient les enfants. Le petit François de Montcorbier avait alors huit ou neuf ans, et dut souffrir sa large part de cette misère.

Peu à peu les choses s’améliorèrent : les bandes d’Anglais ne parurent plus ; les gens de guerre furent mieux disciplinés (quoique des « écorcheurs » aient encore terrorisé la ville en 1439, 1440 et même 1444). On rouvrit les portes, qui, sauf détroits guichets, avaient été murées. On osa sortir de la ville sans crainte d’être dépouillé, rançonné ou tué. La culture reprit dans les campagnes, et l’approvisionnement de la cité put arriver régulièrement. A partir de 1445 environ, l’ordre fut rétabli et la prospérité commença à renaître. Mais on comprend tout ce qu’avait dû endurer, dans cette période épouvantable, la pauvre mère du futur poète.

Elle fut probablement aidée dans sa lourde tâche par ses parents, surtout par Guillaume de Villon. Le jeune François montra certainement de bonne heure la vivacité de son intelligence et sa facilité pour l’étude, et Guillaume songea dès lors à en faire un clerc, ce qui dut remplir la veuve de joie et d’espérance. Quand l’enfant eut quitté les petites écoles de la Cité et commencé à suivre, — ce qu’on faisait vers l’âge de douze ans, — les leçons de la Faculté des arts, où on apprenait surtout, par des méthodes aussi imparfaites que lentes et laborieuses, la grammaire latine, avec un peu de logique et de rhétorique, maître Guillaume le prit chez lui, dans sa maison du cloître Saint-Benoit : l’écolier était ainsi tout près des locaux variés où se faisaient les cours. Il n’avait plus qu’à suivre la filière dans laquelle il était entré, et qui pouvait le mener très loin.

La société du moyen âge, si aristocratique dans son organisation laïque, offrait à tous, dans l’Eglise et ce qui s’y rattachait, un accès aux plus hautes situations. L’Université, qui n’était qu’une des formes ou, si l’on veut, une des dépendances de l’Eglise, garnissait de ses anciens « suppôts » tout ce que nous appelons aujourd’hui les carrières libérales. Il n’était si petit écolier qui ne put aspirer soit à devenir évêque et cardinal, soit à plaider ou à juger au Châtelet et au Parlement, soit à entrer dans les conseils du roi et à gouverner les finances de l’Etat. Il était donc tout naturel que, dans une famille pauvre, quand un enfant se faisait remarquer par son intelligence et son goût du travail, on le dirigeât vers l’Université, soit avec les plus hautes ambitions, soit avec le simple espoir qu’il se fît une situation honorable et aisée : la vocation proprement religieuse n’entrait guère en ligne de compte. Tous ceux qu’on lançait ainsi dans la lutte n’arrivaient pas, bien entendu, au succès. La plupart s’arrêtaient à quelqu’une des étapes de la longue route. Les uns se faisaient simplement prêtres ou moines, allaient desservir les innombrables paroisses de campagne ou entraient dans quelque cloître où ils trouvaient, suivant leur inclination , une vie contemplative et sanctifiée ou une grasse fainéantise. D’autres n’arrivaient pas jusque-là, et, n’ayant reçu que les ordres mineurs (qui leur permettaient le mariage), trouvaient dans leur connaissance de l’écriture et du latin un gagne-pain plus ou moins précaire, se faisant copistes, libraires, clercs de notaire ou de procureur, bedeaux, messagers, sergents de justice, etc. D’autres enfin ne tiraient même pas de leurs études négligées des ressources suffisantes pour vivre : livrés à la paresse et à la débauche, ils devenaient très vite des « déclassés » ; le mot est nouveau, mais la chose est ancienne, et cette plaie des sociétés modernes était peut-être plus vive et plus envenimée au xv" siècle que de nos jours. N’ayant gardé de leur instruction qu’un certain affinement d’esprit, ils devenaient d’abord des parasites, puis des escrocs, des faux monnayeurs, et finalement de vrais « cambrioleurs » ou des voleurs de grand chemin. Tel fut le sort de plus d’un des compagnons de notre poète, et, il faut l’avouer, tel fut le sien. Il énumère, dans une de ses ballades les plus vivantes, toute cette clique à la fois famélique et débauchée, toute cette « bohème » confinant à la « pègre » (on a bien le droit d’employer l’argot en parlant de lui), à laquelle il appartenait lui-même et qu’il connaissait à fond. Porteurs de bulles papales (d’indulgences plus ou ; moins authentiques, pipeurs aux dés, tailleurs de faux coins, larrons, joueurs de brelan, de « glic », de quilles, et, à côté d’eux et plus innocents, sonneurs de luth, de cymbale et de flûte, chanteurs, faiseurs à prix d’argent de moralités ou de farces, tous ces compagnons n’ont qu’une pensée, qu’ils réalisent partons les moyens : gagner de l’argent ; mais de toutes leurs peines et de toutes leurs ruses, |

Ou en va l’argent? que cuidez?
Tout aux tavernes et aux filles!

Ailleurs, mais en atténuant quelque peu ce qui touche la dernière catégorie, il nous dépeint très bien les divers groupes entre lesquels se sont répartis ses compagnons d’études : les uns sont morts, ils sont en paix,

Et les aucuns sont devenus,
Dieu merci, grans seigneurs et maistres ;
Les autres mendient tous nus
Et pain ne voient qu’aux fenestres ;
Les autres sont entrés es cloistres
De Celestins ou de Chartreux...

Il serait difficile de donner une idée exacte de ce qu’était alors l’Université de Paris. Elle n’avait pas de local central. Avec ses différents « collèges », ses auditoires épars, ses églises, ses couvents, les maisons où logeaient les maîtres, les écoliers, et tout le peuple bigarré qui les servait ou leur servait, elle occupait, on le sait, presque toute la rive gauche de la ville, dont la muraille partait à peu près de l’endroit où est aujourd’hui l’Institut pour faire un grand arc et retrouver la Seine à l’endroit où commence la Halle aux vins ; dans ce demi-cercle était enfermée la Montagne Sainte-Geneviève, le « quartier latin » par excellence.

On commençait jeune à appartenir à l’Université : en fait, toutes les écoles en dépendaient plus ou moins. La Faculté des arts avait pour limite finale le grade de maître ès arts, qui était le plus haut qu’elle conférât, et qu’il fallait posséder pour être admis dans la Faculté de théologie ou dans celles de médecine et de décret (il n’y avait pas à Paris de Faculté de droit civil) ; mais elle n’avait pas, à vrai dire, de limite initiale. Pour être reçu bachelier ès arts, il fallait prouver une certaine connaissance du latin, tel qu’on remployait alors comme langue semi-vivante, et cette connaissance se prouvait surtout oralement. Pour recevoir la licentia docendi, que donnait le titre de maître ès arts, il fallait être bachelier depuis trois ans et être agréé par les examinateurs. L’examen portait sur la grammaire latine et la logique, sujets à peu près exclusifs de l’enseignement de la Faculté. La plupart du temps cette épreuve était peu sérieuse : les examinateurs recevaient sans difficulté les candidats qui leur étaient recommandés, et ils ne s’offensaient nullement qu’on leur offrît des présents pour s’assurer leur bienveillance. Nous ne pouvons donc garantir que François de Montcorbier, qui fut bachelier en mars 1449 et maître dans l’été de 1452, eût suivi les leçons avec assiduité et travaillé de manière à satisfaire son digne protecteur. Nous sommes toutefois porté à croire que ces premières années de vie universitaire furent celles que le futur poète employa le mieux. On a souvent cité à l’encontre de cette opinion les vers dans lesquels il s’écrie :

Hé! Dieu, se j’eusse estudié
Ou[14] temps de ma jeunesse folle
Et a bonnes meurs dédié[15],
J’eusse maison et couche molle.
Mais quoi ! je fuioie l’escolle,
Comme fait le mauvais enfant!


Mais ce remords doit s’appliquer à la période qui suivit sa réception comme maître. Jusque-là, en effet, il avait passé régulièrement par les épreuves imposées aux écoliers : il avait été reçu maître ès arts précisément à l’âge où il était permis de l’être, et on ne voit pas qu’il eût négligé par sa faute ce qui pouvait le mener à avoir « maison et couche molle ».

Ce fut sans doute à cette époque qu’il joignit ou substitua aux deux noms patronymiques qu’il portait indifféremment, et sous l’un desquels (Montcorbier) il figure dans les registres de la Faculté des arts, le nom de son protecteur Guillaume Villon ou de Villon. C’était une façon de se classer honorablement, et sous un patronage respecté, dans la famille universitaire.

Mais la maîtrise ès arts n’était qu’un degré très inférieur de l’échelle qu’il s’agissait de gravir. Les maîtres ès arts passaient de la Faculté des arts dans l’une des autres et avaient encore bien des années à y séjourner avant d’atteindre les hautes positions qu’ils ambitionnaient. François de Montcorbier entra-t-il dans la Faculté de théologie, avec l’espoir de devenir un grave docteur de Sorbonne? Je pencherais plutôt à croire qu’il suivit l’exemple de Guillaume de Villon et se fit inscrire à la Faculté de décret : nous trouvons dans ses poésies des traces assez marquées de la connaissance du droit canon. Mais il ne prit pas cette étude au sérieux, et c’est alors qu’il s’habitua à « fuir l’école ». Il n’en restait pas moins « écolier », c’est-à-dire étudiant; c’est le titre qu’il se donne en 1456, en 1457 et encore en 1461[16]. C’était une population singulièrement tumultueuse que celle des écoliers ou « suppôts » de l’Université de Paris. Il y en avait de tous les pays de l’Europe, tous jargonnant le latin médiéval, langue internationale où ils parvenaient tant bien que mal à se comprendre et à comprendre leurs maîtres. Les uns étaient déjà des hommes faits, — car on n’arrivait guère avant quinze ans d’études à être docteur en théologie ou en décret (les Facultés des arts et de médecine n’avaient pas de docteurs), — les autres des enfants, car la Faculté des arts comprenait, on l’a vu, les écoles les plus élémentaires. Ils n’étaient soumis, en leur qualité de clercs, qu’à la justice ecclésiastique ; mais ils vivaient dans de perpétuels conflits avec la police et la justice royales. Les maîtres les soutenaient d’ordinaire dans ces conflits, et employaient contre l’autorité laïque une arme à laquelle celle-ci était presque toujours obligée de céder : la suspension non seulement des leçons, mais des prédications dans les églises. Il y avait d’ailleurs entre l’Université et le pouvoir royal des différends de tout genre, dus à la violation réelle ou prétendue, par celui-ci, des privilèges de celle-là : un de ces différends avait amené, en 1444 et 1445, une « cessation » de six mois et, à la suite, de longs désaccords, qui furent enfin réglés par le légat du pape le 1er juin 1452, au moment même où François de Montcorbier venait d’être reçu maître ès arts.

Si les maîtres avaient accepté la sentence du légat, les écoliers n’avaient pas désarmé : ils continuaient la guerre, guerre à la fois burlesque et sanglante. Ils ne se contentaient plus de leurs tapages habituels dans le quartier dont ils étaient les maîtres absolus. Ils s’étaient avisés, en 1451, d’arracher de terre et de transporter dans leur domaine, au Mont Saint-Hilaire (derrière la place Maubert), une grosse pierre, sans doute d’origine préhistorique, qui se dressait de temps immémorial devant un hôtel situé en face Saint-Jean en Grève et appartenant à la veuve de maître Girard de Bruyères, en son vivant notaire et secrétaire du roi. Cette pierre avait reçu de quelque légende née de l’humour populaire le surnom de « Pet au diable ». Madame, ou, comme on disait alors d’une femme de sa condition, mademoiselle de Bruyères se plaignit à l’autorité de l’enlèvement de ce palladium qui faisait la gloire de son hôtel. Les gens du roi reprirent la pierre et la portèrent, pour plus de sûreté, dans l’enceinte du Palais même; mais les écoliers, qui dans toutes leurs équipées avaient pour alliés le peuple non moins écervelé des basochiens, envahirent le Palais, s’emparèrent triomphalement de la pierre, et la scellèrent avec du plâtre et des barres de fer à l’endroit qu’ils lui avaient assigné. Ils la couronnèrent de fleurs, qu’ils renouvelaient chaque dimanche, et toutes les nuits ils dansaient autour d’elle au son des flûtes et des tambourins. Ils avaient fait de cette pierre une espèce de fétiche, et contraignaient tous ceux qui passaient devant, et surtout les officiers royaux, à une bouffonne cérémonie d’allégeance.

De plus en plus excités, ils imaginèrent ensuite un divertissement qui leur semblait des plus ingénieux. C’était depuis longtemps un sujet fort goûté de leurs plaisanteries que les belles enseignes sculptées qui pendaient aux maisons des riches bourgeois. Une petite pièce facétieuse de ce temps a pour thème le mariage des Quatre fils Aiinon, auxquels on trouve quatre fiancées, et aux noces desquels on fait figurer nombre de personnages, d’animaux ou d’objets également représentés sur des enseignes. Les écoliers de 1452 voulurent mettre en action cette belle idée. Ils décrochèrent de nuit, — non sans péril, car l’un d’eux tomba de l’échelle et fut grièvement blessé, — la Truie qui file des Halles et l’Ours de la Porte Baudoyer, et prétendirent les marier ensemble, avec le Cerf pour prêtre et le Papegaut pour cadeau de noces. Ils parcoururent les rues en bruyant cortège nuptial. Quand leur tapage faisait apparaître aux fenêtres quelque tête inquiète de bourgeois, ils criaient : « Tuez ! tuez ! » et répandaient l’épouvante dans les quartiers paisibles. Ils s’amusèrent aussi à détacher les crocs auxquels les bouchers pendaient leur viande ; ils volèrent des poules à Saint-Germain-des-Prés ; ils enlevèrent de force, — déclarèrent les gens du roi, — une jeune femme à Vanves (mais l’Université protesta plus tard que la jeune femme était venue de son plein gré) : « toutes lesquelles choses, dit dans son enquête le lieutenant du prévôt de Paris, sont détestables, et ont provoqué la clameur du peuple ».

Robert d’Estouteville, prévôt de Paris, — le même que Victor Hugo a mis en scène dans sa Notre-Dame, — se décida enfin à intervenir. Le 9 mai 1453, il occupa la Montagne Sainte-Geneviève, reprit la pierre, les enseignes et les crocs, et arrêta une quarantaine de mutins. Aussitôt le recteur, suivi d’un millier de maîtres et écoliers, alla réclamer les prisonniers. Le prévôt voulut bien les rendre ; mais, comme la procession universitaire revenait en triomphe, il y eut entre elle et les archers échange d’injures, puis de coups ; un écolier fut tué, des clercs furent malmenés, et le conflit prit un caractère des plus aigus. L’Université suspendit les cours et les prédications pendant neuf mois, de mai 1453 à février 1454. Finalement, cette fois encore, elle obtint satisfaction : douze archers durent faire amende honorable, et 1 un d’eux, qui avait menacé le recteur, eut le poing coupé.

Si j’ai, brièvement, raconté ces échauffourées, c’est qu’elles semblent avoir exercé une influence décisive sur la vie de François de Montcorbier et avoir même éveillé son génie. Il est à croire, étant donnée sa nature ardente et indocile, qu’il prit une part active aux fredaines de ses camarades. Il s’en fit en tout cas l’historiographe. Un des legs du Testament nous apprend qu’il avait composé un « roman » du Pet au diable, qui devait être le récit comique des événements de 1451-1453. C’est au vénérable maître Guillaume de Villon lui-même qu’il laisse ce mirifique ouvrage, avec le reste de sa bibliothèque :

Je lui donne ma librairie,
Et le romant du Pet au Diable,
Lequel maistre Gui Tabarie
Grossa, qui est bons véritable ;

Par cayers est sous une table :
Combien qu’il soit rudement fait,
La matière est si très notable
Qu’elle amende tout le mesfait[17].


Le mot « roman », — qui à l’origine désignait tout ouvrage écrit en français, — ne s’employait plus guère au xve siècle qu’au sens moderne de fiction en prose (sauf dans le titre, traditionnellement conservé, du Roman de la Rose). L’expression « par cahiers », et la plaisanterie des derniers vers, imitée des formules habituelles aux auteurs de romans en prose de I époque, conduisent à la même conclusion. L’ouvrage de Villon, qu’il ne publia pas et qui s’est malheureusement perdu, était sans doute une sorte de chronique burlesque où figuraient les principaux héros de la guerre soutenue par les écoliers contre les bourgeois et la prévôté. C’est pendant cette guerre que Villon dut faire connaissance avec « mademoiselle de Bruyères », dont il raillait quelques années plus tard les sermons d’inspiration biblique.

On a remarqué aussi que toute une série des plaisanteries de Villon roule sur ces enseignes parisiennes qui avaient joué un si grand rôle dans les divertissements « détestables » des écoliers de 1453. Il s’amuse dans ses Lais (1456) à léguer à ses compagnons quelques-unes des plus célèbres. Cette veine de facéties se retrouve dans le Testament, mais beaucoup moins accentuée.

Ces années étaient précisément celles où le jeune maître ès arts aurait dû travailler le plus sérieusement. Sa participation aux folles équipées de ses camarades et la longue cessation des cours contribuèrent à le jeter dans le désordre. Il passait son temps à vagabonder par les rues de son cher Paris, qu’il connaissait dans tous ses recoins et sous tous ses aspects. Rien qu’à relever les rues, places ou monuments cités dans le mince recueil de ses poésies, nous obtenons toute une topographie parisienne du temps et nous pouvons le suivre dans sa vie errante. Nous le voyons au matin dans sa petite chambre du cloître Saint-Benoit, d’où il entendait sonner la cloche de Sorbonne. Il n’y séjournait guère sans doute, et passait plus de temps à la taverne de la Mule, située presque en face. Il errait dans le quartier latin, de la place Maubert, où s’élevait la maison des Carmes, jusqu’au couvent des Chartreux, à Vauvert. Mais bien souvent il franchissait, non sans quelque serrement de cœur, la voûte du Petit-Châtelet, passait le Petit-Pont, où il écoutait les harangères, et, après avoir jeté un regard à l’Hôtel-Dieu, s’arrêtait, quand il avait de l’argent, à la Pomme de pin, la célèbre taverne tenue par Robin Turgis (dans la rue de la Juiverie), où il entamait quelque furieuse partie de dés, à moins qu’il n’entrât en face, au Trou Perrette, faire une partie de paume, ou, plus souvent peut-être, qu’il n allât rendre visite à la grosse Margot, non loin du cloître Notre-Dame. Puis, passant le Pont au Change, il débouchait, de la sombre voûte du Grand-Châtelet, sur la rive droite, faisait une station, sur la place de Grève, à la taverne du Grand Godet, remontait jusqu’à la tour de Billy et au couvent des Célestins (près de l’hôtel royal de Saint-Paul), revenait par le quartier du Temple et la vaste « couture » qui le prolongeait, observait la singulière chapelle de Sainte-Avoie, située au premier étage, et se demandait comment on pourrait s’y faire enterrer, se rafraîchissait, faute de mieux, quand sa bourse était vide, à la fontaine Maubuée, rue de la Baudroie, traversait la place de Grève et allait causer à quelqu’une des « fenêtres » où se tenaient les « écrivains » de la Pierre-au-Lait, près de Saint-Jacques-la-Boucherie, ou descendait la Seine le long de l’abreuvoir Popin, qu’il rêvait d’emplir de vin pour y désaltérer son ami Jacques Raguier. Cette idée le menait naturellement au cabaret des Trumelières, près des Halles, où il lui arrivait, pour payer soit son écot, soit ses pertes de jeu, de laisser en gage jusqu’à ses « braies ».

Mais un but favori de ses courses dans ce quartier était le fameux cimetière qui entourait l’église des Saints-Innocents. Arrêtons-nous un instant avec lui en ce lieu étrange, où se mêlaient, dans la promiscuité habituelle au moyen âge, les plus graves appels de la religion et les plus familières préoccupations du siècle, le grouillement de la vie et le silence éternel de la mort.

Le cimetière des Innocents occupait le vaste terrain jadis appelé les Champeaux, là où sont aujourd’hui les Halles. Il avait été entouré par Louis VII d’un haut mur percé de quatre portes. À ce mur s’adossaient de belles arcades gothiques, formant quatre spacieuses galeries au-dessus desquelles régnaient des « galetas » élevés, prenant jour par de larges arceaux au remplage trilobé. Le cimetière, qui servait à vingt paroisses et dans lequel, depuis des siècles, étaient venus s’enfouir des millions de Parisiens, était riche de monuments de tout genre, disséminés au hasard ou pressés les uns contre les autres. Mais l’affluence incessante des nouveaux morts en chassait perpétuellement les anciens. On les déterrait pour faire de la place, et on entassait leurs os dans les galetas. Bientôt ceux-ci furent combles, et on se mit à remplir les galeries du rez-de-chaussée, où s’élevèrent des montagnes d’ossements et des pyramides de crânes. C’est sur l’un des murs de ces galeries que fut peinte, en 1424 et 1425, la célèbre danse Macabre[18], qui représentait la mort comme une danse à laquelle tous les humains sont conviés malgré eux. On y voyait trente personnages, quinze ecclésiastiques et quinze laïques, depuis le pape et l’empereur jusqu’au simple clerc et à l’ermite, chacun invité par la Mort à faire partie de la grande danse. Nous avons de cette peinture des copies réduites qui nous en donnent très bien l’idée. La Mort est figurée par un squelette, ou, souvent, par un cadavre près d’être un squelette, mais, sauf le crâne, ne l’étant pas encore, et laissant pendre de tous côtés des lambeaux de chair : elle gambade et ricane en saisissant son partenaire par la main ; celui-ci a une attitude de surprise effrayée et plus ou moins résistante. Cette vaste fresque remplissait dix arcades, divisées en trois doubles compartiments, dont chacun était occupé par un des personnages et la figure, étonnamment variée dans sa hideur, de la Mort. Au-dessous de chaque personnage et de chaque Mort était un huitain — terminé par un proverbe — exprimant l’invitation impérieuse et sarcastique de la Mort et la vaine supplication ou les regrets impuissants du mortel. Cette peinture, exécutée sous l’inspiration des Dominicains, frappa vivement, on le comprend, l’imagination populaire. Elle devint célèbre dans le monde entier et fut imitée presque aussitôt — et longtemps encore après — en France, en Angleterre, en Italie et surtout en Allemagne. Notre écolier dut bien souvent en emplir ses regards. Mais c’étaient surtout les « charniers » qui fascinaient son âme de poète et le plongeaient, pour un temps, dans une méditation à la fois ironique et sombre. Mais il était vite ramené à son train d’idées ordinaire par le mouvement profane qui bruyait autour de lui. Le moyen âge ne connaissait pas le respect des morts. Les cimetières, seuls emplacements libres tolérés à l’intérieur de ces villes où les maisons se pressaient jusque sur les ponts, étaient des lieux de réunion et de plaisir, souvent de fêtes et de bals. Aux Innocents on venait se promener, on donnait des rendez-vous, on exerçait mille petits métiers dans des boutiques qui s’adossaient aux murs des galeries, entre les amoncellements dos. Les écrivains publics, notamment, y avaient des échoppes presque aussi nombreuses qu’aux environs de Saint-Jacques-la-Boucherie et non moins achalandées. François de Montcorbier ne pouvait manquer de faire là quelque rencontre qui le distrayait bientôt de ses lugubres pensées.

Ce n’était pas à l’enceinte des trois villes composant le Paris d’alors, — l’Université, la Cité et la Ville, — que se bornaient les pérégrinations de maître François. Il nous parle dans ses vers du château de Nijon, situé hors des murs, dans le Passy actuel, de Saint-Maur-des-Fossés, à l’autre extrémité de Paris, de Bicètre, de Montmartre et du Mont-Valérien. Il était lié avec Pierre de Rousseville, « concierge » du château de Gouvieux, près de Chantilly, et avec l’abbesse de Pourras (Port-Royal), qui ne donnait pas l’exemple des vertus qu’on vit plus tard sanctifier cette célèbre vallée. Huguette du Hamel, comme tant d’autres abbesses du temps, était une simple drôlesse, dont la vie scandaleuse nous est révélée par un procès qu’elle soutint en 1465 : elle frayait avec les gens d’armes, qui la chansonnaient. On ne s’étonne donc pas qu’elle fît en compagnie des écoliers des parties comme celle que Villon rappelle avec plaisir dans son Testament et qui valut un legs à un brave barbier de Bourg-la-Reine, dupe sans doute de l’abbesse et du Parisien :


Item, laisse a Perrot Girart,
Barbier juré du Bourg la Reine,
Deux bacins et un coquemart,
Puis qu’a gaigner met tant de peine.
Des ans i a demi douzaine
Qu’en son hostel de cochons gras
M’apastela[19] une semaine,
Tesmoing l’abbesse de Pourras.


Les poésies de maître François Villon sont encore plus instructives sur la compagnie qu’il fréquentait. que sur les rues et les campagnes par lesquelles il vagabondait. Il était lié avec des gens de tout acabit, depuis de hauts et puissants seigneurs jusqu’à des hommes de sac et de corde. Il devait sans doute ses relations élevées ou honorables à maître Guillaume et à ses parents aisés ; les autres, il se les était faites lui-même, et elles furent cause de sa perte. Grâce aux « legs » qu’il a faits, dans l’un ou l’autre de ses poèmes, presque à chacun de ceux avec lesquels il fut en rapport en ces années de jeunesse, on peut passer en revue la société hétérogène que le poète fait défiler dans ses vers.

Au sommet nous trouvons un très haut personnage, et précisément le prévôt de Paris, messire Robert d’Estouteville. Villon était assez lié avec lui pour savoir qu’il avait une dévotion particulière à saint Christophe. La ballade dans laquelle il a célébré l’union de Robert d’Estouteville avec la belle Ambroise de Loré est sans doute une de ses premières productions, et sûrement une de ses moins bonnes. Si le poète l’a conservée et enchâssée dans son Testament, c’est qu’il tenait beaucoup au

gré du seigneur qui atteint
Troubles, forfaits, sans espargnier.


L’amitié de celui-ci empêcha peut-être Villon d’être impliqué dans l’affaire du « Pet au diable ». Comment était-il entré en relations avec le prévôt ? Il rappelle que Robert d’Estouteville avait « conquis » sa femme au pas d’armes tenu en 1446 à Saumur par René d’Anjou. Peut-être faut-il voir dans cette mention une trace des relations angevines de François de Montcorbier : il avait pu, à quinze ans, assister à ce pas d’armes et être présenté au brillant chevalier qui, l’année suivante, devait succéder, comme prévôt de Paris, au père de sa jeune femme.

Viennent ensuite des personnages importants, qu’on ne peut pas tous, à vrai dire, ranger parmi les amis de Villon. Tels sont Guillaume Cotin et Thibaud de Vitry, tous deux chanoines de Notre-Dame et conseillers au Parlement : il les poursuit de ses quolibets, représentant ces vieillards fort riches comme d’humbles et pauvres clercs. Quant à sire Guillaume Colombel, à Michel Jouvenel et à maître Martin Bellefaye, qu’il désigne pour ses trois premiers exécuteurs testamentaires, il est probable qu’il ne les connaissait pas plus que Jean de Calais, « honorable homme », dont il dit, ayant trente ans :

 Il ne me vit des ans a trente
Et ne set comment je me nomme,


et qu’il charge de gloser et amender son testament. Il trouvait plaisant d’investir de ces fonctions burlesques des personnages considérables, qui devaient être fort ébahis quand on leur annonçait, avec des risées, la mission de confiance que leur attribuait ce vaurien inconnu d’eux. Mais plus d’un notable bourgeois de Paris figure parmi les légataires et les familiers du poète : tels Denis Hesselin, élu de Paris, qui fut plus tard prévôt des marchands, Nicolas de Louviers, échevin, sire Charles Taranne, Michaut Culdoue, Ithier Marchant, qui devait jouer un rôle politique considérable, et qui avait fait de notre écolier le confident de ses amours, Jacques Cardon, qui appartenait à une nombreuse et riche famille parisienne. Puis ce sont d’honorables marchands, comme l’herbier Angelot, l’« espicier » Jean de la Garde, le boucher Jean Trouvé, le jeune Merle, changeur. Je ne parle pas de Robin Turgis, le maître de la Pomme de pin, dont on comprend sans peine les relations avec le poète. C’est chez lui sans doute, ou à la Mule, ou aux Trumelières, ou dans d’autres tavernes, que Villon avait lié connaissance avec ces braves bourgeois, qui ne dédaignaient pas d’y boire le bon vin d’Aunis ou d’ailleurs : plus d’un des vers où ils figurent nous désigne l’un ou l’autre comme un buveur intrépide. Tous les rangs se coudoyaient à la taverne dans la société parisienne d’alors, où il y avait entre eux peu de différence de culture, et où d’ailleurs, par les vicissitudes incessantes de ces temps troublés, chaque membre de la société était exposé chaque jour à passer du plus haut au plus bas — ou à l’inverse — de l’échelle sociale.

Le monde de l’Université proprement dite est, chose singulière, à peine représenté, sauf par Guillaume de Villon et par maître Piéride Richier, qui non seulement était professeur à la Faculté de théologie, mais dirigeait un important collège, appelé le « collège Richier ».

Le poète paraît avoir eu ses plus nombreuses accointances, ce qui étonne d’abord, dans le monde juridique et policier[20]. Il connaît maître Pierre Basanier, « notaire et greffier criminel », maître Jean Mautaint et Nicolas Rosnel, examinateurs au Châtelet, puis des procureurs au Châtelet comme Fournier et Genevois, des avocats comme maître Guillaume Charruau et maître Jacques Raguier, ou de simples clercs attachés à la même juridiction, comme maître Jean le Cornu, et surtout des « sergents » comme Perrenet Marchant (dit le bâtard de la Barre), Jean Raguier, Denis Richier, Vallette, Michaut du Four : ceux-ci, avec qui l’écolier indiscipliné avait sans doute eu plus d’une fois maille à partir, devaient néanmoins le ménager à cause de ses relations avec le prévôt de Paris, leur chef, comme il était celui du capitaine d’archers Riou.

Villon ne manquait pas non plus d’amis dans la justice ecclésiastique : en tête il faut placer le bon maître Jean Gotart, son « procureur en cour d’Église », qu’il a rendu immortel dans une de ses ballades les mieux frappées, puis le « promoteur « maître François de la Vacquerie, et le procureur maître Jean Laurens, qui ne devait certainement d’avoir « ses pauvres yeux si rouges » qu’au péché de ses parents qui avaient trop bien bu. Tous ces graves personnages, notre écolier les rencontrait sans doute souvent dans les tavernes, ainsi que des officiers royaux comme maître Pierre de Saint-Amant, clerc du Trésor du roi, ou les frères Jean et François Perdrier, fort bien placés tous les deux, dont l’un est traité par Villon de « compère », et qui avaient fait preuve envers lui d’une infatigable libéralité.

Il y rencontrait des gens qui lui plaisaient sans doute davantage, ces « gens d’esprit, un peu étourdis », auxquels il devait faire appel en 1461 du fond de sa prison, et qui, dans ce Paris déjà si grand et si difficile à surveiller, cherchaient à mener une vie de plaisir au moyen de toutes sortes d’expédients. C’étaient des gentilshommes disqualifiés, comme Philippe Brunel, seigneur de Grigny, ou Régnier de Montigny, « noble homme », qui avait déjà en plus d’un crime sur la conscience et finit en par être pendu à Montfaucon. Puis c’étaient des clercs comme Gui Tabarie, auquel Villon faisait « grosser » son roman du Pet au diable, ou même des prêtres comme Thomas Tricot, — car dans l’étrange société du moyen âge les prêtres perdaient trop souvent, nous en verrons tout à l’heure plus d’un exemple, tout souci de leur dignité professionnelle et ne se gênaient pas pour fréquenter les tavernes, les tripots et de pires lieux encore. Enfin parmi les amis de Villon dès cette époque, pour ne citer ici que ceux qu’il nomme lui-même, figuraient des aventuriers de bas étage comme Casin Cholet et Jean le Loup, et ce Colin des Cayeux qui, dès 1450, était signalé en justice comme « larron, crocheteur, ribleur et sacrilège incorrigible », et qui devait, nous l’avons vu, être pendu à la suite d’une expédition à Montpipeau dans laquelle il avait peut-être son ami Villon pour complice.

On pense bien qu’à une telle bande de « gracieux galants » ne manquait pas la compagnie de femmes dignes d’eux. On en voit défiler dans les vers de Villon toute une procession édifiante, depuis « la petite Macée d’Orléans », à laquelle il gardait rancune d’avoir eu « sa ceinture », jusqu’à la grosse Margot, qu’il a chantée dans une ballade trop célèbre, en passant par Jeanneton, par Catherine de Vausselles, dont la trahison lui avait valu un beau jour d’être battu « comme le linge au ruisseau », par Denise, qui l’avait (en sa qualité de clerc) assigné en cour d’Eglise pour l’avoir injuriée, et par sa « chère Rose », qu’il avait aimée follement, mais qui préférait au cœur du poète

Quoi ? une grant bourse de soie,
Pleine d’escus, parfonde et large.

A la catégorie de Margot, quoique peut-être d’un ordre un peu plus relevé, appartenaient encore Marion l’Idole et Marion la Peautarde, pour laquelle on faisait des chansons, et la grande Jeanne de Bretagne. Particulière aux mœurs du temps (mais on la retrouve encore chez Régnier) était la condition de demi-prostitution où vivaient, avec la tolérance plus ou moins consciente de leurs maris, de petites bourgeoises comme la belle gantière, la gente saucissière. Blanche la savetière, Guillemelte la tapissière, Catherine la boursière et Jeanneton la chaperonnière, toutes émules de la belle heaumière, dont Villon a exprimé les regrets sur sa décadence avec un si saisissant réalisme. Toutes ces femmes étaient de celles qui « n’aiment que pour l’argent » et que « l’on n’aime que pour l’heure ».

