François de Bienville/11

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Texte établi par Léger Brousseau Voir et modifier les données sur WikidataLéger Brousseau imprimeur-éditeur (p. 188-198).

CHAPITRE ONZIÈME.



boisdon s’agite et dieu le mène.


Revenons à Jean Boisdon que nous avons laissé se morfondant de peur près de la clôture de l’évêché.

Cinq minutes ne s’étaient point écoulées depuis que l’hôtelier avait vu Bienville s’approcher de la maison du lieutenant d’Orsy, puis y pénétrer après Harthing et Dent-de-Loup, qu’un nouveau bruit de pas vint désagréablement résonner à son oreille. Mais ceux qu’il entendait cette fois étant plus sonores et moins réguliers, il en conclut que plusieurs personnes devaient s’avancer de son côté ; raisonnement qui se confirma quand il entendit après des sons de voix entrecoupés et confus.

— L’Anglais et le sauvage auront une fière chance s’ils s’en retournent les mains nettes, pensa-t-il. Eh ! mais, mon Dieu ! s’ils allaient être poursuivis et qu’on vînt à me découvrir ici ! Ah ! par St. Jean, mon patron, je me suis mis en de beaux draps ! Je donnerais bien — il mit la main dans la poche de son haut-de chausses et tâta l’or que venait de lui donner l’Anglais — je donnerais bien… l’une des pièces contenues dans cette bourse, pour être à cette heure couché auprès de Javotte. Car, bien qu’elle soit jalouse, partant revêche, ma pauvre femme, et qu’elle semble se complaire à faire de notre lit le théâtre de nos querelles domestiques, j’aimerais mieux, en ce moment, la paillasse commune que cette terre humide ; sans compter… Mais bon Dieu ! qu’est-ce là ?

Une clarté subite venait d’illuminer la nuit ; Boisdon sentit le sol trembler sous son corps, tandis qu’un jet de terre et de sable le couvrait des pieds à la tête, et que plusieurs fortes détonations ébranlait le tympan de ses oreilles.

C’était le feu de l’artillerie anglaise qui, au même instant, forçait Harthing à précipiter sa retraite avec Dent-de-Loup. Phips exaspéré des avaries que ses vaisseaux avaient essuyées, s’était avisé de troubler au moins le repos des assiégés et avait ordonné de faire quelques décharges d’artillerie sur la ville, à l’heure où les habitants devaient y sommeiller.

Quelques boulets qui viennent s’enfouir non loin de l’endroit où se tient Jean Boisdon, réchauffent au plus haut point chez ce dernier l’instinct de la conservation, qui se manifeste aussitôt en lui par une frayeur des moins dissimulées.

— Jésus Dieu ! préservez-moi ! s’écrie-t-il en se levant tout debout, sans penser qu’il peut être remarqué par le premier passant.

— À terre ! où tu es mort ! lui dit une voix sourde et contenue, tandis que la pointe aigüe d’un poignard s’appuie sur sa poitrine.

C’est Dent-de-Loup qui vient de retraverser la rue avec Harthing.

Cédant à la force d’un bras vigoureux, Boisdon se laisse glisser à terre en grelottant de frayeur.

— Impossible de franchir le mur à présent, avec la jeune fille, murmure Harthing ; car ces hommes ne sont plus qu’à vingt pas de nous. Et le baril qui va sauter ! Par Satan ! cette mèche aura brûlé jusqu’au bout que ces maudits importuns nous auront à peine dépassés !

Une effroyable contraction étreignit le cœur de ces trois hommes obligés de rester exposés au feu de la terrible mine qui allait éclater à cent pieds d’eux. La fusée adaptée au baril devait embraser la poudre en cinq minutes ; et il y en avait au moins trois d’écoulées depuis que Dent-de-Loup l’avait allumée.

— Oh ! puisqu’il faut périr avant que d’être heureux, se dit Harthing, je vais lui donner au moins le baiser des fiançailles de la mort !

Et ses lèvres en feu pressent avec force la bouche glacée de Marie-Louise évanouie.

En ce moment quinze hommes armés venant de la basse ville passaient devant eux.

Au même instant aussi, un boulet frappe la muraille contre laquelle Harthing, Dent-de-Loup et Boisdon se serrent avec frayeur ; le projectile tombe à dix pas d’eux et les couvre de fragments de pierre dont plusieurs blessent Boisdon.

