Fromont jeune et Risler aîné/Livre premier/IV

La bibliothèque libre.


IV - HISTOIRE DE LA PETITE CHÈBE. LES VERS LUISANTS DE SAVIGNY


___________________
« Savigny-sur-Orge.

« Ma chère Sidonie,

« Hier nous étions à table dans cette grande salle à manger que tu connais, la porte large ouverte sur les perrons tout fleuris. Je m’ennuyais un peu. Bon papa avait été de mauvaise humeur toute la matinée, et ma pauvre mère n’osait pas dire un mot, atterrée par ces sourcils froncés qui lui ont toujours fait la loi. Je songeais que c’était vraiment dommage d’être si seule, en plein été, dans un si beau pays, et que je serais bien heureuse, maintenant que me voilà sortie du couvent et destinée à passer des saisons entières à la campagne, d’avoir, comme autrefois, quelqu’un pour courir avec moi dans le bois et les charmilles.

« Georges vient bien de temps en temps ; mais il arrive toujours très tard, seulement pour dîner, et repart le lendemain avec mon père avant que je m’éveille. Puis c’est un homme sérieux, à présent, M. Georges. Il travaille à la fabrique, et le souci des affaires lui plisse souvent le front, à lui aussi.

«… J’en étais là de mes réflexions, quand tout à coup voilà bon papa qui se tourne brusquement de mon côté. « Qu’est donc devenue ta petite Sidonie ?… Ça me ferait plaisir de l’avoir ici quelque temps. » Tu penses si j’ai été heureuse. Quelle joie de se retrouver, de renouer cette bonne amitié interrompue par la faute de la vie bien plus que par la nôtre ! Que de choses à nous raconter ! Toi qui avais seule le don de dérider ce terrible grand-père, tu vas nous apporter la gaieté, et je t’assure que nous en avons besoin.

« C’est si désert, ce beau Savigny ! Figure-toi que le matin quelquefois il me prend des idées de coquetterie. Je m’habille, je me fais belle, coiffée en frisures avec un joli costume, je me promène dans toutes les allées, et tout à coup je m’aperçois que j’ai fait des frais pour les cygnes, les canards, mon chien Kiss, et les vaches qui ne se retournent même pas dans la prairie quand je passe. Alors, de dépit, je rentre bien vite mettre une robe de toile, je m’occupe à la ferme, à l’office, un peu partout. Et, ma foi ! je commence à croire que l’ennui m’a perfectionnée et que je ferai une excellente ménagère…

« Heureusement, voici bientôt la saison de la chasse et je compte là-dessus pour me distraire un peu. D’abord Georges et mon père, grands chasseurs tous les deux, viendront plus souvent. Puis tu seras là, toi… Car tu vas me répondre tout de suite que tu arrives près de nous, n’est-ce pas ? M. Risler disait dernièrement que tu étais souffrante. L’air de Savigny te fera grand bien.

« Ici tout le monde t’attend. Et moi je ne vis plus d’impatience.

« CLAIRE. »

Sa lettre écrite, Claire Fromont mit un grand chapeau de paille, car ces premiers jours d’août étaient chauds et splendides, et descendit elle-même la jeter dans la petite boîte où le facteur prenait tous les matins en passant le courrier du château.

C’était au bout du parc, à un coin de route Elle s’arrêta une minute à regarder les arbres du chemin, les prés environnants, endormis et pleins de soleil. Là-bas des moissonneurs rentraient les dernières gerbes. On labourait un peu plus loin. Mais toute la mélancolie du travail silencieux avait disparu pour la jeune fille épanouie de la joie de revoir son amie. Aucun souffle ne s’éleva des hautes collines de l’horizon, aucune voix ne vint de la cime des arbres pour l’avertir par un pressentiment, l’empêcher d’envoyer cette fatale lettre. Et tout de suite en rentrant elle s’occupa de faire préparer à Sidonie une jolie chambre à côté de la sienne.

La lettre fit son chemin fidèlement. De la petite porte verte du château entourée de glycines et de chèvrefeuilles, elle s’en vint à Paris et arriva le soir même, avec son timbre de Savigny, tout parfumé de campagne au cinquième étage de la rue de Braque.