Mais le poète, tout en se livrant à ces amours vulgaires où l’entraînait l’ardeur de ses sens, paraît avoir eu en ces années un amour sérieux, qu’il garda longtemps dans son cœur. Le chantre cynique de Margot a trouvé les traits les plus délicats pour peindre ces doux entretiens où il se complaisait auprès de celle qu’il aimait et qui le laissait toujours espérer ce qu’elle n’avait pas l’intention de lui accorder jamais :

Quoi que je lui voulsisse dire,
Elle estoit preste d’escouter,
Sans m’acorder ne contredire ;
Qui plus[21], me soufroit acoter
Joignant d’elle, près m’acouter[22],
Et ainsi m’aloit amusant,
Et me soufroit tout raconter ;
Mais ce n’estoit qu’en m’abusant.


Elle lui prodiguait même de « doux regards et beaux semblants » qui le pénétraient jusqu’au cœur ; mais quand il voulut les « prendre en sa faveur », elle lui déclara qu’il s’était complètement mépris, et il vit qu’il n’avait plus d’autre ressource que de la fuir. Toutefois il ne l’oublia pas : cinq ans après il se rappelait encore les douces heures de jadis, et c’est toujours en pensant à celle qu’il servait « de bon cœur et loyalement », et qui lui avait été si cruelle, qu’il prétendait mourir « en amour martyr » et avoir été occis par le dard d’Amour. Il faut faire dans tout cela une part aux formules courantes de la poésie du temps ; mais je crois qu’on ne peut méconnaître à certains passages l’accent d’une émotion sincère.

Au milieu de toutes ces distractions et dans une compagnie si mêlée, le jeune maître ès arts « fuyait l’école », où il aurait pu trouver un gagne-pain, et en vint à se faire des ressources d’autre manière. Nous ne savons si dès cette période Villon alla jusqu’au crime, comme l’avaient fait depuis longtemps ses amis Régnier de Montigny et Colin des Cayeux ; mais certainement il se permettait des tours qui dépassaient les limites de la légèreté. Il rappelle lui-même avec complaisance, dans son poème de 1456, les canards « qu’on soûlait prendre », en compagnie de Jean le Loup et de Cholet, dans les fossés, sur le tard, et qu’on cachait, pour rentrer en ville, sous un long tabart descendant jusqu’aux pieds. Bien que Villon soit dit, dans les lettres royales de 1456, n’avoir jamais été « atteint d’aucun mauvais cas, blâme ou reproche », on peut croire qu’il avait déjà été mené au Châtelet, puisqu’il connaissait la chambre des Trois lits, — la meilleure à ce qu’il paraît, — qu’il demande aux sergents, en 1456, de lui réserver à l’occasion ; il parle aussi de certaine geôlière dont il avait conquis les bonnes grâces. Il remercie ailleurs maître Guillaume de l’avoir « mis hors de maint bouillon », ce qui veut dire sans doute qu’il était allé plus d’une fois le réclamer après quelque équipée malencontreuse.

Le triomphe de maître François était surtout dans une écorniflerie poussée très loin, dans l’art de se procurer des « repues franches ». Il y excellait tellement qu’il faisait, en bon prince, profiter ses amis de son talent. La tradition de ses coups de maître s’était conservée à Paris. Un poème de la fin du xve siècle, intitulé précisément les Repues franches, lui consacre tout un chapitre, où il est raconté comment il procura successivement, en un seul et même jour, à ses compagnons affamés, du pain, du vin, du poisson, des tripes et du rôt. Sur ces cinq tours, quatre se retrouvent dans le Tyl Ulenspiegel néerlandais, qui paraissait à la même époque, et la réunion de tous les cinq au profit de Villon est évidemment légendaire. Il était devenu un type en ce genre, et son habileté l’avait rendu plus célèbre que ses vers. L’auteur des Repues s’écrie avec admiration :

C’estoit la mere nourricière
De ceux qui n’avoient point d’argent;
A tromper devant et derrière
Estoit un homme diligent !


C’était sans doute alors sa seule façon d’être diligent, et il ne dut pas accroître beaucoup, dans ces années de désordre, l’instruction qu’il avait acquise antérieurement.

Il n’est pas indifférent à l’intelligence de l’œuvre du poète de savoir quelle était cette instruction, ce qu’avait appris et retenu, au milieu du xve siècle, un maître ès arts de l’Université de Paris. Villon, qui écrit pour des écoliers comme lui, a rempli ses poésies d’allusions et de réminiscences, souvent toutes naturelles, d’autres fois voulues et quelque peu pédantes, qui nous permettent de nous faire une idée assez juste de ce qu’il avait lu et de ce qui, dans ses lectures, avait pu, non seulement garnir sa mémoire, mais influer sur ses idées.

Il avait appris à la fois le latin classique, autant qu’on le savait alors, et le latin médiéval, langue, à des degrés divers, de l’enseignement et même de la conversation dans le monde des écoles. Le latin était alors le véhicule nécessaire de toute instruction, et qui disait clerc disait latiniste, avec, naturellement, les nuances infinies que ce nom comporte. C’est surtout par l’intermédiaire du latin que Villon avait acquis la plupart des connaissances historiques, littéraires et autres dont ses poésies portent la trace. Il ressemble en cela à tous les poètes ou écrivains qui, en dehors des simples jongleurs ou des gens du monde auteurs par occasion, composent la suite de la littérature française du xIIe siècle au xve siècle, de Wace et Chrétien de Troyes à Chartier et à Le Franc, en passant par Jean de Meun.

Son instruction religieuse n’était pas bien profonde. Il avait cependant quelque peu réfléchi sur certaines questions théologiques : il intercale dans le Testament une petite digression sur le sort des justes de l’ancienne loi entre leur mort et leur délivrance des enfers, et sur le « sein d’Abraham » mentionné dans l’Evangile, point embarrassant en effet de la doctrine chrétienne. Il connaît « la faute des Bohèmes », c’est-à-dire en quoi consistait l’hérésie des Hussites. Il est au courant des démêlés entre les ordres mendiants et le clergé séculier, réglés d’une façon contradictoire par un décret du concile de Latran en 1215 et une bulle de Nicolas V en 1449; (mais on a plutôt ici une trace de ses études en droit canon).

Il cite un certain nombre de personnages de l’Ancien Testament, mais ce ne sont guère que les plus connus, ceux dont le nom et l’histoire avaient pénétré même dans le public profane : Mathusalem, Noé, Loth, Jacob, Samson, Job, David, Amnon et Thamar, Absalon, Salomon, Nabuchodonosor, Holopherne, Jonas. Le seul nom un peu moins vulgarisé est celui du roi des Mèdes Arphaxad (Alphasar), qui figure au début du livre de Judith. Mais la citation qu'il fait (des psaumes XGI et CVIII, de l'Ecclésiaste et du livre de Job prouve que le poète était familier avec certaines parties de la Bible.

Du Nouveau Testament il ne cite également que des noms que ne peut ignorer aucun chrétien : saint Jean-Baptiste, Hérode, Judas, Malchus, la Madeleine. Comme tout le moyen âge français, il appelle « Architriclin » le marié des noces de Cana, par une méprise sur le sens du mot architriclinus (maître d’hôtel).

Ce qui dans ses poésies se rapporte à l'histoire de l'Eglise est moins encore. Il nomme Simon le Magicien et plusieurs saints, Etienne, Martial, Victor, Georges, Christophe, Dominique. Remarquons seulement que dans la prière qu’il met dans la bouche de sa mère il lui fait rappeler la grâce accordée par l'intercession de la Vierge au clerc Théophilus et à Marie l'Égyptienne : c'étaient là des légendes que pouvait connaître la pauvre femme qui « onques lettres ne lut », car elles étaient l’une et l'autre souvent représentées sur les bas-reliefs, les peintures ou les vitraux des églises.

Il est plus versé dans l'antiquité, telle qu'on la connaissait de son temps, et les nombreuses allusions qu'il y fait montrent bien que ses œuvres étaient destinées à des clercs comme lui. Il cite Aristote et les commentaires d'Averroès, qu'on s'était remis à lire dans l'école après qu'ils avaient été proscrits pendant longtemps ; Donat, dans le livre duquel il avait appris la grammaire latine ; Valère « le Grand », c'est-à-dire Valère Maxime, auquel, par une erreur de mémoire, il attribue une anecdote qu’il avait lue dans Jean de Salisbury ; Végèce, dont il allègue plaisamment l'autorité pour régler sagement ses affaires ; Macrobe, qui passait pour un profond philosophe ; Galon, c’est-à-dire l'auteur des distiques moraux si eu vogue durant tout le moyen âge. Il avait sans doute entendu 1 un de ses maîtres, en commentant Boèce, faire d’Alcibiade, donné comme modèle de beauté dans un passage traduit d'Aristote, une très belle femme, d'où l’ « Archipiada », longtemps énigmatique, qu’il a chantée parmi les « dames du temps jadis ». Il y fait figurer Dido à plus juste titre, et il emprunte pour un de ses poèmes une épigraphe à Virgile. Il connaît à fond Ovide, auquel il a pris tout ce qu'il sait de mythologie : Juno, Vénus, Phébus, Mars, Proserpine, Cerbérus (qu'il gratifie de quatre têtes). Dédains, Écho, Tantalus, Éolus, Glaucus, Narcissus et Orphéus, « le doux ménétrier » : on voit que la plupart de ces noms n'étaient pas encore francisés. Pour ceux qui se rapportent à la guerre de Troie, Jason, Priam, Hector, Paris, Hélène, Troïle, Cassandre, il pouvait les connaître par les divers ouvrages français sortis du poème de Benoit de Sainte-More.

L'histoire de l'antiquité lui fournit moins de souvenirs que la littérature. Il connaît vaguement Sardanapale, auquel, sous le nom de

  
Sardana, le preux chevalier,
Qui conquist le règne de Crêtes,


il fait jouer auprès de ses femmes le rôle d'Hercule auprès d'Omphale. De l'histoire ancienne il cite Alexandre, Lucrèce, Scipion, César et Pompée ; il nomme la courtisane Flora. Il en connaissait certainement davantage, et il faut lui savoir gré de n’avoir pas, comme Eustache Deschamps, bourré ses vers d’allusions à l’histore grecque et romaine.

La littérature latine du moyen âge n’a guère laissé de traces dans les œuvres de Villon, à moins qu’il ne lui doive le nom de Thaïs, — type de la courtisane dans toute cette littérature, — dont il fait la cousine germaine d’ « Archipiada ». L’Ars memorativa n’est qu’un livre d’école. S’il cite « Mathieu », ce n’est sans doute pas d’après le texte latin, déjà devenu rare, du poème de Matheolus, mais d’après la traduction très répandue de Jean le Fèvre. Il avait lu, mais peut-être dans une traduction, le Policraticus de Jean de Salisbury, auquel il emprunte le nom du pirate qui répondit si hardiment à Alexandre. C’est probablement dans l’Historia septem saplentum qu’il avait trouvé l’aventure d’Octavien, auquel on lit avaler, pour le punir de sa cupidité, l’or qu’il avait préféré à tout. De l’histoire du moyen âge il connaît les noms de Clovis et de Clotaire, — sans parler de Charlemagne, — et, chose assez singulière, celui d’une comtesse du Maine au XIIe siècle, qu’il doit avoir trouvé dans une chronique latine, puisqu’il a conservé la forme latine Haremburgis.

Plus que dans les livres, en général, Villon, qui déclare qu’en fait de lecture il était paresseux, l’avait puisé sa science historique dans la tradition orale qui circulait parmi les écoliers de Paris et dont il nous a conservé de précieux échos. C’est là, et non dans les chroniques, qu’il a trouvé vivant le souvenir du « bon Breton » Claquin (Du Gueselin) et de la « bonne Lorraine » Jeanne. C'est là qu'il a recueilli l'histoire de Pierre Esbaillart (cette forme indique la transmission orale) et de ses amours avec « la très sage Héloïs » ; et celle de Buridan, qu'une reine de France « fit jeter en un sac en Seine » ; et la légende qui voulait que « Hue Cappel » eût été « extrait de boucherie ». Oralement aussi, en ce temps où il n'y avait ni journaux ni chronique des événements récents, il apprenait les noms et les faits de l’histoire contemporaine, comme l’hérésie de Bohème ou la ruine de Jacques Cœur. Il a réuni dans une ballade, écrite en 1461, les noms d'une dizaine de souverains ou princes morts depuis peu, et l'on voit qu'il était assez au courant de l’histoire de son temps. Il lisait que le pape Calixte III († 1458) avait occupé quatre ans le trône pontifical, et que Jacques II d'Ecosse († 1460) avait une large tache de vin sur la figure. Il mentionne encore, outre Charles VII, qui venait à peine de mourir (1461), Alphonse V d'Aragon († 1458), Jean III de Chypre († 1458), Ladislas de Bohème († 1457), et les ducs Artus de Bretagne († 1458) et Charles Ier de Bourbon († 1456). Toutefois son information n'était pas sûre : il avait oublié le nom du dernier roi d'Espagne (Jean de Castille, † 1454); il croyait que le duc Jean II d'Alençon, condamné à mort en 1458, avait été réellement exécuté, tandis que sa peine avait été commuée en prison perpétuelle, et il a mêlé, on ne sait pourquoi, à ces morts récents (outre Du Gueselin), « le comte dauphin d'Auvergne », lorsque le dernier qui ait porté ce titre, Béraud II, avait cessé de vivre dès 1426. C’est aussi par ouï-dire, bien plutôt que par la lecture de livres de géographie qui n’existaient guère, que l’écolier parisien avait acquis quelque connaissance des divers pays de l’Europe. Il en fait montre dans sa ballade sur le « bon bec » des Parisiennes, où il énumère, comme ne pouvant rivaliser avec elles, les femmes de toute l’Italie, Savoisiennes, Lombardes, Génoises, Vénitiennes, Florentines, Napolitaines ; puis les Anglaises, Allemandes, Prussiennes, Suissesses, Hongroises, Grecques, Egyptiennes, Espagnoles, — sans parler des provinciales de France, Picardes, Lorraines, Bretonnes, Gasconnes et Toulousaines.

Toutes ces notions vagues et mal coordonnées ne pouvaient fournir à l’intelligence un cadre quelque peu solide pour une conception précise de l’histoire et du monde. Elles flottaient dans l’esprit du poète sans être en état d’influer réellement sur la forme de ses pensées ; elles lui fournissaient seulement, à l’appui des idées qui lui venaient, des exemples souvent trop facilement allégués, mais qui plaisaient à ses lecteurs, et parfois, comme dans la ballade des Dames du temps jadis, elles lui permettaient de donner à la mélancolie du souvenir un appui à moitié réel, à moitié mystérieux, qui en augmentait singulièrement le charme. La complaisance avec laquelle Villon les étale nous montre bien que nous avons affaire en lui non pas à un poète vraiment populaire, mais à un poète écrivant pour un cercle spécial, celui des écoliers et des basochiens, et prenant sucessivement tous les tons qui prévalaient dans ce cercle bigarré, à la fois docte et trivial, dont beaucoup de membres partageaient leur vie entre l’école ou le palais et la taverne ou l’hôtel de Margot.

Je dirai plus tard ce que Villon paraît avoir connu de la littérature proprement française, — c’est peu de chose en somme, — et quelle place il occupe dans l’évolution de la poésie au xve siècle. Mais ce ne furent pas ses lectures, quelles qu’elles fussent, qui formèrent surtout son esprit et préparèrent son talent. Il avait reçu de la nature; une faculté d’observation aiguë, à laquelle il sut joindre, quand il se manifesta comme poète, une puissance toute personnelle d’expression. Dans ses vagabondages à travers les rues de Paris, rien n’échappait à son regard, et tout se gravait dans sa mémoire d’un trait précis et vivant. Il apprenait, au milieu de ses fredaines, de ses repues franches et de ses méfaits, à connaître sous tous leurs aspects la joie et la souffrance, la misère et le plaisir, les angoisses du péril et l’exaltation de la réussite, l’ivresse grossière des nuits et l’amer déboire des lendemains, le cynisme et l’humiliation, l’emportement brutal et le remords déchirant. Et en même temps il emplissait ses yeux et garnissait sa mémoire de toutes les formes qui passaient devant lui, de toutes les figures d’hommes et de femmes, graves ou comiques, grimaçantes ou rieuses, entre lesquelles il circulait, aimé de l’une, rossé par l’autre, escroquant celui-ci, buvant avec celui-là, fuyant devant les archers, battant le pavé avec ses compagnons, faisant couler tour à tour et essuyant par ses caresses les larmes de sa mère. Il emmagasinait ainsi une provision d’images dont il devait orner plus tard la lanterne magique éclairée par sa verve lumineuse et changeante. Déjà certainement il avait composé quelques ballades, et il s’était fait parmi les écoliers une double réputation par ses bons tours et par ses vers.

Ainsi vivait maître François de Montcorbier, dit Villon, en 1455, lorsqu’il lui survint une aventure à laquelle il ne fait allusion dans aucune de ses poésies[23], et que nous ne connaissons que par des pièces de chancellerie, aventure qui eut pour lui des conséquences graves et commença la phase vraiment caractéristique de sa vie. En elle-même, bien qu’elle ait entraîné mort d’homme, elle est pardonnable, et paraît rentrer dans le cadre assez vulgaire des rixes que provoqua de tout temps la teterrima belli causa du poète latin.

C’était le jour de la Fête-Dieu (5 juin) 1455. Villon, ayant soupe, était sorti du cloître Saint-Benoit, où il logeait, comme on sait, et était venu s’asseoir dans la rue Saint-Jacques, sur un banc de pierre, au-dessous du portail de l’église Saint-Benoit. Il était accompagné d’une femme appelée Isabeau — à joindre à la liste donnée ci-dessus — et d’un prêtre nommé Gilles, qui ne craignait pas, comme on voit, de se montrer en telle compagnie. On devisait, quand, sur les neuf heures, survint un autre prêtre, Philippe Sermoise, qui avait probablement des prétentions sur Isabeau, et qui se mit à menacer l’écolier. Isabeau et Gilles, voyant la fureur de Sermoise, s’enfuirent bravement, ainsi qu’un ami qui accompagnait Sermoise, et celui-ci, tirant de dessous sa robe une dague, en frappa Villon au visage et lui fendit la lèvre ; François tira à son tour une dague de dessous son manteau et en porta à son adversaire un coup dans l’aine, dont ni l’un ni l’autre ne comprit d’abord la gravité ; l’ami de Sermoise, qui s’en était allé, revint à ce moment et désarma Villon ; l’écolier s’enfuit jusque dans le cloître, et là, poursuivi par les deux hommes, jeta au prêtre un pavé qui l’étendit tout de son long. Après quoi il se rendit chez un barbier pour se faire panser, et comme le barbier lui demandait, pour en faire, ainsi qu’il y était obligé, rapport à la prévôté, son nom et celui de son adversaire, il nomma bien Philippe Sermoise, mais déclara, par prudence, s’appeler Michel Mouton. Puis, ayant fait peut-être une courte apparition chez sa mère pour lui raconter son cas, il « s’absenta » de façon à se mettre à l’abri des premières recherches de justice.

Cependant Philippe Sermoise, relevé et transporté à l’Hôtel-Dieu, y mourait peu après « par faute de bon gouvernement ou autrement », — suivant la formule habituelle et plaisamment atténuative des lettres de rémission, — et déclarait, avant d’expirer, qu’il pardonnait à son meurtrier « pour certaines causes qui à ce le mouvaient ».

Par une bizarrerie qu’expliquent sans doute les subterfuges divers dont usa le poète pour obtenir sa grâce, nous avons deux lettres de rémission accordées, pour ce même homicide, l’une à maître François des Loges, autrement dit « de Villon », l’autre à « François de Montcorbier, maître es arts ». Elles sont assez d’accord sur les circonstances de la rixe, mais elles différent et nous laissent dans le doute sur la suite qui fut donnée à l'affaire. L'une ne parle pas de condamnation encourue et nous dit simplement que « ledit suppliant, redoutant rigueur de justice, s'est absenté du pays » ; l'autre fait dire au roi : « Pour lequel cas ledit suppliant a été appelé à nos droits, et contre lui procédé par bannissement de notre royaume «. On peut concilier ces deux énonciations en admettant — et c'était l'usage constant — que Villon s'était en effet « absenté » et que le bannissement fut prononcé par contumace : le texte de la lettre dit bien qu'il a été « appelé » aux droits du roi, mais non pas qu'il ait comparu. Il est même possible que, trompée par la déclaration du barbier, la justice ait procédé non contre François des Loges, de Montcorbier ou de Villon, mais contre l'imaginaire Michel Mouton.

Quoi qu'il en soit, Villon avait quitté Paris. Nous ne savons dans quel asile il se réfugia. S'il faut prendre à la lettre la « demi-douzaine d'ans » à laquelle il fait remonter, en 1461, son aventure avec l'abbesse de Pourras, c'est dans cette période qu'il aurait mangé avec elle les cochons gras du barbier de Bourg-la-Reine. Ce serait la preuve que le meurtrier de Philippe Sermoise n'était pas dévoré de remords, et qu'en attendant la grâce que ses amis s'occupaient d'obtenir il poursuivait gaiement ses repues franches.

La grâce fut accordée en janvier 1456 : le poète rentra à Paris et reprit, en apparence, le cours de ses études. Mais, soit qu'il eût tout à fait perdu l'habitude du travail, soit que l'amour dont il parle dans ses Lais ait absorbé réellement toute sa vie, soit qu’il ait vainement cherché des moyens honnêtes de se procurer de l’argent, il se trouvait, vers la fin de cette année 1456, à bout de ressources. Il se rappela qu’un frère de sa mère était religieux à Angers, et il eut l’idée d’aller le visiter, espérant peut-être obtenir de lui un peu d’argent ; il voulait aussi, si nous l’en croyons, s’éloigner d’une femme qu’il aimait trop et qui lui était « félonne et dure ».

C’est dans la pensée de ce voyage qu’il composa, fort rapidement sans doute, son poème des Lais (legs) ; il l’écrivit

Sur le Noël, morte saison,
Que les lous se vivent de vent,
Et qu’on se tient en sa maison,
Pour le frimas, près du tison.

Après une entrée en matière burlesquement grave, où il se présente à nous comme réfléchissant mûrement, selon les conseils de Végèce, sur la meilleure façon d’ordonner sa vie, après quelques strophes mélancoliques sur ses amours, il annonce son départ :

À Dieu ! je m’en vois a Angiers ;

puis, songeant qu’il va « en pays lointain « et que nul n’est sûr de sa vie, il entame la série bouffonne de ses legs, qui, après Guillaume de Villon (auquel il laisse sa renommée) et sa belle, concernent des amis ou connaissances de toute condition, et aussi des corporations ou des communautés. Au beau milieu, entendant l’Angelus, que la cloche de Sorbonne sonnait chaque soir, il s’interrompt

Pour prier comme le cuer dit ;

et, après une parodie plaisante des lourdes formules de la philosophie scolastique, il termine son petit poème par ce huitain d’une si charmante désinvolture :

Fait au temps de la dite date
Par le bien renommé Villon,
Qui ne menge figue ne date.
Sec et noir comme escouvillon.
Il n’a tente ne pavillon
Qu’il n’ait laissié a ses amis.
Et n’a mais qu’un peu de billon,
Qui sera tantost a fin mis.

Cela devait être rigoureusement exact, mais allait bientôt cesser de l’être. Villon venait peut-être d’écrire ces derniers vers quand il reçut la visite de Colin des Cayeux, avec lequel, pour son malheur, il s’était lié, ainsi qu’avec Regnier de Montigny et autres malandrins de même espèce. Colin venait lui proposer de prendre part à une fructueuse expédition. Ils sortirent et rencontrèrent Gui Tabarie, maître ès arts besogneux, qui avait naguère écrit pour Villon le roman du Pet au diable. Villon lui remit quelque argent, — le « peu de billon » qui lui restait, — pour acheter de quoi souper à la taverne de la Mule[24]. Tous trois s’y installèrent, et y furent rejoints par un prêtre picard appelé Nicolas et un nommé Petit-Jean, qui était fortis operator crochetorum. Ce dernier était indispensable pour l’opération projetée : il s’agissait d’enlever, dans le collège de Navarre, tout proche (c’est l’Ecole polytechnique), de fortes sommes appartenant à la Faculté de théologie, qui avait là son trésor en dépôt. Les cinq compagnons s’introduisirent dans un jardin contigu à la cour du collège, puis, par-dessus le mur, dans le collège même ; Tabarie resta dans le jardin pour faire le guet et garder les manteaux. Petit-Jean crocheta un coffre où on trouva quelques centaines d’écus d’or qu’ils se partagèrent, et le lendemain ils dînèrent tous joyeusement à la Pomme de pin. On peut croire que Villon, nanti d’une bonne part du butin, retarda son départ pour Angers et fit pendant quelque temps bombance avec les beaux écus d’or de la Faculté de théologie. Mais ils allèrent vite où allaient, il nous l’a dit, tous les écus ainsi gagnés, et il se retrouva dans la même situation qu’à Noël. Il reprit alors son projet de voyage, mais avec une intention qu’il n’avait sans doute pas en écrivant les Lais (aurait-il sans cela proclamé qu’il partait précisément pour Angers ?). Il se souvenait d’avoir entendu dire à son oncle qu’un de ses confrères gardait jalousement un gros magot, cinq ou six cents écus. Il raconta la chose à la bande de Colin des Cayeux et offrit, dans son séjour à Angers, d’étudier les voies et moyens de « débourser « le vieux moine en question. S’il trouvait le coup faisable, il reviendrait avertir les compagnons, et tous se rendraient à Angers. Pour lui, il y était en tout cas au mois de mai, comme le raconta Gui Tabarie dans les circonstances que nous allons voir.

Le vol du collège de Navarre ne fut découvert qu’au mois de mars suivant (1457), et on n’en connut les auteurs qu’au mois de mai, grâce aux confidences sottement faites par Tabarie à un prêtre de province, qui avait lié connaissance avec lui dans une taverne et avait feint de vouloir s’associer à la bande dont ce vol était l’un des exploits. Gui Tabarie avait raconté que l’on attendait le retour de maître François Villon et son rapport sur les chances de l’expédition projetée.

La justice ne réussit pas d’abord à mettre la main sur les malfaiteurs dénoncés par le confident de Tabarie ; celui-ci, chose surprenante, ne fut lui-même arrêté qu’au bout d’un an (mai 1458) : traduit, comme clerc, devant l’official de Paris, il fut mis à la question et finit par reconnaître la vérité de tout ce qu’il avait raconté à son dénonciateur. Quant à ses complices, on les recherchait sans doute depuis l’année précédente, mais il ne semble pas qu’on en eût trouvé aucun.

Maître François ne devait rentrer à Paris que plusieurs années plus tard. Pourquoi ne revint-il pas d’Angers à cette époque ? Nous ne le savons pas. Eut-il un moment de repentance, comme sa vie en offre plus d’un, et, ayant renoncé à son coupable dessein, craignit-il de retrouver à Paris des complices qui remettraient la main sur lui ? Ou, plus simplement, eut-il peur des suites que pouvait avoir, quand il serait découvert, le vol du collège de Navarre ? Toujours est-il que dans le courant de 1457 il paraît être arrivé à Blois, où Charles d’Orléans tenait alors sa cour à la fois galante et poétique, et avoir même été attaché, à un titre quelconque, à la maison de ce prince, qui se trouvait être après lui le premier poète de son temps. Mais il semble qu’il y ait eu à ce moment contre lui, pour une raison quelconque[25], une nouvelle sentence de bannissement, prononcée comme la première par défaut, contre laquelle il appela, sans d’ailleurs comparaître, et que le duc d’Orléans l’ait fait mettre en prison. C’est du moins ce que l’on peut conclure de certains passages des deux pièces, — fort indignes de lui, — qu’il consacra à la naissance (19 décembre 1457) de Marie, fille du duc. Dans la première, qu’il a gentiment signée

Vostre povre escolier François,


au milieu des louanges hyperboliques dont il accable la nouveau-née, il lui dit qu’elle est venue au monde

Pour les discordez ralier
Et aux enclos donner issue[26],
Leurs liens et fers deslier :


il s’agit d’une de ces mesures de clémence auxquelles donnaient lieu les événements heureux survenus dans la famille des princes, et dont le poète devait encore bénéficier quatre ans plus tard.

Voilà pour la prison ; quant au bannissement, il est clairement indiqué dans l’autre pièce par les vers suivants :

Rappelez ça jus par deçà
Les povres que Rigueur proscrit
Et que Fortune bestourna[27] ;
Si sai bien comment il m’en va :
De Dieu, de vous vie je tien...
Ci, devant Dieu, fais cognoissance
Que créature fusse morte,
Ne fust vostre douce naissance,

surtout si on les rapproche d’un « rondel » du Testament, destiné à servir d’épitaphe au poète, et où il dit de lui-même :

Rigueur le tramist[28] en exil...
Nonobstant qu’il dist : J’en appelle !


Et dans la ballade adressée de la prison de Meun à ses amis, il se plaint d’être non seulement captif, mais exilé :

En cest exil ouquel je suis tramis[29]
Par Fortune…..

Il ne suffisait pas au poète d’être délivré : il aspirait à retrouver la position qu’il avait occupée auprès du duc. Nous avons la trace de l’effort qu’il fit en ce sens dans une ballade qu’il composa sans doute peu après les pièces précédentes. Charles d’Orléans s’était un jour amusé, comme il le fit plus d’une fois, à ouvrir entre les poètes de son entourage une sorte de concours, auquel il prit part lui-même. Il s’agissait d’écrire une ballade dont le premier vers était donné (Je meurs de soif auprès de la fontaine), et qui devait tout entière se composer ainsi de propositions contradictoires : c’était un jeu d'esprit déjà fort goûté des poètes provençaux et français des xIIe et xIIIe siècles. Le duc fit copier toutes les pièces qu’il obtint dans un volume qui nous a été conservé et qui paraît bien avoir été achevé en 1456 : Villon n’avait donc pu prendre part au concours. Il est probable qu’il eut communication du recueil et qu’il crut trouver là une occasion de rentrer tout à fait en grâce. Il composa à son tour une ballade débutant par le vers donné, et il réussit aussi bien que pas un des autres dans le jeu puéril qui était imposé aux concurrents. Il semble même qu’il ait songé mélancoliquement à sa propre destinée en écrivant tel ou tel vers de sa ballade, à laquelle il avait donné pour refrain :

Bien recueilli[30], débouté[31] de chascun !


N’est-ce pas l’image de sa vie ? Et l’hémistiche : « Je ris en pleurs » n’est-il pas, comme on l’a remarqué, celle de toute sa poésie ? Mais toutes ces contradictions bizarrement entrechoquées se terminent par un vers de l’Envoi, adressé au «  prince clément », qui présente au contraire une requête fort positive :

Que fais je plus ? quoi ? les gaiges ravoir.

La « ballade Villon » et ses deux pièces sur la naissance de Marie d’Orléans furent ajoutées au manuscrit ducal ; mais on ne voit pas que la prière du poète ait été exaucée. Il dut reprendre son bâton de voyage et se mettre en route. Il commença des pérégrinations qui le menèrent dans plus d’un coin de la France, tant, nous dit-il dans son langage pittoresque,

Tant que d’ici a Roussillon
Brousse n’i a ne broussillon
Qui n’eust, ce dit il sans mentir,
Un lambeau de son cotillon.

Par ce Roussillon il faut entendre la ville dauphinoise de ce nom, qui appartenait alors au duc de Bourbon. Villon, nous l’avons vu, était par son père d’origine bourbonnaise, et il paraît avoir cherché, quand il perdit la faveur du duc d’Orléans, un nouveau protecteur dans le duc Jean Ier, qui venait de succéder à son père. Il est probable que c’est Moulins, résidence du duc, qu’il désigne quand il dit dans son Testament que, « au plus fort de ses maux », comme il « cheminait sans croix ni pile », Dieu lui

……monstra une bonne ville
Et pourveut du don d’espérance :

Espérance était la devise des Bourbons, et le poète joue ici sur les mots, suivant son usage. Nous savons en tout cas sûrement que le duc lui « prêta » six écus, et nous avons une très jolie ballade, qui doit remonter à 1458, dans laquelle, l’appelant « le mien seigneur », il lui demande de renouveler ce prêt et lui promet de le payer quelque jour :

Vous n’y perdrez seulement que l’attente !

Malgré les bonnes relations qu’atteste le ton de cette pièce, Villon, soit par inquiétude naturelle, soit à la suite de quelque nouvelle incartade, ne resta pas auprès du duc Jean. Nous ne pouvons rien dire sur ses courses errantes, si ce n’est qu’elles durent être poussées, au hasard, de tous côtés[32] : nous savons par lui qu’il visita le Berry, où il trouva sans doute encore vivant l’odieux souvenir de Taque Thibaud, où il recueillit à Saint-Satur, près de Sancerre, une facétieuse épitaphe, et où il paraît avoir eu, à Bourges, des démêlés avec la justice (dont le tira un vieil ami parisien, son « compère » François Perdrier, rencontré là par quelque bonne chance). Enfin il se retrouva dans l'Orléanais, en 1461, pour se faire arrêter près de Meun-sur-Loire.

