Fresnel (Arago)/8

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 178-185).
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VIE ET CARACTÈRE DE FRESNEL. — SA MORT.


Les nombreuses découvertes dont je viens de présenter l’analyse ont été faites dans le court intervalle de 1815 à 1826, sans que les travaux confiés à Fresnel, soit comme ingénieur du pavé de Paris, soit comme secrétaire de la Commission des phares, en aient jamais souffert ; mais aussi notre confrère s’était entièrement soustrait à toutes ces occasions de désœuvrement dont Paris, plus qu’une autre ville, abonde, et que ceux qui s’y livrent sans réserve appellent des devoirs de société, afin d’apaiser leur conscience et de s’expliquer à eux-mêmes comment leur temps est si mal employé. Une vie de cabinet, une vie tout intellectuelle convenait au reste très-peu à la frêle constitution de Fresnel. Cependant les soins empressés que sa respectable famille lui prodiguait ; ce contentement intérieur de l’homme de bien, dont personne ne méritait de jouir à plus juste titre, et qui réagit si puissamment sur la santé ; son extrême sobriété, enfin, faisaient espérer qu’il serait longtemps conservé aux sciences. Les émoluments des deux positions occupées par Fresnel, ceux d’ingénieur et d’académicien, auraient amplement suffi à ses modestes désirs, si le besoin des recherches scientifiques n’avait pas été chez lui une seconde nature ; la construction et l’achat des instruments délicats sans lesquels, aujourd’hui, on ne saurait en physique rien produire d’exact, absorbait tous les ans une partie de son patrimoine. Il songea donc à se créer de nouvelles ressources. La place, si médiocrement rétribuée, d’examinateur temporaire des élèves de l’École polytechnique se présenta, Fresnel l’obtint ; mais ses amis ne tardèrent pas à reconnaître qu’il avait trop présumé de ses forces, que l’ardeur avec laquelle il remplissait ses nouvelles fonctions, que les inquiétudes vraiment exagérées dont il était saisi quand il fallait classer les élèves par ordre de mérite, altéraient gravement une santé déjà si chancelante ; et toutefois comment conseiller un désistement d’où serait inévitablement résulté l’abandon d’une multitude de glorieux travaux ? Sur ces entrefaites, l’une des plus belles places scientifiques, parmi toutes celles dont le gouvernement dispose, la place d’examinateur des élèves de la marine vint à vaquer. Cette place n’exige qu’un travail modéré. Le voyage annuel qu’elle nécessite était, aux yeux des médecins, une raison de plus pour désirer que Fresnel l’obtint. Il se détermina donc à se mettre sur les rangs ; car alors tout le monde croyait qu’il n’y avait aucune inconvenance à demander un emploi auquel de longues études vous rendaient propre et qu’on aurait rempli avec conscience. Les gens de lettres s’imaginaient qu’en s’imposant les plus pénibles travaux, ils pourraient sans crime aspirer à jouir, dans leur vieillesse, de cette indépendance que le moindre artisan de Paris est sûr d’obtenir un jour, pour peu qu’il soit laborieux et rangé. Personne encore n’avait soutenu qu’en toute chose il n’y eût pas convenance et profit à nommer le plus digne. La gloire que les Lagrange, les Laplace, les Legendre répandaient sur le Bureau des Longitudes et sur l’Académie, semblait pouvoir se concilier avec les éminents services que, à d’autres titres, ces illustres géomètres rendaient à l’École polytechnique. Dans les cours publics, les élèves demandaient à leurs professeurs d’être zélés, lucides, méthodiques ; mais on ne leur conseillait pas encore de s’enquérir si d’autres auditeurs, dans un établissement différent, avaient déjà reçu des leçons de la même bouche. Les sciences, enfin, ne paraissaient pas un vain luxe, et l’on pensait que Papin inventant la machine à vapeur ; que Pascal signalant la presse hydraulique ; que Lebon imaginant l’éclairage au gaz ; que Berthollet créant le blanchiment au chlore ; que Leblanc enseignant à tirer du sel marin, la soude qu’anciennement il fallait aller demander à l’étranger au prix de tant de trésors, avaient noblement payé à la société la dette de la science.