Quel événement ce fut ! On la relut trois fois, et pendant huit jours, jusqu’au départ, elle resta sur la cheminée près des reliques de madame Chèbe, de la pendule à globe et des coupes empire. Pour Sidonie, c’était comme un roman merveilleux plein d’enchantements et de promesses qu’elle lisait sans l’ouvrir, rien qu’en regardant l’enveloppe blanche où le chiffre de Claire Fromont ressortait en broderie.

Il s’agissait bien de mariage maintenant L’essentiel était de savoir quelle toilette elle mettrait pour aller au château. Il fallait s’occuper de cela, tailler, combiner, essayer des robes, des coiffures… Malheureux Frantz ! Comme ces préparatifs lui faisaient le cœur gros ! Ce départ pour Savigny, auquel il avait vainement essayé de s’opposer, retarderait encore leur mariage, que, sans qu’il sût pourquoi, Sidonie éloignait tous les jours un peu. Il ne pourrait pas aller la voir ; et, une fois là-bas, entourée de fêtes, de plaisirs, qui pouvait dire combien de temps elle resterait ?…

C’était toujours aux dames Delobelle que l’amoureux désespéré venait faire ses confidences, sans remarquer une fois comme Désirée se levait vivement, dès qu’il entrait, pour lui faire une place près d’elle à la table de travail, comme elle s’asseyait ensuite, toute rouge, les yeux brillants.

Depuis quelques jours on ne travaillait plus aux oiseaux et mouches pour modes. La mère et la fille ourlaient des volants roses destinés à la robe de Sidonie, et jamais la petite boiteuse n’avait cousu de si bon cœur.

C’est qu’elle n’était pas pour rien la fille de Delobelle, cette petite Désirée. Elle tenait de son père cette fatalité à s’illusionner, à espérer jusqu’au bout et quand même.

Pendant que Frantz lui racontait ses peines d’amour, Désirée songeait qu’une fois Sidonie partie, il viendrait ainsi tous les jours, ne fût-ce que pour parler de l’absente ; qu’elle l’aurait là tout près d’elle, qu’ils veilleraient ensemble en attendant « le père », et que, peut-être un soir, en la regardant, il s’apercevrait de la différence qu’il y a entre la femme qui vous aime et celle qui se laisse aimer.

Alors l’idée que chaque point fait à la robe avançait ce départ si impatiemment attendu, donnait à son aiguille une activité extraordinaire, et le pauvre amoureux regardait avec terreur les volants et les ruches s’amonceler à vue d’œil autour d’elle, en moutonnant comme des petites vagues.

Quand la robe rose fut prête, mademoiselle Chèbe partit pour Savigny. Le château de M. Gardinois était bâti dans la vallée de l’Orge, au bord de cette petite rivière si capricieusement jolie, avec ses moulins, ses îles, ses écluses et ses grandes pelouses de parc qui viennent mourir tout le long de ses rives.

La maison, une vieille maison Louis XV, aux bâtiments peu élevés, très haute seulement de toiture avait un grand air de mélancolie, une apparence particulière d’ancienneté aristocratique : larges perrons, balcons de fer rouillé, vieux vases rongés de pluie où les fleurs nouvelles ressortaient vivement sur la pierre rousse. À perte de vue, les murs s’étendaient, effrités et penchants, descendant par une pente douce jusqu’à la rivière. Le château les dominait de ses grands toits d’ardoises, la ferme de ses tuiles rouges, et le parc merveilleux de ses tilleuls, de ses frênes, de ses peupliers, de ses marronniers qui s’entremêlaient en une ligne touffue et noire, ouverte de temps en temps par l’arcade des allées.

Mais le charme de la vieille propriété c’était l’eau, l’eau qui animait son silence, solennisait ses aspects. Il y avait à Savigny, sans compter la rivière, des sources, des fontaines, des étangs où le soleil se couchait dans toute sa gloire ; et cela allait bien à cette antique maison, moussue, verdie, un peu rongée comme une pierre au bord d’un ruisseau.