C'est dans cette vie nomade et besogneuse qu'il dut connaître de près l'association des « coquillards », association soumise à un « roi de la Coquille », composée d'escrocs, de pipeurs aux dés et aux cartes, de voleurs de chevaux, de « crocheteurs » et de souteneurs de filles, qui enlaçait presque toute la France et dont nous connaissons les coutumes et le langage par une curieuse enquête faite à Dijon en 1455. C'est dans le « jargon » des coquillards que Villon composa plus tard quelques ballades, où il les nomme plusieurs fois ; il les connaissait d'ailleurs antérieurement, car nous savons que ses amis Régnier de Montigny et Colin des Cayeux étaient des suppôts de la Coquille. Il fut bien probablement amené, pour soutenir sa vie, à s'affilier à cette étrange confrérie et à en exercer les diverses industries. Il dut se répéter alors plus d'une fois les vers de la cynique ballade où il avait jadis trace le tableau de l'une de ces industries, de celle que les ribauds exerçaient, nous dit l'enquête, aux dépens des « pauvres filles communes » :

Ordure amons, ordure nous assuit ;
Nous deffuyons honneur, il nous deffuit !....

Il eut toutefois dans sa lamentable odyssée des moments plus doux et moins souillés. Il nous raconte qu’il avait appris à parler poitevin avec deux « filles très belles et gentes », qui demeuraient à Saint-Généroux ; ce nom d’un village voisin de Parthenay était peu connu ; le poète, après l’avoir situé vaguement dans les « marches de Bretagne ou de Poitou », ajoute, en imitant le langage poitevin :

Mais i ne di proprement ou
Iquelles passent tous les jours.
M’arme ! i ne seu mie si fou !
Car i vueil celer mes amours.

Cette discrétion badine a peut-être quelque chose de sincère : Villon avait pu rencontrer à Saint-Généroux un accueil gracieux qui lui avait laissé un honnête et plaisant souvenir, et qui plus tard, après d’autres vicissitudes, le ramena dans ce pays hospitalier. Coquillard, ou en tout cas ami des coquillards, Villon devait « travailler » avec eux. Nous avons vu comment, au printemps de 1461, Colin des Cayeux était arrêté à Montpipeau et bientôt pendu, et comment Villon, peu de temps après, était, pour un méfait sans doute indépendant, enfermé dans la prison de Meun, d’où le tira au mois d’octobre la grâce octroyée par le nouveau roi de France.

Que devint notre poète, quand il sortit, tout ébloui par le jour retrouvé, de son cachot ténébreux ? Son premier mouvement dut le porter vers Paris. Il était Parisien dans l’âme, et l’on voit par son Testament que toutes les impressions de sa vie parisienne, déjà cependant assez lointaine, étaient restées gravées dans son souvenir, tandis que sa vie errante des dernières années n’y avait laissé qu’une trace fugitive. Il avait hâte de revoir son « plus que père », et sa mère, et, peut-être, sa « chère Rose », et tous ses amis. Il se proposait sans doute, comme on le voit par la ballade composée dans sa prison, de mener une existence plus réglée et de travailler à devenir « homme de valeur » ; mais il entrevoyait aussi avec une joyeuse anticipation le retour à ses anciens plaisirs et aux compagnies dont il avait tant joui.

Il ne pouvait toutefois s’aventurer à Paris avec pleine sécurité. La grâce de Louis XI embrassait vraisemblablement, en une de ces formules générales qu’on trouve souvent dans les lettres de rémission, outre le fait spécial pour lequel Villon avait été emprisonné à Meun, tous ses délits antérieurs, en tant qu’ils étaient spécifiés dans la requête du suppliant (et dans le nombre était sans doute le vol du collège de Navarre). Mais Villon les avait-il tous énumérés ? On peut en douter, et dès lors il pouvait craindre qu’il ne surgît contre lui quelque nouvelle accusation. Aussi, après avoir fait dans la capitale une courte apparition, jugea-t-il prudent de ne pas trop se montrer : il s’éloigna vite de Paris et alla écrire le Testament dans quelque retraite obscure[33].

C’est ce que nous montre l’expression qu’il emploie à propos de prétendus renseignements qu’il aurait recueillis sur les trois « orphelins » auxquels il avait fait un legs dans son premier poème :

Item, j’ai seu a ce voyage
Que mes trois povres orphelins
Sont creus et deviennent en aage.

C’est confirmé aussi par les vers où, invitant le tavernier de la Pomme de pin à venir se faire payer chez lui le vin qui lui était dû, il ajoute :

Combien[34], s’il trouve mon logis,
Plus fort sera que le devin.

D’ailleurs, comme on l’a remarqué, il n’avait pas eu le temps, dans son court séjour à Paris, de se renseigner sur bien des changements survenus depuis son « partement ». Il croyait que la Maschecroue tenait encore sa rôtisserie près du Châtelet, tandis qu’elle était morte, et il ne savait même pas que son protecteur d’autrefois, Robert d’Estouteville, avait cessé, depuis le ler septembre, d’être prévôt de Paris (il le redevint en 1465). Au reste il dit lui-même, en parlant de ses anciens légataires :

Et s’aucun[35] dont n’ai cognoissance,
Estoit allé de mort a vie
[36]

Le Testament porte à plusieurs endroits la marque de l’inquiétude où le poète était en l’écrivant. Il fait allusion à ceux qui, après tout ce qu’il a souffert, ne jugent pas qu’il a encore assez expié :

Ceux donc qui me font telle oppresse[37]
En meurlé[38] ne me voudroient veoir.

Il se plaint de Fortune, qui n’est pas rassasiée de le persécuter et qui veut sa mort :

Au retour de dure prison,
Ou j’ai laissé presque la vie,

Se Fortune a sur moi envie,
Jugez s’elle fait mesprison[39].
Il me semble que par raison
Elle deust bien estre assouvie !
Se si pleine est de desraison
Que vueille que du tout dévie[40],
Plaise a Dieu que lame ravie
En soit lassus[41] en sa maison !

Le même sens résulte du passage où il dit, en parlant de maître Guillaume de Villon, qu’il l’a tiré de maint « bouillon » (tourbillon, et au figuré péril) et qu’il ne se réjouit pas « de celui-ci », du péril présent :

Si lui requier a genouillon
Qu’il m’en laisse toute la joie.

C’est dans ces dispositions, mêlées de contentement et de repentir, de crainte et d’espérance, qu’il écrivit le Testament. Il y mit sa vie tout entière, tous ses souvenirs et tous ses sentiments. Il ne le laissa pas circuler, probablement, avant d’être sûr de pouvoir se montrer à Paris sans danger : il aurait trop risqué, en le publiant plus tôt, d’appeler sur lui l’attention de la justice.

Nous ne savons comment Villon fut rassuré sur ce qui lui causait tant d’inquiétude à la fin de 1461 ; peut-être ses amis, et notamment (malgré la requête du poète) Guillaume de Villon, intervinrent-ils encore une fois. Quoi qu’il en soit, il revint à Paris avant la fin de 1462 et reprit son ancien logement au cloître Saint-Benoit. Il y a malheureusement des raisons de croire que, loin de tenir les bons propos formés dans la prison de Meun et renouvelés dans le Testament, il mena bientôt, à l’insu de son vénérable protecteur, une vie aussi déplorable que celle de ses plus mauvais jours. C’est en effet à cette époque qu’il paraît avoir fait ses ballades écrites dans le jargon des coquillards. Toutes ces pièces forment un groupe naturel et doivent avoir été composées en même temps et pour la même bande. Or, dans la première, il est parlé de Paris (Parouart en jargon), dans la deuxième de Rueil. D’autre part, dans la seconde, le poète rappelle le supplice de ses amis Régnier de Montigny et Colin des Cayeux : ce dernier ayant été pendu, comme on l’a vu, en 1461, la ballade en question est nécessairement postérieure à cette date. Les ballades, dans leur ensemble, ont donc été écrites après le Testament et quand Villon habitait Paris. Ainsi il était redevenu un membre actif de la Coquille, dont le nom revient souvent dans ces tristes pièces, et il s’en était fait le poète officiel, célébrant, dans leur langue, les exploits des coquillards et prévenant ses camarades, en homme expert, contre les dangers du métier. Il était retombé in profundum malorum, comme disent volontiers les dossiers du temps, et on pouvait prédire qu’il irait quelque jour rejoindre au gibet ses amis Régnier et Colin.

C’est en effet ce qui deux fois, coup sur coup, faillit lui arriver, la première fois bien peu de temps après sa rentrée à Paris. Dans les premiers jours de novembre 1462 il était enfermé au Châtelet, nous ne savons depuis combien de temps, sous une inculpation de vol. L’inculpation, — chose vraiment surprenante, — n’était pas fondée, ou du moins elle ne put pas être établie, et il allait être relâché, quand un incident se produisit qui suspendit sa libération. La Faculté de théologie avait gardé l’amer souvenir du vol qui, en décembre 1456, lavait dépouillée de quelques centaines déçus d’or. Ayant appris que l’un des auteurs de ce vol, — connus par la déposition de Gui Tabarie, — était détenu au Châtelet et allait être relâché, elle mit opposition à la levée de l’écrou, et fit interroger Villon sur cette vieille affaire. Celui-ci avait dû prendre soin de faire comprendre le vol du collège de Navarre dans la rémission générale accordée par les lettres de 1461 : il avoua donc sans se faire prier la part qu’il y avait prise, et reconnut en avoir tiré cent vingt écus d’or. Mais si la rémission royale éteignait pour ce fait l’action criminelle, elle ne pouvait éteindre l’action civile de la partie lésée. La Faculté, munie d’un double de l’interrogatoire, réclama la somme au prisonnier. Où le pauvre diable aurait-il trouvé cent vingt écus d’or ? Le grand bedeau se contenta de lui faire signer l’engagement de rembourser cette somme en trois ans par paiements échelonnés d’année en année. Il est évident que cet engagement aurait été dérisoire s’il n’avait pas été pris sous la garantie de gens solvables, et cela montre que Villon avait encore des parents ou des amis qui lui portaient un réel intérêt. Il vit ainsi s’ouvrir devant lui les portes du Châtelet ; mais il les avait à peine franchies qu’il allait les repasser de nouveau, et se trouver bien près, cette fois, de ne quitter sa geôle que pour la potence.

Par un beau soir de ce même mois de novembre 1462, un certain Robin d’Ogis, dont nous ne savons pas la profession, demeurant dans la rue des Parcheminiers, « en sa maison, où pend l’enseigne du Chariot », vit arriver chez lui son ami maître François Villon, — tout frais sorti du Châtelet, — qui venait lui demander à souper. Robin l’accueillit, et deux autres convives se joignirent à eux : après le souper, qui avait sans doute été largement arrosé, Villon les invita tous à venir terminer la soirée chez lui, au cloître Saint-Benoit. En s’y rendant, sur les huit heures du soir, ils passèrent, dans la rue Saint-Jacques, devant l’escritoire éclairée de maître François Ferrebouc, personnage important, scribe de l’officialité de l’évêque de Paris. L’un des soupeurs, Roger Pichart, qui avait sans doute maille à partir avec cet officier judiciaire, se mit à railler les clercs qui travaillaient dans l’escritoire et à cracher par la fenêtre ouverte. Les clercs sortirent ; une rixe s’engagea, au cours de laquelle Robin d’Ogis frappa d’un coup de dague maître François Ferrebouc lui-même ; après quoi il s’enfuit, et, ayant trouvé Pichart devant l’église Saint-Benoit, — là même où Villon, huit ans avant, avait été assailli par Philippe Sermoise, — il lui reprocha (assure-t-il) sa conduite, puis rentra chez lui. Il fut arrêté, mis en prison à la conciergerie du Palais et « en grand danger de sa personne ». Il resta prisonnier pendant près d’un an, au bout duquel il eut la chance (il était peut-être Savoyard) d’être recommandé au duc Louis de Savoie, beau-père de Louis XI, qui était venu voir son gendre à Paris en novembre 1463, et grâce auquel il obtint des lettres de rémission : ce sont ces lettres qui nous ont conservé l'exposé, fait par lui, de l'affaire.

Il est probable, d'ailleurs, que le récit de Robin d’Ogis présente l'échauffourée de la rue Saint-Jacques sous un jour très atténué ; les convives de Robin, en tout cas, étaient des gens capables de tout : Hutin du Moustier, qui était sergent à verge au Châtelet, — ces sergents ne valaient guère mieux, en général, que ceux qu'ils arrêtaient, — emprisonné avec Robin d’Ogis et Villon, fut peut-être pendu en janvier 1463, et Roger Pichart, l'instigateur de la querelle, le fut certainement en 1464, tandis que Robin était gardé en prison pendant des mois. Quant à Villon, peut-être n'avait-il pas pris à la rixe une part effective, et, se trouvant juste à la porte du cloître Saint-Benoit, s'était-il prudemment esquivé. Le récit de Robin d'Ogis ne le mentionne plus à partir du moment où les coups commencent à s'échanger. Mais Ferrebouc, son proche voisin, avait dû le reconnaître, et il fut mis en prison avec ses trois amis. Le prévôt de Paris, — qui n'était plus Robert d'Estouteville, — se lassa sans doute de retrouver une fois encore cet incorrigible vaurien qui venait à peine d'être relâché, et, après lui avoir fait subir la question par l'eau, le condamna à être « pendu et étranglé », en compagnie de quelques autres. Villon prétend, dans la ballade à Garnier dont je parlerai tout à l'heure, que cette « peine arbitraire » lui fut « jugée par tricherie », ce qui signifie qu'il ne se reconnaissait pas dans l'affaire de la rue Saint-Jacques une culpabilité assez grande pour mériter une telle condamnation. Mais, sauf le vague espoir d'un appel qu’à tout hasard il avait adressé au Parlement, il n’avait qu’à se résigner à la subir.

Devant la mort imminente sa double nature trouva une suprême expression. Il composa la fameuse ballade des Pendus, empreinte d’un vrai repentir et d’un profond sentiment religieux. C’est du fond du cœur qu’il demande à ceux qui le verront, lui et ses compagnons, pendus à Montfaucon, de ne pas rire et se moquer. Ce n’était pas là une prière sans objet : les gibets et les pendus étaient alors et restèrent longtemps en France une source intarissable de plaisanteries. Villon lui-même, un moment après ou avant sa sérieuse ballade, ne donnait-il pas l’exemple de la « moquerie » qu’il voulait qu’on lui épargnât, en raillant la corde qui allait le pendre dans le quatrain fameux où il créait une facétie destinée à lui survivre pendant des siècles (Né à Paris emprès Pantoise) ?

Cependant son appel eut un succès qu’il ne prévoyait sans doute pas lui-même. Le 5 janvier 1463, le Parlement rendit un arrêt par lequel il annulait, comme excessive, la sentence du prévôt de Paris, mais, « eu regard à la vie mauvaise dudit Villon », le bannissait pour dix ans, non plus du royaume, mais seulement « de la ville, prévôté et vicomte de Paris[42] ». On juge de la joie du poète quand on lui annonça la bonne nouvelle. Il lança aussitôt, comme une fusée d’allégresse, une vive ballade à l’adresse du greffier ou « clerc du guichet >» de la Conciergerie, nommé Garnier, avec lequel il s’était lié :

Que vous semble de mon appel,
Garnier ? fis je sens ou folie ?...

Guidiez vous que sous mon chapel
Y eust tant de philosophie
Comme de dire : « J’en appel » ?
Si avoit, je vous certifie
(Combien que pas trop ne m’i fie).
Quant on me dit, présent notaire :
« Pendu serez », je vous affie,
Estoit il lors temps de me taire ?

Mais il adressait aussitôt à la cour du Parlement, également en forme de ballade, une requête d’un tout autre ton. Sa reconnaissance, pour être exprimée d’une façon assez grotesque, n’en est pas moins sincère. Mais le véritable objet de la pièce est dans l’Envoi, où il dit :

... Trois jours ne veuillez m’escondire[43]
Pour moi pourveoir et aux miens a Dieu dire :
Sans eux argent je n’ai, ici n’aux changes.
Court triomphant, fiât, sans me desdire !

La cour lui accorda sans doute le sursis qui faisait l’objet de son humble requête : Villon obtint les trois jours de libre séjour à Paris qu’il demandait; il put aller embrasser sa mère, dire adieu à Guillaume de Villon, qui bien probablement lavait « mis hors » du plus terrible « bouillon » où il se fût jeté, et s’achemina pour l’exil, nanti de ce que les siens avaient pu encore ramasser d’argent.

A partir de ce moment, nous perdons toute trace de notre poète. Il est probable qu’il mourut loin de Paris, avant l’expiration de son temps d’exil, puisque nous n’avons aucun indice de son retour dans la capitale. Rabelais a situé à cette époque de la vie du poète deux anecdotes qu’il met sur son compte. La première, qui se passe en Angleterre, attribue à Villon un bon mot patriotique que l’on avait prêté, au xIIIe siècle, à Primat d’Orléans, personnage à demi mythique, représentant par excellence de la poésie des « goliards » ou clercs « vagants ». La seconde a plus de chances d’être vraie dans le fond, sinon dans les détails. C’est, comme le montre la précision des renseignements topographiques, une tradition recueillie sur les lieux mêmes. Villon, « sur ses vieux jours », — entendez « dans les derniers temps de sa vie », car il n’eut pas de vieux jours, — se serait retiré en Poitou, à Saint-Maixent, « sous la faveur d’un homme de bien, abbé dudit lieu », et y aurait fait représenter la Passion « en langage poitevin ». Un sacristain des Cordeliers, frère Étienne Tappecoue, ayant refusé de lui prêter (comme cela se faisait d’ordinaire) des vêtements sacerdotaux pour habiller quelques-uns de ses personnages, Villon se serait cruellement vengé de lui : il aurait embusqué ceux qui devaient faire les diables dans son mystère, munis de leurs déguisements bizarres, de leurs cornes, des instruments de leur musique infernale, dans un endroit où le sacristain devait passer, et, se jetant tous à l’improviste au devant de la jument qui portait le pauvre moine, ils l’auraient tellement effrayée quelle aurait renversé son cavalier et l’aurait traîné, attaché aux étriers, jusqu’à ce que son cadavre fût réduit en lambeaux. L’énorme et souvent féroce gaieté de Rabelais a pu « embellir » le dénouement, qui se réduisit, espérons-le, pour le frère Tappecoue à une chute ridicule. Mais on peut bien croire que Villon, chassé de la région parisienne, eut l’idée de retourner dans ce Poitou dont il avait gardé de si doux souvenirs ; il put y perfectionner assez la connaissance qu’il avait déjà du poitevin pour être capable de composer un mystère dans le langage du pays. Saint-Maixent n’est pas loin de Saint-Généroux. Croyons, jusqu’à preuve du contraire, qu’il passa là paisiblement ses dernières années, qui ne durent pas être nombreuses ; car il n’est pas probable que l’auteur du Grand Testament, si sa vie s’était prolongée, n’eût pas composé quelque nouveau poème. En 1489 parut à Paris la première édition datée de ses œuvres qui nous soit parvenue. Elle n’était sans doute pas la première, et la première, qui est perdue, et qui fut le modèle de toutes les autres, peut avoir précédé celle-ci de quelques années. Elle ne fut ni donnée ni surveillée par le poète lui-même : il était certainement mort lorsqu’elle fut faite.

Telle fut la vie agitée, criminelle et misérable de François de Montcorbier ou des Loges, dit Villon ou de Villon, poète parisien. Après l’avoir retracée autant que nous l’ont permis les indications fragmentaires et souvent obscures de ses propres œuvres et des documents contemporains, il nous reste à dire quelle impression générale elle nous laisse sur le caractère du « pauvre écolier ».

Il ne faut le juger ni avec trop de sévérité ni avec trop d’indulgence. Il fut assurément un personnage peu recommandable, fainéant, ivrogne, joueur, débauché, écornifleur, et, qui pis est, souteneur de filles, escroc, voleur, crocheteur de portes et de coffres. L’excuse qu’il se donne à lui-même, sur la « nécessité », sur « la faim qui chasse le loup du bois », n’est pas recevable, car il n’encourait cette nécessité et ne souffrait cette faim que parce qu’il avait volontairement renoncé aux moyens honnêtes de gagner sa vie qui étaient à sa disposition. Il était naturellement sensuel et ami du bien-être. Ce qu’il regrette le plus, quand il passe la triste revue de ses fautes, c’est de n’avoir pas « maison et couche molle » ; ce qu’il envie, chez ceux de ses anciens compagnons qui se sont réfugiés dans les couvents, c’est que

Bons vins ont, souvent embrochez[44],
Sausses, brouels et gros poissons.
Tartes, flaons, oefs frits et pochez.
Perdus, et en toutes façons.

Son idéal est naïvement dépeint dans la ballade des Contredits de Franc Gontier, où il représente la vie qu’il aurait rêvée :

<poem> Sur mol duvet assis un gras chanoine. Lez un brasier, en chambre bien natee, A son costé gisant dame Sidoine,

Blanche, tendre, polie et atintee[45].

Boire ypocras a jour et a nuitée,
Rire, jouer, mignonner et baiser...

Préfère qui veut à ces délices le pain bis, les oignons et l’eau claire dont Franc Goutier et sa femme Hélène, dans la ballade à laquelle il répond, se contentent pourvu qu’ils aient la verte courtine des bois et le chant des oiseaux ! Ce n’est pas le goût de Villon :

Tous les oiseaux d’ici en Babiloine
A tel escot une seule journée
Ne me tendroient,


s’écrie-t-il, et il donne pour refrain à sa ballade :

Il n’est trésor que de vivre a son aise !

Mais pour vivre à son aise la première condition à ses yeux est de ne pas travailler : il n’est pas moins paresseux qu’ami du bien-être, et c’est pour cela qu’il n’a pas continué ses études et qu’il a eu recours, pour se procurer les jouissances dont il avait besoin, à des expédients de plus en plus coupables.

Il n’y a rien là qui puisse attirer la sympathie ou même l’indulgence. Mais en condamnant la « mauvaise vie » du poète, nous ne lui refuserons pas les circonstances atténuantes. Il vivait dans un temps où la moralité publique était tombée au-dessous de ce qu’on peut imaginer. Pendant toute la guerre de Cent ans, et surtout dans sa dernière période, le métier d’homme d’armes et celui de brigand n’en faisaient qu’un : piller, voler, rançonner était habituel à des gens qu’on n’en voyait pas moins figurer honorablement dans les plus hautes charges militaires et même civiles. L’effroyable misère qui sévit sur Paris et sur la France pendant tant d’années avait habitué tout le monde à chercher n’importe quel moyen de soutenir sa vie. La justice, armée contre les malfaiteurs de pénalités excessives, en suspendait sans cesse l’exécution devant les menaces, la faveur ou simplement l’argent. Des hommes condamnés vingt fois pour crimes étaient chaque fois l’objet de grâces que rien ne justifiait et reprenaient leur vie accoutumée jusqu’à ce que la mesure fût trop pleine et qu’un dernier méfait les menât à la potence. Le sentiment de la dignité personnelle était presque aboli : les grands seigneurs trahissaient, se parjuraient, dépouillaient les pauvres ; les gens du roi usaient de leur autorité surtout pour remplir leur bourse ; le Parlement, non payé de ses gages, se récupérait sur les plaideurs ; l’Église, dont beaucoup de membres menaient une vie abjecte, exploitait le peuple tant qu’elle pouvait au moyen de ses indulgences vendues à beaux deniers comptants, et donnait entre ses dignitaires le spectacle des luttes les plus éhontées ; l’Université vendait ses titres, et les docteurs rivalisaient de cupidité avec les officiers royaux et de grossière débauche avec les écoliers ; ceux-ci trouvaient naturel de vivre de « repues franches », et consacraient sans vergogne des poèmes à chanter ces nobles exploits ; le peuple, écrasé de tous côtés, se revanchait de son mieux et jugeait légitime toute reprise de ce qu’on lui extorquait. Les mœurs proprement dites n’étaient pas meilleures que la probité : le duc de Bourgogne faisait son entrée solennelle dans Paris entouré de ses bâtards ; Charles VII exigeait pour la dame de Beauté les mêmes bonneurs que pour la reine, et le prévôt de Paris, Ambrois de Loré (le beau-père de Robert d’Estouteville), était publiquement le protecteur des « folles femmes ».

Villon, pour avoir volé et crocheté, ne se sentait pas positivement digne de mépris, bien qu’il éprouvât de ses fautes du regret et de l’humiliation, et ses contemporains ne le jugeaient pas non plus comme nous ferions son pareil. Cela tient en grande partie à ce qu’alors la morale civile ou mondaine n’était pas séparée de la morale religieuse. Enfreindre n’importe lequel des commandements de Dieu, celui qui défend de voler ou même celui qui défend de tuer et celui qui défend de forniquer, c’était un péché également mortel ; et ce n’en était pas un moindre, si ce n’en était un pire, d’enfreindre un des commandements de l’Eglise. Le Bourgeois de Paris, après avoir rapporté toutes les atrocités des Écorcheurs, ajoute, pour mettre le comble à l’horreur qu’il veut inspirer : « Item, ils mangeaient chair en carême, fromage, lait et œufs, comme en autre temps[46] ». Or tous les hommes sont pécheurs, et tous les péchés se lavent par la pénitence : on ne faisait pas entre eux la différence que nous établissons aujourd’hui. Ce que nous appelons honneur n’existait pas ou était à peine distinct.

Villon ne se sentit donc, à aucune époque de sa vie, tombé dans l’abjection morale à laquelle serait condamné de nos jours un homme conscient et convaincu de vols avec effraction, sans parler d’escroqueries de moindre importance. Il comptait sur la Vierge Marie, qui était « le château, la forteresse » où il réfugiait son âme, pour lui faire obtenir sa grâce de Dieu, comme elle avait fait à Théophilus et à Marie l’Égyptienne. Car la piété en lui ne fut jamais éteinte, et, dans les moments où elle le reprenait, il se repentait de tout son cœur, quitte à retomber dans son vice dès que l’occasion le tentait. Cet état de sa conscience, en le préservant de la dégradation morale où il n’aurait pas manqué de tomber, lui permit de rester poète, et aussi de conserver les bons sentiments qu’il exprimait avec la même candeur que ses souhaits peu éthérés de bonheur, son infâme contentement dans sa vie de ribaud, ou les remords qui lui déchiraient le cœur dans le fond de sa prison quand il se voyait vieux à trente ans, si chargé de péchés et si dénué d’espérances.

Ces bons sentiments étaient, — outre sa piété, intermittente mais réelle, — d’abord sa sincérité même, l’humilité avec laquelle il avouait ses torts, puis sa tendresse pour sa mère, qu’il s’accuse d’avoir fait tant souffrir, sa reconnaissante affection pour son « plus que père » Guillaume de Villon, sa sympathie pour les misères humaines qu’il avait si profondément sondées, et enfin son patriotisme. Oui, ce gibier de potence aimait la France : trente ans après la mort de Jeanne d’Arc il la pleurait encore, et dans un jour d’indignation, à propos de quelque incident du jour, il écrivait une ballade, trop empreinte de la rhétorique du temps, mais vibrante, où il accumulait tous les supplices les plus affreux pour y vouer celui

Qui mal voudroit au royaume de France.

C’était donc une nature qui, si elle manquait d’énergie et de délicatesse, ne manquait pas de bonté ni même d’une certaine noblesse. Ce qui le perdit, outre sa paresse et son goût du bien-être, ce fut surtout sa faiblesse et son extrême mobilité. Il « suivait » avec docilité et admiration ces « gracieux galants » dont il avait, trop jeune, fait la dangereuse connaissance, et qui l’entraînèrent après eux dans le mal. D’autre part il était par excellence l’homme des impressions vives et momentanées : il était ce que nous appelons aujourd’hui un « impulsif ». Nous voyons dans ses vers avec quelle rapidité il passe d’un sentiment à un autre, d’un ton au ton opposé, d’une prière à une grimace, d’une réflexion grave ou triste à une plaisanterie obscène. Sa poésie, en cela encore, est l’image de sa vie. Par cette faiblesse et cette mobilité, c’était vraiment un enfant. « Je ris en pleurs », dont on a fait sa devise, est la devise des enfants. Il le sentait lui-même. Il se promet d’être « homme de valeur » quand il sera « hors d’enfance », et il a trente ans ! Il ne fut jamais « hors d’enfance », et c’est ce qui diminue singulièrement sa responsabilité. Il fut toujours à la merci de l’impression du moment, du compagnon qui le dominait, de la femme qui le fascinait, de l’occasion qui le tentait, pleurant les chaudes larmes de l’enfance quand sa faute lui attirait un châtiment, prêt à les oublier aussitôt et à recommencer de plus belle. Lui-même, surpris de ces contradictions de sa nature, de ces impulsions qui le jetaient d’un extrême à l’autre sans qu’il put s’expliquer comment, il composait une ballade sur ce refrain :

Je cognois tout, fors que moi mesmes !

Mais s’il n’arriva pas à acquérir la maturité virile, il apprit dans l’expérience, trop complète, qu’il fit de la vie, à la comprendre et à la peindre sous tous ses aspects. De ses fautes même, et des souffrances matérielles et morales qu’elles entraînèrent pour lui, sortit ce que sa poésie a de plus neuf, de plus personnel et de plus vivant. Si, docile aux leçons de son sage protecteur, il eût sérieusement poussé ses études et eût été finalement pourvu de quelque grasse dotation, il aurait vécu « à son aise », mais il n’aurait sans doute rimé que des œuvres banales, pompeuses ou futiles comme celles de la plupart de ses contemporains et comme quelques-unes des siennes ; il n’aurait pas fait pénétrer dans notre âme l’aiguillon qui déchirait la sienne ; il ne serait pas devenu le premier poète moderne. Les fautes de Villon, comme on la dit avec esprit, nous ont fait perdre un honnête homme dans le passé et nous ont donné un grand poète pour toujours. Nous devons donc être indulgents pour elles; car, suivant la remarque de Th. Gautier, « les bons poètes sont encore plus rares que les honnêtes gens, — quoique ceux-ci ne soient guère communs ».

CHAPITRE II

L’ŒUVRE


L’artiste le plus original est, pour la forme qu’il donne à son œuvre, nécessairement déterminé par l’art de son temps. Il en est ainsi particulièrement du poète, qui, — sans parler de la langue, qui lui est transmise, — n’invente pas sa versification, qui la reçoit toute faite d’une tradition dont en général il ne connaît ni ne discute l’origine et la raison d’être, et qui emprunte forcément à ses souvenirs de lecture ou d’audition, outre ce moule extérieur, les premiers éléments de son style. Aux époques d’érudition, l’art de siècles depuis longtemps passés et de civilisations lointaines peut aussi exercer sur l’artiste une action plus ou moins dominante. Ce sont ces influences traditionnelles dont nous avons d’abord à rechercher la part dans l’œuvre de notre poète. Les contemporains de Villon connaissaient la poésie latine classique ; mais ils étaient complètement incapables d’en rien tirer pour la forme de leur propre poésie. Ils y trouvaient des matériaux de récits intéressants ou des éléments d’instruction morale, mais ils n’en percevaient pas la beauté ; ils l’utilisaient pour leurs fins particulières sans se douter qu’ils la défiguraient, comme les barons féodaux transformaient les temples ou les mausolées antiques en forteresses à leur usage. La grande révolution qui devait introduire de nouveau dans le monde le sens de la beauté classique avait, cependant, depuis un siècle et demi, inauguré sa première phase en Italie avec Dante, Pétrarque et Boccace ; mais l’esprit de la Renaissance n’avait pas encore pénétré en France ou n’y avait pas été compris. Il est donc inutile de chercher ce que Villon, comme poète, doit à l’antiquité. Il est au contraire d’un grand intérêt, pour l’appréciation de son œuvre et l’assignation de la place qui lui revient dans l’histoire de notre poésie, de savoir où en était cette poésie quand il vint y prendre part à son tour, ce qu’il en a connu, ce qu’il en a utilisé, et par où il y a marqué une empreinte propre et durable. Vers 1450, époque où François de Montcorbier dut recevoir ces premières impressions qui sont le point de départ de toute activité artistique, la poésie française était dans un état singulièrement languissant. La poésie du premier moyen âge avait achevé de s’épuiser, sous toutes ses formes, vers le milieu du xIVe siècle. C’était d’abord l’épopée nationale qui, après avoir passé par plusieurs renouvellements successifs, avait perdu toute vitalité. Les rudes et puissantes chansons de geste du xVIe siècle n’avaient pu se conserver dans la mémoire des hommes qu’en se prêtant à des remaniements qui les avaient dénaturées, affaiblies, délayées et, sous prétexte de les remettre à la mode du jour et de les orner, dépouillées de la grandeur et de la simplicité qui faisaient leur force. Puis on en avait composé de nouvelles qu’animait un tout autre esprit, qui n’avaient plus d’autre objet que l’amusement, et qui, se copiant les unes les autres, étaient devenues de plus en plus banales ou avaient cherché leur succès dans de puérils raffinements de forme. Renouvelées ou nouvelles, les chansons de geste avaient peu à peu complètement passé de mode dans les cercles aristocratiques pour lesquels elles avaient été composées, et les descendants dégénérés des jongleurs, — des aveugles pour la plupart, — les chantaient, non plus dans les cours royales et seigneuriales, mais sur les places publiques, pour le plaisir des bourgeois et du populaire. Depuis le milieu du xIVesiècle, on n’en composait même plus, et, l’effroyable misère de la guerre de Cent ans aidant, les chansons de geste, que l’on copiait encore çà et là, surtout dans les pays picards et wallons, avaient tout à fait cessé de se propager oralement. Un regain de succès attendait quelques-unes de ces anciennes productions du génie national grâce à l’idée qu’on eut, à dater de 1430 environ, de les mettre en prose pour être non plus chantées, mais lues : on diminuait ainsi leur prolixité devenue excessive et on les débarrassait des innombrables hémistiches de pur remplissage amenés par le besoin d’aligner leurs interminables tirades d’alexandrins monorimes. Villon put à peine connaître l’un ou l’autre de ces romans en prose, exécutés pour de riches amateurs et copiés dans de rares manuscrits : Il y a plus de chances pour qu'il ait lu, dans des copies plus ou moins récentes, quelques-uns des longs poèmes de la dernière période épique : nous voyons par ses allusions qu'il connaissait la légende de Berte aux grands pieds et la vieille geste d'Oger le Danois avec la suite merveilleuse qu'on lui avait faite. C'est peu, comme on le voit : il n'avait sans doute lu, dans sa forme primitive, aucun des poèmes où l'âme de la France avait jadis trouvé une si originale expression ; il n'avait pas fréquenté la vieille forteresse de l'épopée féodale, déjà tombée en ruines et en poussière.