— Sainte-Vierge-Marie ! je suis mort ! hurle l’hôtelier qui écarte violemment le sauvage pris au dépourvu, bondit sur ses jambes et s’élance en courant vers la rue Buade, avec la frénésie aveugle de la terreur. Il ne voit, il n’entend rien ; mais il court avec l’emportement furieux d’un cheval qui a pris le mors aux dents.

Aussi va-t-il donner au beau milieu de la patrouille. Boisdon bouscule un soldat qui se trouve sur son chemin et continue sa course effrénée vers la cathédrale.

— Sacrebleu ! qu’est-ce là ? s’écrie le soldat renversé par l’aubergiste.

— Eh ! l’ami ! arrêtez ! mordieu ! crient ses camarades.

Mais l’hôtelier ne se rend point à cet ordre.

— Feu sur lui ! commande Louis d’Orsy, le chef du détachement.

L’un des soldats tenait son mousquet en joue. Le coup part.

Boisdon n’est plus qu’à trois pas de la maison de Louis d’Orsy, quand la balle du mousquet vient lui casser une jambe. Emporté par son élan, il tombe dans la porte entrouverte de la demeure du lieutenant. Sa tête frappe le baril de poudre dont la fusée brûle toujours.

— Ah ! mon Dieu !… ce baril de poudre !… la mort !… s’écrie Boisdon qui, de ses mains désespérées, presse, étreint, arrache la mèche fumante qu’il rejette au-dehors.

Cependant, Harthing et Dent-de-Loup qui n’ont pu arrêter Boisdon, sont restés couchés sur la terre, au pied de la muraille. Ils retiennent jusqu’à leur haleine, de peur d’être entendus.

— Très bien ! pense Harthing en voyant tomber Boisdon sous le coup de feu du soldat ; tant mieux, il ne nous verront point ! Leur attention va se porter sur ce bélitre d’aubergiste. Ah ! si ce damné d’Orsy, qui commande la patrouille, se doutait… Malédiction !

Marie-Louise que les cris et le coup de feu avaient tirée de son évanouissement, à l’insu de son ravisseur, vient de s’échapper des bras de ce dernier. Elle aussi a reconnu la voix de son frère. Avec la force et la rapidité que donne le désespoir, elle bondit, s’élance et court vers Louis d’Orsy en jetant des cris perçants.

Harthing veut l’arrêter, et l’insensé se lance à sa poursuite.

— Au secours ! à moi, Louis ! crie la jeune fille d’une voix déchirante.

Et venant tomber dans les bras de son frère, elle se retourne effarée en montrant de la main son ennemi.

— Harthing ! s’écrie-t-elle.

— Par Dieu ! arrêtez cet homme dit Louis d’Orsy en faisant de ses bras un rempart à sa sœur.

Les soldats entourent l’Anglais qui tire alors un pistolet de sa ceinture, casse la tête du premier homme qui veut lui barrer le passage, en renverse un second d’un coup de poignard et redescend à la course vers la clôture de l’évêché qu’il franchit en s’aidant des mains et des pieds.

— Sus ! à lui ! disent les voix de plusieurs poursuivants qui le serrent de près.

Harthing traverse en dix pas la cour de l’évêché ; et troublé, haletant, oubliant l’endroit par où le sauvage l’a fait entrer dans la ville, il saute par dessus une autre muraille et tombe dans le jardin du Séminaire. Il voit alors qu’il a fait fausse route et court dans la direction de la grande croix de bois qui dominait alors en cet endroit la cime du cap.

Le premier de ceux qui le suivent n’est plus qu’à quelques pas de lui, lorsqu’il est arrêté par la palissade plantée sur le bord du roc. Un bond désespéré le porte sur le haut des pieux de la fortification.

Mais en retombant de l’autre côté, il se rencontre face à face avec un homme qui a franchi la palissade en même temps que lui,

C’est Bras-de-Fer.

— Place ! lui dit Harthing, en armant son second pistolet.

Pierre a vu ce mouvement et se jette de côté au moment où le coup part. La balle effleure l’oreille du Canadien qui se précipite sur son ennemi. Celui-ci s’efforce de poignarder Bras-de-Fer.

Malheureusement pour ce dernier, l’étroit espace où a lieu la lutte étant inégal, il perd pied sur un accident du terrain et tombe à la renverse.