Malheureusement à Savigny, comme dans la plupart de ces admirables palais d’été parisiens dont les parvenus du commerce et de la spéculation ont fait leur proie, les châtelains n’étaient pas en harmonie avec le château. Depuis qu’il avait acheté son château, le vieux Gardinois ne s’occupait qu’à défaire ce que le hasard lui avait fourni si beau, abattait des arbres « pour la vue », hérissait son parc de clôtures baroques contre les maraudeurs, et gardait toute sa sollicitude pour un superbe potager, qui rapportant des fruits et des légumes en quantité, lui semblait plus de sa terre à lui, de la terre de paysan.

Quant aux grands salons, dont les panneaux à sujet pâlissaient aux brouillards d’automne, quant aux pièces d’eau envahies par les nénufars, aux grottes, aux ponts de rocaille, il y tenait seulement à cause de l’admiration des visiteurs et parce que de tout cela se composait cette chose qui flattait tant sa vanité d’ancien marchand de bœufs : un château !

Déjà âgé, ne pouvant plus ni chasser, ni pêcher, il passait son temps à surveiller les petits détails infimes de cette immense propriété. Le grain que l’on donnait aux poules, le prix du dernier regain vendu, le nombre de bottes de pailles enfermées dans un magnifique grenier en rotonde, lui fournissaient de quoi gronder tout un jour, et certes, quand on regardait de loin ce beau Savigny, le château à mi-côte, la rivière coulant devant lui, en miroir, les hautes terrasses assombries de lierre, les assises de pierre soutenant le parc dans la pente majestueuse du terrain, on ne se serait jamais douté de la mesquinerie, de la pauvreté d’esprit du propriétaire.

Dans le désœuvrement de sa richesse M. Gardinois s’ennuyant à Paris vivait là toute l’année, et pendant la belle saison les Fromont lui tenaient compagnie. Madame Fromont était une femme douce, inintelligente, que le despotisme brutal de son père avait pliée de bonne heure à l’obéissance passive et perpétuelle. Elle gardait la même attitude devant son mari, dont la bonté, la constante indulgence, n’avaient pu venir à bout de cette nature humiliée, silencieuse, indifférente à tout, et comme irresponsable. Ayant toujours vécu à l’écart des affaires, elle était devenue riche sans s’en apercevoir et sans la moindre envie d’en profiter. Son bel appartement de Paris, le somptueux château de son père la gênaient. Elle y faisait sa place aussi petite que possible, emplissant sa vie avec une seule passion, l’ordre, un ordre monstrueux, fantastique, qui consistait à brosser, essuyer, épousseter, faire reluire elle-même sans relâche, les glaces, les dorures, le fronton des portes.

Quand elle n’avait plus rien à nettoyer, cette étrange femme s’en prenait à ses bagues, sa chaîne de montre, ses broches, débarbouillait ses camées, les perles, et à force d’éclaircir dans son alliance son nom et celui de son mari, en avait effacé toutes les lettres. Sa préoccupation la suivait à Savigny. Elle ramassait le bois mort dans les allées, grattait la mousse des bancs du bout de son ombrelle, aurait voulu épousseter les feuilles, ramoner les vieux arbres, et bien souvent, en chemin de fer, elle enviait les petites villas alignées au bord de la voie, blanches et proprettes, avec leurs cuivres reluisants, la boule de métal anglais, et ces petits jardins en longueur qui ont l’air de tiroirs de commode. C’était cela son type de maison de campagne.

M. Fromont, qui ne venait qu’en passant et toujours avec la préoccupation de ses affaires, ne jouissait guère de Savigny, lui non plus. Il n’y avait que Claire qui fût vraiment chez elle dans ce beau parc. Elle en connaissait les moindres taillis. Obligée de se suffire à elle-même comme tous les enfants solitaires, elle s’était fait des bonheurs de certaines promenades, surveillait les floraisons, avait son allée, son arbre, son banc favori pour lire. La cloche du repas venait toujours la surprendre au fond de la propriété. Elle arrivait à table, essoufflée, contente, baignée de grand air. L’ombre des charmilles, à force de glisser sur ce jeune front, y avait mis comme une douceur mélancolique, et le vert profond des pièces d’eau traversé de rayons vagues se retrouvait dans ses grands yeux. Cette belle campagne l’avait réellement défendue de la vulgarité, de la bassesse du milieu. M. Gardinois pouvait déplorer devant elle, pendant des heures, la perversité des fournisseurs, des domestiques, faire le compte de ce qu’on lui volait par mois, par semaine, par jour, par minute ; madame Fromont pouvait énumérer ses griefs contre les souris, les mites, la poussière, l’humidité, toutes acharnées à la destruction de ses effets, conjurées contre ses armoires, pas une syllabe de ces conversations idiotes ne restait dans l’esprit de Claire. Une course autour de la pelouse, une lecture au bord de la pièce d’eau avaient tout de suite rendu le calme à cette âme généreuse et bien vivante.