Connaissait-il mieux le palais incohérent et merveilleux, aux tourelles fantastiques, aux promenoirs inextricables, aux sculptures étranges, qui avait commencé au xII e siècle à s'élever, sous une inspiration celtique bientôt oubliée, autour de la Table Ronde du roi de Bretagne, et où erraient, en aventures incessantes d'armes et d'amours, Lancelot et Guenièvre, Tristan et Iseut, Perceval, Galaad, Palamède et tant d'autres ? De ces poèmes-là aussi la production, si féconde à la suite de Chrétien de Troyes, s'était vite ensablée ; les derniers romans arthuriens en vers, faibles et longues imitations, avaient été composés vers la fin du xIIIesiècle et ne se lisaient plus au xVe; le Méliador de Jean Froissart était un véritable anachronisme et n'était guère accessible sans doute en dehors des manuscrits de luxe où le poète l'avait offert à ses protecteurs. Mais les romans en prose de ce cycle, faits d'abord à l'imitation des romans en vers, puis de plus en plus indépendants et, à leur manière, originaux, avaient eu une diffusion beaucoup plus grande. Villon n'en cite aucun dans ses poésies, mais il est invraisemblable qu'il n'en ait pas connu quelques-uns, et nous avons vu que c’est sans doute en les imitant, ou plutôt en les parodiant, qu'il avait écrit son roman du Pet au Diable, où nous trouverions sans doute, si nous l'avions, une sorte de travestissement du style héroïque, de la galanterie idéale et des prouesses surhumaines des « contes de Bretagne ».

La veine, qui semble inépuisable une fois qu'elle a jailli, des « romans d'aventure », où le poète conte pour le plaisir de conter, et trouve en même temps l'occasion de peindre à sa fantaisie des mœurs, des sentiments et des caractères, n'était pas, au xVe siècle, moins tarie que les autres courants épiques. C'est à peine si l’on peut citer, avant 1450, quelque misérable roman écrit dans une prose terne et molle, et même les mises en prose de poèmes plus anciens ne commencent qu'après cette date. Le siècle finissant devait compenser cette lamentable pénurie et donner à notre littérature romanesque des œuvres d'une réelle valeur, comme Jean de Saintré et Jean de Paris ; mais ils ne parurent, le second sûrement, le premier très probablement, qu'après la mort de notre poète. Chose étrange, et presque sans exemple dans l'histoire littéraire, toute poésie narrative, de quelque genre qu’elle soit, — sauf un petit nombre de poèmes proprement historiques, — est inconnue à l'époque dont nous parlons. Pas plus que les chansons de geste, que les romans de la Table Ronde ou que les romans d’aventure, les fableaux n’y sont cultivés. Quant à ceux quavaient produits le xIIe, le xIIIeet encore, bien que déjà moins abondamment, le xIVesiècle, on ne les copie plus, on ne les comprend plus. Il n’est pas à croire toutefois que l’on eût cessé, entre « bons compagnons », de se raconter de ces histoires facétieuses qui sont impérissables dans la mémoire des hommes ; mais on ne les mettait plus en vers (les deux ou trois essais de Martin Le Franc sont mal venus et soumis à une forme peu appropriée), et on n’avait pas encore appris des Italiens à les mettre en prose, comme allait le faire si gaillardement Antoine de la Sale. Pour trouver au xVe siècle une narration en vers, il faut descendre jusqu’à ces Repues franches, dont Villon, quelque vingt ans après sa mort, est en partie le héros légendaire. L’écolier parisien n’avait donc à peu près rien lu qui put le diriger du côté de la poésie épique, soit sous la plus haute, soit sous la plus humble de ses formes.

Son époque n’était pas beaucoup plus ouverte à la poésie lyrique pure, celle qui exprime des sentiments personnels et momentanés ; elle ne la connaissait guère que mêlée à deux cléments qui lui sont étrangers, l’allégorie et la moralité. Ce genre mixte avait produit, dans l’époque immédiatement précédente, des œuvres sinon de premier ordre, au moins dignes d’attention, et qui avaient exercé une influence considérable. La poésie de Villon lui-même s’y rattache par des liens certains, et c’est là qu’il faut chercher la source de la forme propre, et même en partie de la matière et de l’esprit de son œuvre. Il est donc nécessaire de nous arrêter à l’histoire de cette poésie lyrico-allégorico-didactique, et d’indiquer ceux de ses représentants dont les œuvres ont pu exercer quelque action sur le génie du poète parisien et sur la façon dont ce génie s’est exprimé. La poésie lyrique du premier moyen âge, comme sa poésie épique, était morte bien avant le temps de Villon, plus tôt même que celle-ci, dès la fin du xIIIe siècle. Une poésie lyrique nouvelle avait été créée par Guillaume de Machaut, continuée par Eustache Morel, Christine de Pisan, et de nombreux poètes amateurs, dont le dernier et le meilleur est le duc Charles d’Orléans. Ce qui caractérise cette poésie, c’est, pour la forme, qu’elle abandonne complètement la loi de l’art antérieur, — imité de celui des troubadours, — d’après laquelle chaque chanson doit avoir ses strophes construites d’une façon propre à elle seule. Au contraire, elle n’admet presque que des formes fixes, la ballade et le rondeau (le chant royal, le virelai, ne sont que des variantes de l’une ou de l’autre). La ballade est la forme de beaucoup la plus employée : elle prend tous les styles, traite tous les sujets. Elle se compose de trois strophes comptant chacune huit ou dix vers de huit ou de dix syllabes, ayant toutes les mêmes rimes et le même refrain, et suivies d’un « envoi » commençant par le vocatif « Prince », survivance toute mécanique du temps où les ballades étaient en effet adressées au « prince » du Pui (sorte d’académie poétique qui couronnait les meilleures ballades). Ces obligations, surtout celle du refrain, privent la ballade de liberté, de variété et de grandeur ; elles lui donnent en revanche un certain attrait qui naît de la difficulté même, un piquant dû à la répétition des rimes, un charme particulier quand le refrain est adroitement et comme nécessairement amené. Villon a excellé dans cette forme, qui convenait à son génie et qu'il a pour toujours marquée de son empreinte. Elle lui était pour ainsi dire tellement imposée par l'usage de son temps qu'il n'y avait guère moyen que, pour composer de petites pièces, il songeât à en choisir ou à en inventer une autre. Quant au rondeau, il en a fait peu d'usage, et nous pouvons le négliger ; cette forme brève et sautillante a d'ailleurs dans la poésie des xIVe et xVe siècles une importance très secondaire.

La ballade, nous l'avons dit, prend tous les styles et traite tous les sujets : elle est volontiers moralisante, satirique ou simplement facétieuse ; elle se prête même parfois (comme chez Deschamps) à enfermer de courts apologues. Mais la matière principale en est l'amour. L'amour, dans l'école de Machaut, n'est plus l'amour « courtois » de la poésie lyrique des xIIe et xIIIe siècles ; mais il n'est pas moins conventionnel : il est éminemment « galant ». Le poète se plaint, sans se lasser, des rigueurs de sa dame et l'assure de sa sincérité et de sa discrétion ; il dépeint ses sentiments à l’aide d'allégories aussi ingénieuses que possible ; il met perpétuellement en scène tout ce petit peuple de personnifications sentimentales que le Roman de la Rose avait lancé dans le monde et dont on ne pouvait plus se passer ; il fait dialoguer son cœur et ses yeux. Amour et Raison ; il argumente, il développe, il subtilise. Telles sont presque toutes les ballades d'amour de Machaut, de Deschamps, de Froissart et d’autres ; telles sont beaucoup de celles de Christine de Pisan, mais, dans l'œuvre de cette femme au cœur vraiment sensible et à l'esprit délicat, plus d'une, heureusement, échappe à cette convention et nous représente avec sincérité des sentiments vrais et touchants. La maîtrise dans cet art, où nul ne l'avait égalé, où nul ne devait l'égaler, fut atteinte par le duc Charles d'Orléans : il l'atteignit précisément parce qu'il ne prit pas vraiment au sérieux le sujet de sa poésie, qu’il ne traita l'amour que comme un jeu d'esprit et de société ; à beaucoup de grâce, à une délicatesse qui d'ordinaire ne va pas jusqu'à la mignardise, il joignit un don tout personnel d'invention dans le détail, une fertilité de métaphores et d'allégories presque incomparable, qui rappelle d'un côté Pétrarque, moins l'art toujours conscient, de l'autre Henri Heine, moins la profondeur et l'amertume. Villon, quand il fut admis, à vingt-cinq ou vingt-six ans, au château de Blois, lut sans doute les manuscrits qui contenaient les poésies déjà nombreuses de son illustre patron : il dut en être émerveillé, mais le génie qu'il trouvait là était trop différent du sien pour pouvoir notablement l’influencer, et en général toute cette poésie amoureuse n'a laissé dans son œuvre qu'une empreinte assez faible ; elle en a laissé une cependant, ainsi que la poésie d'un genre tout voisin qui, à son époque, était encore plus à la mode, et dont le maître incontesté était Alain Chartier.

Cette poésie consiste essentiellement dans le mélange de l'élément lyrique avec un élément qu'on peut appeler didactique ou moralisant, — enseignement, bien entendu, et morale d'amour. Elle remonte à Machaut, qui inaugura le genre du « débat » ou « jugement » d'amour, sorte de développement tout nouveau des anciens « jeux partis ». Ce ne sont plus ici des ballades : ce sont des poèmes d'une certaine étendue, composés en rimes plates ou dans un rythme analogue, où une question d'amour est débattue entre deux tenants, qui finissent par s'en remettre au jugement d'un tiers. C'est de la poésie de société au premier chef, et les plaideurs comme le juge sont d'ordinaire des personnages du plus haut rang. A côté des « jugements » il faut placer les poèmes allégoriques, — dont le xIIIe siècle finissant avait donné les premiers modèles, — où sont insérées des ballades dites par les différents personnages ; les poèmes soi-disant autobiographiques, comme le Voir dit de Machaut, où sont également insérés des ballades et des rondeaux ; les poèmes à moitié allégoriques, à moitié narratifs, comme plusieurs de Froissart et de Christine, souvent munis, eux aussi, de pièces lyriques intercalées. Ce genre de composition est, bien que dans des conditions différentes, celui du Testament de Villon. Mais la forme essentielle de ses deux poèmes n'est due ni à Machaut, ni à aucun des membres de son école immédiate : elle est empruntée à Alain Chartier, beaucoup plus voisin de notre poète, et que nous savons par ses déclarations mêmes qu'il a connu et imité.

Alain Chartier a dominé, comme poète et comme prosateur, toute la première moitié du xVe siècle. Nous n'avons ici à nous occuper que du poète. Le prosateur est supérieur, et l'auteur du Quadriloge invectif[47] a mérité d'être appelé, au VIe siècle, « le père de l'éloquence française ». Le poète n'est pas toutefois à dédaigner, ne fût-ce que pour l'extraordinaire succès qu'il obtint. Sa poésie offre un singulier mélange de badinage et de sérieux, de sentimentalité parfois subtile et de grâce toujours un peu maniérée. Dans le Livre des quatre dames, composé après Azincourt, il a trouvé moyen d’introduire des pensées élevées, inspirées par un patriotisme sincère, dans ce cadre factice du débat amoureux emprunté, comme le fond même de l'œuvre, à Guillaume de Mâchant. Dans le Réveille-matin, dans le Débat des deux fortunés d'amour, et surtout dans la Belle dame sans merci, il a créé la forme qui devait être celle de presque toutes les poésies du siècle : il a pris le huitain de vers octosyllabiques, très employé dans la ballade, composé sur trois rimes dont l'une revient quatre fois (a b a b b c b c), mais dépouillé de refrain et ne rimant pas avec le précédent et le suivant[48], et il s'en est servi pour construire des poèmes de médiocre étendue, consacrés à des thèmes de cette galanterie factice, à moitié tendre, à moitié ironique, que l'on trouvait déjà dans le Livre des Cent ballades, mais qui ne s’était pas encore exprimée avec autant d’aisance et de légèreté. Cette production futile, qu’on s’étonne de voir éclore à la cour de France, — alors réfugiée à Issoudun, — en 1424, c’est-à-dire au moment où le royaume était plongé dans la plus affreuse détresse matérielle et morale qu’il ait connue, eut dès son apparition et dans ce milieu même, ce qui surprend encore davantage, un succès incomparable. On y fît des réponses qui amenèrent des répliques ; on l’imita de toutes façons ; nous en retrouvons partout, et jusqu’au xVIe siècle, l’influence et l’inspiration. Villon lui-même, nous le verrons, n’a pas tout à fait échappé à cette influence ; mais elle n’a porté que sur la partie la plus caduque et la plus extérieure de son œuvre[49].

Un autre poète qui aurait pu agir sur lui est Martin Le Franc. Il avait composé en 1441 son Champion des dames, œuvre singulière et par endroits vraiment géniale, écrite dans la forme des poèmes d’Alain Chartier, où l’auteur, sous prétexte de repousser les attaques de Jean de Meun contre les femmes, enferme dans le cadre factice et gênant d’un débat toutes les digressions qui lui passent par la tête, imitant ainsi celui même qu’il combat. Il ressemble d’ailleurs en beaucoup de points à Jean de Meun. Comme lui il écrit au sortir de l’école, la tête toute débordante d’érudition et d’idées ; comme lui il fait d’un sujet galant le prétexte d’une sorte d’encyclopédie. Il n’a pas la vigueur et la verve bourgeoise de Clopinel ; mais il a plus d’élévation, plus de charme, plus de finesse, et il écrit avec plus de soin du détail, bien qu’il n’échappe pas à la platitude, ni aux décourageantes chevilles que tout le moyen âge a trop facilement tolérées. Avec ses défauts et ses grandes qualités, il aurait certainement frappé l’écolier parisien si celui-ci avait pu le lire ; mais il n’est pas probable qu’il en ait eu le moyen : l’œuvre immense de Martin Le Franc, copiée dans des manuscrits de luxe, ne se trouvait que dans des bibliothèques de grands seigneurs où Villon n’eut que bien passagèrement accès.

On vient de voir combien la poésie amoureuse, plus ou moins lyrique, était mêlée de près à la poésie didactique. C’était dû en grande partie à l’influence du Roman de la Rose influence qui n’avait cessé de s’exercer depuis la première apparition de l’œuvre des deux poètes Orléanais du xIIIe siècle : là, en effet, grâce surtout à Jean de Meun, une donnée proprement lyrique et amoureuse s’était de plus en plus développée dans le sens didactique. Et il avait été convenu dès lors que toute poésie devait enseigner. Une masse considérable de poèmes moraux, généralement de petite dimension, formait la lecture habituelle des gens du monde comme des lettrés. Il serait fastidieux de les énumérer. Bornons-nous à dire que deux thèmes principaux revenaient sans cesse dans cette littérature : des considérations sur la puissance et les vicissitudes de la fortune et des réflexions sur l’inéluctabilité de la mort. Ce second ordre d’idées touchait de près à la méditation proprement religieuse, et avait notamment inspiré ces strophes de la Danse Macabré que Villon dut lire si souvent au-dessous de la grande peinture du charnier des Innocents. Le moyen âge avait fait de la Mort une sorte de divinité aveugle et cruelle, dont on ne se lassait pas de dépeindre les rigueurs, et contre laquelle il était de règle qu’on élevât des récriminations indignées, soit lors du décès d’un grand personnage, soit lors du trépas, obligatoire dans les vers de tout poète un peu stylé, d’une maîtresse chérie. Non moins établi et non moins aveugle était le pouvoir de la Fortune, dont on faisait aussi une sorte de divinité, — sans arriver à bien concilier son pouvoir avec celui de Dieu, — et sur laquelle on dissertait à l’infini. Une troisième divinité, aveugle et toute-puissante aussi, était l’Amour, et ce fut un trait de génie, — le seul, hélas ! de son œuvre, — de Pierre Michaut que de réunir ces trois puissances, et de montrer, dans sa Danse aux aveugles (vers 1450), tous les humains dansant sous l’archet de l’un de ces trois chorèges : le poète, spectateur, dans une vision, de ce triple et terrible bal, en sort épouvanté ; mais Entendement le réconforte en lui montrant qu’on peut se soustraire à l’amour, se garer de la fortune et se préparer à la mort. Ce sont là des idées que nous retrouvons chez Villon ; elles étaient dans l’air et formaient comme le fond obligatoire de toute poésie.

En dehors de ces thèmes consacrés, la poésie morale débordait de tous côtés. Elle est le sujet d’un grand nombre des ballades de Deschamps, qui se trouvent pêle-mêle à côté de ballades pieuses, amoureuses, satiriques, politiques, officielles, bouffonnes, obscènes ou toutes personnelles. L'œuvre de ce producteur infatigable et si étrangement inégal n'a pas dû rester tout à fait inconnue à Villon, car beaucoup des petites pièces du bailli de Vertus continuèrent, longtemps après sa mort, à circuler dans le monde bourgeois et scolaire, auquel elles devaient agréer, ou par leur esprit satirique ou par leur gauloiserie. On pourrait certainement trouver bien des parallèles entre les ballades d'Eustache et celles de Villon ; mais plusieurs, tous peut-être, proviennent simplement du milieu ambiant.

Villon savait par cœur, à coup sûr, la fameuse pièce où Philippe de Vitry avait célébré, sous le nom de Franc Gontier et de sa femme Hélène, les joies pures de la vie rustique, bien préférables aux faux plaisirs des cours, et la suite qu’y avait donnée Pierre d'Ailli ; mais il ne les répétait que pour les contredire et opposer à cet idéal, qui lui semblait chétif, celui de la vie aisée et voluptueuse qu'il rêvait.

A côté de la littérature proprement dite il y avait alors un genre pour ainsi dire en dehors d'elle, qui devait être familier à tous les écoliers parisiens et particulièrement à Villon : c'était le théâtre. Notre poète vivait précisément à l'époque où ce genre, moitié religieux, moitié populaire, était en train de prendre son plus grand développement. Les confrères de la Passion s'étaient établis à l’hôtel de la Trinité, en dehors de la Porte Saint-Denis, et donnaient des représentations qui, une fois la paix et l'ordre rétablis, étaient devenues de plus en plus fréquentes et magnifiques. Ils avaient éprouvé le besoin de renouveler leur répertoire un peu suranné, et Arnoul Greban avait composé pour eux, vers 1450, son grand mystère de la Passion, qui eut vite un immense succès et se répandit par toute la France. Nul doute que Villon ne l’ait vu représenter plus d’une fois, et n’ait également entendu, si même il n’y prenait pas une part active, les miracles des diverses confréries, les moralités et farces des écoliers et basochiens, les soties du « prince des sots », dont il parle à plusieurs endroits. Parmi les industries que mènent, pour gagner l’argent voué d’avance à passer « aux tavernes et aux filles », les « enfants perdus » auxquels il adresse une de ses ballades, il n’oublie pas celle de faire

... es villes et es citez
Farces, jeux et moralitez,

et certes on peut croire que l’auteur du roman du Pet au Diable, des Lais, du Testament et des ballades ne s’y était pas épargné. On a souvent été tenté de lui attribuer l’un ou l’autre des deux chefs-d’œuvre de notre ancien théâtre comique, la farce de Patelin et le monologue du Franc Archer de Bagnolet, composés l’un et l’autre peu d’années après le dernier exil de Villon ; mais le style de Patelin ne ressemble pas au sien ; on retrouverait mieux son allure dans le Franc Archer, où reparaissent même quelques-unes de ses plaisanteries, mais cela prouve seulement que l’auteur inconnu avait lu ses poèmes ou simplement appartenait au même milieu que lui. Rabelais, on l’a vu, attribue à Villon une Passion en poitevin : ce serait son dernier ouvrage, perdu pour nous comme son premier Si, embrassant d’un coup d’œil ce que nous venons d’exposer en quelques pages, nous nous demandons ce que Villon a connu de la poésie française antérieure et ce qu’il a pu y trouver d’inspiration, nous verrons que cela se réduit en somme à peu de chose. Rien ne prouve qu’il ait lu les œuvres de Machaut, de Deschamps, de Froissart, de Christine de Pisan, de Martin Le Franc. Il ne faut pas oublier que la littérature et surtout la poésie, composée pour et souvent par la haute aristocratie, n’était guère, en ce temps-là, accessible aux petites gens. Elle était consignée en de somptueux manuscrits offerts à des rois, à des princes, à de grands seigneurs, et qui ne sortaient pas de leurs « librairies »[50]. Les bibliothèques des collèges ou des couvents, où les clercs pouvaient avoir accès, n’accueillaient qu’exceptionnellement des livres de ce genre. Il nous est infiniment plus facile qu’il ne l’était à un écolier du temps de Charles VII de connaître la littérature vulgaire du temps. Elle était d’ailleurs assez pauvre, et les désastres et misères de la première moitié du siècle ne lui avaient permis qu’une floraison chétive. La poésie du haut moyen âge avait sombré presque tout entière, par suite tant du changement des mœurs et du milieu social que du changement de la langue. Villon avait pu jeter les yeux sur quelques vieux romans, mais certainement il avait eu peine à les comprendre. Quand il voulut écrire une ballade « en vieil langage françois », il se contenta, comme l’ont fait certains pasticheurs plus modernes, d’ajouter des s à tous les noms au singulier, qu’ils fussent au sujet ou au régime, et pareillement de remplacer partout le par ly. Il n’avait donc certainement aucune familiarité avec cette grande littérature des xIIe et xIIIe siècles qui dormait déjà dans les manuscrits d’où la exhumée la curiosité de l’âge moderne. Un seul livre de ce temps, mais qui en marquait la fin, était resté bien vivant, grâce aux renouvellements de forme que lui avait valus son immense vogue : c’était le Roman de la Rose. Villon en était pénétré, et il connaissait aussi le Testament de Jean de Meun, qu’il embrouille, au début de son propre Testament, avec l’œuvre plus célèbre du même poète. Comme tous les auteurs du xIVe et xVe siècle, il a largement subi l’influence érudite, frondeuse, cynique et galante en même temps du fameux livre. Il a attaqué, à la suite de Jean de Meun, les moines mendiants et les femmes, il a raisonné sur l’influence des astres et le libre arbitre, sur la Fortune, sur l’inégalité des conditions, sur l’amour et sur bien d’autres choses, plus légèrement à coup sûr, comme il convenait à l’étendue et à la forme même de ses poèmes, mais de telle façon qu’on reconnaîtrait la marque du maître quand même son lointain disciple ne le nommerait pas. C’est à cette source que remonte en bonne partie le courant moral, si on peut l’appeler ainsi, qui forme un des affluents de son œuvre.

Des modernes il a connu Alain Chartier, qu’il nomme également et auquel il doit la forme extérieure de ses deux œuvres principales. Il lui doit aussi ce qu’il y a parfois de conventionnel et de factice dans la façon dont il parle de l’amour, et quelque chose de la grâce et de l’aisance qu’il sait donner à son style dans les parties sentimentales[51]

Mystères, moralités, farces et soties durent être pour lui une large mine soit de pensées sérieuses, soit de plaisanteries. Ses épanchements de piété rappellent les effusions lyriques de certains mystères, et on retrouve à chaque instant dans ses strophes facétieuses l’allure saccadée et la verve argent comptant des meilleures farces[52]. Où pouvait-il, d’ailleurs, mieux apprendre ce perpétuel mélange de sérieux et de bouffonnerie, de larmes sincères et de bruyants éclats de rire, qui caractérise son œuvre, que dans ces spectacles singuliers des mystères, où non seulement les scènes les plus solennelles ou les plus touchantes alternent avec les plus triviales, mais où dans une même scène les discours du Seigneur lui-même, des apôtres ou des martyrs sont coupés par les bouffonneries des diables ou des bourreaux ? Avec la peinture et le poème du charnier des Innocents, je ne pense pas que rien ait plus profondément agi sur l’âme impressionnable, fantasque et mobile de l’auteur du Testament.

En somme, le milieu littéraire dans lequel se forma le talent du poète naissant était pauvre et confus. Dans le monde bourgeois et universitaire auquel il appartenait, on avait peu de livres français en dehors du Roman de la Rose, — lecture universelle qui scandalisait les uns et enchantait les autres et qui développait le goût de l’allégorie subtile avec celui de la critique irrévérencieuse, — et des œuvres d’Alain Chartier, qui enseignaient un art distingué, mais factice, et imposaient leur forme à limitation. Les ballades de Deschamps, les poèmes plus récents de Nesson, de Pierre Michaut, de quelques autres, circulaient de main en main et de bouche en bouche. Beaucoup d’écoliers, certainement, s’essayaient à des ballades amoureuses, descriptives, satiriques, qui naissaient et mouraient sans laisser de traces. Villon fit d’abord comme eux, sans avoir d’autres modèles ni de plus hautes visées.

Ses débuts furent, comme il arrive souvent, peu originaux. On peut assigner à cette première période la ballade qu’il composa au nom de Robert d’Estouteville pour être offerte par lui à sa femme Ambroise de Loré. On ne peut rien voir de plus prétentieux et de plus lourd : le style noble ne devait jamais réussir à notre poète. La ballade de Bon Conseil est plus faible encore : on la classerait parmi les moins bonnes d’Eustache Deschamps si l’Envoi ne portait pas en acrostiche le nom de Villon. Elle a cependant un certain intérêt, parce qu’il semble qu’elle reflète les premières impressions de l’écolier, encore honnête, quand il se trouva en contact avec la triste compagnie dont il devait plus tard être un des membres les plus actifs : il s’élève pédantesquement contre les « hommes faillis, dépourvus de raison », qui s’adonnent à « offenser » et à s’approprier le bien d’autrui ; il les exhorte à renoncer à leur mauvaise vie, à ne pas affliger leurs parents, à prendre un « ordre » ou un « état ». Il donnera plus tard des conseils du même genre aux « enfants perdus », mais avec quelle verve et quelle expérience en plus ! L’homme ici hésite entre les deux routes où peut s’engager sa vie : le poète ne connaît nullement encore celle où doit marcher son art.

Nous attribuerons à la même période toute une série de ballades qui appartiennent à un genre puéril fort à la mode au xVe siècle, et qu’avaient cultivé Deschamps et Chartier : le genre des ballades qu’on peut appeler « énumératives ». Ce sont des enfilades de sentences ou de quolibets, couronnées ou contredites par le refrain. Telle est la ballade des « contrevérités », avec son refrain : Ni bien conseillé qu’amoureux; celle dont tous les vers commencent par « Tant » pour aboutir au refrain : Tant crie l’on Noël qu’il vient; celle où le caquet des femmes de tout pays est déclaré inférieur à celui des Parisiennes (Il n’est bon bec que de Paris); celle où le poète oppose sa prétendue science de toutes choses à son ignorance de la seule chose essentielle (Je cognois tout, fors que moi mesmes). C’est une mode du même genre qu’il suit dans les deux ballades, d’un moule identique et déjà souvent employé, où il accumule les malédictions les plus extraordinaires soit contre les « langues envieuses », soit contre celui « qui mal voudrait au royaume de France ». Quelques-unes de ces pièces sont peut-être plus récentes, et il en est qui ne manquent pas de mérite, et où l’on reconnaît la marque personnelle du poète ; mais en somme si son nom ne les recommandait pas elles passeraient assez inaperçues — sauf celle des Parisiennes — au milieu des innombrables pièces du même genre que contiennent les recueils du temps.

Il faut noter que Villon a désigné deux de ces ballades comme lui appartenant par un acrostiche, inséré dans l’envoi. Il a eu recours, plus tard encore, à ce moyen de s’assurer la propriété de ses œuvres : il a ainsi noté quatre ballades bien différentes, celle qu’il envoie à « s’amie », la ballade adressée à la Vierge au nom de sa mère, l’infâme ballade de « la grosse Margot », et une ballade en jargon, non moins honteuse dans un autre genre. D’autres fois il a seulement eu soin de se nommer dans ses vers, soit François Villon (ballade au duc de Bourbon, Lais, Testament), soit Villon (ballade envoyée de la prison à ses amis), soit même simplement François (quatrain sur sa pendaison, Dit de la naissance Marie). Ces précautions étaient alors nécessaires quand on voulait recueillir la renommée de son œuvre ; toutefois beaucoup des contemporains de Villon ne les ont pas prises : l’importance qu’il y attache prouve que de bonne heure il avait conscience de son mérite et tenait à en avoir le « bruit ». Aussi dès 1456, grâce à ses ballades, que nous n’avons peut-être pas toutes, grâce aussi au mirifique roman du Pet au diable, il était célèbre dans le monde des écoliers et pouvait s’intituler « le bien renommé Villon ».

Les ballades de Villon autres que celles qui viennent d’être mentionnées forment une partie relativement considérable de son bagage poétique, et ce n’en est pas la moins précieuse : c’est celle qui a peut-être le plus contribué à le rendre célèbre et qui, en tout cas, a le plus charmé les poètes modernes et qu’ils ont le plus imitée. Il n’est pas facile d’assigner à beaucoup de ces pièces une date qui ait quelque certitude. Villon en a réuni un certain nombre dans son Testament, et nous savons ainsi cruelles ont été composées avant la fin de 1461, mais on n’a là qu’un terminus ad quem que l’on voudrait préciser. Quelques-unes ont dû être faites en même temps que le Testament et pour y être insérées ; mais d’autres certainement étaient plus anciennes. Celles de Blois, celles de la prison de Meun, celles du procès final, sont datées assez rigoureusement. Je vais les passer toutes en revue dans l’ordre qui est assuré pour quelques-unes et qui me paraît probable pour les autres.

Je crois que plusieurs des plus belles ballades de Villon ont été composées avant son départ de Paris, par conséquent avant la fin de 1456. Telle est la ballade qu’il fît pour sa mère, évidemment quand il vivait encore près d’elle, et qui suffirait à montrer en lui le grand poète, malgré quelques expressions impropres ou hyperboliques. Tout le monde connaît la strophe charmante où il a exprimé — avec autant de candeur que Heine dans le Pèlerinage à Kevlaar — la piété naïve des humbles. Ce débauché cynique a su faire parler le cœur même de sa mère en lui mettant ses vers dans la bouche, et avec quelle joie, quelle ferveur, la pauvre femme a dû les réciter aux pieds de l’image de Notre-Dame ! Mais le même homme qui venait agenouillé à côté d’elle, de lui souffler cette prière à l’oreille la quittait bientôt pour aller réciter à ses compagnons et à leurs amies le poème — qui paraît avoir existé à l’état indépendant avant d’être annexé au Testament— des Regrets de la belle heaumière. Ce poème, qui comprend dix strophes suivies d’une ballade, est visiblement inspiré du Roman de la Rose, et la « leçon » que donne, dans la ballade, « la belle et bonne de jadis » à ses « écolières » rappelle de près les cyniques enseignements de la Vieille de Jean de Meun. Mais à ce thème ancien et toujours vrai[53] Villon a ajouté un élément tout nouveau, mêlé, comme tant de parties de son œuvre, de sensualité et de mélancolie : la glorification de la beauté féminine et le sentiment de tristesse et de répulsion qu’en inspire l’inéluctable décadence amenée par la vieillesse. Avec un réalisme auquel rien n’échappe, il a tracé une double image de la femme, dans sa splendeur juvénile et dans sa misère sénile, qui s’est gravée dans toutes les mémoires.

C’est une autre forme de la même adoration pour la femme qu’il a incarnée dans la plus célèbre de ses ballades, celle des Dames du temps Jadis, que l’on peut sans doute attribuer à la même époque. Jamais sa poésie n’a été mieux inspirée. Le cadre cependant n’est pas de lui. Dès le xIIe siècle, et à satiété depuis lors, nous trouvons ces énumérations de personnages célèbres emportés par la Mort, destinées à nous remettre sous les yeux la fragilité de la vie, et cette forme même de l’interrogation que présentait déjà la chanson médiévale, encore aujourd’hui chantée par les étudiants allemands : Ubi sunt qui ante nos in mundo fuere ? Mais l’écolier parisien a su faire de ce lieu commun une des perles les plus rares de la poésie de tous les temps, d’abord en évoquant dans son rêve que des figures de femmes, puis en les choisissant avec un art ou plutôt un instinct merveilleux, les unes à peine reconnaissables et passant vaguement devant les yeux, comme Biétris, Allis, cette mystérieuse « Haremburgis qui tint le Maine », ou cette reine « blanche comme lis » dont le nom même nous reste inconnu ; d’autres éveillant les lointains souvenirs de la mythologie ou de l’antiquité : Echo, Flora « la belle Romaine », Thaïs[54]; les autres enfin prises aux souvenirs populaires : Berte aux grands pieds, « la très sage Héloïs », la reine qui fit jeter Buridan en Seine; enfin, tout en dernier, après le défilé de ces ombres gracieuses, une figure toute moderne et poignante, « la bonne Lorraine qu’Anglais brûlèrent à Rouen ». Les rimes caressantes en is et en aine bercent doucement la rêverie, et pour l’enchanter le poète a trouvé le refrain exquis, évoquant une image à la fois passagère, éclatante et frêle comme celle même des fantômes qu’il fait passer devant nous :

Mais ou sont les neiges d’antan ?