Si l’on devait en croire quelques personnes dont il me semblerait plus aisé de louer les intentions que les lumières, je viendrais d’énumérer une longue série de préjugés et j’aurais ici à excuser l’auteur de tant de belles découvertes, le créateur d’un nouveau système de phares, le savant dont les navigateurs béniront éternellement le nom, d’avoir désiré (je ne reculerai pas devant l’expression usitée) d’avoir désiré, par le cumul de deux places, se procurer un revenu annuel et viager de douze mille francs, dont la plus grande partie eut été certainement consacrée à de nouvelles recherches. L’apologie de notre confrère, je ne crois pas me faire illusion, serait une tâche facile ; mais je puis l’omettre : Fresnel n’obtint point l’emploi qu’il sollicitait, et cela par des motifs que je laisserais volontiers dans l’oubli, s’ils ne me donnaient l’occasion de montrer que les gens de lettres dont récemment on a essayé de flétrir le caractère, en les représentant comme des harpies courant sans règle et sans mesure à la curée du budget, savent aussi renoncer noblement aux plus beaux emplois, à ceux-là même qu’ils pourraient réclamer comme une dette sacrée, aussitôt que leur dignité y est intéressée.

J’ai déjà dit combien les fonctions d’examinateur à l’École polytechnique compromettaient la santé de Fresnel ; combien il devait désirer que sa demande d’une place moins pénible fût accueillie. L’incontestable supériorité de ses titres scientifiques, le désistement de tous ses compétiteurs, les démarches d’un de nos honorables confrères, l’un des plus grands géomètres de ce siècle, enfin les pressantes démarches de M. Becquey qui, en toute occasion, traita Fresnel avec la bienveillance d’un père, avaient aplani divers obstacles. Le ministre de qui la place dépendait, s’était, dans sa jeunesse, occupé de l’étude des sciences d’une manière distinguée et il en avait conservé le goût ; il désira voir notre confrère, et dès ce moment sa nomination nous parut assurée ; car les manières réservées de Fresnel, la douceur de ses traits, la modestie sans apprêt de son langage, lui conciliaient sur-le-champ la bienveillance de ceux-là même qui ne connaissaient pas ses travaux ; mais, hélas ! à la suite des discordes civiles, à combien de mécomptes n’est-on pas exposé, quand on veut juger de ce qui sera par ce qui devrait être ! Combien de petites circonstances, d’intérêts mesquins, d’éléments hétérogènes, viennent alors se mêler aux affaires les plus simples, et prévaloir sur des droits incontestables ? Pour ma part, je ne saurais dire à quelle occasion le ministre s’adressant au volontaire royal de la Drôme, posa la question suivante, en l’avertissant sans détour, que de la réponse qu’il ferait dépendait sa nomination : « Monsieur, êtes-vous véritablement des nôtres ? — Si j’ai bien compris, Monseigneur, je répondrai qu’il n’existe personne qui soit plus dévoué que moi à l’auguste famille de nos rois et aux sages institutions dont la France lui est redevable. — Tout cela, Monsieur, est trop vague ; nous nous entendrons mieux avec des noms propres. À côté de quels membres de la Chambre siégeriez-vous, si vous deveniez député ? — Monseigneur, répondit Fresnel sans hésiter, à la place de Camille Jordan, si j’en étais digne. — Grand merci de votre franchise, répliqua le ministre. » Et le lendemain un inconnu fut nommé examinateur de la marine. Fresnel reçut cet échec sans proférer une plainte. Dans son esprit, la question personnelle s’était entièrement effacée à côté de la peine qu’il éprouvait, en voyant, après trente années de débats et de troubles, les passions politiques encore si peu amorties. Lorsqu’un ministre dont les qualités privées auraient droit aux hommages des gens de bien de tous les partis, se croyait obligé de demander à un examinateur en matière de science, non des preuves d’incorruptibilité, de zèle et de savoir, mais l’assurance que s’il lui arrivait par hasard de devenir un jour député, il n’aurait pas l’intention d’aller s’asseoir à côté de Camille Jordan, un bon citoyen pouvait craindre que notre avenir ne fût pas exempt d’orages.

