Fromont jeune et Risler aîné/Livre quatrième/IV

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Charpentier et Cie (p. 335-351).

XXII - LE NOUVEAU COMMIS DE LA MAISON FROMONT


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Il faisait grand jour quand Fromont jeune se réveilla. Toute la nuit, entre le drame qui se jouait au-dessous de lui et la fête qui chantait au-dessous, il avait dormi à poings fermés dans un de ces sommeils d’anéantissement comme en ont les criminels la veille de l’exécution, les généraux vaincus la nuit de leur déroute ; sommeil dont on souhaiterait ne jamais se réveiller et où la mort s’apprend d’avance par l’absence de toute sensation.

La grande lumière qui pénétrait à travers ses rideaux, doublée par l’épaisseur de neige dont le jardin et les toits environnants étaient couverts, le rappela au sentiment de la réalité. Il sentit une secousse dans tout son être, et même avant de penser, cette vague impression de tristesse que les malheurs oubliés laissent à leur place. Tous les bruits connus de la fabrique, la respiration haletante et sourde des machines étaient en pleine activité. Le monde existait donc encore ! et peu à peu l’idée de responsabilité s’éveilla en lui.

– C’est pour aujourd’hui… se dit-il avec un mouvement involontaire vers l’ombre de l’alcôve, comme s’il avait eu envie de se replonger dans son long sommeil.

La cloche de la fabrique sonna, puis d’autres cloches dans le voisinage, puis les Angélus.

– Midi… Déjà… Comme j’ai dormi !…

Il eut un peu de remords et un grand soulagement de penser que le drame de l’échéance s’était passé sans lui. Comment avaient-ils fait en bas ? Pourquoi ne l’avait-on pas prévenu ? Il se leva, entr’ouvrit les rideaux et aperçut Risler aîné et Sigismond causant ensemble dans le jardin. Eux qui ne se parlaient plus depuis si longtemps. Qu’était-il donc arrivé ?… Quand il fut prêt à descendre, il trouva Claire à la porte de sa chambre.

– Il ne faut pas que tu sortes, lui dit-elle.

– Pourquoi ?

– Reste là… Je te l’expliquerai…

– Mais qu’y a-t-il donc ?… Est-ce qu’on est venu de la Banque ?

– Oui, on est venu… les traites sont payées.

– Payées ?

– Risler a trouvé l’argent… Il court avec Planus depuis ce matin… Il paraît que sa femme avait des bijoux superbes… Rien que la rivière de diamants a été vendue vingt mille francs… Il a vendu aussi leur maison d’Asnières avec tout ce qu’elle contenait, mais comme il fallait le temps d’enregistrer l’acte de vente, Planus et sa sœur ont avancé la somme…

Elle se détournait de lui en parlant. Lui, de son côté, baissait la tête pour éviter son regard.

– Risler est un honnête homme, continua-t-elle, et quand il a su de qui sa femme tenait tout son luxe…

– Comment, dit Georges épouvanté. Il sait ?…

– Tout… répondit Claire en baissant la voix.

Le malheureux pâlit, balbutia quelques mots.

– Mais alors… toi ?

– Oh ! moi, je savais tout, avant Risler. Hier en rentrant, rappelle-toi, je t’ai dit que là-bas, à Savigny, j’avais entendu des choses bien cruelles et que j’aurais donné dix ans de ma vie pour n’avoir pas fait ce voyage.

– Claire !

Il eut un grand élan de tendresse, fit un pas pour se rapprocher de sa femme ; mais elle avait un visage si froid, si tristement résolu, son désespoir était si bien écrit en austère indifférence sur toute sa personne qu’il n’osa pas la prendre sur son cœur comme il en avait envie, et murmura seulement tout bas :

– Pardon !… Pardon !…

– Tu dois me trouver bien calme, dit la courageuse femme ; c’est que j’ai pleuré toutes mes larmes hier. Tu as pu croire que c’était sur notre ruine, tu te trompais. Tant qu’on est jeune et fort comme nous sommes, ces lâchetés-là ne sont pas permises. Nous sommes armés contre la misère, et nous pouvons la combattre en face… Non. Je pleurais sur notre bonheur anéanti, sur toi, sur la folie qui t’a fait perdre ta seule, ta vraie amie…