Sauf une ou deux taches, qui choquent surtout parce que le reste est parfait[55], la ballade des Dames du temps jadis est un vrai chef-d’œuvre et mérite la popularité dont elle n’a pas cessé de jouir.

C’est encore la femme — mais quelle femme ! — qui fait le sujet d’une ballade que l’on peut attribuer à la même période, la ballade où Villon semble se mettre en scène avec cette « grosse Margot » de la Cité dont il aurait été le souteneur. Cette pièce se rattache, comme on l’a déjà remarqué[56], à un genre encore florissant au XIVe siècle, et dont on trouve même des exemples dans Deschamps, celui de la « sotte chanson » : aux poésies conventionnelles où les poètes « courtois » célèbrent les charmes et les vertus de leur dame on s’amuse à opposer des amours avec les créatures les plus hideuses ou les plus abjectes. Il est donc permis de croire que ce n’est pas sa vie réelle dont Villon nous fait ici le tableau, que la trop fameuse ballade est à la fois un jeu littéraire et une de ces bravades où peut se lancer, entre écoliers, une verve trop débridée. Au reste, c’est surtout l’infamie de cette pièce qui l’a rendue célèbre : elle n’est pas une des meilleures du poète ; le réalisme y est poussé à l’excès, et on peut y relever plus d’une gaucherie. Il est surprenant que Villon ait conservé cette pièce ignoble pour l’enchâsser dans le Testament, non loin de la pièce où il fait parler sa mère et au milieu de ses bonnes résolutions morales. C’est un exemple à joindre à tous ceux que l’on connaît de l’attachement que portent souvent les artistes à celles de leurs œuvres qui le méritent le moins.

La ballade des Contredits de Franc Gontier nous montre une tout autre facette de l’âme multiple de notre poète. Il était agacé d’entendre sans cesse répéter la ballade où Philippe de Vitry avait célébré le bonheur rustique du bûcheron Gontier et de sa femme Hélène, habitant une « borde portable[57] », loin des piliers de marbre et des « pommeaux luisants », vivant de laitage, de fruits, d’oignons et de l’eau des fontaines, entendant avec délices « harper » les oiseaux. A cette idylle champêtre il oppose le tableau tout citadin de la vie épicurienne d’un « gras chanoine » et de son amie,

Blanche, tendre, polie et atintee,

se caressant et buvant l’hypocras, au coin d’un bon feu, dans leur chambre « bien nattée ». Que Gontier et Hélène préfèrent k ce plantureux confort leur pain bis, leur eau et leurs oignons :

Tous les oiseaus d’ici en Babiloine
A tel escot une seule journée
Ne me tendroient, non une matinee !

Car, ajoute le poète, je l’ai entendu dire dès ma petite enfance et suis profondément imbu de cette maxime :

Il n’est trésor que de vivre a son aise[58]

à décrire la justesse de son observation et la puissance de son rendu : peintures d’église, corps jeune et corps vieilli de la femme, intérieur confortable et voluptueux. Toutes ces qualités devaient se retrouver dans son œuvre maîtresse et y alterner par le changement perpétuel de tons qu’on a reproché à cette œuvre singulière et qui en est peut-être le plus grand attrait ; mais il devait y joindre un don supérieur, encore absent de ses premières œuvres, et qui le marque de l'empreinte la plus originale et lui assure le mieux l'immortalité : le don de la poésie personnelle. Déjà dans les Lais, écrits à la fin de 1456, il s'était pris lui-même, en partie au moins, pour sujet de sa poésie ; il devait le faire dans le Testament avec bien plus de sincérité et de puissance. Mais avant d'arriver à ces deux œuvres, qui ne peuvent s'étudier qu'ensemble, je voudrais poursuivre la revue des pièces isolées ou enchâssées dans le Testament qui, avec elles, complètent le mince bagage du poète.

J'ai parlé plus haut des pièces plus que faibles composées à Blois sur la naissance de Marie d'Orléans et de la ballade ; Je meurs de soif auprès de la fontaine ; je n'y reviens pas. On peut attribuer à 1458 la ballade adressée par le poète errant au duc de Bourbon pour lui demander un « prêt v, ballade fort admirée au xVIe siècle et que Marot a imitée dans sa fameuse épître à François Ier. C'est en effet un modèle dans l'art de quémander avec désinvolture et une sorte d'élégance, art qui resta en faveur parmi les beaux esprits plus de deux siècles après Villon. Nous sommes devenus peu sensibles à ce genre de talent, mais nous devons reconnaître que à décrire la justesse de son observation et la puissance de son rendu : peintures d’église, corps jeune et corps vieilli de la femme, intérieur confortable et voluptueux. Toutes ces qualités devaient se retrouver dans son œuvre maîtresse et y alterner par le changement perpétuel de tons qu’on a reproché à cette œuvre singulière et qui en est peut-être le plus grand attrait ; mais il devait y joindre un don supérieur, encore absent de ses premières œuvres, et qui le marque de l'empreinte la plus originale et lui assure le mieux l'immortalité : le don de la poésie personnelle. Déjà dans les Lais, écrits à la fin de 1456, il s'était pris lui-même, en partie au moins, pour sujet de sa poésie ; il devait le faire dans le Testament avec bien plus de sincérité et de puissance. Mais avant d'arriver à ces deux œuvres, qui ne peuvent s'étudier qu'ensemble, je voudrais poursuivre la revue des pièces isolées ou enchâssées dans le Testament qui, avec elles, complètent le mince bagage du poète.

J'ai parlé plus haut des pièces plus que faibles composées à Blois sur la naissance de Marie d'Orléans et de la ballade ; Je meurs de soif auprès de la fontaine ; je n'y reviens pas. On peut attribuer à 1458 la ballade adressée par le poète errant au duc de Bourbon pour lui demander un « prêt v, ballade fort admirée au xVIe siècle et que Marot a imitée dans sa fameuse épître à François Ier. C'est en effet un modèle dans l'art de quémander avec désinvolture et une sorte d'élégance, art qui resta en faveur parmi les beaux esprits plus de deux siècles après Villon. Nous sommes devenus peu sensibles à ce genre de talent, mais nous devons reconnaître que Villon l’avait, et en somme c’était le plus honorable des trop nombreux moyens que, comme Panurge, il mettait en œuvre pour gagner de l’argent. On remarque aussi dans cette ballade un enjouement facile que nous retrouverons dans d’autres pièces et qui est une des marques du génie de notre poète. Dans la vie vagabonde, misérable et sans doute honteuse que Villon mena en 1459, 1460 et 1461, trouva-t-il le temps et le courage de composer des poésies ? C’est probable, mais il n’y a pas une des pièces insérées dans le Testament que nous puissions avec certitude rapporter à cette période.

En 1461, Villon était dans la basse fosse de Meun et y composait les trois ballades dont j’ai parlé au début de ce livre. Celle où il se fait admonester par Fortune n’a pas grande valeur ; elle est cependant intéressante en ce que le poète lui-même en est le sujet ou au moins le prétexte[59]. Le Débat du cœur et du corps de Villon, ou plutôt le débat de Villon avec sa conscience, est d’un tout autre prix : là, pour la première fois, nous voyons le poète descendre en lui-même, fouiller les replis secrets de son cœur, s’apitoyer sur son malheur et en rechercher sérieusement les causes. La forme du débat, qui, au premier abord, paraît conventionnelle, est ici parfaitement à sa place : elle représente l’éternelle lutte des deux éléments dont se compose la nature humaine, des deux tendances qui l’entraînent, l’une vers le bien, l’autre vers le mal, lutte dont la conscience de tous les hommes est le champ clos et qui, dans le for intérieur où elle a lieu, prend invinciblement la forme d’un dialogue. Elle pourrait assurément avoir plus de profondeur et de pathétique qu’elle n’en a dans la pièce de Villon ; mais elle nous intéresse dans ses vers comme elle nous intéresse chaque fois qu’elle est représentée avec vérité. Quant à la ballade adressée par le prisonnier à ses amis, c’est un petit chef-d’œuvre d’esprit et de grâce et en même temps un charmant tableau de la société joyeuse et frivole à laquelle le poète se souvenait d’avoir appartenu.

Le Testament, nous l’avons vu, fut écrit vers la fin de 1461, après un court séjour à Paris. Villon y enchâssa seize ballades, dont les unes avaient été composées antérieurement (nous les avons passées en revue), dont les autres paraissent bien avoir été faites exprès pour être insérées là. De ce nombre est la ballade donnée comme suite à celle des Dames du temps jadis et appelée improprement des Seigneurs du temps jadis, car tandis que la première cite surtout des femmes appartenant à des époques fabuleuses ou reculées, la seconde ne mentionne que des personnages morts tout récemment, comme le roi Charles VII. Non content de cette première variation du thème qui l’avait si bien inspiré, Villon en a composé une seconde, la ballade « en vieil langage françois ». Celle-ci est tout à fait médiocre, et n’intéresse que par le curieux essai, manqué d’ailleurs, de faire un pastiche de l’ancienne langue. Celle des Seigneurs est également insignifiante et n’ajoute aucune note personnelle au genre traditionnel de l’énumération. Comme il arrive souvent, Villon, en voulant pousser à bout une idée qui lui avait réussi, l’a épuisée sans rien en tirer de nouveau ; il a même fait quelque tort à la pièce primitive, dont cette double imitation met en relief le « procédé » banal. Heureusement la postérité l’a détachée de ses suites et répète encore la ballade des Dames en oubliant parfaitement les deux autres.

Plus agréable est la « double ballade » contre les « folles amours », composée certainement pour être insérée dans le Testament, puisqu’elle commence par les mots Pour ce, qui se rapportent au vers précédent. C’est encore une énumération, à la mode du moyen âge, de tous les grands personnages qui ont été victimes de l’amour ; mais au lieu qu’elle soit solennelle et pédante elle est pleine de gaieté et d’humour, et on voit que le poète se moque lui-même de son sujet :

Folles amours font les gens bestes :
Salmon en idolatria ;
Samson en perdit ses lunettes :
Bien est heureux qui rien n’y a !


Et à la suite de toutes ces illustres victimes, Salomon, Samson, Orphée, « Sardana », David, Amnon, Hérode, le poète se fait apparaître lui-même et raconte sa piteuse aventure avec Catherine de Vausselles, aventure qu’il ne prend pas d’ailleurs au tragique. Toute la pièce est amusante et gaie.

Comme celle-ci, la ballade « à ceux de mauvaise vie » est rattachée par son début au vers précédent du texte et ne peut donc en être séparée. Nous en avons cité le refrain énergique :

Tout aux tavernes et aux filles,

et nous avons passé en revue la bande d’ « enfants perdus » que le poète fait défiler dans les deux premières strophes, sinistre dans la première, joyeuse dans la seconde. La troisième strophe est plus faible, et l’Envoi est tout à fait mal venu.

Les deux ballades qui terminent le Testament en font également partie intégrante. Dans la première, conçue sous forme énumérative, mais fort vivement exécutée, le poète, censé près de mourir, demande merci à tout le monde, sauf aux « traîtres chiens mâtins » qui l’ont tenu à Meun en si dure prison Dans la seconde, il invite à son enterrement et revient, mais avec une grâce extrême, à la convention poétique d’après laquelle il ne fut exilé que « par ses amours » ; mais, dans l’Envoi, le « martyr d’amour « conclut ses lamentations par une cabriole :

Prince gai comme esmerillon,
Savez que fist au départir ?
Un trait beut de vin morillon[60],
Quant de ce monde vout[61] partir.

La prestigieuse ballade en l’honneur de feu Jean Cotart n’est pas, comme les précédentes, matériellement rattachée au texte du poème, mais elle a été composée en même temps, puisque le « procureur en cour d’Eglise » de Villon ne mourut qu’en 1461. Jamais le peintre n’a su dessiner avec plus de netteté, n’a employé de plus chaudes couleurs que dans cette pièce, digne des Flamands les plus réjouis, où 1 on voit le vieil ivrogne frappant à la porte du paradis et comptant pour y être reçu sur l’appui des buveurs de l’Ancien et du Nouveau Testament. Avec quelle émotion Villon les supplie de le laisser entrer, et avec quelle vivacité de souvenir il le représente tel qu’il l’a connu !

Comme homme beu, qui chancelle et trépigne,
L’ai veu souvent, quant il s’alloit couchier,
Et une fois il se fist une bigne,
Bien m’en souvient, a l’estal d’un bouchier…

Prince, il n’eust seu jusqu’à terre crachier :
Tousjours crioit : « Haro ! la gorge m’art ! »
Faites entrer, quant vous l’orrés huchier,
L’ame du bon feu maistre Jean Cotart !

Entre le Testament et le dernier procès, donc probablement en 1462, se placent, comme nous l’avons vu, les sept ballades[62] écrites par Villon dans le jargon de la Coquille. Si elles sont une preuve fâcheuse de sa récidive dans le mal, elles n’ajoutent rien à sa gloire poétique. Leur seule originalité est la langue dans laquelle elles sont écrites[63]. Bien que nous n’en comprenions pas tous les mots, nous voyons sans peine qu’elles n’ont aucune espèce de valeur. Il y donne aux voleurs qui « travaillent » à Paris et dans les environs des conseils pour réussir dans leurs entreprises et éviter la prison, le fouet ou la potence qui les attendent. Ces leçons — bien différentes de celles du Testament — eurent peut-être du succès parmi ceux auxquels elles étaient destinées, et c'est sans doute pour eux qu'on jugea bon de les imprimer vingt-cinq ans plus tard ; aujourd'hui elles ne sauraient intéresser que les philologues. On n'y trouve pas une image, pas un mouvement, pas une idée poétique : évidemment le travail matériel de choisir les mots et de les plier, pour la première fois, aux lois du vers a absorbé tout l'effort du rimeur, et il ne lui est pas resté de quoi insuffler à ces créations laborieuses la moindre parcelle de son âme ou de son talent.

Ce n'est pas que l'une eût perdu son ressort et l'autre sa souplesse. Les pièces qu'il écrivit plus tard, à l'occasion du procès où il fut condamné à mort, sont dignes de ses meilleurs morceaux d’autrefois, si elles ne les surpassent pas tous. La ballade des Pendus est avec celle des Dames du temps jadis ce qui reste et restera éternellement vivant de l'œuvre du poète parisien. L'homme et l'artiste nous y émeuvent également. Les sentiments d'humilité, de repentir, de résignation et d'espérance qui remplissent les deux premières strophes sont exprimés avec une simplicité et une intensité qu'on sent venir de l’âme. Et d'autre part la troisième strophe nous présente une peinture d'un réalisme puissant qui saisit les yeux, et qui en même temps fait passer un frisson dans le cœur, quand on pense que c'est sur la vision de son propre cadavre que le poète l'exerce avec cette sûreté de dessin et cette richesse de couleur. Il fait parler les squelettes suspendus à Montfaucon :

La pluie nous a bues[64] et lavés,
Et le soleil dessechiés et noircis ;
Pies, corbeaux, nous ont les yeux caves
Et arrachié la barbe et les sourcis.
Jamais nul temps nous ne sommes assis[65]:
Puis ça, puis la, comme le vent varie,
A son plaisir sans cesser nous charrie.
Plus becquetés d’oiseaux que dés à coudre...

Un dilettante pourrait regretter que la sinistre vision n’ait pas été réalisée : si elle l’avait été, si le maigre corps du poète avait en effet brandillé au gibet de Montfaucon, si cette page était la dernière de son œuvre, on ne peut nier que cette œuvre en prendrait quelque chose de plus impressionnant et de plus tragique. Nous sommes loin, toutefois, d’être fâchés que Villon ait échappé à la potence, et nous prenons volontiers notre part de la gaieté triomphante de sa jolie ballade au guichetier Garnier : c’est une des mieux tournées et des plus vives qu’il ait écrites.

Nous n’en dirons pas autant de la dernière pièce de lui qui nous soit parvenue, de sa ballade au Parlement pour le remercier d’avoir accueilli son appel et demander un délai de trois jours avant de quitter Paris. Comme presque toujours quand il vise au style noble, il y est à la fois emphatique et vulgaire, et il tombe dans le burlesque sans le vouloir en invitant ses cinq sens à se joindre à sa langue, ses dents à « s’eslochier », son cœur à se percer d’une broche, son foie, son poumon et sa rate à faire chorus pour remercier la cour du Parlement,

Mere des bons, et seur des benois anges,

à laquelle ils doivent tous la vie. Cette pièce, qui clôt l’œuvre de Villon, nous montre, avec la ballade en l’honneur d’Ambroise de Loré, qui l’ouvre, et les poésies sur la naissance de Marie d’Orléans, qui en forment le milieu, ce qu’il aurait sans doute produit si, comme le souhaitait pour lui Marot, « il eût été nourri en la cour des rois et des princes, où les jugemens s’amendent et les langages se polissent ». Heureusement cette veine fâcheuse n’est chez lui que bien exceptionnelle, et elle ne se fait sentir nulle part dans ses deux œuvres les plus originales et en même temps les seules qui aient quelque étendue : les Lais et le Testament.

Le caractère commun de ces deux œuvres, c’est d’être de la poésie personnelle, et cela dans un double sens : d’une part le poète lui-même en est le sujet, s’y met en scène, y expose non pas seulement ses sentiments généraux et la forme propre de sa sensibilité, mais les conditions particulières et telle ou telle circonstance de sa vie ; d’autre part, il introduit dans ses vers une foule d’autres personnes avec qui il entretient des relations de tous genres, et leur adresse soit des marques de respect et d’amitié, soit, et le plus souvent, des traits plaisants et satiriques. À ce double caractère s’ajoute le cadre employé par le poète, qui consiste à se représenter comme prêt à quitter ce monde et faisant des legs à ceux qu’il y a connus.

Ce cadre ingénieux et souple est-il de l’invention de notre poète ? On peut rapprocher des Lais les Congés des poètes artésiens Jean Bodel, Baude Fastoul et surtout Adam de la Halle : en quittant Arras, — les deux premiers pour s’enfermer dans une léproserie, le troisième pour se rendre à Paris, — ils adressent à leurs concitoyens des adieux qui ont souvent un caractère satirique ; l’analogie est toutefois assez lointaine, et il n’est pas probable, en outre, que Villon ait connu ces poésies. Il connaissait le Testament de Jean de Meun, mais cette œuvre remarquable ne contient, avec des réflexions morales et pieuses, que des traits de satire générale, et n’a pu lui servir que très vaguement de modèle. Beaucoup plus voisin du genre de nos deux poèmes est le testament que le brave Jean Régnier avait composé en 1432. Ce Jean Régnier, bailli d’Auxerre pour le duc de Bourgogne, était tombé entre les mains d’ « écorcheurs « du parti français, qui l’avaient emprisonné à Beauvais et ne le relâchèrent qu’après dix-sept mois, quand il eut payé la première partie d’une forte rançon et laissé en otage du reste sa femme et son fils. Il charma ses loisirs forcés en composant une foule de poésies, médiocres de forme, mais amusantes, et très curieuses pour la connaissance des mœurs de cette époque troublée. Dans le nombre se trouve un testament, qu’il fit à un moment où il se demandait s’il sortirait vivant de sa geôle. On y trouve quelques traits qui rappellent celui de Villon, et notamment toute l’ordonnance de ses funérailles. Mais le testament de Régnier, quoique à moitié badin, a cependant un fond sérieux : le pauvre bailli plaisantait, mais de vraies larmes faisaient parfois trembler son rire. Puis il n’y a presque aucune chance pour que Villon ait connu le Livre de la prison de Régnier : c’était un recueil fait pour le poète lui-même et les siens, et qui ne dut pas sortir d’un cercle étroit ; on n’en possède aucun manuscrit, et c’est par un grand hasard, — hasard heureux, car c’est un « document humain » de premier ordre, — qu’il fut imprimé à Paris en 1526. D’ailleurs aucune des œuvres antérieures à Villon ne présente l’idée toute particulière des « legs », qui fait le fond des deux poèmes de Villon, et qui lui appartient bien. Elle n’a pris chez lui tout son développement que peu à peu, et c’est précisément ce qui montre qu’elle est bien à lui. Les Lais (legs), qu’il écrivit en 1456, n’en contiennent encore que le germe. Au moment de partir pour Angers — on sait ce qui l’y conduisait — il s’amusa à faire son testament, ce qu’on faisait souvent au moment d’entreprendre un long et périlleux voyage, dont on n’était pas sur de revenir :

Et puis que départir me faut
Et du retour ne suis certain…
Vivre aux humains est incertain,
Et après mort n’y a relais[66],
Je m’en vois en pais lointain,
Si establis ces presens lais.

Suivent des legs au nombre de trente-six : à maître Guillaume de Villon, à sa belle, qu’il ne nomme pas, à maître Ithier Marchant, à Saint-Amant, à Blaru, aux curés, à Robert Valée, à Jaquet Cardon, à « ce noble homme Régnier de Montigny », au seigneur de Grigny, à Moutonnier, à maître Jacques Raguier, à maître Jean Mautaint, à « son procureur » Fournier, à Jean Trouvé, au Chevalier du guet et aux piétons sous ses ordres, à Perrenet Marchant, à Jean le Loup et à Cholet, aux trois « pauvres orphelins » Colin Laurens, Girard Gossouin et Jean Marceau, aux deux « pauvres clercs » maître Guillaume Cotin et maître Thibaud de Vitry[67], aux « pigeons » pris en la trappe (enfermés au Châtelet), aux hôpitaux, aux vagabonds noctambules, à son barbier, à son savetier, à son fripier, aux Mendiants, aux Filles-Dieu et béguines, à Jean de la Garde, à un anonyme auquel il gardait rancune[68], à Mairebeuf, à Nicolas de Louviers.

Ces legs ont presque tous une forme éminemment facétieuse et fantaisiste ; il s’y cache déjà parfois une pensée plus profonde, mais ce qui y domine c’est la gaieté. Le premier est sérieux : en léguant à Guillaume de Villon sa renommée,

Qui en l’honneur de son nom bruit,

le poète veut lui prouver que les soins qu’il a donnés à l’écolier ne sont pas perdus, qu’il aura sa part dans la gloire déjà acquise au nom de Villon. Le second, adressé à sa maîtresse, est dans le goût conventionnel de la poésie d’amour imitée d’Alain Chartier ; mais il est gracieux : à celle, dit-il,

Qui si durement m’a chassé…
Je laisse mon cuer enchâssé,

Palle, piteux, mort et transi.
Elle m’a ce mal pourchassé,
Mais Dieu lui en fasse merci !

Les autres sont tous des plaisanteries, que l’on peut diviser en trois groupes. Beaucoup consistent à léguer telle ou telle enseigne de Paris, et l’humour résulte de l’appropriation de chaque legs à chaque légataire, appropriation qui naturellement nous échappe quelquefois : nous comprenons que le poète laisse au boucher Jean Trouve le Mouton, le Bœuf couronné et la Vache ; au Chevalier du guet le Heaume et aux archers qui font les rondes de nuit la Lanterne ; à l’épicier Jean de la Garde le Mortier d’or ; nous supposons que maître Pierre de Saint-Amant dut à son goût de l’équitation de recevoir à la fois le Cheval blanc, la Mule et Ane rayé, et que Guillaume Cotin et Thibaud de Vitry aimaient le jeu de boule, puisqu’ils héritent de la Crosse et en outre d’un « billard » (à peu près synonyme) ; et si maître Jacques Raguier reçoit non seulement « le trou de la Pomme de Pin  », mais encore l’abreuvoir Popin (ce n’est plus une enseigne), nous devinons que c’était un rude buveur, ce que nous confirme le Testament.

Ces facéties ont perdu de leur sel pour nous ; celles du second groupe sont plus neuves et nous amusent encore. Villon, qui s’est déjà arrogé le droit de distribuer à ses amis, comme étant son bien, les enseignes de sa bonne ville de Paris, répartit maintenant sa fortune personnelle, et il n’y regarde pas : à l’un il laisse cent francs « pris sur tous ses biens », mais, avec la prudence d’un homme pratique, il fait cette sage restriction :

Mais quoi ? je n’y comprens en riens
Ce que je pourrai acquérir !

Il se compromet moins encore en léguant « une poignée » de ses biens, qu’il prise à quatre blancs, et il ajoute avec un regard attendri pour les trois « petits enfants tout nus, pauvres orphelins dépourvus », auxquels il a fait ce don magnifique (on se rappelle que c’étaient de vieux usuriers) :

Ils mangeront maint bon morceau,
Les enfants, quant je serai vieux !

En attendant il « ordonne » qu’ils soient pourvus de tout.

Au moins pour passer cest hiver.


A ses deux autres « pauvres clercs » il assigne un cens « sur la maison de Guillot Gueuldry ». En maint endroit il parle en grand seigneur, en chevalier, laissant à l’un trois chiens, à l’autre six, à celui-ci son « branc » (qui, il est vrai, est en gage), à celui-là son haubert, ou bien ses gants et sa huque de soie[69] à d’autres ses bonnets, ses chausses, son diamant ; puis tout à coup le bohème reparaît quand il lègue à Robert Valée ses « braies », qui sont retenues pour un écot au cabaret des Trumelières, à son barbier les rognures de ses cheveux, à son savetier ses vieux souliers et à son fripier ses vieux habits « pour moins qu'ils ne coûtèrent neufs », aux prisonniers du Châtelet son miroir (celui sans doute dont il se servait en prison), aux hôpitaux ses « châssis tissus d'araignée ». Notons encore dans le même ordre d'idées le legs de trois bottes de paille à Perrenet Marchant pour lui permettre d'exercer le seul métier dont il puisse vivre, d’un tabart à Jean Le Loup et à Cholet (nous avons vu pour quoi faire), d'une écaille d'œuf « pleine de francs et d'écus vieux », à Mairebeuf et à Nicolas de Louviers, et à Pierre de Rousseville aussi des écus, mais « tels que les donne le Prince (des Sots) », c'est-à-dire des jetons sans valeur.

Ses autres legs sont, si on peut dire, d'ordre moral. Pour « forclore d'adversité » les deux vieux chanoines qu'il traite de pauvres clercs parisiens, il leur laisse la « nomination » qu’il a de l'Université ; aux subordonnés de Robert d'Estouteville le « gré » de ce seigneur ; aux « pigeons pris à la trappe » du Châtelet les bonnes grâces de la geôlière : c'est peut-être ce qu'il y avait de plus réel dans toutes ses possessions. À Robert Valée, avec d'autres objets précieux, il lègue l’Art de mémoire, à recouvrer sur « Maupensé ». Pour faire plaisir aux curés, il leur lègue une bulle papale qui leur permet de se défendre contre les empiétements des Mendiants ; à ceux-ci, ainsi qu'aux Filles-Dieu et aux béguines, il laisse

Savoureux morceaux et frians,
Flaons, chapons et grasses gelines.

Et puis preschier les Quinze Signes[70]
Et abatre pain a deux mains…

En revanche, aux « ribauds » qui couchent sous les étaux, et à chacun desquels il a déjà laissé un horion sur l’œil, il assigne une destinée bien diverse et dont il fait un tableau à sa manière :

Trembler a chiere renfrongniee,
Megres, velus et morfondus,
Chausses courtes, robe rongniee,
Gelés, murtris et enfondus[71].

Aux burlesques inventions des legs se mêlent déjà çà et là quelques-uns de ces traits d’observation qui devaient se multiplier quand le poète eut mûri son talent et assuré sa main ; telle ou telle silhouette se dégage déjà avec une frappante et comique netteté : ainsi celle de Robert Valée, ce pauvre clergot au Parlement, qui ressemble à un « poupard », que le Saint Esprit conseille, « bien qu’il soit insensé », et auquel le poète laisse ses braies « pour coiffer plus décemment sa bonne amie », et, en outre, de quoi acheter « une fenêtre », c’est-à-dire une boutique de changeur ou d’écrivain près Saint-Jacques ; — ou celle de ces

Deux povres clercs, parlant latin,
Paisibles enfans, sans estri[72],
Humbles, bien chantans au letri[73],

qui ne ressemblait en rien à la figure réelle de ces deux chanoines aussi opulents que vieux.

J'ai parlé plus haut (p. 54) de ce qui dans le poème est étranger aux legs eux-mêmes; ceux-ci en forment le noyau et en occupent plus des deux tiers. Ils en firent aussi le succès. Qu’on juge des rires que durent soulever ces huitains empreints d’une gaieté folle, où la fantaisie la plus libre se jouait, sans grande méchanceté, aux dépens de gens des conditions les plus diverses, mais se connaissant et habitués à se rencontrer ! Le malicieux écolier avait disparu après avoir allumé la mèche de son feu d'artifice ; mais son œuvre passa vite de mains en mains. Il l’avait intitulée les Lais de maistre François Villon ; mais en somme c'était bien un testament, qui commençait par : « Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit », et n'était inachevé, d'après le poète, que par suite d’un accident. Aussi fut-ce sous ce nom de Testament que le poème circula et fut généralement désigné. Villon le dit dans le Testament :

Si me souvient bien, Dieu mercis, Que je fis, a mon parlement, Certains lais, l'an cinquante six. Qu'aucuns, sans mon consentement, Voulurent nommer Testament : Leur plaisir fut, et non le mien.

Ce fut sans doute cette désignation même qui l'engagea à reprendre l'idée seulement esquissée dans son premier poème et à lui donner cette fois un développement complet. Il se représente dans son lit, près de la mort, avec son clerc « Fremin l'étourdi », qui l’entend « s’il ne dort », et auquel il dicte ses dernières dispositions. Il commence encore par une invocation solennelle de la Trinité ; puis, à l’exemple des testaments de ce temps, il laisse son âme à Dieu en la recommandant à la Vierge, son corps « à notre grande mère la terre », nomme en tête de ses légataires, comme la première fois, maître Guillaume de Villon, puis sa « pauvre mère » et sa « chère Rose », qu’il traite bien moins galamment qu’il n’avait fait dans les Lais, et en l’honneur de laquelle il insère néanmoins la médiocre ballade dont il a été parlé plus haut. Vient ensuite le long défilé des legs, terminé cette fois, comme l’était alors le testament de tout personnage de marque, par l’institution d’exécuteurs testamentaires et par l’ordonnance des funérailles. Pour la répartition des pouvoirs entre les divers exécuteurs de ses volontés, il prend les précautions les plus minutieuses : Jean de Calais, « honorable homme », — qui d’ailleurs ne l’a jamais vu et ne connaît pas son nom, — sera chargé d’ôter toutes les difficultés qu’on pourrait trouver dans le testament.

De le gloser et commenter,
De le deffinir et descrire,
Diminuer ou augmenter,
De le canceller et prescrire…

Et s’aucuns, dont n’ay cognoissance,
Estoit allé de mort a vie[74],
Je vueil et lui donne puissance…
Que ceste aumosne ailleurs transporte
Sans se l’appliquer par envie :
A son aine je m’en rapporte.

Mais cela ne lui suffit pas. Il désigne en outre trois exécuteurs, hommes de haut rang, auxquels on peut se fier, Martin Bellefaye, sire Colombel et Michel Jouvenel :

Mais, au cas qu’ilz s’en excusassent,
En redoutant les premiers frais,
Ou totalement récusassent.
Ceux qui s’ensuivent ci après
Institue, gens de bien très :
Phelip Brunel, noble escuyer.
Et l’autre, son voisin d’emprès.
Si est maistre Jacques Raguier ;

Et l’autre, maistre Jaques James :
Trois hommes de bien et d’honneur,
Desirans de sauver leurs âmes,
Et doutans[75] Dieu nostre seigneur.
Plus tost y mettroient du leur
Que ceste ordonnance ne baillent[76].
Point n’auront de contrerolleur[77] ;
A leur seul bon plaisir en taillent !

Ce qui concerne les funérailles n’est pas moins bien réglé : Guillaume du Ru est chargé du luminaire ; les exécuteurs décideront qui portera les coins du suaire ; on sonnera le gros beffroi, et les deux sonneurs auront en salaire quatre miches, ou, s’ils trouvent que c’est trop peu, six, « plus que les plus riches ne donnent », seulement « elles seront de saint Etienne[78] ». Quant à la sépulture, le poète l’ordonne à Sainte-Avoie, et non ailleurs : c’était, on Va vu, la seule église de Paris où on ne pût être enterré, puisqu’elle était au premier étage ; aussi ne veut-il pas de tombeau.

Car il greveroit, le planchier.


Mais du moins que sur la dalle qui le couvrira on trace son portrait à l’encre, et qu’autour on écrive l’épitaphe de ce

….. povre petit escolier
Qui fut nommé François Villon.


Le cadre est complet, et la grâce mélancolique s’y mêle à une bouffonne gravité.

Quant aux legs, beaucoup plus nombreux que ceux du premier poème, ils ont, du moins en grande partie, un caractère un peu différent. Les facéties d’écolier sur les enseignes ont à peu près disparu : on ne retrouve plus que le Barillet et le Grand Godet de Grève, dont l’appropriation se comprend sans peine[79]. Le poète continue à faire parade de sa prétendue richesse : il lègue à Guillaume de Villon sa « librairie » ; à d’autres un jardin qu’il assure posséder, mais où il entend «pion cueille assez d’osier pour fustiger Noël Jolis ; quatre poignées dans sa bourse, puis des objets de moindre valeur : une jatte de son buffet, la moitié de son long tabart, ses grandes lunettes, son fameux branc, qu'il transfère d’Ithier Marchant à son avocat maître Guillaume Charruau ; une oie, dont il donne la chair aux frères Mendiants et les os aux pauvres malades des hôpitaux, et jusqu'à l'envers de ses poches, si souvent vainement retournées ; puis des valeurs morales, comme un trimestre de l'indulgence qu'il prétend avoir rapportée de Rome, sa « chapelle à simple tonsure[80] », et le droit qu'il a, comme « enfant né de Paris », d'être nommé échevin : c'était un beau dédommagement qu'il octroyait là à Robin Turgis pour le vin qu'il avait bu chez lui ; aussi n'hésitait-il pas à compter désormais sur son crédit auprès du maître de la Pomme de Pin et à commander chez lui, « à ses risques et périls », quatorze muids de vin d'Aunis pour Denis Hesselin. Il lui arrive d'ailleurs d'oublier qu'il fait un testament : comme le change des monnaies, constante difficulté des transactions d'alors, — était une préoccupation sérieuse pour les possesseurs de grandes fortunes, il se décharge du sien sur un autre, ce qui n'est pas l'acte d'un moribond :

Item, vueil que le jeune Merle
Désormais gouverne mon change,
Car de changier envis[81]
 me mesle.

