France, Algérie et colonies/France/02/03

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LIbrairie Hachette et Cie (p. 72-78).


III. LE JURA


Jura : Dombes et Bresse. — Presque toutes les Vosges ont été nôtres, mais nous n’avons jamais possédé qu’une partie du Jura : cette montagne emplit la Suisse occidentale, franchit le Rhin à la cascade de Schaffhouse, et, passant en Allemagne, y traverse le Danube ; puis ses plateaux, se prolongeant au loin sur « l’empire des bonnes mœurs et de la crainte de Dieu », vont former la Rude-Alpe (Rauhe Alp), montagne de Souabe, à laquelle succède le Jura de Franconie, montagne de Bavière. Dans le « pays de la frivolité », c’est-à-dire chez nous, il recouvre en tout ou en partie le Doubs, le Jura, l’Ain, avec un lambeau de Saône-et-Loire, et sa longueur y est d’un peu plus de 250 kilomètres, du nord-est au sud-ouest. Il est principalement formé des calcaires qui ont pris de lui le nom de jurassiques ; mais on y trouve aussi des roches plus anciennes, lias et trias, et des roches plus modernes, notamment le néocomien, craie qui doit justement son nom à Neuchâtel, en latin Neocomum, ville assise au pied du Jura suisse.

Le Jura, moins boisé que les Vosges, a beaucoup plus de masse. Au lieu de cimes arrondies, on trouve ici de longues arêtes parallèles, sur des plateaux qui tantôt sont nus, tantôt voilés de forêts où les sapins et les épicéas dominent.

Dans les profondes cassures du plateau, des ruisseaux très froids et très clairs glissent dans des abîmes étroits, presque obscurs, tant ils s’éloignent du ciel entre de gigantesques rochers droits. Ces couloirs dans la pierre, on les appelle en Franche-Comté des cluses. Telles sont les cluses du Doubs, de l’Ain, de la Bienne, de l’Albarine et de la Valserine. Une infinité de petites fuites ou de larges gouffres percent les hautes plaines, qui sont mornes, tourbeuses, marécageuses, d’un climat rude. Les eaux d’occasion, des ruisseaux et même de petites rivières filtrent invisiblement dans ces trous comme dans un crible, ou se perdent en cascade, puis elles retournent à la lumière par des fontaines superbes, dont trois, celles de la Loue, du Lison et de l’Orbe, sont des merveilles de la nature. Cette dernière, fraîche Vaucluse, n’est pas à nous ; elle jaillit à deux pas de la frontière de Suisse.

C’est au fond d’un cirque barré par des parois immenses que ces trois fontaines et mille et mille autres saluent la lumière du jour. Aussi, quand on remonte un des courants du Jura, faut-il toujours s’attendre à batter, à l’origine même de ces eaux joyeuses, contre quelque colossal escarpement de pierre vive. Heureusement pour les routes et pour les chemins de fer, que çà et là des cirques appelés combes entaillent le mur des rocs et montent vers le dos des hautes plaines ; heureusement aussi que de profondes brèches sabrent les chaînons parallèles et mènent les hommes, les chariots, les convois d’une cluse à l’autre sans trop harasser les attelages, sans trop essouffler les locomotives. Telles, entre autres, les deux brisures de Silan et des Hôpitaux : l’une, entre le lac de Nantua et celui de Silan, laisse passer, à 623 mètres d’altitude, le chemin de fer direct de Paris à Genève ; l’autre, entre la cluse de l’Albarine et le vallon du Furand, conduit la voie de Paris à Turin par un col qui n’a que 370 mètres au-dessus des océans.

Le premier des pics du Jura, le Crêt de la Neige, entre le Rhône et la Valserine, se lève près des défilés où le Rhône, en aval du lac de Genève, perce les montagnes pour descendre, de coude en coude, aux plaines du Lyonnais et du Dauphiné. Il n’est point éloigné de la petite ville française de Gex, il regarde la grande ville suisse ou plutôt cosmopolite de Genève, le lac Léman, le Mont-Blanc, frontière d’Italie, et l’entassement des monts helvétiques. Belvédère pour admirer les Alpes, il humilie ses 1 724 mètres devant leurs 4 810 mètres, ses crêtes devant leurs pointes, leurs cornes et leurs pyramides, ses neiges d’une saison devant leurs glaciers éternels. Nulle part on ne voit mieux la majesté des « Montagnes Blanches ». Mais si, du haut d’un pic aventureux des Alpes, on peut mépriser les lignes droites du Jura, dans les cluses, thébaïde profonde, on peut oublier les Alpes. Où vivre plus loin du monde ? Et quel pays a des eaux plus belles, des roches plus nobles et plus symétriques ?