Son grand-père la regardait comme une créature étrange, tout à fait déplacée dans sa famille. Enfant, elle le gênait par ses grands yeux clairs, son sens droit de toutes choses, et aussi parce qu’il ne retrouvait pas en elle, sa fille soumise et passive.

– Ça sera une fiérotte et une originale comme son père, disait-il dans ses jours de mauvaise humeur.

Combien elle lui plaisait davantage, cette petite Chèbe qui venait de temps en temps jouer dans les allées de Savigny ! Ici du moins il sentait une nature peuple comme la sienne, avec un grain d’ambition et d’envie que révélait déjà dans ce temps-là, certain petit sourire en coin de bouche. En outre la fillette avait devant sa richesse des étonnements, des admirations naïves qui flattaient son orgueil de parvenu, et quelquefois, taquinée par lui, elle trouvait des mots drôles d’enfant de Paris, des expressions bien faubouriennes, relevées par sa gentille frimousse mince et pâlotte où la trivialité gardait une distinction. Aussi le bonhomme ne l’avait-il jamais oubliée.

Cette fois surtout, lorsque, après sa longue absence, Sidonie arriva à Savigny avec ses cheveux bouffants, sa jolie taille, sa physionomie éveillée et mobile, le tout agrémenté des élégances un peu apprêtées de la demoiselle de magasin, elle y eut beaucoup de succès. Le vieux Gardinois, très étonné de voir une grande jeune fille au lieu de l’enfant qu’il attendait, la trouva plus jolie et surtout bien mieux mise que Claire.

La vérité est qu’en descendant de chemin de fer, mademoiselle Chèbe, assise dans la grande calèche du château, n’avait pas trop mauvaise tournure, mais il lui manquait ce qui fait la beauté et le charme de son amie, l’habitude, le maintien, le mépris des attitudes, et surtout la sécurité d’esprit. Sa grâce ressemblait un peu à ses robes, des petites étoffes pas chères, mais taillées au goût du jour, du chiffon si l’on veut, mais un chiffon dont la mode, cette fée absurde et charmante, avait donné la nuance, l’ornement et le modèle. Paris, pour ces sortes de toilette, a des petits minois exprès, très faciles à coiffer, à habiller, tout juste parce qu’ils n’ont pas de type, et mademoiselle Chèbe était un de ces minois-là.

Quel ravissement pour elle, quand la voiture s’engagea sur la longue avenue, veloutée de vert, bordée d’ormes centenaires, au bout de laquelle Savigny l’attendait, sa grille grande ouverte. À partir de ce jour, elle eut bien l’existence enchantée qu’elle avait rêvée si longtemps. Le luxe lui apparaissait sous toutes ses formes, depuis la magnificence des salons, la hauteur immense des appartements, depuis les richesses de la serre, des écuries, jusqu’à ces menus détails où il semble se condenser comme ces parfums exquis dont une goutte suffit à embaumer toute une chambre, les corbeilles de fleurs étendues sur la nappe, le ton froid des domestiques, le « faites atteler » dolent et ennuyé de madame Fromont…

Et comme elle se sentait à l’aise parmi tous ces raffinements de riches. Comme c’était bien l’existence qui lui convenait. Il lui semblait qu’elle n’en avait jamais eu d’autre. Tout à coup, au milieu de son ivresse, arriva une lettre de Frantz qui la ramenait à la réalité de sa vie, à sa condition misérable de future femme d’employé, la mettait de force dans le petit appartement mesquin qu’ils occuperaient un jour en haut de quelque maison noire dont il lui semblait déjà respirer l’air lourd, épais de misère.