Le corps enseignant de l’École polytechnique, sous tous les régimes, a peu souffert de ces influences politiques. Là l’examinateur et le professeur doivent journellement payer de leurs personnes ; là, sous les yeux d’une pépinière d’auditeurs habiles, et quelque peu enclins à la malice, des épures inexactes, de faux calculs, de mauvaises expériences de chimie et de physique, chercheraient vainement un refuge sous le manteau des opinions du jour. Fresnel pouvait donc espérer que malgré sa récente profession de foi, on ne lui retirerait pas la place d’examinateur temporaire. Cette place, d’ailleurs, est extrêmement pénible, et, l’expérience l’a suffisamment montré, ce sont les sinécures surtout qu’on poursuit avec ardeur. Fresnel reprit donc ses anciennes fonctions ; mais à la suite des examens de 1824, une attaque d’hémoptysie vint le condamner à la retraite et vivement alarmer ses amis. À partir de ce moment, notre malheureux confrère fut obligé d’abandonner toute recherche scientifique qui demandait de l’assiduité, et de consacrer au service des phares le peu de moments de relâche que sa maladie lui laissait. Les soins les plus tendres, les plus empressés, devinrent bientôt impuissants contre les rapides progrès du mal. On résolut alors d’essayer les effets de l’air de la campagne. Ce projet de déplacement était, hélas ! un indice trop évident du découragement qu’éprouvait le médecin habile auquel Fresnel avait donné sa confiance. Cependant, pour ne point affliger sa famille, notre malheureux confrère eut la condescendance de paraître espérer encore, et au commencement de juin 1827, on le transporta à Ville-d’Avray. Là, il vit approcher la mort avec le calme et la résignation d’un homme dont toute la conduite a été sans reproche. Un jeune ingénieur très-distingué, M. Duleau, trouva dans la vive amitié qui l’unissait à notre confrère, la force de s’associer aux tristes soins dont il était l’objet : il alla aussi s’établir à Ville-d’Avray. C’est M. Duleau qui nous apprit le premier combien peu Fresnel se faisait illusion sur son état. « J’eusse désiré, s’écriait-il quelquefois, quand la présence d’une mère et d’un frère qu’agitaient de si poignantes inquiétudes ne lui commandait pas une réserve que sa tendresse n’enfreignit jamais ; j’eusse désiré vivre plus longtemps, car je sens qu’il y a dans l’inépuisable carrière des sciences, un grand nombre de questions d’utilité publique dont peut-être j’aurais eu le bonheur de trouver la solution. » Fresnel habitait déjà la campagne lorsque la Société royale de Londres me chargea de lui présenter la médaille de Rumford. Ses forces, alors presque épuisées, lui permirent à peine de jeter un coup d’œil sur ce signe, si rarement accordé, de l’estime de l’illustre Société. Toutes ses pensées s’étaient tournées vers sa fin prochaine, tout l’y ramenait : « Je vous remercie, me dit-il d’une voix éteinte, d’avoir accepté cette mission ; je devine combien elle a dù vous coûter, car vous avez ressenti, n’est-ce pas, que la plus belle couronne est peu de chose, quand il faut la déposer sur la tombe d’un ami ? »

Hélas ! ces douloureux pressentiments ne tardèrent pas à s’accomplir. Huit jours encore s’étaient à peine écoulés, et la patrie perdait l’un de ses plus vertueux citoyens, l’Académie l’un de ses membres les plus illustres, le monde savant un homme de génie.

En apprenant la mort prématurée de Côtes, jeune géomètre dont les premiers travaux faisaient concevoir de grandes espérances, Newton prononça ces mots, si simples, si expressifs, que l’histoire des sciences a recueillis « Si Côtes eût vécu, nous saurions quelque chose. » Dans la bouche de Newton ce court éloge pouvait se passer de commentaire ; il appartient au génie de dicter de tels arrêts ; on l’en croira toujours sur parole. Quant à moi, Messieurs, dépourvu de toute autorité, j’ai dû me traîner péniblement sur de bien minutieux détails, car j’avais non à dire, mais à prouver, que nous savons quelque chose, quoique Fresnel ait peu vécu.