Le plus grand parmi ses frères, le Crêt de la Neige ne les regarde pas de bien haut, car près de lui le Reculet de Thoiry monte à 1 720 mètres, et sur le même chaînon se dressent encore le Colombier-de-Gex (1 691 mètres), le Montoissey (1 671 mètres), Le Montrond (1 650 mètres), et le Grand-Crédo (1 624 mètres), qui a pour vrai nom le Crêt-d’Eau. Celui-ci n’est pas le premier venu : à ses pieds, le Rhône, qu’il serre contre le Vuache, mord la pierre du lit profond qui le dégage peu à peu de l’étreinte des deux montagnes ; à son flanc escarpé s’accroche le fort de l’Écluse ; dans ses entrailles un tunnel de 3 900 mètres livre passage au chemin de fer de Genève à Lyon ; de sa cime, on voit le Léman, le lac du Bourget, le lac d’Annecy.

Ces monts majeurs sont tous les six dans l’Ain, près de la frontière suisse ; dans le Doubs, le Noirmont (1 550 mètres), dans le Jura, le Mont-d’Or (1 463 mètres), avoisinent également l’Helvétie, ils la touchent même. Quand de cette arête supérieure, la plus orientale en France, on marche vers l’occident, et qu’on franchit l’un après l’autre les chaînons, c’est comme si l’on descendait les degrés d’un prodigieux escalier dont la dernière marche tomberait sur la Bresse et la Dombes, terres plates. Les rivières du Jura français sont l’Ain, le Doubs, la Loue.

Les lacs n’y manquent point, mais s’il en est de beaux, il n’y en a pas de grands, tandis que Le Jura suisse, qui domine le Léman (57 700 hectares), plonge sur les lacs de Neuchâtel (24 000 hectares) et de Bienne (4 200 hectares). Le Saint-Point, la plus vaste de ses nappes d’eau, n’a que le dixième de l’aire du lac de Bienne ; c’est une longue expansion du Doubs, un lac de vallée, par opposition aux lacs de cluse et aux lacs de combe. Le lac de Nantua, profond de plus de 45 mètres, a 144 hectares : des montagnes le resserrent, parois vives ou talus escarpés avec des sapins, des buis, des hêtres, et, comme les autres lacs de cluse, il serait sévère s’il n’avait à l’un de ses bouts une ville, à l’autre une plaine. Le lac de Chalian (220 hectares ?) est le plus grand des lacs de combe, lesquels sont moins profonds, moins sombres que les lacs de cluse (et il en est de même des lacs de vallée).

Des arêtes intérieures du Jura, cernées par d’autres arêtes, la vue est courte et triste, excepté du front des rochers qui regardent le précipice des cluses, l’effondrement des cirques et l’argent des rivières. Fût-il circulaire, le panorama n’y embrasse qu’étangs, sapins et prairies, avec quelques champs ; et par la hauteur de leur socle, les monts les plus hauts ne sont ici que des collines. Mais des deux arêtes extérieures, le spectacle est immense : des créneaux du talus d’Orient, le plus haut de tous, on voit le Léman, le Jorat, la Suisse de l’Aar, les grandes Alpes, les névés éclatants, le Mont-Blanc, notre Gaurisankar. Des créneaux du talus d’Occident, plus bas que tous les autres, une plaine fuit jusqu’à des montagnes bleues où sombre le soleil. Cette plaine, entre Saône et Jura, s’appelle de deux noms : au sud la Dombes, au nord la Bresse.

La Dombes est à 260-300 mètres d’altitude ; elle a 113 000 hectares, dans le département de l’Ain, entre le rebord de trois talus, l’un qui plonge sur la rivière d’Ain, l’autre sur le val du Rhône, le troisième sur la rive gauche de la Saône. Autrefois, quand les forêts l’habillaient, elle fut saine évidemment, et depuis 1853 elle le redevient ; mais pendant de longs siècles 19 000 à 20 000 hectares d’étangs en firent un humide hôpital caché dans les brouillards ; il y a vingt-cinq ans à peine, on ne vivait en moyenne qu’un quart de siècle dans cette patrie des fébricitants, et ce quart de siècle n’était que malaise, accès, scrofules et douleurs. Dans 21 villages, il y avait 147 morts pour 400 naissances. L’homme de la Dombes, « lourd, long, lent, lâche, » méritait plus que son voisin du nord les quatre l infligées au Bressan.