Rompre son mariage ? Certainement elle le pouvait, puisqu’elle n’avait donné d’autre gage que sa parole. Mais celui-là parti, qui sait si elle ne le regretterait pas ?

Dans cette petite tête affolée d’ambition, les idées les plus étranges se heurtaient. Quelquefois, pendant que le grand-père Gardinois, qui avait quitté en son honneur ses antiques vestes de chasse et ses gilets de molleton, la plaisantait, s’amusait à la contredire pour s’attirer quelque riposte un peu salée, elle le regardait sans répondre, fixement, froidement, jusqu’au fond des yeux. Ah ! s’il avait eu seulement dix ans de moins… Mais cette pensée de devenir madame Gardinois ne l’arrêta pas longtemps. Un nouveau personnage, une nouvelle espérance venaient d’entrer dans sa vie.

Depuis l’arrivée de Sidonie, Georges Fromont, qu’on ne voyait guère à Savigny que le dimanche, avait pris l’habitude d’y venir dîner presque tous les jours. C’était un grand garçon frêle, pâle, de tournure élégante. Orphelin de père et de mère, élevé par son oncle, M. Fromont, il était appelé à lui succéder dans son commerce, et vraisemblablement aussi à devenir le mari de Claire. Cet avenir tout fait le laissait assez froid. D’abord le commerce l’ennuyait. Quant à sa cousine, il existait entre eux l’intimité bon enfant d’une éducation en commun, une confiance d’habitude, mais rien de plus, du moins de son côté.

Avec Sidonie, au contraire, il se sentit tout de suite gêné, timide, et en même temps désireux de faire de l’effet, tout changé. Elle avait justement la grâce frelatée, un peu fille, qui devait plaire à cette nature de gandin, et elle ne fut pas longtemps sans s’apercevoir de l’impression qu’elle produisait sur lui.

Quand les deux jeunes filles se promenaient au fond du parc, c’était toujours Sidonie qui pensait à l’heure du train de Paris. Elles arrivaient ensemble à la grille guetter les voyageurs, et le premier regard de Georges était toujours pour mademoiselle Chèbe, un peu en arrière de son amie, mais avec de ces poses, de ces airs qui vont au-devant des yeux. Ce manège entre eux dura quelque temps. On ne se parlait pas d’amour, mais tous les mots, tous les sourires qu’on échangeait étaient pleins d’aveux et de réticences.

Un soir d’été, nuageux et lourd, comme les deux amies étaient sorties de table sitôt le dîner fini, et qu’elles se promenaient sous la longue charmille, Georges vint les rejoindre. Ils causaient tous trois indifféremment, en faisant crier les cailloux sous le pas lent de leur promenade, quand la voix de madame Fromont appela Claire du côté du château. Georges et Sidonie restèrent seuls. Ils continuèrent à marcher dans l’allée, guidés par les blancheurs vagues du sable, sans parler ni se rapprocher l’un de l’autre.

Un vent tiède agitait la charmille. La pièce d’eau soulevée battait doucement de ses flots les arches du petit pont ; et les acacias, les tilleuls, dont les fleurs détachées s’envolaient en tourbillons, parfumaient l’air électrisé… Ils se sentaient dans une atmosphère d’orage, vibrante, pénétrante. Tout au fond de leurs yeux troublés passaient de grands éclairs de chaleur, comme ceux qui allumaient la limite de l’horizon…

– Oh ! les beaux vers luisants… dit la jeune fille, que ce silence, traversé de tant de bruits mystérieux embarrassait.

Au bord de la pelouse, de petites lumières vertes haletantes, éclairaient les brins d’herbe. Elle se baissa pour en prendre une sur son gant. Il vint s’agenouiller tout près d’elle, et penchés jusqu’au ras de l’herbe, frôlant leurs cheveux et leurs joues, ils se regardèrent une minute à la clarté des vers luisants. Qu’elle lui parut étrange et charmante, sous ce reflet vert qui montait vers sa figure inclinée et se vaporisait dans le réseau fin de ses cheveux ondés !… Il avait passé un bras autour de sa taille, et tout à coup, sentant qu’elle s’abandonnait, il l’étreignit contre lui, longuement, éperdument.

– Qu’est-ce que vous cherchez donc ? demanda Claire debout dans l’ombre derrière eux.