Elle était belle en parlant ainsi ; plus belle que Sidonie ne l’avait jamais été, enveloppée d’une lumière pure qui semblait tomber de très haut sur elle comme les clartés d’un ciel profond et sans nuages, tandis que les traits chiffonnés de l’autre avaient toujours l’air de tirer leur éclat, leur attrait mutin et insolent des lueurs fausses de quelque rampe de petit théâtre. Ce qu’il y avait jadis d’un peu froid et d’immobile dans la physionomie de Claire s’était animé des inquiétudes, des doutes, de toutes les tortures de la passion ; et, comme ces lingots d’or qui n’ont leur valeur que lorsque la Monnaie y a mis son poinçon, ce beau visage de femme marqué à l’effigie de la douleur avait gardé depuis la veille une expression ineffaçable qui complétait sa beauté.

Georges la regardait avec admiration. Elle lui semblait plus vivante, plus femme, et adorable de tout ce qu’il sentait maintenant de séparations et d’obstacles entre eux. Le remords, le désespoir, la honte, entrèrent dans son cœur en même temps que ce nouvel amour, et il voulut se mettre à genoux devant elle.

– Non, non, relève-toi, lui dit Claire si tu savais ce que tu me rappelles, si tu savais quel visage menteur et plein de haine j’ai vu à mes pieds cette nuit.

– Oh ! moi, je ne mens pas… répondit Georges en frémissant… Claire, je t’en supplie, au nom de notre enfant…

À ce moment, on frappa à la porte :

– Lève-toi donc. Tu vois bien que la vie nous réclame… lui dit-elle à voix basse avec un sourire amer.

Puis elle s’informa de ce qu’on leur voulait. C’était M Risler qui faisait demander monsieur, en bas, dans le bureau.

– C’est bien, répondit-elle, dites qu’on descend.

Georges fit un pas pour sortir, mais elle l’arrêta :

– Non, laisse-moi y aller. Il ne faut pas qu’il te voie encore.

– Mais pourtant…

– Si, je le veux. Tu ne sais pas dans quel état d’indignation et de colère est ce malheureux que vous avez trompé. Si tu l’avais vu cette nuit, broyant les poignets de sa femme…

Elle lui disait cela dans les yeux, avec une curiosité cruelle pour elle-même ; mais Georges ne s’émut pas, et se contenta de répondre :

– Ma vie appartient à cet homme.

– Elle m’appartient à moi aussi ; et je ne veux pas que tu descendes. Il y a eu assez de scandale dans la maison de mon père. Pense que la fabrique entière est au courant de ce qui se passe. On nous guette, on nous épie. Il a fallu toute l’autorité des contremaîtres pour mettre le travail en train aujourd’hui, pour faire baisser sur leur ouvrage tous ces regards curieux.

– Mais j’aurai l’air de me cacher.

– Et quand cela serait ! Voilà bien les hommes. Ils ne reculent pas devant les plus grands crimes : tromper la femme, tromper l’ami ; mais la pensée qu’on pourra les accuser d’avoir eu peur les touche plus que tout… D’ailleurs, écoute. Sidonie est partie, elle est partie pour toujours ; et si tu sors d’ici, je penserai que c’est pour aller la rejoindre.

– C’est bien, je reste, dit Georges… Je ferai tout ce que tu voudras.

Claire descendit dans le bureau de Planus. À voir Risler aîné se promener de long en large, les mains derrière le dos, aussi paisible qu’à l’ordinaire, on ne se serait jamais douté de tout ce qui s’était passé dans sa vie depuis la veille. Quant à Sigismond, il rayonnait, ne voyant en tout ceci que son échéance payée à l’heure dite et l’honneur de la raison sociale sain et sauf.

Quand madame Fromont parut, Risler sourit tristement et secoua la tête.

– Je pensais bien que vous voudriez descendre à sa place ; mais ce n’est pas avec vous que j’ai affaire. Il faut absolument que je le voie, que je lui parle. Nous avons fait face à l’échéance de ce matin ; le plus dur est passé ; mais nous avons à nous concerter sur bien des choses.