— Meurs donc, chien ! crie l’Anglais qui porte un coup terrible à son adversaire.

Mais la rage aveugle de Harthing tourne au profit du Canadien ; car le poignard mal dirigé ne fait que glisser sur ses côtes et labourer la chair qui les recouvre.

Oh ! satané gredin ! s’écrie Bras-de-Fer, en renversant son ennemi sous lui ; puis il le saisit d’une main par la nuque du cou, tandis que de l’autre il retient le bras droit de l’Anglais qui ne peut alors se servir de son arme. Et le Canadien se relève en tenant toujours Harthing au bout de ses bras puissants.

Celui-ci tente un dernier effort ; il s’accroche les pieds à un tronc d’arbre et imprime une si violente secousse à son corps que le canadien se sent glisser avec lui sur la pente rapide du cap.

Mais dans sa chute, Pierre rencontre le tronc d’arbre qui vient de servir à l’Anglais et s’y retient d’une main ; ce qui le contraint pourtant de lâcher le bras armé du lieutenant qui se tord à cent pieds au dessus de l’abîme, écume et blasphème comme un démon.

Le feu d’un obus qui éclate au proche fait luire le poignard qui menace encore la poitrine de Bras-de-Fer, lorsque le géant, qui retient toujours Harthing par le cou, soulève son ennemi au-dessus de sa tête et le rejette en avant dans le gouffre béant à ses pieds.

L’Anglais tombe, rebondit et roule sur le flanc escarpé du roc.

Cette lutte avait été pourtant si courte, que les compagnons de Pierre qui franchirent les premiers le rempart de palissades, n’arrivèrent sur les lieux qu’au moment où Harthing tomba.

Un déchirant cri d’angoisse monta du fond des ténèbres qui baignaient la rue Sault-au-Matelot ; on entendit le bruit produit par la chute d’un corps lourd sur des branches sèches, et ce fut tout.[1]

Dent-de-Loup, plus prudent que l’Anglais, s’était tenu coi tout d’abord en sa cachette ; mais quand il eut vu les soldats disparaître à la poursuite de son compagnon, il se glissa doucement le long de la clôture en descendant vers la basse ville. Arrivé près de la porte-cochère du palais de l’évêque, il escalada la palissade, et, voyant que tous les Canadiens avaient sauté dans le jardin du Séminaire, il se coula sans être aperçu vers l’endroit du cap qui lui était familier. Il se laissa glisser sur le flanc du roc et prit pied sans encombre dans la rue Sault-au-Matelot.

Ici l’attend un sérieux obstacle ; car les trente hommes chargés de défendre la barricade ayant été réveillés par le tintamarre des canons anglais et par les rumeurs et les détonations d’armes à feu qui leur venaient des remparts, au-dessus de leur tête, étaient sortis en toute hâte de leur corps de garde improvisé.

Ils viennent d’allumer des torches et examinent avec attention les bords escarpés du cap éclairé sur ce seul point par la lumière rougeâtre des flambeaux.

Dent-de-Loup n’a qu’un seul parti à prendre, celui de sauter par-dessus la barricade, haute de six pieds, et de passer par surprise au beau milieu de ses ennemis. Il n’hésite pas, et prenant sa course, il arrive auprès du retranchement sans être entendu, grâce aux mocassins qui étouffent le bruit de ses pas. Lancé fortement par ses jarrets nerveux, il franchit l’obstacle, passe comme un éclair devant les yeux des soldats ébahis, et retombe sain et sauf de l’autre côté, en continuant de dévorer l’espace qui le sépare encore de son canot.

Celui-ci n’est plus à sa place.

Un cri rauque s’échappe du gosier de l’Iroquois qui se jette alors tête baissée dans la rivière.

À peine a-t-il nagé quelques brasses, qu’il voit à dix pieds devant lui, une pirogue balancée par le flot dans l’ombre, tandis que la silhouette d’un homme qui la monte se dessine vaguement sur la surface de l’eau.

Craignant une surprise, le sauvage va plonger pour éviter un ennemi, lorsqu’une voix bien connue l’appelle par son nom.

Il est sauvé ; John Harthing est l’homme du canot. Protégé par je ne sais quelle puissance occulte, l’Anglais avait roulé, roulé, puis rencontré un petit arbre qui, tout en cassant sous le poids de son corps, avait amorti la violence de sa chute.