Saisi, la gorge serrée, Georges tremblait si fort qu’il ne put répondre. Sidonie, au contraire, se releva avec le plus grand calme, et dit en faisant bouffer sa jupe :

– Ce sont les vers luisants… Vois comme il y en a ce soir… Et comme ils brillent.

Ses yeux aussi brillaient d’un éclat extraordinaire.

– C’est l’orage sans doute… murmura Georges, encore tout frissonnant.

En effet, l’orage était proche. Par moments, de grands tourbillons de feuilles et de poussière couraient d’un bout à l’autre de la charmille. Ils firent encore quelques pas, puis rentrèrent tous trois dans le salon. Les jeunes filles prirent leur ouvrage, Georges essaya de lire un journal, pendant que madame Fromont faisait luire ses bagues et que M. Gardinois, avec son gendre, jouait au billard dans la pièce à côté.

Comme cette soirée sembla longue à Sidonie. Elle n’avait qu’un désir, se retrouver seule, libre de ses pensées. Mais au silence de sa petite chambre, quand elle eut soufflé la lumière, qui gêne les songes en éclairant trop vivement la réalité, que de projets, quels transports de joie ! Georges l’aimait, Georges Fromont, l’héritier de la fabrique !… Ils se marieraient ; elle serait riche… Car, dans cette petite âme vénale, le premier baiser d’amour n’avait éveillé que des idées d’ambition et de luxe.

Pour bien s’assurer que son amant était sincère, elle cherchait à ressaisir les moindres détails de leur scène sous la charmille, l’expression de ses yeux, l’ardeur de son étreinte, les serments balbutiés bouche à bouche dans cette lumière vaporeuse des vers luisants qu’une minute solennelle avait à jamais fixée dans son cœur.

Oh ! les vers luisants de Savigny ! Toute la nuit, ils clignotèrent comme des étoiles devant ses yeux fermés. Le parc en était plein, jusqu’au fond de ses plus sombres avenues. Il y en avait des girandoles tout le long des pelouses, sur les arbres, dans les massifs… Le sable fin des allées, les vagues de la pièce d’eau roulaient des étincelles vertes, et toutes ces lueurs microscopiques faisaient comme une illumination de fête dont Savigny semblait s’envelopper en son honneur, pour célébrer les fiançailles de Georges et de Sidonie…

Le lendemain, quand elle se leva, son plan était fait. Georges l’aimait ; c’était sûr. Songeait-il à l’épouser ?… Elle se doutait bien que non, la fine lame ! Mais cela ne l’effrayait pas. Elle se sentait assez forte pour avoir raison de cette âme d’enfant, à la fois faible et passionnée. Il n’y avait qu’à lui résister, et c’est ce qu’elle fit.

Pendant quelques jours, elle fut froide, inattentive, volontairement aveugle et sans mémoire. Il voulut lui parler, retrouver la minute bienheureuse, mais elle l’évitait, mettant toujours quelqu’un entre elle et lui. Alors il écrivit. Il allait porter lui-même ses lettres dans un creux de roche, près d’une source limpide qu’on appelait « le Fantôme », et qu’un toit de chaume abritait fout au fond du parc.

Sidonie trouvait cela charmant. Le soir il fallait mentir, inventer un prétexte quelconque pour venir au « Fantôme » toute seule. L’ombre des arbres en travers des allées, la nuit sévère, la course, l’émotion lui faisaient battre délicieusement le cœur. Elle trouvait la lettre imprégnée de rosée, du froid intense de la source, et si blanche au clair de lune, qu’elle la cachait bien vite de crainte d’être surprise.

Puis, quand elle était seule, quelle joie de l’ouvrir, de déchiffrer ces caractères magiques, ces phrases d’amour dont les mots miroitaient, entourés de cercles bleus, jaunes, éblouissants, comme si elle avait lu sa lettre en plein soleil. «  Je vous aime… Aimez-moi… » écrivait Georges sur tous les tons.

D’abord, elle ne répondit pas ; mais quand elle le sentit bien pris, bien à elle, exaspéré par sa froideur, elle se déclara nettement :

« Je n’aimerai que mon mari. »

Ah ? c’était déjà une vraie femme, cette petite Chèbe…