– Risler, mon ami, je vous en prie, attendez encore un peu.

– Pourquoi, madame Chorche ? il n’y a pas une minute à perdre… Oh ! je m’en doute, vous avez peur que je cède à un mouvement de colère… Rassurez-vous… Rassurez-le… Vous savez ce que je vous ai dit il y a un honneur qui m’occupe avant le mien, c’est celui de la maison Fromont. Je l’ai compromis par ma faute. Il faut avant tout que je répare le mal que j’ai fait ou que j’ai laissé faire.

– Votre conduite avec nous est admirable, mon cher Risler, je le sais bien.

– Oh ! madame… si vous le voyiez !… c’est un saint…, dit le pauvre Sigismond qui, n’osant plus parler à son ami, voulait au moins lui témoigner son remords.

Claire continua :

– Mais ne craignez-vous pas ?… Les forces humaines ont une limite… Peut-être qu’en présence de celui qui vous a tant fait de mal…

Risler lui prit les mains, la regarda jusqu’au fond des yeux avec une admiration sérieuse :

– Chère créature, qui ne parle que du mal qu’on m’a fait… Vous ne savez donc pas que je le hais autant pour sa trahison envers vous… Mais rien de tout cela n’existe pour moi en ce moment. Il n’y a ici qu’un commerçant qui veut s’entendre avec son associé pour le bien de la maison. Qu’il descende donc sans aucune crainte, et si vous redoutez quelque entraînement de ma part, restez-là avec nous. Je n’aurai qu’à regarder la fille de mon ancien maître pour me rappeler ma parole et mon devoir.

– Je vous crois, mon ami, dit Claire, et elle monta chercher son mari.

La première minute de l’entrevue fut terrible. Georges était blême, ému, humilié. Il aurait préféré cent fois se trouver en face du pistolet de cet homme, à vingt pas, attendant son feu, que de paraître devant lui en coupable non châtié et d’être obligé de contenir ses sentiments au calme bourgeois d’une conversation d’intérêts et d’affaires.

Risler affectait de ne pas le regarder et continuait de marcher à grands pas, tout en parlant :

– … Notre maison passe par une crise effrayante… Nous avons évité la catastrophe aujourd’hui, seulement, ce n’est pas la dernière échéance… Cette maudite invention m’a depuis longtemps détourné des affaires. Heureusement me voilà libre et je vais pouvoir m’en occuper. Mais il faudra que vous vous en occupiez, vous aussi. Les ouvriers, les employés ont un peu suivi l’exemple des patrons. Il y a une négligence, un laisser-aller extrêmes. Ce matin, pour la première fois depuis un an, on s’est mis à l’ouvrage à l’heure juste. Je compte que vous allez régulariser tout cela. Quant à moi, je vais me remettre à mes dessins. Nos modèles ont vieilli. Il en faut de nouveaux pour les nouvelles machines. J’ai une grande confiance en nos Imprimeuses. Les expériences ont réussi au delà de mes désirs. Nous tenons là certainement de quoi relever notre commerce. Je ne l’ai pas dit plus tôt, parce que je voulais vous surprendre ; mais maintenant nous n’avons plus aucune surprise à nous faire. N’est-ce pas, Georges ?

Sa voix eut une expression d’ironie si déchirante, que Claire frémit, craignant un éclat ; mais il reprit très naturellement :

– Oui, je crois pouvoir assurer que dans six mois l’Imprimeuse Risler commencera à donner des résultats magnifiques. Seulement ces six mois-là seront durs à passer. Il faudra nous restreindre, diminuer nos frais, faire toutes les économies que nous pourrons. Nous avions cinq dessinateurs, nous n’en aurons plus que deux. Je me charge, en prenant sur mes nuits, de faire oublier l’absence des autres. En outre, à partir de ce mois, je renonce à ma part d’associé. Je toucherai mes appointements de contremaître, comme avant, et rien de plus.