Mais le plus souvent il ne spécifie pas que les legs qu'il fait doivent être « pris sur ses biens », et il se contente d'assigner à ses légataires des objets quelconques, choisis évidemment pour s'adapter le mieux possible, — ou, au contraire, le plus mal possible, — au caractère ou à la condition de chacun. Il lègue ainsi à Jean le Loup — déjà signalé dans le premier poème comme volant les canards dans les fossés de la ville — un chien pour prendre ces volailles et un long manteau pour les cacher ; — cent clous de gingembre à « l'orfèvre du Bois », pour un usage qui prouve qu'à côté de son honnête métier il en pratiquait un autre moins avouable ; et, plus innocemment, un panier de girofle à trois suppôts du prévôt de Paris ; — une épée au querelleur Cholet, une salade et deux guisarmes au frère Bande, non moins batailleur, tout carme qu'il fut, et à François de la Vacquerie un « haut gorgerin d'Ecossais », qui devait lui rappeler un incident ridicule de sa vie ; — à Mairebeuf et à Nicolas de Louviers des éperviers pour prendre des pluviers et des perdrix… chez la rôtisseuse ; — deux bassins et un coquemart au barbier de Bourg-la-Reine qui l'avait jadis si bien apastelé ; — à deux des « onze vingts sergents à pied » une banderole pour orner leurs chapeaux de feutre ; — une talemouse (tartelette) quotidienne à Jean Raguier ; — cent sous, qui leur tomberont du ciel comme la manne, et des guêtres de basane, à deux respectables bourgeois de Paris ; — un glaçon, qui lui tiendra chaud pendant l'hiver et lui assurera la fraîcheur pour tout l'été, à son barbier Colin Galerne ; — au scelleur de l'évêché, un sceau neuf, et aux auditeurs, des chaises percées ; — six hures de loup au capitaine Riou et à ses archers, et enfin, — le plus gracieux de ces legs fantaisistes, — aux « malades d’amour » (qui ont déjà pour se réconforter le lai d’Alain Chartier),

A leurs chevez, de pleurs et larmes
Trestout fin plein un benoistier,
Et un petit brin d’esglantier
Qui soit tout vert, pour goupillon,
Pourveu qu’ils diront un psautier
Pour l’ame du povre Villon.

Il se rappelle les « trois pauvres orphelins » dont il avait assuré le sort dans son premier testament, et, ayant appris qu’ils avaient, en grandissant, montré de grandes dispositions, il leur laisse — avec quelque monnaie pour acheter des gâteaux.

Car jeunesse est un peu friande,

— tout un programme d’études rempli d’allusions satiriques à la profession qu’exerçaient réellement ces usuriers endurcis ; — il pense aussi aux deux « clergeons » auxquels il avait abandonné sa nomination universitaire et assigné une rente : il leur promet de leur faire avoir des bourses au collège des « Dix-huit clercs[82] » et d’en écrire au collateur[83], puis il ajoute, pour écarter d’eux et de lui un soupçon qui serait injurieux pour leurs mères (n’oublions pas qu’ils avaient quatre-vingts ans) :

Aucunes gens ont grans merveilles
Que tant m’encline envers ces deux ;
Mais, foi que doi festes et veilles,
Onques ne vi les mères d’eux.

Une autre série de legs, dans laquelle le poète prétend moins encore disposer de choses qui lui appartiennent réellement, porte non sur des objets précis, mais sur des occupations, des fonctions ou des privilèges. Il octroie ainsi au bâtard de la Barre de nouvelles armoiries : trois dés plombés ou un joli jeu de cartes, et, s’il ne se conduit pas congrûment en société, la fièvre quartaine ; — aux Mendiants et aux béguines de Paris et d’Orléans il assigne de bonnes grasses soupes et des flans.

Et puis après, sous les courtines,
Parler de contemplacion ;


et il ajoute :

Si ne suis je pas[84] qui leur donne,
Mais de tous enfans sont[85] les meres,
Et Dieu, qui ainsi les guerdonne[86],
Pour qui souffrent peines ameres.
Il faut qu’ils vivent, les beaux peres,
Et mesmement ceux de Paris :
S’ilz font plaisir a nos commères,
Ilz aiment ainsi les maris.

A Mademoiselle des Bruyères, — avec laquelle il avait sans doute eu maille à partir dans l’affaire du « Pet au Diable », — et à ses « bachelières » il permet, « parce qu’elle sait bien sa Bible », de prêcher, suivant leur usage probablement, les filles un peu folles qu’elles essayaient de ramener au bien, comme des « salutistes » anticipées ; — en revanche il autorise Marion l’Idole et la grande Jeanne de Bretagne à tenir école publique de ce commerce qui se pratique en tous les lieux du monde, sinon, ajoute-t-il avec un soupir, sous la grille de Meun ; — il autorise les valets et chambrières de bonne maison à faire ripaille la nuit quand leurs maîtres dorment ; — il trouverait bon que les pauvres filles honnêtes pussent profiter de « ce qui se perd » chez les Chartreux et les Célestins et dont ceux-ci ont trop ; — au « sénéchal », qui jadis paya ses dettes, il accorde de sa grâce le titre de maréchal « pour ferrer les oies et les canes » ; — à maître Lomer il fait le don d'être aimé des femmes, et gratuitement, mais de ne jamais pouvoir aimer lui-même, et à maître Jacques James celui de fiancer autant de femmes qu’il voudra, mais, malgré ses richesses, de n'arriver à en épouser aucune, allusion sans doute aux mésaventures successives du personnage dans ses velléités matrimoniales[87].

La nouveauté la plus frappante des legs du Testament, c'est que plusieurs consistent en pièces de vers insérées dans le poème. Il donne à sa mère la ballade à la Vierge, à « s'amie » une ballade d'amour, à « l’âme du bon feu Cotart » la fameuse ballade qui célèbre ses exploits bachiques, à Robert d’Estouteville la ballade sur son mariage, à André Gourault les Contredits de Franc Gontier, à la grosse Margot la ballade trop connue, aux enfants perdus — à la suite d'une « leçon » en huitains ordinaires — la ballade qui en est la conclusion. Il laisse encore une « bergeronnette » à Jaquet Cardon, à Ithier Marchant un « lai » sur la mort de sa bien-aimée[88].

D’autres pièces de rapport ont été insérées par Villon dans son Testament sans qu’il leur ait donné la forme de legs : les trois ballades sur les morts illustres, les Regrets de la belle heaumière avec la ballade qui les suit, la double ballade sur la folie de l’amour, la ballade des langues envieuses, la ballade du « bon bec » des Parisiennes, le rondeau qui termine l’épitaphe, enfin les deux ballades qui ferment le poème, celle où il « crie à toutes gens merci » et la ballade de conclusion.

Villon n’est pas l’inventeur de ce procédé. On le trouve déjà, nous l’avons vu, sans parler d’œuvres plus anciennes, dans le Voir dit de Machaut, dans divers poèmes de Froissart et surtout dans le Livre de la prison de Charles d’Orléans, dont il avait dû prendre connaissance pendant son séjour à Blois. Mais il en a très habilement tiré parti, soit pour faire entrer dans le souple cadre de son œuvre des pièces auxquelles il tenait, soit pour varier, par des ballades ou rondeaux composés expressément à cet effet, la forme qu’il avait adoptée. Le poème présente ainsi dans sa marche, qui risquerait d’être monotone, une série de haltes adroitement ménagées qui reposent le lecteur et qui n’en sont pas le moindre attrait.

Ce n’est pas seulement dans la forme que le Testament présente une heureuse diversité. Le ton en change à chaque instant, passant, avec l’imprévu qui caractérise tous les vrais humoristes, — et Villon est assurément l’un des premiers du genre, — du pathétique au bouffon, du sérieux au badin, du solennel au trivial. Dans la partie proprement testamentaire, que je viens de soumettre à une minutieuse analyse, le poète s’espace beaucoup plus librement que dans son premier ouvrage. J’ai cité quelques-uns des croquis, tracés avec la sûreté de plume d’un caricaturiste de génie, dont il sème l’énumération de ses libéralités posthumes ; en voici encore un tout à fait vivant, et d’autant plus gai que les « trois pauvres orphelins » que le poète y représente tels qu’il espère les voir après la bonne éducation qu’il demande pour eux étaient des hommes d’âge, et fort éloignés de l’innocence qu’il leur attribue :

Et vueil qu’ilz soient informés
En meurs, quoi que couste bature[89] ;
Chaperons auront enfourmés[90]
Et les pouces sous la ceinture ;
Humbles a toute créature,
Disans : « Hen ? quoi ? il n’en est rien. »
Si diront gens, pur aventure :
 « Veci enfans de lieu de bien ! »

Il serait impossible de relever ici tous les traits comiques dont il émaille son dispositif : allusions rapides, figurines esquissées dans une parenthèse, jeux de mots, plaisanteries parfois grivoises ; tout cela ne peut se goûter que dans le texte, et ne s’y goûte pas facilement, car le sens de ces facéties nous échappe souvent, sans compter que notre ignorance de la condition exacte de chacun des personnages auxquels elles s’appliquent nous empêche de les comprendre comme faisaient les contemporains. Déjà Marot était arrêté par cette difficulté : « Quant à l’industrie des legs qu’il fait en ses testaments, pour suffisamment la connaître et entendre il faudrait avoir été de son temps à Paris, et avoir connu les lieux, les choses et les hommes dont il parle. » Il s’est trompé en ajoutant : « La mémoire desquels tant plus se passera, tant moins se connaîtra icelle industrie de ses legs ». Quand Marot écrivait, soixante ans après le Testament, la mémoire des particularités visées par Villon était aussi complètement abolie qu’elle l’est de nos jours ; mais aujourd’hui, grâce aux sagaces et laborieuses fouilles pratiquées par nos érudits dans les archives, nous connaissons mieux que Marot « les lieux, les choses et les hommes » dont il est parlé dans les testaments de Villon. Il n’en est pas moins vrai que beaucoup d’allusions restent obscures ou ne se laissent deviner qu’au prix d’un effort qu’on ne peut demander au lecteur ordinaire.

Heureusement au milieu de ces personnalités le poêle a admis des digressions de tout genre. Celle qui concerne l’état où durent être, jusqu’à la venue du Christ, les justes de l’ancienne loi n’est intéressante que parce qu’elle nous atteste un certain goût pour les questions théologiques demeuré chez l’écolier débauché. Plus piquante est celle où il raille les religieux mendiants et leurs dévotes et se rétracte ensuite avec une feinte repentance :

L’homme bien fol est d’en mesdire ;
Car, soit a part ou a preschier
Ou ailleurs, il ne faut pas dire
Se gens sont pour eux revenchier[91].


Après la vive ballade sur le caquet des Parisiennes, il ajoute ce huitain si pittoresquement descriptif :

Regarde m’en deux, trois, assises
Sur le bas du pli de leurs robes,
En ces moustiers, en ces églises ;
Tire toi près, et si ne hobes[92] :
Tu trouveras la que Macrobes
Ne fist oncques tels jugemens ;
Entens ; quelque chose en desrobes :
Ce sont tresbeaux enseignemens !


Quel dommage qu’il ne nous ait pas communiqué quelqu’un des « beaux enseignements » qu’il avait ainsi « dérobés » !

La plus belle, comme la plus longue de ces digressions est celle qui concerne le charnier des Innocents. On y trouve réunis en un degré éminent tous les dons du poète, l’humour, l’émotion et le réalisme pittoresque. Il débute par un trait de la plus folle fantaisie. Il lègue ses grandes lunettes, à qui? aux Quinze-Vingts,

Qu’autant vaudroit nommer trois cens,


et pour quoi faire ?

Pour mettre a part, aux Innocens,
Les gens de bien des deshonnestes.

Mais tout à coup le ton change :

Ici n’i a ne jeu ne ris…

Le poète développe d’abord en quelques vers le thème, banal de son temps, comme on l’a vu, de l’égalité devant la mort ; mais le froid raisonnement fait bientôt place à l’imagination évocatrice, et il écrit les adniirabIes vers que l’on connaît :

Quant je considère ces testes
Entassées en ces charniers,
Tous furent maistres des requestes
Ou tous de la Ciiambre aux deniers ;
Ou tous furent porlepaniers :
Autant puis l’un que l’autre dire,
Car d’evesques ou lanterniers
Je n’y cognois rien a redire.

Et icelles qui s’enclinoient
Unes contre autres en leurs vies,
Desquelles les unes regnoient,
Des autres craintes et servies,
La les voi toutes assouvies[93]
Ensemble en un tas pesle mesle…

Celui qui a eu cette vision et qui a su la faire surgir, si présente et si nette, devant nos yeux, n’eût-il écrit que ce morceau, mériterait le nom de poète. Mais à ce nom il a d’autres titres encore ; on l’a déjà vu, et on le verra dans ce qui nous reste à dire du Testament. J’en ai laissé de côté jusqu’ici la première partie, celle qui précède les legs. Elle contient, comme l’autre, des digressions pittoresques et morales. J’ai cité ce que le poète y dit des destinées diverses de ses anciens compagnons de plaisir. Un mot sur le triste sort d’un vieillard pauvre le conduit à parler des maux de la vieillesse en général et à intercaler les Regrets de la belle heaumière, dont la dernière strophe contient ce tableau achevé :

Ainsi le bon tems regretons
Entre nous, povres vieilles sotes,
Assises bas, a croupetons,
Tout en un tas comme pelotes,
A petit feu de chenevotes
Tost allumées, tost esteintes…

La leçon peu édifiante de la belle heaumière à ses « écolières » amène le poète à des réflexions sur « le grand danger où se met l’homme amoureux » et à une dissertation, assez froide, sur la valeur morale des femmes, que suit la gaie ballade sur l’amour, avec son refrain :

Bien est eureux qui rien n’y a !

Encore ici la pensée de la mort la admirablement inspiré. Avec cette vision nette et plastique dont il a le secret il représente sans pitié les affres de la mort, auxquelles nul n’échappe, et, en songeant qu’elles atteindront aussi ce « corps féminin » fait pour les caresses, ce « corps féminin » qu’il a tant aimé, il conclut sa peinture réaliste par un subit attendrissement, qui lui sert de transition pour la ballade des Dames du temps jadis:

Et meure Paris ou Helaine,
Quiconques meurt meurt a douleur
Telle que pert vent et alaine :
Son fiel se crevé sur son cuer,
Puis sue, Dieu scet quel sueur…

La mort le fait frémir, pallir,
Le nés courber, les veines tendre.
Le col enfler, la char mollir.
Jointes et ners cro’stre et estendre :
Corps femenin, qui tant es tendre,
Poli, souef, si précieux,
Te faudra il ces maux attendre ?
Oui, ou tout vif aller es cieux.

Mais l’élément le plus important, le plus caractéristique de cette partie du poème, c’est l’élément purement personnel. Dès le début, Villon se présente en pleine lumière, et avec quel relief, quelle énergie, et, si on peut le dire, quelle candeur effrontée !

En l’an trenliesme de mon nage,
Que toutes mes hontes j’eus beues,
Ne du tout fol, ne du tout sage,
Nonobstant maintes peines eues…

Déjà au début des Lais il s était ainsi avancé, pour ainsi dire, sur le devant de la scène, en se nommant :

Je, François Villon, escolier ;

et dans le cours du poème il avait librement parlé de lui, de ses amours, de sa pauvreté, de sa triste mine, de son voyage à Angers ; il s’était même amusé, — comme Musset le fit plus tard en l’imitant sans doute, — à nous entretenir d’un « chagrin domestique » : s’il n’a pas terminé l’œuvre commencée, c’est qu’il s’est assoupi ; enfin il se réveille :

Je cuidai finer mon propos ;
Mais mon encre trouvai gelé
Et mon cierge trouvai soufflé :
De feu je n’eusse peu finer[94] ;
Si m’endormis tout emmouflé.

Mais cette exhibition de lui-même n'est encore qu'extérieure, superficielle et plaisante. Dans le Testament, il se livre et se révèle corps et âme. Nous le voyons devant nous, vieux avant l'âge, « plus maigre que chimère », pauvre, famélique, renié par les siens, obligé de se cacher, inquiet de ce qui le menace encore. Il fait allusion à mainte aventure de sa vie, à sa naissance à Paris, à la pauvreté de sa famille, à son roman du Pet au Diable, à ses joyeux camarades d'autrefois, à ses larcins de canards dans les fossés de Paris, à ses repues franches de Bourg-la-Reine, à ses dettes payées par un ami, à son premier poème, au procès que lui fît Denise devant l'official pour l'avoir injuriée, à sa triste mésaventure avec Catherine de Vausselles, à l'affront que lui fit la femme de Saint-Amant, à un procès qu'il eut à Bourges, à ses amours avec Rose, avec Margot, avec la petite Macée d'Orléans, avec les deux « gentes » Poitevines ; il rappelle le temps de son exil, où, « cheminant sans croix ni pile », il ne trouva qu'une fois un peu de confort dans une « bonne ville ». J'ai renvoyé à la plupart de ces passages dans mon essai biographique, dont, avec les documents d'archives, ils ont fourni la matière. Mais tout curieux qu'ils soient, c'est ce que le poète nous montre de son cœur qui nous intéresse le plus. Il nous le dit dès le début : il n'est plus tout à fait fou, il n'est pas encore tout à fait sage, bien que la souffrance lait mûri, que l'épreuve, comme il dit, ait « aiguisé son esprit obtus et fixé ses sentiments instables mieux que ne l’eussent fait tous les commentaires d'Averroès sur Aristote ». Et il revient sans cesse à ses aveux sur le mauvais emploi de sa jeunesse ; il regrette le temps qui ne reviendra plus :

Je plains le tems de ma jeunesse,
Ouquel[95] j’ai plus qu’autre gallé[96]
Jusqu’à l’entrée de vieillesse,
Qui son parlement m’a celé…

Allé s’en est, et je demeure,
Povre de sens et de savoir,
Triste, failli, plus noir que meure,
Qui n’ai ne cens, rente, n’avoir…


Il regrette surtout d’avoir mal employé ce temps :

Hé ! Dieu, se j’eusse estudié
Ou tems de ma jeunesse folle,
Et a bonnes meurs dédié,
J’eusse maison et couche molle.
Mais quoi ! je fuioie l’escolle.
Comme fait le mauvais enfant !
En escrivant ceste parolle
A peu que le cuer ne me fent.

Et pourtant il se cherche des excuses : il assure qu’il n’a pas dépense d’argent en repas friands, — mais il passe sous silence les tavernes où il buvait, soit en payant, soit à crédit, de telle sorte qu’il déclare lui-même ailleurs que ses véritables héritiers, ceux par conséquent qui ont eu toute sa « chevance », sont trois taverniers. Il n’a pas, dit-il, vendu de biens par amour, et il avait de bonnes raisons pour cela ; mais il avoue qu’il a beaucoup aimé, et qu'il aimerait encore :

Mais triste corps, ventre affamé
Qui n’est rassasié au tiers
Moste des amoureux sentiers.

L’amour joue un grand rôle dans ses souvenirs et ses pensées : il en parle des façons les plus diverses, et toutes sont sincères et vraies. Il en voit tous les inconvénients, tous les dangers, tous les mécomptes, mais il en sent la force irrésistible ; c’est lui-même qu’il peint quand il dit :

Mais que ce jeune bacheler
Laissast ces jeunes bacheletes ?
Non ! et le deust on vif brusler
Comme un chevaucheur d’escouvetes[97].


Il dit tout le mal possible de l’amour dans la double ballade citée plus haut, il juge les femmes à peu près comme Jean de Meun, et il est même plus injurieux pour « sa chère Rose », car il la met au rang de ces femmes qu’on n’aime que « pour l’heure », qui n’aiment que pour l’argent

Et rient lorsque bourse pleure ;


il lui lance ce trait sanglant :

Item, m’amour, ma chiere Rose,
Ne lui laisse ne cuer ne foie ;
Elle ameroit mieux autre chose.
Combien qu’elle ait assez monnoie :
Et quoi ? une bourse de soie,
Pleine d’escus, parfonde et large ;
Mais pendu soit il, que je soie,
Qui lui laira escu ne targe[98] !


Et il déclare en termes cyniques qu’il ne la désire même plus et renonce volontiers à elle, au profit de galants qui sauront mieux la satisfaire.

Au milieu de tous ces blasphèmes contre l’amour, — qui ne sont jamais proférés que par ceux qui en sont les adorateurs, — se trouve le triste et doux souvenir d’un attachement d’un autre ordre que ceux qui ont pour lui un si âcre relent : s’il accuse, cette fois, celle qu’il a aimée, c’est pour lui avoir laissé concevoir une espérance qu’elle n’avait pas l’intention d’accomplir. J’ai cité ce morceau en écrivant la vie du poète : il est simple et touchant, et on regrette qu’il l’ait gâté en poussant à l’excès (à la façon de Rabelais) l’énumération, sous forme de métaphores triviales, des illusions que lui faisait concevoir sa maîtresse. Néanmoins il y a là un sentiment sérieux, car il s’agit certainement du même amour que dans le premier poème, et on est surpris de voir l’impression en persister aussi longtemps, et aussi vive, dans le cœur mobile de notre poète.

Tous ces souvenirs le décident à une déclaration de guerre en forme contre l’amour, qu’il renie et délie :

Ma vielle ai mis sous le banc[99] ;
Amans je ne suivrai jamais :
Se jadis je fus de leur ranc,
Je déclare que n’en suis mais.

Car j’ai mis le plumait au vent :
Or le suive qui a entente

Mais il oublie cette bravade par la suite. Dans l’épitaphe qu’il se compose, il prie les amants de dire un « verset » pour l’âme de celui

Qu’Amour occist de son raillon[100],

et dans la « ballade de conclusion », qui est une autre épitaphe, il nous jure — à la vérité sur une singulière relique — qu’il est mort martyr d’amour, que son exil est dû à la haine de celle qu’il aime, et que,

….. en mourant, malement
L’espoignoit[101] d’Amour l’esguillon.

Evidemment dans tout cela il y a de la « littérature », et beaucoup : c’était alors, — c’est peut-être encore, sous une autre forme, — inévitable en ce sujet ; mais il y a aussi une part de vérité : le poète avoue l’attrait qui l’entraîne vers les femmes, le mépris que lui ont inspiré pour elles les expériences qu’il a faites, et nous laisse voir cependant qu’il a éprouvé au moins une fois en sa vie un sentiment autre que ceux que méritaient et Margot et Macée et même sa « chère Rose ».

Revenons à l’état plus général de l’âme du poète, tel qu’il nous le fait connaître. Il regrette ses péchés et il avoue ses méfaits, tout en les excusant sur sa pauvreté. Il espère encore arriver à maturité et rappelle que Dieu veut la conversion et non la mort du pécheur. Mais son idéal est toujours de « vivre à son aise », et on ne trouve plus dans le Testament ce ferme propos de s’amender et de devenir « un homme de valeur » qui se manifestait dans le « débat » de la prison de Meun. Il vit dans l’espoir vague de rencontrer, comme le pirate dont il raconte l’histoire, un Alexandre qui le mette pour toujours à l’abri du besoin, et alors, oh ! alors, il se jugerait lui-même digne de mort s’il faisait le mal….. Ce sont là des rêves dangereux, et on prévoit que, n’ayant pas trouvé d’Alexandre, et n’étant pas résolu à s’en passer, il recommencera sa vie d’autrefois en se donnant la banale excuse :

Nécessité fait gens mesprendre
Et faim saillir le loup du bois.

Mais si nous ne trouvons pas dans le Testament la preuve d’un amendement véritable, nous y trouvons la marque de bonnes dispositions passagères, et, au milieu de tant de souillures, cette enfantine piété, surtout pour Notre-Dame, que lui avait enseignée sa mère et qu’il retrouvait en ses plus mauvais jours :

Autre chastel n’ay, ne fortresse,
Ou me retraye[102] corps et ame
Quant sur moi court male destresse.

Ainsi le poète se montre à nous tout entier, dans sa personne physique, dans l’inquiétude et la pauvreté de sa vie, dans la naïveté de ses convoitises, dans l’amertume de ses regrets, dans l’inconséquence de ses velléités, dans toute la faiblesse et tout le trouble de son âme. Il est parfois cynique, il est toujours sincère, et comme, après tout, bien qu’avec d’innombrables degrés dans la chute, d’innombrables nuances dans la tentation, ce qui se passe dans son cœur, ce qui se débat entre sa faiblesse et sa volonté, entre sa conscience et sa passion, entre sa raison et son instinct, se passe et se débat dans tous les cœurs humains, ce drame intime, qui nous a rarement été révélé avec autant de franchise et de netteté, nous touche et nous passionne.

La poésie personnelle, quoi qu’on en ait dit, aura toujours une valeur et un attrait sans pareils : une valeur de document, un attrait de sympathie. Un poète moderne, qui, d’une qualité d’âme bien différente de relie de Villon, a cependant, comme lui, éprouvé l'irrésistible besoin de nous initier à ses « combats intimes », nous l'a dit admirablement, en parlant des amitiés lointaines que valent aux poètes leurs révélations sur leurs propres souffrances, et qui leur apportent une joie pure :

Et nous la méritons, cette ivresse suprême ;
Car si l'humanité tolère encor nos chants,
C'est que notre élégie est son propre poème.
Et que seuls nous savons, sur des rythmes touchants,
En lui parlant de nous, lui parler d'elle-même.

Cette poésie personnelle, l'antiquité l'avait connue, au moins l’antiquité romaine, car les Grecs n'ont guère confié à la Muse que des sentiments généraux, si on en excepte l'amour, qui lui-même est, au fond, le moins personnel des sentiments, et dont l'expression par un amoureux convient à tous les amoureux. La « satire » romaine contient une très large part d'autobiographie : Lucilius, nous dit Horace, avait exposé en ses vers toute sa vie « comme dans un de ces tableaux que colportent les naufragés » ; Catulle nous initie à mille incidents de son existence privée, et met à nu devant nous les contradictions de son cœur ; Tibulle et, à un moindre degré. Properce nous révèlent souvent leur vie et leur âme ; Horace lui-même nous livre à chaque instant des fragments d’une confession générale, si on peut appeler ainsi des aveux où il entre si peu de repentir ; puis ce trait éminemment romain disparaît dans l’art conventionnel et dans limitation de la poésie alexandrine. Le christianisme, qui approfondit l’analyse des âmes, aurait dû développer ce genre, mais il n’a pas, dans la période antique, produit de poésie adéquate à sa valeur morale, et c’est en prose qu’il a inspiré, dans les Confessions de saint Augustin, l’un des plus saisissants examens de conscience que l’humanité ait produits.

Ce n’est en général que lentement que la poésie personnelle arrive à se faire jour : le moyen âge l’a peu connue, au moins en France, car Dante a rempli de sa puissante personnalité toutes ses œuvres, même les plus objectives en apparence. Chez nous la poésie lyrique, organe naturel de l’expansion de l’âme du poète en dehors de lui, a presque exclusivement servi de véhicule à des sentiments de pure convention, dont on apprenait la combinaison et l’expression comme on apprenait les règles de la construction des strophes et de leur mise en musique. Çà et là cependant nous trouvons quelques notes qui annoncent de loin Villon. Colin Muset nous fait connaître ses goûts de gentil bien-être et quelques épisodes de son existence vagabonde. Rustebeuf étale sous nos yeux, — mais peut-être avec l’exagération professionnelle, — sa vie précaire de jongleur et les petites misères de son ménage. Plus tard, Eustache Deschamps, dans beaucoup de ses innombrables ballades, se met lui-même en scène pour nous confier ses ennuis domestiques, ses mésaventures de cour, ses impressions de voyage, et nous parle librement de son physique, de sa santé, surtout de ses besoins d'argent. Christine de Pisan a laissé s'échapper dans ses gracieuses poésies, — dont la plupart ont sans doute, malheureusement, été composées au nom d'autres personnes, — plus d'un soupir sur son triste veuvage. Dans le monde factice qu'anime l'ingéniosité de Charles d'Orléans passe aussi un souffle de la vie réelle de l'auteur, vie qui eût été si vraiment poétique s'il avait su l'exprimer et d'abord, on peut le dire, la comprendre. Mais aucun poète ne s'était encore avisé de se prendre lui-même pour le sujet central de son œuvre, celui vers lequel tout converge, et c'est ce qu'a fait l'auteur du Testament, car toutes les marionnettes dont il tient les fils dansent leur ronde autour de lui et sont en rapport intime avec celui qui les fait mouvoir.

De cette poésie qu'il avait inaugurée il est resté longtemps le seul représentant. Les poètes du xVIe siècle étaient trop occupés à copier les modèles grecs, latins et italiens pour avoir le loisir de regarder en eux-mêmes : seul Du Bellay a mis un peu de son âme dans deux ou trois sonnets, qui par là même se détachent du reste de son œuvre. Régnier parle de lui-même avec une franchise qui rappelle celle de Villon, et qui par endroits est aussi pathétique ou aussi cynique, mais Régnier est en tout un isolé. Au xVIIe siècle, attaché avant tout à l'expression noble, élégante et juste d'idées générales, il n'y a que La Fontaine qui laisse çà et là percer quelque trait naïf ou charmant sur sa façon de comprendre et de goûter la vie, sur son âme indolente, voluptueuse et tendre. Il faut franchir tout le xVIIIe siècle — purement intellectuel — pour retrouver dans André Chénier, élève des élégiaques latins, mais les dépassant en profondeur, la sincérité des cris sortis du cœur et l’expression passionnée des ivresses et des dégoûts de la vie. Cependant la poésie personnelle avait jailli en Allemagne dans les Lieder de Goethe et devait arriver à une rare perfection dans ceux de Heine. Les poètes anglais en faisaient un instrument d’analyse minutieuse avec Wordsworth ou, avec Byron, une orgueilleuse provocation. En France elle s’éveillait avec Lamartine, bien que ce noble poète n’ait livré à sa lyre que la partie la plus vague, la plus généralement humaine, de ses sentiments. Alfred de Vigny, dès son début et jusqu’à la fin, a fait retentir sur la sienne la plainte altière de, son âme orgueilleuse et solitaire. Quant à Victor Hugo, sous forme d’épanchements personnels, il a développé des thèmes plutôt qu’il n’a exprimé des émotions, sauf dans la partie de son œuvre consacrée à la plus grande douleur de sa vie. Alfred de Musset, qui se piquait d’avoir « un cœur humain à lui », différent de celui des autres, a été dans la première moitié du siècle le vrai représentant de la poésie personnelle, et lui a donné un charme à la fois exquis et troublant. Puis sont venus trois poètes bien différents, mais qui tous trois ont cherché leur inspiration dans leur être intime et dans les luttes que s’y livrent des sentiments contradictoires, Baudelaire, Sully Prudhomme et Verlaine. Le dernier seul est de la vraie lignée de Villon, et je reparlerai de lui en étudiant l’influence de celui-ci ; mais tous trois ont en commun avec l’auteur du Testament d’avoir, si l'on ose dire ainsi, fait leur lyre de leur propre cœur. Le premier vivait cependant à l'époque où Gautier et Leconte de Lisle enseignaient à la poésie l'impassibilité ; le second avait appartenu à ce groupe des Parnassiens qui, sous l'inspiration de ces maîtres, regardait la poésie comme l'expression aussi parfaite que possible des choses éternelles et déclarait indignes d'elle les petites aventures de la vie réelle de chacun ; le troisième a été le précurseur de celle école qui, en n'exprimant les sentiments que par des symboles, leur enlève par cela même toute individualité. Mais la nature chez eux a été plus forte que l'enseignement ou le milieu :

Puisque c'est ton métier, misérable poète,


dit Musset avec un juste sentiment du destin invincible auquel obéissent les poètes ainsi doués,

Puisque c'est ton métier de faire de ton âme
Une place publique, et que, joie ou douleur.
Tout demande sans cesse à sortir de ton cœur…


Eh bien ! ce besoin, qui pousse, comme Musset l'a dit ailleurs si magnifiquement, le poète à offrir son cœur en pâture aux autres hommes, Villon est le premier qui l’ait ressenti, et c'est par là que son œuvre est surtout originale et qu’il mérite le nom de premier des poètes modernes.

Il mérite celui de poète et même, çà et là, de grand poète, par des qualités variées. La plus saillante, celle qui le caractérise peut-être le plus, est la facilité avec laquelle il passe d'un ton à l'autre, entremêlant sans cesse le plaisant au sérieux, allant du rire aux larmes avec une brusquerie apparente qui sans doute est chez lui surtout instinctive, mais qu'il a certainement dirigée avec intention pour produire un effet artistique, comme l'a fait, seul après lui avec autant de maestria, un poète qui, supérieur assurément, lui ressemble en plus d'un point, Henri Heine. Ce mélange fait parfois, chez l'un comme chez l'autre, l'effet d'une dissonance aiguë, quand, par exemple, une rêverie mélancolique se termine par un sarcasme ou qu'une facétie burlesque sert d'introduction à l'effusion la plus émue. Mais cette dissonance est un effet voulu, qui, en secouant les nerfs du lecteur, accroît et rend plus vibrante l'impression qu'il s'agit de leur communiquer. On a dit avec raison, je l'ai déjà remarqué, que « je ris en pleurs » est la vraie devise de notre poète.