Ces étangs, ombragés parfois par les arbres des buttes qu’on appelle des « poipes », et presque tous faits de main d’homme, dataient des siècles les plus religieux du moyen âge, de l’époque des couvents nombreux et des jeûnes rigides qui faisaient le poisson presque aussi nécessaire que le blé ; ils étaient aussi l’œuvre de la guerre : elle dépeuplait ce sol d’argile au point qu’il n’avait plus assez d’hommes pour diriger ses traînants ruisseaux, et ceux-ci, peu à peu, s’assemblaient en étangs. Alors on aida la nature dans cette œuvre de mort ; les gens de la Dombes barrèrent tout ce qui pouvait être barré ; ce fut leur manière de féconder ces terres froides et compactes : deux ans ou plus sous l’eau ; puis, l’étang vidé pour en prendre le poisson, un an de culture sur le sol exondé. En moyenne, sur 19 215 hectares d’étangs, 12 000 étaient couverts d’eau, 8 000 découverts.

Depuis 1853, on y a tracé 364 kilomètres de routes et un chemin de fer, on y a mêlé du calcaire au sol, on y a curé des ruisseaux, nettoyé des cuvettes malsaines qui, devenues champs, bois ou prairies, n’enfièvrent plus l’air de la contrée : 10 000 à 11 000 hectares d’eau croupie ont disparu. Le sang du pécheur d’étangs charriait la faiblesse, la mort avant l’âge, celui du laboureur roulera l’ardeur et la force. La vie moyenne a passé de vingt-cinq à trente-cinq ans dans les villages les plus décimés par la fièvre paludéenne, la densité de population s’est augmentée d’un quart.

La Bresse, au nord de la Dombes et plus grande qu’elle, se déroule entre le Jura, la Saône et le Doubs tout à fait inférieur ; elle couvre le nord-ouest de l’Ain : et une portion de Saône-et-Loire. La basse Veyle, la Reyssouze, la Seille dormante sont les rivières de cette plaine zébrée de bois, qui fut peut-être un lac de la Saône, quand cette rivière n’avait pas encore forcé le passage en amont de Lyon, à travers les roches qui rattachaient le Mont-d’Or à la Dombes méridionale. Elle eut, elle a des marais, mais bien moins que la Dombes, et la fièvre n’y fit jamais autant de victimes. Néanmoins, tel de ses étangs devrait être séché, telle de ses spongieuses prairies dégagée par des canaux, telle de ses indolentes rivières rendue plus vive par des sections d’isthme, des comblements de bras morts et des suppressions de barrages d’usines. Si platement qu’elle s’étale, la Bresse descend assez du Jura vers la Saône pour qu’on puisse n’y souffrir aucune stagnance des eaux.

Au nord du cours fantasque du Rhône, entre Genève et l’embouchure de l’Ain, toutes les chaînes parallèles s’appellent Jura. Au sud du fleuve, elles cessent de porter ce nom, on les comprend dans les Alpes ; mais leur nature et souvent leur direction les rattachent au Jura, dont sans doute elles firent partie. Tout montre que le fleuve n’a pas toujours coulé dans son lit contemporain ; il fut un temps où il n’avait pas encore limé les monts qui l’enchaînent aujourd’hui, de l’évasement de Genève aux plaines de Lyon. À l’époque où le défilé de Pierre-Châtel était un bloc de roche vive, le Rhône, qui passe maintenant dans cet étroit couloir, se frayait vers la Méditerranée des sentiers qu’il abandonna : il s’achemina peut-être par le lac d’Annecy et Albertville ; puis à une autre période par le lac du Bourget, Chambéry et le lac d’Aiguebelette ou le val que suit aujourd’hui l’Isère. Ces mutations de vallée semblent impossibles à l’homme qui voit, toute sa vie durant, la rivière natale couler fidèlement au pied du même coteau, ou tomber du même moulin sur les mêmes pierres entre les mêmes arbres et les mêmes prairies ; mais le temps peut tout : avec les siècles un torrent use une montagne aussi facilement qu’il comble un lac.

S’il est vrai que le Rhône coulait où coule de nos jours l’Isère, dans ces temps reculés la Grande-Chartreuse et divers massifs calcaires de la Savoie tenaient au Jura ; et sous nos yeux, au delà même de l’Isère, c’est encore le Jura, qui, sous le nom d’Alpes, pousse, vers le midi, des montagnes dont les roches ont la texture des chaînons jurassiens.