Fromont jeune voulut dire un mot, mais d’un geste sa femme le retint, et Risler aîné continua :

– Je ne suis plus votre associé, Georges. Je redeviens le commis que je n’aurais jamais dû cesser d’être… Dès ce jour, notre acte d’association est annulé. Je le veux, vous m’entendez bien, je le veux. Nous resterons ainsi vis-à-vis l’un de l’autre, jusqu’au jour où la maison sera tirée d’affaire et où je pourrai… Mais ce que je ferai à ce moment-là ne regarde que moi… Voilà ce que j’avais à vous dire, Georges. Il faut que vous vous occupiez de la fabrique activement, qu’on vous voie, qu’on sente le maître à présent, et je crois que parmi tous nos malheurs, il y en aura encore de réparables.

Pendant le silence qui suivit, on entendit un bruit de roues dans le jardin et deux grosses voitures de déménagement vinrent s’arrêter au perron.

– Je vous demande pardon, dit Risler, il faut que je vous quitte un moment. Ce sont les voitures de l’Hôtel des ventes qui viennent chercher tout ce que j’ai là-haut.

– Comment ! vous vendez aussi vos meubles ?… demanda madame Fromont.

– Certes… jusqu’au dernier… Je les rends à la maison. Ils sont à elle.

– Mais c’est impossible, dit Georges… Je ne peux pas souffrir cela.

Risler se retourna avec un mouvement d’indignation :

– Comment dites-vous ? Qu’est-ce que vous ne souffrirez pas ?

Claire l’arrêta d’un geste suppliant.

– C’est vrai… c’est vrai… murmura-t-il ; et il sortit bien vite pour échapper à cette tentation qui lui venait de laisser enfin déborder tout son cœur.

Le second étage était désert. Les domestiques, renvoyés et payés dès le matin, avaient abandonné l’appartement au désordre d’un lendemain de fête ; et il avait bien cet aspect particulier des endroits où vient de se passer un drame et qui restent comme en suspens entre les événements accomplis et ceux qui vont s’accomplir. Les portes ouvertes, les tapis entassés dans des coins, les plateaux chargés de verres, les apprêts du souper, la table encore servie et intacte, la poussière du bal sur tous les meubles, son parfum mêlé de punch, de fleurs fanées, de poudre de riz, tous ces détails saisirent Risler dès en entrant.

Dans le salon bouleversé le piano était ouvert, la bacchanale d’Orphée aux Enfers étalée sur le pupitre, et les tentures voyantes, drapées sur ce désordre, les sièges renversés, effarés pour ainsi dire, donnaient l’impression d’un salon de paquebot naufragé, d’une de ces affreuses nuits d’alerte où l’on apprend tout à coup, au milieu d’une fête à bord, qu’un choc a ouvert les flancs du navire et qu’il fait eau de toutes parts. On commença à descendre les meubles. Risler regardait faire les déménageurs, d’un air détaché, comme s’il se fût trouvé chez un étranger. Ce luxe dont il était si heureux et si fier autrefois lui inspirait maintenant un insurmontable dégoût. Pourtant, quand il entra dans la chambre de sa femme, il éprouva une vague émotion.

C’était une grande pièce tendue de satin bleu recouvert de dentelle blanche. Un vrai nid de cocotte. Il y traînait des volants de tulle déchirés et froissés, des nœuds, des fleurs fausses. Les bougies de la psyché, en brûlant jusqu’au bout, avaient fait éclater les bobèches ; et le lit, voilé de ses guipures et de ses courtines bleues, ses grands rideaux relevés et tirés, intact dans ce bouleversement, semblait le lit d’une morte, une couche de parade où personne ne dormirait jamais plus.

Le premier mouvement de Risler en entrant là fut un mouvement d’épouvantable colère, l’envie de se jeter sur ces choses, de tout déchirer, de tout hacher, de tout broyer. C’est que rien ne ressemble plus à une femme que sa chambre. Même absente, son image sourit encore dans les miroirs qui l’ont reflétée. Un peu d’elle, de son parfum favori, reste à tout ce qu’elle a touché. Ses attitudes se retrouvent sur les coussins des divans, et l’on suit ses allées et venues de la glace à la toilette parmi les dessins du tapis. Ici, ce qui rappelait surtout Sidonie, c’était une étagère chargée de bibelots enfantins, de chinoiseries insignifiantes et menues, éventails microscopiques, vaisselle de poupée, sabots dorés, petits bergers et petites bergères en face les uns des autres, échangeant des regards de porcelaine luisants et froids. C’était l’âme de Sidonie, cette étagère, et ses pensées toujours banales, petites, vaniteuses et vides, ressemblaient à ces niaiseries. Oui, vraiment, si cette nuit, pendant qu’il la tenait, Risler dans sa fureur avait cassé cette petite tête fragile, on aurait vu rouler de là, à la place de cervelle, tout un monde de bibelots d’étagère.