Arrêté de nouveau par un second arbuste, il s’était enfin retenu après des racines qu’il saisit d’une main désespérée. Bien que contusionné en plusieurs endroits, Harthing n’avait cependant aucune fracture, aucune blessure dangereuse. Se laissant donc descendre tranquillement jusqu’à la rue, il rejoignit sans peine le canot de Dent-de-Loup ; car il était tombé en dehors de la barricade.

Le bruit de sa chute avait cependant attiré l’attention des gardes du retranchement de la rue Sault-au-Matelot ; ce fut alors qu’ils allumèrent des torches pour examiner les abords du cap.

Craignant d’être découvert, Harthing avait traîné jusqu’à l’eau la pirogue, et donnant quelques coups d’aviron, il s’était arrêté à vingt pieds du rivage afin d’attendre Dent-de-Loup.

Lorsque ce dernier eut pris position dans son canot, il était temps de songer à la fuite ; car les soldats du guet, bientôt revenus de l’étonnement où le brusque passage du Chat-Rusé les avait d’abord jetés, s’étaient lancés à sa poursuite.

— Vite ! au large ! dit Harthing à son compagnon, en les entendant accourir vers la grève.

Les deux avirons plongent dans la rivière et lancent en avant la légère pirogue.

Plusieurs coups de feu partent du rivage à leur adresse, et quelques balles passent non loin des deux fugitifs ; ceux-ci répondent à cette décharge par un cri de défi qui roule sinistre sur les eaux noires, et ils disparaissent aux yeux des Canadiens dans l’épaisse nuit.

Mais il n’ont pas encore atteint le milieu de la rivière que Harthing sent ses pieds tremper dans l’eau.

— Que diable est ceci ? dit-il à Dent-de-Loup.

— Oah ! fait le sauvage en éprouvant la même sensation d’humidité.

L’eau monte dans l’embarcation et les deux hommes en ont bientôt par dessus la cheville du pied.

— Ces chiens de faces pâles auront envoyé quelque balle dans l’écorce de la pirogue et sous l’eau, dit l’Iroquois en se baissant pour trouver la fissure.

Mais il y a déjà trop d’eau dans le canot pour qu’il soit facile, à tâtons, de découvrir l’avarie. Aussi Dent-de-Loup se relève-t-il bientôt en disant :

— Pagayons vers la gauche, là où mon frère peut voir un îlot à cent pieds de nous. Si nous pouvons l’atteindre avant que la pirogue ne s’enfonce, nous réparerons peut-être le dommage causé par les visages pâles.

Mais par suite des efforts qu’ils font pour ramer avec plus d’énergie, le canot, enfoncé déjà jusqu’au bordage, vacille fortement. Aussi dans une de ces oscillations, le flot y entre-t-il tout d’un coup par dessus le bord. Et la pirogue de disparaître en s’enfonçant sous la vague.

Harthing et Dent-de-Loup se mettent à nager aussitôt et gagnent cette petite île de sable et de vase que le reflux laisse à découvert près de l’embouchure de la rivière Saint-Charles.

Une fois là, pourtant, leur position n’est guère plus enviable, car la marée qui monte va bientôt recouvrir l’îlot sur lequel ils ont pris pied ; sans compter qu’il leur reste encore plusieurs arpents à franchir à la nage, avant d’atteindre la rive nord.

À peine se sont-ils reposés quelques minutes que le flux envahisseur vient les forcer de quitter leur lieu de refuge momentané.

Alors ils entrent de nouveau dans la rivière et se dirigent en nageant vers la rive opposée à celle de la ville.

Harthing n’est cependant pas aussi bon nageur que Dent-de-Loup ; et, brisé déjà par la chute extraordinaire qu’il a faite du haut en bas du cap, il sent bientôt venir la fatigue. Mais il n’en dit rien et continue d’avancer, quoique moins vite.

Peu à peu ses membres s’engourdissent, ses muscles sont rebelles à sa volonté, et il enfonce graduellement.

Lorsque l’eau se met à lui battre les tempes, il fait un dernier effort, et fouettant vivement la lame de ses bras, il rejette la tête en arrière en poussant un cri.

Puis il se sent submergé, et perd connaissance au moment où le flot victorieux va triompher à jamais de lui.


  1. La tradition nous apprend que c’est à une chute à peu près semblable que la rue Sault-au-Matelot doit son nom.