Il a ensuite le don d'observer la réalité extérieure et d'en rendre surtout l'aspect pittoresque ou comique. Pour ne rappeler que les exemples cités plus haut, il a vu en poète et il a su peindre en artiste les vieilles accroupies autour de leur petit feu de chènevottes, et les femmes assises dans l'église sur le repli de leurs robes, et les écoliers modèles tenant leurs pouces dans leurs ceintures, et le bon Jean Cotart allant se coucher en trébuchant, et les crânes entassés dans les charniers des Innocents, et les squelettes des pendus balancés par le vent aux poutres de Montfaucon.

Avec ce don d'observateur et de peintre, il a de la gaîté et de l'esprit. Même quand on ne saisit pas exactement le sens de ses plaisanteries, on en rit involontairement, tant il est visible qu'il s'en amuse, tant on devine l’effet qu’elles devaient produire sur ceux qui les entendaient pleinement, tant l’agencement même des mots, souvent imprévus, est plein d’enjouement communicatif. Lisez par exemple ce huitain, où il ridiculise un personnage dont nous savons seulement qu’il était sergent à verge au Châtelet ; nous entendons d’ici les risées des auditeurs familiers avec la victime et nous voyons le dépit de celle-ci :

Item, donne au Prince des Sots,
Pour un bon sot, Michaut du Four,
Qui à la fois[103] dit de bons mots
Et chante bien Ma douce amour.
Je lui donne, avec le bonjour ;
Brief, mais qu’il fust[104] un peu en point,
Il est un droit sot de séjour[105],
Et est plaisant… ou il n’est point.

Ses plaisanteries ne sont pas toujours délicates, ni fines, il tombe souvent, et sans le faire exprès, dans une basse trivialité, comme font d’ailleurs presque tout ses contemporains, et il abuse du jeu de mots, bien qu’il en tire parfois d’heureux effets[106]. Mais il a une verve jaillissante qui entraine et à laquelle on pardonne ses écarts. Sa langue est inégale : obscure, empêtrée et maladroite quand il veut l’élever au style noble, elle est souvent d’un tour vif et aisé, d’un jet dru, d’une précision merveilleuse. Le besoin de la rime, qui revient si rigoureusement dans ses huitains sur trois rimes et surtout dans ses ballades, le fait tomber dans des superfluités ou des impropriétés ; mais quand il est dans ses bons moments il choisit ses mots avec un rare bonheur et n’en admet ni d’inutiles ni de faibles. Sa syntaxe est trop souvent imparfaite et négligée : c’est son plus grand défaut d’écrivain et l’une des plus grandes causes de l’incertitude et de l’obscurité de son texte. On dirait qu’il a mis une sorte d’affectation d’insouciance à commencer l’un et l’autre de ses poèmes par une phrase (qu’il a laissée inachevée : Je, François Villon, escolier, n’est le sujet d’aucun verbe ; En l’an trenticsme de mon aage entame une phrase, qui est interrompue par une incise, Nonobstant maintes peines eucs, etc., et qui ne se termine pas. Cette maladresse à construire des propositions un peu longues ou une chaîne de propositions était commune alors et s’est prolongée fort tard. Régnier, en cela comme en d’autres choses, est fâcheusement l’émule de Villon : il est telle de ses satires qui, elle aussi, débute par un commencement de phrase resté suspendu en l’air. Il a fallu les soins attentifs et minutieux des puristes du xvii siècle pour astreindre les écrivains à mettre dans leur syntaxe l’ordre et la dépendance qui ont tant contribué à donner à l’élocution française cette clarté qui la distingue entre toutes.

La versification de Villon n’est pas ce qui contribue le moins à l’effet produit par sa poésie. Ses huitains alertes et bien troussés, coupés en général en deux moitiés distinctes que relie la rime commune à la première et à la seconde, se détachent avec un rythme et un relief saisissants. Pour la rime il se permet beaucoup de licences. Il fait rimer, à la parisienne, er avec ar, oi avec ai et avec è, etc. ; il supprime au besoin l’e atone qui suit une voyelle (Troies rimant avec trois) ; il associe quelquefois, ce qui est plus critiquable, une voyelle longue avec une brève, ostes avec sotes ; il se permet même souvent des demi-assonances, faisant rimer, sans tenir compte de la différence des consonnes internes, fuste avec fusse, rouges avec courges, enfle avec temple et même peuple avec seule et Grenoble avec Dole ; mais jamais il ne néglige l’identité parfaite des finales (qu’il obtient parfois, il est vrai, en ajoutant une s irrationnelle), et il recherche constamment la consonne d’appui, ce qui ajoute à ses vers beaucoup de charme et de pouvoir mnémonique, quand cette recherche y est conciliée avec le choix juste des mots et des tournures. Des strophes comme les deux que je cite au hasard, qui se gravent dans la mémoire dès qu’on les a lues, doivent une grande partie de leur valeur à l’emploi de rimes riches, portant sur des mots qui semblent nécessaires, et dont le choix satisfait l’esprit comme leur assemblage captive l’oreille :

Ou sont les gracieux gallans
Que je suivoie au tems jadis,
Si bien chantans, si bien parlans,
Si plaisans en fais et en dis ?
Les aucuns sont mors et roidis,
D’eux n’est il plus rien maintenant :
Repos aient en paradis,
Et Dieu sauve le remenant[107] !

Que vous semble de mon appel,
Garnier ? fis je sens ou folie ?
Toute beste garde sa pel :
Qui la destreint, efforce[108] ou lie,

S’elle peut, elle se deslie.
Quant donc, par plaisir volontaire,
Chantée me fut ceste omelie,
Estoit il lors tems de me taire ?


Cet attrait est surtout sensible dans les ballades, où les mêmes rimes reviennent à chaque strophe : quand le poète réussit, sans employer de chevilles, de termes impropres ou de constructions forcées, à rimer richement d’un bout de la pièce à l’autre, — et cela lui est arrivé plus d’une fois, — la ballade atteint la perfection des joyaux les plus finement ciselés, et le lecteur subit un charme des causes duquel, le plus souvent, il ne se rend pas compte, mais que le poète a certainement voulu mettre dans son œuvre.

Grâce à toutes ces qualités, la poésie de Villon exerce sur nous le même genre de fascination que la prose de Rabelais, dont je ne sais quel passionné disait qu’il n’avait pas besoin d’en comprendre le sens pour en jouir et s’en émerveiller. Leur phrase à tous deux est comme une formule magique, comme un sortilège où les mots doivent leur pouvoir, non pas tant à leur signification directe qu’à leur sonorité, à leur arrangement et à leur mystère même. Les sujets des poèmes de Villon ont perdu depuis des siècles tout ce qui en faisait l’intérêt momentané et sont devenus tellement lointains que souvent les recherches les plus sagaces n’ont pu lever qu’un bien petit coin du voile qui les couvre ; ils sont d’ailleurs si particuliers et souvent si déplaisants qu’ils ne peuvent exercer aucun attrait par eux-mêmes ; sa langue a vieilli au point d’être en certains endroits inintelligible même pour les érudits ; les formes de sa versification ont passé de mode ; tout le milieu moral et intellectuel dans lequel il se mouvait a été profondément transformé ; — et cependant, grâce à la force et à la vie qu’on sent qui animent cette poésie si éphémère en apparence, ses strophes, lues ou répétées, nous produisent encore cet effet indéfinissable, mais incontestable, qu’éprouvent par un instinct commun, dans lequel ils sont sûrs de s’entendre, tous ceux qui sont sensibles à la vraie poésie, cet effet que la vraie poésie produit seule, et qu’elle produit toujours. Parmi ceux qui subissent ce charme, il en est, en petit nombre, qui s’efforcent de le pénétrer, et ceux-là, plus ils poussent loin leur étude du texte qui les attire, plus ils découvrent à cette musique, captivante en elle-même, d’intentions accessoires, de résonnances profondes et d’harmoniques : c’est là le propre de toute poésie vraiment originale, et un des traits qui attirent éternellement autour de certaines œuvres, souvent fermées au vulgaire, les « amants des loisirs studieux ».

Telles sont les principales qualités de fond et de forme qui nous frappent dans la poésie de Villon. Mais celle qui les domine toutes, c’est la vérité de son inspiration, la sincérité de ses sentiments et la simplicité de l’expression qu’il leur a donnée. C’est par là qu’il s’élève au-dessus de tous ses contemporains, notamment d’Alain Chartier, de Martin Le Franc et de Charles d’Orléans. Il a résolument rejeté la friperie du Roman de la Rose, dans laquelle ils sont encore enveloppés, et que ce dernier, si bien doué par la nature, n’a su que rajeunir eu y cousant ses paillettes. Il a donné à sa poésie un fond réel et une forme directe.

Ce n’est pas tout : au sentiment réaliste et à la puissance plastique que nous avons signalés se joignait chez lui un don tout personnel de fantaisie. Les idées les plus folles lui passaient par la tête, et il savait les arrêter au passage et les fixer par des mots précis. Il se qualifie lui-même, et à bon droit, de « fils de fée » : la plus fantasque des fées l’avait touché de sa baguette. Mais ce qui est remarquable, c’est que cette fantaisie s’épanouit sur le fond d’un très solide bon sens. À cette époque de convention, de pseudo-chevalerie, de galanterie quintessenciée, il n’émet que des idées saines, justes, bourgeoises même, comme dans les Contredits de Franc Gantier, où il rit au nez des faiseurs d’idylles sentimentales.

Cet esprit bourgeois se marque encore, et d’une manière fâcheuse, par l’absence totale, chez Villon, du sentiment de la nature, même conventionnel. On a remarqué que son œuvre poétique est peut-être la seule, même de son temps, où il n’y ait pas un coin de paysage, pas un brin de verdure, pas un chant d’oiseau : « Tous les oiseaux d’ici à Babylone » ne valent pas pour lui une bonne chambre bien nattée avec un repas succulent. Il a parcouru toute la France sans en rapporter une seule impression de campagne. C’est un poète de ville, plus encore : un poète de quartier. Il n’est vraiment chez lui que sur la montagne Sainte-Geneviève, entre le Palais, les collèges, le Châtelet, les tavernes, les rôtisseries, les tripots et les rues où Marion l’Idole et la grande Jeanne de Bretagne tiennent leur « publique école ». C’est pour le monde spécial qui fréquente ces lieux divers qu’il écrit, c’est par ce monde seul que, dans son temps, il pouvait être pleinement goûté. S’il n’avait pas eu les tragiques aventures qui interrompirent sa carrière normale, s’il s’était contenté d’être un écolier paresseux et un coureur de tavernes, il n’aurait peut-être fait que des poésies d’étudiant, comparables à celles que nous voyons éclore de nos jours dans les brasseries qui ont remplacé les anciens cabarets. La souffrance n’aiguisa pas seulement son esprit ; elle tira de son cœur des accents que nul n’avait fait entendre jusque-là. Fils du peuple, entré par l’instruction dans la classe lettrée, puis déclassé par ses vices, il dut à son humble origine de rester en communication constante avec les sources éternelles de toute vraie poésie. Mais sa poésie n’est pas une poésie vraiment populaire : farcie d’allusions érudites et même de latin, elle n’était dès qu’elle se produisit, intelligible qu’aux lettrés. Heureusement pour lui, il ne fraya que peu avec les grands et ne réussit pas à se faire de son art un instrument de fortune auprès d’eux. Il écrivit pour s’amuser, pour amuser ses pareils, et pour déverser la masse d’émotions, d’idées et d’observations qui lui emplissaient le cœur et la cervelle. Et il s’est trouvé par là même que, dans son œuvre pourtant bien brève, il a donné à son temps l’expression poétique la plus complète et la plus originale qui pût lui être donnée. La poésie du XVe siècle était condamnée à manquer d’inspiration épique, de grandeur morale et de vrai sentiment de la nature. Elle n’avait pas d’ailes à déployer ni de chants sublimes à faire entendre ; quand elle essayait de quitter le sol, elle s’enlevait lourdement et retombait vite ; elle ne pouvait que voleter près de terre et se perdait en gentils gazouillements ou en prétentieux ramages. Elle n’était faite ni pour les sommets, ni pour les libres plaines, ni pour les nobles avenues. C’est dans les rues étroites et bruyantes du quartier latin qu’elle a rencontré, grâce à la vie ardente et heurtée d’un « fruit sec » qui se trouvait avoir du génie et d’un « mauvais garçon » qui se trouvait avoir du cœur, le sujet et le représentant qui pouvaient la faire sortir de sa banalité emphatique ou maniérée et qui lui méritent, plus que tout le reste, l’attention de la postérité.

CHAPITRE III

LE SUCCÈS


Les premières productions de François Villon, ballades chantées ou récitées par lui à ses amis, ne sortirent sans doute pas d’un cercle restreint. Les Lais, à en juger par ce qu’il en dit lui-même, durent être répandus dans Paris en d’assez nombreuses copies. Il attacha sûrement plus d’importance à la divulgation de son Testament, œuvre dans laquelle il avait mis tout son art et tout son cœur. Nous ne savons guère comment s’opérait, avant l’imprimerie[109], la « publication » d’une œuvre littéraire. Y avait-il des libraires qui s’en procuraient des exemplaires, en les demandant à l’auteur ou autrement, et qui ensuite les mettaient en vente ? En tout cas les copies que nous possédons, soit des deux poèmes principaux, soit des pièces détachées, n’ont certainement pas ce caractère : elles font partie de recueils composites, formés par ou pour des amateurs, comme nous en avons tant pour la poésie du XVe siècle. Les poètes familiers avec les grands faisaient exécuter de beaux exemplaires de leurs œuvres, qu’ils offraient à leurs protecteurs et qui leur étaient d’ordinaire richement payés : ni le genre de vie de maître François, ni ses relations, ni le caractère même de son œuvre, ne nous engagent à penser qu’il ait fait de même[110] ; aussi ne trouvons-nous pas ses poèmes dans les « librairies » royales ou seigneuriales du temps. En revanche, ils circulèrent beaucoup oralement : il n’y a pas lieu de révoquer en doute le témoignage de Marot, assurant que de son temps il se trouvait des vieillards qui les savaient par cœur sans les avoir lues dans les imprimés.

C’est en 1489 que le libraire Pierre Levet en donna la première édition[111], soit d’après un manuscrit unique (différent de ceux que nous connaissons), soit, ce qui est plus probable, d’après diverses copies. Cette édition est très fautive et, dans le « Grand Testament », mais surtout dans le « Petit ». présente de graves omissions. Elle comprend quatre parties, dont l’ordre est singulier et dû visiblement au hasard des rencontres : 1° le « Grand Testament » ; 2° les pièces relatives à la condamnation de 1463 et trois ballades isolées ; 3° le « jargon et jobelin » ; 4° le « Petit Testament ». Le succès en fut énorme : de 1489 à 1533 il se lit plus de vingt éditions du recueil ainsi composé, toutes d’ailleurs, suivant l’usage du temps, reproduisant la première, sauf, naturellement, l’addition de fautes nouvelles et aussi quelques essais de corrections. Ici se termine la première série des éditions de notre poète.

La seconde est formée par l’édition de Clément Marot, qui, en 1533, entreprit de donner des œuvres de Villon un texte plus correct que celui des impressions précédentes. Il s’aida des souvenirs de vieux Parisiens qui lui fournirent quelques bonnes variantes et même une ou deux strophes omises dans l’édition de 1489 ; mais il ne s’avisa pas de recourir à des manuscrits : il a essayé de « raccoustrer » le texte, comme il dit, surtout « par deviner avec jugement naturel ». Il s’est efforcé de rendre Villon intelligible à ses contemporains, sans d’ailleurs y regarder de trop près, et certainement sans tout bien comprendre lui-même : les quelques remarques explicatives qu’il a jointes à son texte contiennent de singuliers contresens, et montrent combien, en trois quarts de siècle, la langue, à Paris même, avait changé et le milieu social s’était modifié. En somme, le texte de Marot, sauf quelques rajeunissements de forme et les améliorations indiquées, sauf aussi le meilleur ordre où sont rangées les pièces, ne diffère pas autant qu’on pourrait le croire de celui des éditions précédentes ; mais dès son apparition il le remplaça complètement. Il renouvela le goût du public pour le poète parisien : de 1533 à 1542 il n’eut pas moins de dix éditions. C’est la seconde phase de l’histoire du texte de Villon.

La troisième ne s’ouvre que deux siècles après. De 1542 à 1723 les œuvres de Villon ne furent pas une seule fois réimprimées. En 1723, le libraire Coustelier en donna une édition nouvelle, qui reproduit le texte de Marot, en notant en marge quelques variantes des imprimés antérieurs, et en ajoutant aux notes de Marot des remarques d’Eusèbe de Laurière. Elle fut réimprimée à La Haye en 1742 avec des remarques additionnelles de Formey. En somme cette édition ne constituait qu’un faible progrès. Le XVIIIe siècle en aurait vu un plus sensible si les deux éditions préparées, l’une par La Monnoye et l’autre par Lenglet-Dufresnoy, avaient alors été mises au jour. L’un et l’autre de ces érudits, en effet, avaient comparé de plus près les anciennes éditions, et avaient consulté un manuscrit (le même), qui leur avait permis de combler quelques lacunes ; La Monnoye avait projeté un commentaire qu’il n’a pas écrit ; celui de Lenglet n’a pas grande valeur.

La quatrième et dernière phase s’ouvre en 1832 par l’édition de l’abbé Prompsault, qui a comparé plusieurs manuscrits et imprime pour la première fois d’importants morceaux ; dans la constitution du texte il n’a pas su assez s’affranchir de la tradition des impressions antérieures et, d’autre part, il s’est permis trop de libertés personnelles ; ses remarques contiennent de bonnes choses, mais beaucoup d’inutiles et d’aventurées. Son édition est la base de celle que P. Lacroix publia en 1854. En 1866, le même P. Lacroix imprima les deux Testaments d’après un manuscrit non encore utilisé (celui de l’Arsenal). L’édition qu’il donna en 1877 et colle de L. Moland en 1884 reposent sur le texte de Prompsault, çà et là amélioré ou modifié d’après le manuscrit que P. Lacroix avait imprimé.

Le premier travail vraiment critique, dans lequel il fut tenu compte d’un manuscrit resté jusque-là inemployé, sinon inconnu (celui de Stockholm), ne concerne malheureusement que les Lais : il est dû à un savant hollandais, M. Bijvanck, qui a montré dans son essai de constitution du texte et dans ses abondantes remarques une érudition très étendue et une grande ingéniosité, parfois un peu téméraire.

Enfin en 1892 parut, avec une introduction biographique et bibliographique, l’édition des Œuvres complètes de François Villon, par M. A. Longnon, établie d’après toutes les sources avec un soin scrupuleux et une sagacité presque constamment heureuse. Cette édition nous approche du texte original à peu près autant qu’il est possible de le faire ; elle ne pourra être améliorée que dans quelques détails, à moins qu’on ne découvre de nouveaux manuscrits ; on pourra seulement joindre au texte un commentaire plus riche que celui auquel, sous forme de glossaire, s’est borné le savant éditeur.

De même que le texte de Villon, sa vie s’est éclaircie de plus en plus par des travaux successifs, faits surtout de nos jours. Les contemporains ne nous en ont rien dit ; la génération suivante n’avait retenu que le souvenir indulgent des friponneries de l’écolier parisien ; Marot, soit par la tradition, soit par la simple lecture des ballades et du jargon, savait seulement que Villon était maître dans « l’art de la pince et du croc » ; Rabelais recueillait des anecdotes qui le montraient diseur de bons mots et faiseur de mauvais tours. Jusqu’à ces derniers temps on n’alla pas au delà de ce que faisaient connaître les œuvres elles-mêmes plus ou moins bien interprétées[112]. C’est dans le dernier quart du XIXe siècle que se sont faites les investigations qui ont permis de reconstituer en partie la vie lamentable du poète. Un littérateur qui avait consacré à Villon de longues études, A. Vitu, découvrit et publia en 1873 la double lettre de rémission accordée en 1456 à « François des Loges, autrement dit de Villon » et à « François de Monterbier (Montcorbier), maistre es ars » ; mais M. Longnon les avait découvertes de son côté, et, en plus, l’enquête faite en 1458 sur le vol du collège de Navarre et la déposition si précieuse de Gui Tabarie. Grâce à ces documents et à une interprétation plus précise des passages autobiographiques des poésies, il traça dès 1877 une esquisse de la vie de Villon, qu’il lit bientôt suivre d’une étude sur « les légataires de François Villon », fruit de longues et heureuses recherches dans les archives. Il enrichit son travail, en 1892, grâce à la précieuse découverte des lettres de rémission accordées en novembre 1463 à Robin d’Ogis et aussi grâce à l’enquête sur les coquillards, retrouvée et publiée par M. Marcel Schwob. Tout récemment de nouvelles découvertes de M. Schwob, en fixant la condamnation et la grâce du poète à l’an 1463, ont permis d’écrire une vie de Villon qui présente encore bien des lacunes, mais qui est du moins exempte des contradictions morales qui déparaient jusque-là les plus sérieux essais biographiques. L’infatigable zèle et la remarquable perspicacité de M. Schwob continuent d’ailleurs de s’exercer, et il doit bientôt publier des documents et des recherches qui éclaireront certainement de nouvelles lumières le sujet et ses alentours. C’est d’abord aux travaux de M. Longnon et ensuite à ceux de M. Schwob qu’on doit d’avoir vu la figure de l’écolier parisien sortir peu à peu de l’ombre où elle était cachée, et, bien que voilée encore par plus d’un mystère, apparaître dans sa vivante, brutale et navrante réalité[113].

Telle est en résumé l’histoire de la connaissance, devenue de moins en moins imparfaite, des œuvres et de la vie de François Villon. Il me reste à parler de la façon dont on a apprécié sa poésie et de l’influence qu’elle a exercée.


Nous savons par Villon lui-même que son poème des Lais, qu’il avait lancé en quittant Paris pour Angers au commencement de 1457, eut un vif succès dans le milieu auquel il était destiné : on le désigna sous le nom de Testament, — qu’il ne lui avait pas donné et qu’il réserve à son second poème[114], — et dans celui-ci le poète suppose le premier connu de ses lecteurs. Le Testament ne put manquer de faire une sensation plus grande encore dans le monde parisien, tant par le talent si frappant et si varié qui s’y déploie que par les nombreux traits personnels et les allusions plaisantes ou malignes à l’adresse d’une foule de gens connus. Nous n’avons cependant conserve aucune trace de l’impression produite par cette œuvre éblouissante, et nous ne savons même pas si, en 1463, quand la vie de Villon se trouva dépendre de la clémence du Parlement, le talent du poète pesa de quelque poids dans la balance. Jusqu’à la fin du XVe siècle nous ne trouvons aucune mention de notre poète. C’était une mode, à cette époque, de dresser des listes de bons « facteurs  » : le nom de Villon ne figure dans aucune. Il semble bien que sa poésie était considérée comme étrangère à la littérature proprement dite, à la « rhétorique solennelle » dont les coryphées regardaient du haut de leur grandeur un rimeur aussi trivial, aussi sincère, aussi peu artificiel, qui ne se servait pas des allégories et des prosopopées à la mode. Cette poésie dédaignée continuait cependant à être extrêmement goûtée du public, comme l’atteste le nombre des éditions publiées depuis 1489, et même de certains écrivains, comme le montre l’influence incontestable qu’elle exerça et dont nous parlerons plus loin ; mais elle était décemment passée sous silence par les organes attitrés de ce qu’on pourrait, en demandant pardon de l’anachronisme, appeler le jugement académique d’alors. Villon était surtout célèbre comme un type de pauvreté — « pauvre comme Villon » était passé en proverbe — ou comme le module des faiseurs de bons tours : nous avons dit l’admiration, nullement littéraire, qu’il inspirait à l’auteur des Repues franches.

La plus ancienne allusion à son mérite poétique qui nous soit parvenue est celle d’Eloi d’Amerval, qui, dans son poème de la Grande Diablerie, écrit à Paris vers 1500, l’appelle « clerc expert en faits et en dits ». Puis le silence se fait de nouveau, interrompu seulement par le blâme que Geoffroi Tory, en 1529, adresse à maître François pour avoir écrit en « jargon », et nous arrivons à François Ier et à Marot.

L’admiration de François Ier pour Villon a lieu de surprendre. Sauf quelques passages, ce n’est pas un poète qu’on semble avoir pu goûter beaucoup en haut lieu ; il n’avait rien du goût italien prédominant à la cour du « Père des lettres », et d’autre part il était, surtout dans les éditions du temps, fort difficile à comprendre. Marot nous dit cependant qu’il a entrepris son travail parce qu’il avait vu le roi « volontiers écouter et par très bon jugement estimer plusieurs passages des œuvres de Villon ». Il est permis de supposer que c’était Marot lui-même qui avait lu ces passages au roi : celui-ci s’était plaint de la peine qu’il avait à bien les entendre, et, Marot ayant allégué l’incorrection du texte, il l’avait engagé à lui donner une meilleure forme, ce que Marot fit dans la mesure où nous l’avons vu. L’appréciation de Marot sur Villon, consignée dans sa préface, est extrêmement intéressante. C’est un des plus anciens morceaux de critique littéraire que l’on ait écrits en français, et si elle est incomplète et en certains points contestable, elle est sur d’autres points singulièrement juste et perspicace, et telle qu’on pouvait l’attendre d’un vrai poète. Marot proclame d’abord que Villon est « le meilleur poète parisien qui se trouve » ; il loue son « gentil entendement » et « l’esprit qu’il avait », son art de décrire « proprement », et « la veine dont il use en ses ballades, qui est vraiment belle et héroïque » ; son recueil, conclut-il, « est de tel artifice, tant plein de belle doctrine, et tellement peint de mille belles couleurs, que le temps, qui tout efface, jusqu’ici ne l’a su effacer, et moins encore l’effacera ores et d’ici en avant ». Il n’a pas su démêler nettement, bien qu’il les ait certainement sentis, quelques-uns des mérites du poète qu’il admirait : la note personnelle, la sincérité, le mélange à la fois si habile et si imprévu des tons ; mais il en a parfaitement saisi d’autres et notamment ce talent de description qui est un des traits distinctifs du peintre de la belle heaumière. Il regrette que Villon n’ait pas été « nourri en la cour des rois et des princes, où les jugements s’amendent et les langages se polissent », mais ce regret, nous l’avons dit, est sans doute peu justifié. Il lui reproche, et avec plus de raison, — outre les archaïsmes de sa versification et de son langage, — les « mêlées et longues parenthèses » dans lesquelles il lui arrive de s’embarrasser. Enfin il reconnaît qui ! lui doit beaucoup. Je me suis, dit-il, volontiers soumis au travail dont cette édition est le fruit « en récompense de ce que je puis avoir appris de lui en lisant ses œuvres ». Cette appréciation méritait dé Ire citée presque entière : elle fait de toutes façons honneur au gentil poète de Cahors.

Rabelais n’en a pas donné une semblable ; mais on voit en le lisant à quel point il était pénétré de Villon. Il avait formé son génie dans un milieu semblable à celui où avait vécu et pour lequel avait écrit le poète parisien. Il y avait recueilli des anecdotes, d’ailleurs suspectes, sur le héros des Repues franches, auquel il a certainement songé en dessinant ce Panurge qui « allait du pied comme un chat maigre », et qui, ayant tant de manières de se procurer de l’argent, en avait tant de le dépenser, sans compter « la réparation de dessous le nez ». Il cite des vers de Villon à maintes reprises, et on peut être sûr qu’il le savait par cœur.

Rabelais, malgré la grande part que l’humanisme a dans son œuvre, appartient encore par bien des côtés au moyen âge, et Marot s’y rattache de plus près encore. Avec l’avènement de la Pléiade, une rupture complète se fait : en un moment Villon a reculé dans un lointain où il disparaît. On a vu plus haut — trait vraiment significatif — que les éditions s’arrêtent brusquement en 1542. Les érudits de l’école s’intéressent encore à l’œuvre de Villon comme à une antiquité ; mais s’ils le jugent, c’est en général avec peu d’estime : Pasquier, tout en reconnaissant qu’il avait « un assez bel esprit », déclare gravement que son savoir « ne gisait qu’en apparence », et Du Verdier ne cache pas le souverain mépris qu’il lui inspire : « Je m’émerveille, dit-il, comme Marot a osé louer un si goffe ouvrier et ouvrage, et faire cas de ce qui ne vaut rien : quant à moi, je n’y ai trouvé chose qui vaille. » Ce n’était certainement pas l’avis de Mathurin Régnier ni de quelques autres ; mais ils n’ont pas exprimé leur sentiment. Le bon Fauchet seul n’a pas craint de dire qu’il aimait Villon, et que c’était « un de nos meilleurs poètes satyriques ».

Il est remarquable que l’école classique du XVIIe siècle ait marqué pour le poète si oublié ou si méprisé un retour imprévu d’admiration. C’est que le goût du naturel était revenu, et qu’on cherchait, non à jeter la langue dans un nouveau moule, mais à en reprendre la vraie et antique tradition. C’est dans ce sens que Patru écrivait : « Villon pour la langue avait le goût aussi fin qu’on pouvait l’avoir pour son siècle ». Boileau avait pour Patru, « le Quintilien de notre temps », comme il l’appelait, une déférence sans bornes, et je ne doute pas que ce ne soit tout simplement le jugement de Patru qu’il a enregistré dans ses fameux vers tant discutés :

Villon sut le premier, dans ces siècles grossiers,
Débrouiller l’art confus de nos vieux romanciers.

Il n’était pas, comme Chapelain ou La Fontaine, fureteur de vieux livres : il a dû s’en rapporter de confiance à l’opinion d’un juge auquel il soumettait tous ses ouvrages. Il est très vain de torturer, comme on l’a fait, le sens de ce passage : Boileau a simplement voulu dire que Villon était le premier poète français qui fût lisible et eût quelque chose de moderne, et il est permis de croire qu’il n’avait pas pris la peine de s’en assurer par lui-même.

Villon ne pouvait et ne peut guère être lu que dans un cercle assez étroit ; mais dans ce cercle il n’a cessé d’avoir de fervents amis. Sauf une éclipse longue en apparence, mais plus apparente que réelle, il a toujours été admiré, mais, comme tous les poètes vraiment originaux, qui ne livrent pas du premier coup et ne livrent jamais complètement le secret du charme qu’ils exercent, il l’a été pour des raisons différentes, et cette diversité est intéressante, car elle reflète les tendances des époques successives où elles se produisent. Ce que Marot relève en lui, c’est, nous l’avons vu, le talent de « décrire proprement », les « mille couleurs » dont il pare sa poésie, et aussi « sa belle doctrine )>. Au XVIIe siècle Patru est surtout frappé de la finesse de son goût en fait de langue. Au XVIIIe siècle, le P. Du Cerceau, — jésuite aimable et lettré qui a rimé au moins un conte agréable, et qui a écrit sur Villon tout un mémoire plein de sympathie, — loue surtout « le tour badin et le caractère enjoué » de sa poésie ; il remarque aussi l’aisance de son style et la richesse de ses rimes. L’abbé Massieu, à son tour, le regarde comme « l’inventeur de ce badinage délicat qui tient comme le milieu entre l’agréable et le bouffon », et constate que, bien que « les sujets qu’il traite roulent presque toujours sur des choses basses et sur des bagatelles, on ne laisse pas d’y trouver beaucoup de réflexions sérieuses et solides. » L’école philosophique a formulé par la plume de Daunou un jugement plus complet et plus pénétrant ; pour n’avoir été exprimé qu’en 1832, il n'en appartient pas moins encore au XVIIIe siècle : « Villon, dit Daunou, fait époque dans l’histoire de la poésie française Il ne demeure point enterré dans le genre érotique, dans les limites étroites de la galanterie chevaleresque… Tout ce qui est resté intelligible dans ses deux Testaments intéresse par l’originalité des idées et par la vivacité de l’expression, par le caractère naïf et ingénieux du style… Son grand mérite est de n’être jamais prosaïque. »

Notre siècle devait rendre à Villon plus pleine justice encore, et mieux démêler ce qui fait sa véritable originalité. Déjà sous la Restauration, dès le premier éveil du romantisme, Villemain, Sainte-Beuve (avec des réserves), Saint-Marc-Girardin, bientôt après, et plus nettement, Philarète Chasles, signalaient quelques-unes de ses qualités maîtresses, « son libre génie », « sa raillerie amère et sa poignante gaieté », les dons « qui lui appartenaient en propre et que nulle influence étrangère n’avait modifiés ». Mais c’est en Théophile Gautier que l’admiration de l’école romantique pour Villon trouva son véritable, éloquent et excellent interprète (1832). Gautier a parfaitement saisi et rendu la physionomie si étrangement attirante du poète, son sourire mêlé de larmes, la profondeur de sa « mélancolie désespérée », les éclats de gaieté de sa verve écolière, la misère de sa jeunesse famélique et débauchée, le relief et la nouveauté de ses images, le pittoresque éclatant de ses tableaux. Il a surtout, le premier, signalé dans Villon un poète éminemment « égotiste », et reconnu que cette personnalité même répandue dans l’œuvre était ce qui la rendait si attachante. Poète expliqué par un poète, Villon, on peut le dire, était désormais compris tout entier, bien qu’on pût ajouter encore au portrait quelques touches de détail, quelques ombres et quelques lumières. A côté de cette vue pénétrante et juste il faut faire, dans l’étude de Gautier, une certaine part à l’engouement du romantisme pour le mélange du trivial et du tragique, du sérieux et du bouffon : ce goût, dans les œuvres du chantre des Pendus et des Dames du temps jadis, était servi à souhait.