Le pauvre homme pensait tristement à ces choses dans le bruit des marteaux et le va-et-vient des déménageurs, quand un petit pas tatillon et autoritaire se fit entendre derrière lui ; et M. Chèbe apparut, le tout petit M. Chèbe, rouge, essoufflé, flamboyant. Il le prit, comme toujours, de très haut avec son gendre :

– Qu’est-ce que c’est ! qu’est-ce que j’apprends ? Ah ! ça, vous déménagez donc ?

– Je ne déménage pas, monsieur Chèbe… je vends.

Le petit homme fit un bond de carpe échaudée :

– Vous vendez ? Et quoi donc ?

– Je vends tout, dit Risler d’une voix sourde, sans même le regarder.

– Voyons, mon gendre, un peu de raison. Mon Dieu, je ne dis pas que la conduite de Sidonie… D’ailleurs, moi je ne sais rien. Je n’ai jamais rien voulu savoir… Seulement, je vous rappelle à la dignité. On lave son linge sale en famille, que diable ! On ne se donne pas en spectacle comme vous le faites depuis ce matin. Voyez tout ce monde aux vitres des ateliers : et sous le porche donc !… Mais vous êtes la fable du quartier, mon cher.

– Tant mieux. Le déshonneur a été public, il faut que la réparation soit publique aussi.

Ce calme apparent, cette indifférence à toutes ses observations exaspérèrent M. Chèbe. Il changea subitement de manières, et prit pour parler à son gendre le ton sérieux et absolu avec lequel on parle aux enfants ou aux fous.

– Eh bien ! non, vous n’avez pas le droit de rien enlever d’ici. Je m’y oppose formellement, de toute ma force d’homme, de toute mon autorité de père. Croyez-vous donc que je vais vous laisser mettre mon enfant sur la paille… Ah ! mais non… Ah ! mais non. Assez de folies comme cela. Rien ne sortira plus de l’appartement.

Et M. Chèbe, ayant fermé la porte, se planta devant d’un geste héroïque. Ah ! dame, c’est qu’il y allait de son intérêt, à lui aussi. C’est qu’une fois son enfant sur la paille, comme il disait, lui-même risquait fort de ne plus coucher sur la plume. Il était superbe dans son attitude de père indigné ; mais il ne la garda pas longtemps. Deux mains, deux étaux, lui avaient saisi les poignets, et il se retrouva au milieu de la chambre, laissant la porte libre aux déménageurs.

– Chèbe, mon garçon, écoutez-moi bien, disait Risler penché vers lui… Je suis à bout… Depuis ce matin je fais des efforts inouïs pour me contenir ; mais il n’en faudrait pas beaucoup pour que ma colère éclatât, et malheur alors à celui sur qui elle tomberait. Je suis homme à tuer quelqu’un… Tenez ! allez-vous-en vite…

Il y avait un tel accent dans ces paroles, la façon dont son gendre le secouait en parlant était si éloquente que M. Chèbe fut tout de suite convaincu. Il balbutia même des excuses. Certainement Risler avait raison d’agir ainsi. Tous les honnêtes gens seraient pour lui… Et il se reculait à mesure vers la porte. Arrivé là, il demanda timidement si la petite pension de madame Chèbe serait continuée.

– Oui, répondit Risler, mais ne la dépassez jamais, car maintenant ma position ici n’est plus la même. Je ne suis plus l’associé de la maison.

M. Chèbe ouvrit de grands yeux étonnés, et prit cette physionomie idiote qui faisait croire à beaucoup de gens que l’accident qui lui était arrivé, vous savez, tout pareil à celui du duc d’Orléans, n’était pas un conte de son invention ; mais il n’osa pas faire la moindre observation. On lui avait changé son gendre, positivement. Était-ce bien Risler, cette espèce de chat-tigre, qui se hérissait au moindre mot, et ne parlait de rien moins que de tuer les gens ?