Par une singulière bonne fortune, ce poète cher au romantisme ne plut pas moins aux défenseurs ou restaurateurs de la tradition. Nisard, en son Histoire de la littérature française (1844), parle de lui avec sympathie et intelligence. Il remarque très justement, ce qui a été à bon droit souvent répété depuis, que Villon est vraiment novateur en ce qu’il « n’imite pas le Roman de la Rose: il laisse ces froides allégories et ce savoir indigeste ; presque toutes ses pensées sortent de son fonds… Il lit dans son cœur et tire ses images des fortes impressions qu’il reçoit. » Il va jusqu’à lui pardonner les turpitudes de sa vie en faveur de ses vers, et, se refusant à accepter l’opinion qui fait de Charles d’Orléans et non de Villon le premier poète moderne, il conclut excellemment : « Charles d’Orléans est le dernier poète de la société féodale ; Villon est le poète de la nation, laquelle commence sur les ruines de la féodalité qui finit ». Ce beau zèle a d’ailleurs un stimulant sans lequel il se serait peut-être moins étalé : il s’agit de maintenir intacte l’autorité de l’Art poétique : « N’amendons pas le jugement de Boileau ! ». Des appréciations analogues à celles qui précèdent étaient formulées dans les histoires de la littérature française de Géruzez et de Demogeot et dans des histoires de France comme celle de Henri Martin : Villon devenait classique.

En cette qualité il était naturel qu’il fournît le sujet d’une thèse de doctorat : c’est ce qui arriva en 1859. Le livre d’Antoine Campaux, François Villon, sa vie et ses œuvres, est très digne d’éloges dans sa partie littéraire (la partie biographique ne contient rien de nouveau, et la partie critique est faible[115]. Je lui ai emprunté plus d’une indication et même plus d’une remarque, et il méritera toujours d’être lu. L’auteur aimait son héros : il s’était pris pour lui d’une affection presque ingénue, que Sainte-Beuve, dans l’article qu’il consacra à son livre, a caractérisée par un charmant apologue. Cet article est curieux : Sainte-Beuve n’avait pas jadis — et il le reconnaissait sans doute en lui-même — donné, dans son Tableau de la poésie au XVIe siècle, une place assez importante à Villon, ni marqué sa physionomie d’un trait assez fouillé. Il est clair qu’il en veut un peu à ceux qui agrandissent, excessivement à son avis, cette place, et idéalisent, suivant lui, cette physionomie. Il considère qu’il se forme autour de Villon une « légende », grâce à laquelle ses qualités sont amplifiées, ses obscurités passant pour des profondeurs et ses défauts pour des traits de génie ; il le réduit à peu près à être une sorte de chansonnier grivois et malin, — tout en lui reconnaissant, presque à contre-cœur, des dons supérieurs à ceux-là, — et se refuse surtout à croire à sa mélancolie. « C’est un cri de damné ! » avait dit le bon Campaux après avoir transcrit avec horreur quelques vers de la ballade de la Grosse Margot. Sainte-Beuve proteste contre une telle exagération et pense que Villon « but avec plaisir jusqu’à la fin le vin dont il s’enivrait ». Mais vraiment, s’il avait relu telle ou telle strophe du Testament, — une de celles par exemple que cite Gautier, — il aurait vu que le poète a bien souvent senti l’amer déboire du vin dont il s’enivrait et a poussé sur lui-même une lamentation sinon satanique, au moins sincère et désolée. Le grand critique, si habile à pénétrer les replis des âmes et à discerner les nuances des talents, s’est trouvé cette fois, je le crains, être un peu superficiel.

Mais sa réserve n’arrêta pas le courant toujours grossissant de la renommée rajeunie du poète parisien. En 1875, A. de Montaiglon donnait à l’appréciation moderne de la poésie de Villon une forme à peu près définitive : « On ne dira jamais assez à quel point le mérite de la pensée et de la forme y est inestimable — La bouffonnerie, dans ses vers, se mêle à la gravité, l’émotion à la raillerie, la tristesse à la débauche ; le trait piquant se termine avec mélancolie ; le sentiment du néant des choses et des êtres est mêlé d’un burlesque soudain qui en augmente l’effet. Et tout cela est si naturel, si net, si franc, si spirituel ; le style suit la pensée avec une justesse si vive, que vous n’avez pas le temps d’admirer comment le corps qu’il revêt est habillé par le vêtement Il a tout, la vigueur et le charme, la clarté et l’éclat, la variété et l’unité, la gravité et l’esprit, la brièveté incisive du trait et la plénitude du sens, la souplesse capricieuse et la fougue violente, la qualité contemporaine et l’éternelle humanité. Il faut aller jusqu’à Rabelais pour trouver un maître qu’on puisse lui comparer, et qui écrive le français avec la science et l’instinct, avec la pureté et la fantaisie, avec la grâce délicate et la rudesse souveraine que l’on admire dans Villon, et qu’il a seul parmi les gens de son temps. » Et ailleurs, rappelant les jugements de plus en plus favorables portés par les critiques antérieurs, il conclut : « Tous sont, avec raison, unanimes à reconnaître l’originalité, la valeur aisée et puissante, la force et l’humanité de la poésie de Villon. Pour eux tous, et ce jugement est aujourd’hui sans appel, Villon n’est pas seulement le poète supérieur du xVe siècle, mais il est aussi le premier poète, dans le vrai sens du mot, qu’ait eu la France moderne L’appréciation est maintenant juste et complète ; d’autres viendront qui le loueront avec plus ou moins d’éclat et de talent, qui le jugeront avec une critique plus ou moins solide ou brillante ; mais désormais les traits de la figure de Villon sont arrêtés de façon à ne plus changer, et ceux qui entreprendront d’y revenir ne pourront rester dans la vérité qu’à la condition de s’en tenir aux mêmes contours. »

Montaiglon avait raison. Ce qu’on a écrit depuis sur Villon ne fait que reproduire, avec des variantes et des nuances personnelles, le jugement d’ensemble dont il avait résumé les traits, en les accentuant seulement un peu plus que ne l’ont fait quelques-uns de ses successeurs ; M. Bijvanck, toutefois, est allé plus loin encore dans l’enthousiaste admiration de notre vieux poète[116]. Mais les auteurs des plus récentes histoires de la littérature française, — parmi lesquels je citerai seulement MM. Lanson, Brunetière, Petit de Julleville en France, Saintsbury en Angleterre, Suchier en Allemagne, — ont tous exprimé sur la poésie de Villon une opinion analogue, et je n’ai fait moi-même, avec quelques restrictions, que la développer dans les pages qu’on a lues plus haut.

Le succès d’un poète ne se mesure pas seulement aux jugements que portent de lui les critiques : il est plus sensible encore dans l’influence que ce poète exerce sur les poètes qui viennent après lui. Celle de Villon fut considérable dès l’abord et elle n’a pas cessé d’agir. Tandis que les poètes officiels de son temps s’abstiennent, comme on l’a vu, de le mentionner, tout une famille poétique, aussitôt que ses œuvres se répandent, vient se grouper autour de lui. De ces imitateurs, chacun, dans la poésie si complexe et si changeante du maître, prend et développe le trait qui lui convient. A peine la ballade des « folles amours » avait-elle paru que Guillaume Alexis lui empruntait son refrain : Bienheureux est qui rien n’y a, pour la moitié des quatrains de son Débat de l’homme et de la femme (l’autre moitié ayant le refrain contraire : Malheureux est qui rien n’y a). D’autres, assez nombreux, ont imité et varié plus ou moins heureusement le cadre ingénieux du « testament » poétique. Tout un groupe de rimeurs, dont quelques-uns ne manquent pas de talent (par exemple l’auteur inconnu de la Résolution d’amours), ont pris à Villon sa façon de traiter l’amour, ce mélange d’adoration et d’ironie, cette attitude successivement extatique, déçue et injurieuse. Le côté bohème de sa vie et de son œuvre a inspiré des livres comme les Repues franches, Pierre Faifeu, et sans doute aussi, et cela de très bonne heure, la farce immortelle de Patelin. Mais c’est la manière même de Villon, surtout dans la partie descriptive, plaisante et satirique de ses poèmes, que nous retrouvons, avec la marque distincte de la personnalité de chacun des auteurs, dans le charmant monologue du Franc Archer de Bagnolet (1468), dans les petites pièces de Henri Baude, dans les œuvres basochiennes de Coquillart et, plus tard, de son disciple Roger de Collerye.

Tous ces « hoirs Villon », comme dit une pièce du temps (en parlant, il est vrai, de pauvres diables et non de poètes), lui ressemblent par quelque côté ; mais leur imitation est presque inconsciente : elle est pour ainsi dire dans l’air du temps ; elle se produit et se continue d’elle-même. Il en est autrement quand nous arrivons à Clément Marot. Marot est d’une tout autre génération et sort, originairement, d’une autre école, celle des « rhétoriqueurs », dont son père était un des représentants les plus appréciés. Villon exerce sur lui une influence profonde et décide la voie dans laquelle il s’engage, à l’encontre de ses premiers maîtres : c’est ici l’artiste qui, parfaitement conscient, s’attache à dérober à un maître les secrets de son art. Il la honnêtement proclamé lui-même, et il serait intéressant de suivre de près dans son œuvre les traces de l’influence exercée par le poète qu’il admirait.

On a vu que la Pléiade avait rejeté Villon et son école aussi dédaigneusement que l’avaient fait les « rhétoriciens » du XVe siècle ; mais il y avait des poètes qui continuaient à le lire. On ne peut guère douter, quoi qu’on en ait dit récemment, que Régnier le connût et sût l’apprécier. Dans toute cette troupe « satyrique » et fantaisiste qui bruit, sous Louis XIII, autour de Théophile et de Saint-Amant, on signalerait sans peine plus d’une ressemblance avec le chantre de la belle heaumière, le peintre du charnier des Innocents, le bohème errant par les rues du vieux Paris et s’arrêtant à tous les cabarets, notamment à cette fameuse Pomme de Pin, toujours ouverte après deux siècles. Sous le règne de l’école purement classique, Villon, nous l’avons dit, eut la singulière fortune d’être admiré de Patru et mis en bon rang par Boileau ; il fut chéri de La Fontaine : « Feu M. de la Fontaine, dit le P. Du Cerceau, le connaissait fort bien : il avait trouvé à profiter dans ses œuvres, et je suis persuadé que pour la gentillesse et la naïveté il en avait plus appris de Villon que de Marot lui-même ». Au XVIIIe siècle c’est Voltaire qui en fait son profit, surtout dans ses œuvres de jeunesse, où on retrouve plus d’un tour et d’un trait de son célèbre compatriote.

Les premiers coryphées du romantisme donnaient à leur essor poétique une trop haute envergure pour le modeler sur le vol capricieux et saccadé du moineau parisien. Musset, dont Sainte-Beuve le rapproche un moment, et qui était imbu de Régnier, ne montre guère de traces de l'influence de Villon[117]. Mais la seconde génération s’éprit de cette poésie fantasque et pittoresque. Gautier, qui l’a si bien apprécié comme critique, a souvent cherché à reproduire le tour alerte et la couleur intense de ses vers. Les strophes sur les ossuaires des Innocents ont inspiré le Temple de la Mort et beaucoup d’autres poésies « macabres », tandis que les pièces consacrées aux filles de joie trouvaient écho dans les ripailles poétiques des « Jeune-France ». Banville goûta surtout la vive allure rythmique des strophes de Villon et la liberté primesautière de sa fantaisie ; il écrivit maint pastiche du vieux poète, dont il prétendit même réhabiliter la vie. Baudelaire en Villon aima ce mélange naïf d’attrait et de dégoût pour le vice qu’il exprima à son tour avec un art savant et singulier, dépourvu de toute naïveté. Plus récemment, c’est le bohème, le gueux, le souteneur même qui excita l’admiration d’une autre école. Verlaine fut un Villon moderne, qui, comme l’ancien, connut le vice, la misère et la prison, qui aima d’un amour alterné Margot el la Vierge Marie, et qui sut, comme l’ancien, conserver au milieu de son « ordure » une fleur de rare poésie. M. Jean Richepin, moins spontanément, mais avec une connaissance plus intime, l’imita dans ses œuvres volontairement triviales et le proclama comme son maître et son modèle ; il termine sa « ballade Villon » par cet Envoi :

Prince, arbore ton pavillon,
Et tant pis pour qui te renie,
Roi des poètes sans billon.
Escroc, truand, marlou. Génie !


La plus étonnante des fortunes posthumes de maître François, c’est d’avoir été adopté, il y a une quarantaine d’années, par l’école anglaise qui, groupée autour de Rossetti, inaugurait en même temps ou renouvelait le mysticisme, le symbolisme et l’« esthétisme ». Il se fonda une Villon Society, — qui, il faut le dire, abrita parfois sous ce pavillon une cargaison assez suspecte ; — M. John Payne a traduit avec un remarquable talent l’œuvre entière de l’écolier parisien, dont Rossetti lui-même, M. A. Swinburne et d’autres mirent aussi quelques ballades en vers anglais el imitèrent plus d’une fois l’inspiration et la manière[118]. Certes il ne se doutait pas, quand il priait pour l’âme du bon feu Cotart ou qu’il mettait en vers crûment plastiques les regrets de la belle heaumière sur son corps livré aux outrages du temps, que ses huitains faits pour les « compagnons » du quartier latin, charmeraient, quatre siècles après sa mort, les raffinés de l’autre côté de la Manche et seraient imités par eux avec une studieuse sympathie. Ce qui faisait aux yeux des « esthètes » le plus grand attrait de son œuvre, c’était, pour la forme, la sûreté de sa touche et la précision de son style, et, pour le fond, ce déséquilibre moral qui exerçait une troublante attirance sur ces âmes singulières, ouvertes à la fois aux aspirations d’un mysticisme lilial et aux suggestions perverses d’une dépravation au moins intellectuelle.

Quand on a passé en revue tous ces témoignages, toutes ces preuves de l’admiration provoquée et de l’influence exercée depuis quatre siècles par le mince recueil de Villon, on est émerveillé de cette intensité de succès du « pauvre petit écolier » qui osait à peine souhaiter qu’il restât de lui quelque mémoire

Telle qu’elle est l’un bon folastre.


Il a suffi de quelques centaines de vers, écrits, au hasard d’une verve fantasque, dans la petite chambre du cloître Saint-Benoit, au coin d’une tombe du cimetière des Innocents, au fond d’une basse fosse, sur la table d’une taverne ou d’un bouge, pour que le nom transmis par maître Guillaume de Villon à son pupille soit devenu immortel, pour que des érudits s’attachent avec une passion tenace à retrouver dans les archives la trace des vagabondages de ce bohème, marqués à chaque pas par un méfait ou une condamnation, pour que des générations successives de poètes cherchent dans cette poignée de rimes jetées à tous les vents une inspiration et un modèle. Merveilleuse puissance de l’art, et, aussi, merveilleux effet de cette sincérité qui chez Villon fait partie de l’art, et qui manque souvent à des œuvres bien plus puissantes, plus riches et plus belles que la sienne ! s’il est vrai que le moi, en un certain sens, soit haïssable, il n’est pas moins vrai, dans un autre sens, qu’il possède un singulier et impérissable attrait. Ce qui a le plus charmé les lecteurs des XVIe et XVIIe siècles, dans l’œuvre du poète parisien, c’est son habileté à manier la langue et le vers, sa fantaisie imprévue, sa malice, son enjouement, son talent de description ; aujourd’hui, — sans que tous ces dons octroyés à l’auteur du Testament par la fée dont il se dit « extrait » aient perdu de leur prix à nos yeux, — ce qui nous attache le plus à lui, c’est ce qu’il nous a révélé de son cœur faible et ardent, de son âme mobile, de ses passions, de ses souffrances et de ses remords. Aux générations qui viendront après nous d’autres aspects encore s’offriront peut-être qui les captiveront d’une façon nouvelle ; ce qui est certain, c’est que Marot était bon prophète quand, après avoir dit que « le temps qui tout efface n’a su jusqu’ici effacer l’œuvre de François Villon », il ajoutait : « et moins encore l’effacera ores et d’ici en avant ».

NOTE ADDITIONNELLE


M. Longnon a donné dans son édition, la seule dont on puisse maintenant faire usage (Paris, Lemerre, 1892), une bibliographie des éditions antérieures. Il n’entre pas dans le plan du présent ouvrage d’en dresser une des travaux dont Villon a été l’objet. Je me bornerai à compléter quelques indications sommaires. La fin du chap. I (p. 81) est empruntée à un intéressant discours de M. J. Théry sur le procès de Villon (A. Lévy, 1899). La note de M. Langlois sur Archipiada (p. 107) se trouve dans les Mélanges de philologie romane offerts à Carl Wahlund (Mâcon, 1896). Le petit livre de M. Bijvanck, cité p. 108, a paru chez Champion en 1891. La Romania a publié dans son tome XXI (1892) un article de M. Longnon et un autre de M. Piaget qui complètent ou rectifient sur certains points l’édition du premier. Les nouvelles découvertes de M. Schwob ont été en partie communiquées par lui à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et on trouve des résumés de ces communications dans les Comptes rendus de 1898 et 1899. Enfin je compte publier incessamment dans la Romania, sous le titre de Villoniana, un certain nombre de notes critiques concernant surtout le texte du poète.

Dans mes citations, en petit caractère, j’ai reproduit fidèlement le texte de Villon, en n’employant d’accents que sur l’é final, et avec une orthographe quelque peu simplifiée et régularisée ; j’espère que les explications de mots vieillis données en note suffiront à faire comprendre ces passages. Au contraire, ce qui est cité dans le contexte entre guillemets est traduit ou modernisé.

J’ai été fort embarrassé pour trouver à ce volume une « illustration » convenable. On n’a pas de portrait contemporain de Villon. En tête de l’édition probablement la plus ancienne des Repues franches figure bien un clerc tenant une banderole sur laquelle on lit F. Villon (Em. Picot, Catalogue des litres du baron J. de Rothschild, t. 1, p. 259) ; mais cette image, d’ailleurs banale, est un de ces « passe-partout » qu’employaient les imprimeurs du temps et se retrouve ailleurs avec le nom de Virgile. — Le Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale possède une lithographie de Rulemann (1830) censée représenter Villon et qui se donne pour faite « d’après une gravure sur bois en tête de ses œuvres publiées par Marot » ; mais aucune des éditions données par Marot n’a de portrait, et l’allégation est fictive ou erronée ; le personnage représenté d’ailleurs en costume du XVIe siècle, est un gros garçon jovial et joufflu qui ne ressemble sûrement en rien au poète « sec et noir, plus maigre que chimère », tel qu’il se dépeint lui-même. — La statue de Villon du sculpteur Etchéto, qui s’élève dans le square Monge, est de pure fantaisie, et a le grave défaut de représenter le poète en vêtement court, avec l’épée au côté, tandis que Villon, en sa qualité de clerc et de maître ès arts, portait la robe longue, et, s’il avait une dague, la cachait, comme on l’a vu (p. 52), sous son manteau. — J’aurais voulu, à défaut de portrait, donner une vue exacte du cloître Saint-Benoit, ou au moins de ce portail de Saint-Benoit le Bestourné qui vit commencer la première et finir la dernière aventure de maître François ; mais il n’en existe pas d’image ancienne. — En désespoir de cause, je me suis rabattu sur une représentation du temps, empruntée (en dimension réduite) au très beau manuscrit franc. 17 de la Bibliothèque nationale (Cité de Dieu) : on y voit des galants à la mode de 1460 environ, une jeune fille à sa fenêtre qui sera, si l’on veut, une des « amies » de Villon lisant un poème de lui, et un jeune clerc, — où on peut reconnaître Villon dans un moment où il était en bonne passe et bien nippé, — causant avec un de ses amis.





TABLE DES MATIÈRES




CHAPITRE I
 7


CHAPITRE II


CHAPITRE III
 163




  1. Il faut prononcer Villon comme sillon, pavillon, etc.
  2. Il m’a nourri.
  3. Se mal conduire.
  4. Sortir.
  5. Retiré.
  6. Dans un renfoncement.
  7. Pendant ce temps. —
  8. Brouets réconfortants.
  9. Jeune homme. —
  10. Cheval hors de service, —
  11. Qu’un jouvenceau.
  12. Ma renommée.
  13. On verra plus loin (p. 145, n. 2) des exemples de ce genre de plaisanterie.
  14. Dans le. —
  15. Si je m’étais voué à de bonnes moeurs.
  16. C’est ce titre qui empêche de croire qu’il eût abandonné l’Université et fût entré dans la basoche, comme l’avaient fait certainement plusieurs de ses anciens camarades. Mais il est probable qu’il trouva parfois quelques ressources dans des travaux faits pour le Palais ou l’officialité (voir plus loin, p. 37, note).
  17. Qu’elle compense tous les défauts de l’exécution.
  18. Et non macabre : voy. Romania, t. XXIV, p. 131.
  19. Il me nourrit, me gava.
  20. C’est ce qui peut contribuer à faire croire qu’il gagnait quelque argent en travaillant pour des procureurs ou des notaires (voir ci-dessus, p. 24, note).
  21. Et qui plus est. —
  22. M’accouder.
  23. Voir cependant plus loin, p. 122, n. 2.
  24. Les taverniers ne donnaient qu’à boire ; si on voulait manger chez eux, il fallait apporter ses provisions.
  25. Peut-être à la suite des révélations du prêtre qui avait reçu les confidences de Tabarie.
  26. Donner sortie aux gens enfermés.
  27. Mit sens dessus dessous.
  28. L’envoya.
  29. Dans lequel je suis envoyé.
  30. Accueilli.
  31. Repoussé.
  32. S’il fallait prendre au sérieux le passage où il parle des indulgences qu’il a rapportées de Rome, il faudrait croire qu’il passa même les monts ; mais ce n’est qu’une plaisanterie : un tel voyage aurait laissé bien d’autres traces dans son œuvre.
  33. On a conjecturé que ce fut à Saint-Généroux, près de ses gentilles amies poitevines, et cela est assez plausible.
  34. Toutefois.
  35. Et si quelqu’un d’eux.
  36. Entendez, naturellement, «  de vie à mort ». Ce genre de plaisanterie charmait Rabelais, qui en fait un fréquent usage.
  37. Persécution,
  38. Maturité,
  39. Si elle a tort.
  40. Que je meure tout à fait.
  41. Là-haut.
  42. Ce genre de bannissement, par lequel une province ou une région se débarrassait sur les autres des malfaiteurs qu’elle trouvait dangereux, était très usité. La douceur de la peine (Villon pour le meurtre de Philippe Sermoise avait été banni, il est vrai par défaut, du royaume entier) semble bien montrer que la sentence du prévôt était excessive, et que le méfait n’était pas grave ou n’était pas prouvé.
  43. Me refuser.
  44. Mis en perce (on ne mettait pas le vin en bouteilles, et on appréciait d’autant plus le vin pris au tonneau que celui-ci était plus fraîchement mis en perce).
  45. Bien attifée.
  46. Il était alors défendu, en carême, de manger du laitage et des œufs aussi bien que de la viande : on devait se contenter de poisson et de légumes cuits à l’huile ou au craspois (graisse de baleine).
  47. On trouve déjà cette forme dans quelques œuvres très antérieures à Chartier, par exemple dans une jolie romance du xIIIe siècle sur un épisode du roman de Floire et Blanchefleur ; mais il semble bien qu'Alain l'ait inventée de nouveau (il y en a cependant quelques rares exemples à une époque un peu antérieure à la sienne).
  48. Par un raffinement postérieur, Coquillart et ses imitateurs donnèrent à chaque huitain pour première rime la dernière du huitain précédent, en sorte que tout le poème forme une chaîne ininterrompue.
  49. Martial d’Auvergne, le plus élégant des imitateurs d’Alain Chartier, n’a pas dû être connu de Villon. Il était un peu plus jeune que lui, étant né vers 1433, et n’a sans doute écrit ses poèmes galants et ses Arrêts d’amour qu’après 1460.
  50. Martin Le Franc connaît beaucoup mieux que Villon la poésie française antérieure et contemporaine ; mais c’était un homme d’une condition supérieure et qui fréquentait les cours.
  51. On a vu qu’il avait probablement lu à Blois le manuscrit contenant les œuvres de Charles d’Orléans ; mais il avait déjà développé sa manière propre, et celle de son illustre patron ne pouvait beaucoup agir sur lui.
  52. Malheureusement, — sauf un fragment du xIIIe siècle, — nous ne possédons aucune farce qu’on puisse faire remonter à une époque antérieure à 1460, en sorte que nous ne connaissons pas celles que Villon a pu entendre.
  53. . Les vers si énergiques où la belle heaumière rappelle son amour enragé pour le « garçon » qui la rudoyait et auquel elle sacrifiait tout ont leurs correspondants exacts dans le Roman de la Rose.
  54. . On a vu plus haut (p. 46) à quelle méprise est dû le nom d’Archipiada, sous lequel se cache Alcibiade. L’honneur de cette jolie trouvaille revient à M. Ernest Langlois, professeur à l’université de Lille.
  55. . « Prince, n’enquerez de semaine Ou elles sont ne de cest an » : ces deux premiers vers de l’Envoi sont bien fâcheux ; le vers sur Pierre Esbaillart, « Pour son amour eut cest essoine », est aussi du remplissage.
  56. . Voir Bijvanck, Un poète de la société de François Villon, p. 12.
  57. . C’est déjà — sans vouloir établir la moindre comparaison entre les deux poèmes — la « maison du berger » d’Alfred de Vigny.
  58. . On a souvent remarqué que Voltaire a traité à peu près le même thème dans le Mondain. Marot a imité la première strophe de cette ballade dans l’épigramme du Gros prieur.
  59. Cette pièce, où Fortune se justifie et gourmande Villon en lui alléguant tous les rois et empereurs qu’elle a précipités du faîte, rappelle un sonnet connu de Scarron.
  60. Vin fait avec du raisin [morillon) noir.
  61. Voulut.
  62. . Peut-être en a-t-il fait plus. Six ballades sont dans les anciens imprimé?, cinq autres dans un manuscrit, et c’est l’une de ces cinq qui porte en acrostiche le nom de Villon ; cependant il est probable que les quatre autres sont dues à des imitateurs.
  63. . Il faut toutefois noter qu’elles montrent une variété (la 3e) ou une irrégularité (la 1e) de rythme inconnues non seulement aux autres ballades de Villon, mais à toutes les ballades du temps.
  64. Lessivés.
  65. En repos.
  66. Après la mort il n’y a plus de remise.
  67. Cf. p. 36
  68. Il me paraît probable qu’il s’agit ici de ce Jean le Mardi qui accompagnait Philippe Sermoise dans l’échauffourée où ce dernier fut tué par Villon ; peut-être aussi est-ce le Noël Jolis auquel il ne témoigne pas moins d’hostilité dans le Testament.
  69. Il lègue encore bien d’autres choses à son ami Jaquet Cardon dans des vers où étincelle son humour :

    Le glan aussi d’une saussoie (plantation de saules)
    Et tous les jours une grasse oie.
    Et un chapon de haute graisse,
    Dix muis de vin blanc comme croie (craie),
    Et deux procès, que trop n’engraisse.

    Quelle sage précaution, après lui avoir fait une vie si plantureuse ! et quel expédient sûr pour combattre l’obésité !

  70. Les quinze signes qui, d’après une ancienne tradition, devaient précéder le Jugement dernier : sujet fréquent de prédications au moyen âge.
  71. Je n’ai pu faire entrer dans ma classification les trois coups d’étrivières qui sont légués à Moutonnier, ni le legs, au seigneur de Grigny, des châteaux de Bicêtre et de Nijon.
  72. Sans disposition aux querelles, pacifiques.
  73. Lutrin.
  74. Voir ci-dessus, p. 65, n. 3.
  75. Craignant.
  76. N’exécutent.
  77. On plaçait fréquemment à côté des exécuteurs, qui avaient les plus larges pouvoirs, un contrôleur : Villon en dispense les siens. — Villon dépossède le « maître des testaments » , — chargé à l’officialité de régler en dernier ressort tout ce qui concernait les testaments, — de ses fonctions au profit d’un jeune prêtre nommé Thomas Tricot.
  78. On appelait les pierres « miches de saint Etienne », parce qu’il fut lapidé.
  79. Sur le legs fait à Saint-Amant, voir ci-dessus, p. 123.
  80. A contre-cœur.
  81. C'est-à-dire une chapelle qu'on pouvait posséder comme bénéfice tout en n'avant reçu que les ordres mineurs (comme Villon).
  82. Celui qui était investi du droit de conférer les bourses.
  83. Collège situé près de la Sorbonne, où dix-huit clercs pauvres étaient logés et nourris.
  84. Ce n’est pas moi.
  85. Ce sont.
  86. Récompense.
  87. Rappelons encore qu'il donne la tour de Billy au seigneur de Grigny, auquel il avait jadis laissé Bicêtre et Nijon, et qu'il va jusqu'à faire un de ses légataires du « mont de Montmartre », auquel il « adjoint » le mont Valérien. Citons enfin le legs de Michaut du Four au Prince des Sots et du gros Marquet avec Philibert, comme pages, au Chevalier du guet.
  88. Il envoie aussi, — mais le procédé n’est plus le même, — tout son poème, qu’il qualifie de « sornettes », au « sénéchal » «pour le désennuyer », et aux magistrats équitables la prière qu’il vient de faire pour les trépassés.
  89. Sans regarder à ce que coûteront les coups : on sait qu’au moyen âge l’éducation avait la verge pour principal instrument.
  90. Enfoncés sur la tête.
  91. S’ils sont gens à se venger.
  92. Ne bouge pas.
  93. Arrivées à leur fin.
  94. « Je n’aurais pu me procurer du feu »  : on se rappelle que le poème a été écrit « sur la Noél ».
  95. Dans lequel.
  96. Fait la fête.
  97. . Un chevaucheur de manches à balai, un sorcier.
  98. . Jeu de mots sur les deux sens d’escu, dont le premier permet de lui associer large, « long bouclier ». C’est de même qu’il dit de l’évêque d’Orléans : Je ne suis son serf… ne sa biche. C’est un genre de plaisanterie qui était déjà populaire au xIIIe siècle, et qui n’a pas cessé de l’être (cf. p. 15).
  99. Locution proverbiale, empruntée au langage des ménestrels, pour dire qu’on renonce à un genre d’occupation.
  100. Trait (proprement trait d’arbalète).
  101. Le piquait.
  102. Où je puisse me réfugier.
  103. De temps en temps.
  104. S’il était seulement.
  105. Dispos, frais (se dit proprement d’un cheval bien reposé).
  106. La reine Blanche ou blanche comme lis, où blanche est nom propre ou nom commun, est un vers délicieux par son équivoque même.
  107. Le restant.
  108. Si on la contraint, violente.
  109. L’imprimerie ne fut introduite à Paris que quand le poète, bien probablement, était déjà mort, et elle n’entra que lentement dans les mœurs.
  110. Il faut cependant noter qu’il dit expressément (voir ci-dessus, p. 136, n. ) envoyer ses « sornettes » au « sénéchal » ; mais ce n’était sans doute pas un grand seigneur.
  111. Il est toutefois très possible que cette édition, la plus ancienne qui nous soit parvenue, ne soit pas en réalité la première.
  112. Il est juste de mentionner, parmi les meilleures études faites dans ces limites, celle de G. Nagel, qu’il avait publiée (en allemand) en 1859, et qu’on a jugé bon de réimprimer en 1882, bien qu’elle ne fût plus au courant.
  113. Je ne puis ne pas dire ici que M. Marcel Schwob a mis à ma disposition non seulement tous les documents qu’il a réunis et dont plusieurs sont encore inédits, mais son interprétation personnelle, toujours si pénétrante, de plusieurs passages de l’œuvre du poète. Presque tout ce que les gens au courant de ces questions pourront remarquer de nouveau dans mon esquisse biographique est dû à ces précieuses communications. Or M. Schwob a lui-même à peu près terminé un ouvrage considérable sur Villon. Je crois qu’un tel procédé, rare dans la république des lettres, mérite d’être signalé.
  114. Des quatre copies qui nous ont conservé le poème de 1456, l’une l’appelle en effet Lais, l’autre Testament ; les deux autres, où il précède le poème de 1461, l’appellent l’une le Petit Testament, l’autre le Premier Testament. Le titre de Petit Testament, adopté par le premier éditeur, a prévalu.
  115. Campaux a notamment eu le tort, non seulement d’accepter comme authentiques des pièces qu’un éditeur du xVIe siècle avait jointes (non sans les en distinguer) aux œuvres de Villon, mais d’extraire de divers recueils une série de ballades, rondeaux, etc., qu’il attribue sans raison à notre poète, et qui ont traîné ensuite dans plusieurs éditions.
  116. Un autre critique néerlandais, M. A. Van Hamel, a tracé de Villon un portrait plein de vie et fort bien apprécie son œuvre.
  117. J’en ai indiqué une plus haut : comme Villon dans ses Lais, Musset dans Namouna nous entretient d’un « chagrin domestique » et de sa bougie soufflée.
  118. On ne saurait parler du succès de Villon en Angleterre sans rappeler les belles études dont il a été l’objet de la part de Sir Walter Besant (dès 1868) et de M. Andrew Lang, el la vigoureuse eau-forte — un peu trop poussée au noir seulement — de Louis Stevenson, qui est d’ailleurs moins littéraire que biographique (elle fut écrite à propos du premier livre de M. Longnon).