Il s’esquiva, reprit son aplomb seulement au bas de l’escalier, et traversa la cour en marchant d’un air vainqueur. Quand toutes les pièces furent démeublées et vides, Risler les parcourut une dernière fois, puis il prit la clef et descendit chez Planus pour la remettre à madame Georges.

– Vous pourrez louer l’appartement, dit-il, ce sera un apport de plus à la fabrique.

– Mais vous, mon ami ?

– Oh ! moi, je n’ai pas besoin de grand’chose. Un lit en fer là-haut dans les mansardes. C’est tout ce qu’il faut pour un commis. Car, je vous le répète, je ne suis rien de plus désormais qu’un commis… Un bon commis, par exemple, vaillant et sûr, dont vous n’aurez pas à vous plaindre, je vous jure.

Georges, qui relevait des comptes avec Planus, fut si ému d’entendre ce malheureux parler ainsi, qu’il quitta sa place précipitamment. Les sanglots l’étouffaient. Claire était très émue aussi, et, s’approchant du nouvel employé de la maison Fromont :

– Risler, lui dit-elle, je vous remercie au nom de mon père.

– C’est à lui que je pense tout le temps, madame, répondit-il très simplement.

À ce moment le père Achille entra, apportant le courrier. Risler prit ce monceau de lettres, les ouvrit une à une tranquillement, et à mesure les passait à Sigismond.

– Voilà une commande pour Lyon… Pourquoi n’a-t-on pas répondu à Saint-Étienne ?

Il se plongeait de toutes ses forces dans ces détails d’affaires, et il y portait une lucidité d’intelligence qui venait justement de cette tension d’esprit perpétuelle vers le calme et l’oubli. Tout à coup, parmi ces enveloppes larges, timbrées de noms de commerce et dont le papier, la pliure sentaient le bureau, la hâte de l’expédition, il en découvrit une, plus petite, cachetée avec soin et se glissant si traîtreusement au milieu des autres que d’abord il ne l’avait pas aperçue. Il reconnut bien vite cette écriture fine, longue et ferme. « À monsieur Risler. – Personnelle. » C’était l’écriture de Sidonie. En la voyant, il éprouva la même sensation qu’il venait d’avoir là-haut dans sa chambre.

Tout son amour, toute sa colère de mari trompé lui remontaient au cœur avec cette force d’indignation qui fait les assassins. Que lui écrivait-elle ? quel mensonge avait-elle encore inventé ? Il allait ouvrir la lettre ; puis il s’arrêta. Il comprit que, s’il lisait cela, c’en était fait de tout son courage ; et, se penchant vers le caissier :

– Sigismond, mon vieux, lui dit-il tout bas, veux-tu me rendre un service ?

– Je crois bien !… fit le brave homme avec enthousiasme. Il était si heureux d’entendre son ami lui parler de sa bonne voix des anciens jours.

– Tiens, voilà une lettre qu’on m’écrit et que je ne veux pas lire maintenant. Je suis sûr que ça m’empêcherait de penser et de vivre. Tu vas me la garder, et puis ceci avec…

Il tira de sa poche un petit paquet soigneusement ficelé, qu’il lui tendit à travers le grillage.

– C’est tout ce qui me reste du passé, tout ce qui me reste de cette femme… Je suis décidé à ne pas la voir, ni rien qui me la rappelle avant que ma besogne ici soit terminée, et bien terminée… J’ai besoin de toute ma tête, tu comprends… C’est toi qui payeras la rente des Chèbe… Si elle-même demandait quelque chose, tu ferais le nécessaire… Mais tu ne m’en parleras jamais… Et tu garderas ce dépôt soigneusement jusqu’à ce que je te le redemande.

Sigismond enferma la lettre et le paquet dans un tiroir secret de son bureau avec d’autres papiers précieux. Aussitôt Risler se remit à parcourir sa correspondance ; mais tout le temps il voyait s’allonger devant ses yeux les fins caractères anglais tracés par une petite main qu’il avait si souvent et si ardemment serrée contre son cœur.