Génie du christianisme/Partie 1/Livre 1/Chapitre II

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CHAPITRE II.

De la nature du Mystère



Il n’est rien de beau, de doux, de grand dans la vie, que les choses mystérieuses. Les sentiments les plus merveilleux sont ceux qui nous agitent un peu confusément : la pudeur, l’amour chaste, l’amitié vertueuse, sont pleins de secrets. On diroit que les cœurs qui s’aiment s’entendent à demi-mot, et qu’ils ne sont que comme entr’ouverts. L’innocence, à son tour, qui n’est qu’une simple ignorance, n’est-elle pas le plus ineffable des mystères ? L’enfance n’est si heureuse que parce qu’elle ne sait rien, la vieillesse si misérable que parce qu’elle sait tout ; heureusement pour elle, quand les mystères de la vie finissent, ceux de la mort commencent.

S’il en est ainsi des sentiments, il en est ainsi des vertus : les plus angéliques sont celles qui, découlant immédiatement de Dieu, telles que la charité, aiment à se cacher au regard, comme leur source.

En passant aux rapports de l’esprit, nous trouvons que les plaisirs de la pensée sont aussi des secrets. Le secret est d’une nature si divine, que les premiers hommes de l’Asie ne parloient que par symboles. À quelle science revient-on sans cesse ? À celle qui laisse toujours quelque chose à deviner et qui fixe nos regards sur une perspective infinie. Si nous nous égarons dans le désert, une sorte d’instinct nous fait éviter les plaines, où tout est vu d’un coup d’œil ; nous allons chercher ces forêts, berceau de la religion, ces forêts dont l’ombre, les bruits et le silence sont remplis de prodiges, ces solitudes où les corbeaux et les abeilles nourrissoient les premiers Pères de l’Église, et où ces saints hommes goûtoient tant de délices, qu’ils s’écrioient : « Seigneur, c’est assez : je mourrai de douceurs, si vous ne modérez ma joie ! » Enfin, on ne s’arrête pas au pied d’un monument moderne dont l’origine est connue ; mais que dans une île déserte, au milieu de l’Océan, on trouve tout à coup une statue de bronze dont le bras déployé montre les régions où le soleil se couche, et dont la base soit chargée d’hiéroglyphes et rongée par la mer et le temps, quelle source de méditation pour le voyageur ! Tout est caché, tout est inconnu dans l’univers. L’homme lui-même n’est-il pas un étrange mystère ? D’où part l’éclair que nous appelons existence, et dans quelle nuit va-t-il s’éteindre ? L’Éternel a placé la Naissance et la Mort, sous la forme de deux fantômes voilés, aux deux bouts de notre carrière : l’un produit l’inconcevable moment de notre vie, que l’autre s’empresse de dévorer.

Il n’est donc point étonnant, d’après le penchant de l’homme aux mystères, que les religions de tous les peuples aient eu leurs secrets impénétrables. Les Selles étudioient les paroles prodigieuses des colombes de Dodone ; l’Inde, la Perse, l’Éthiopie, la Scythie, les Gaules, la Scandinavie, avoient leurs cavernes, leurs montagnes saintes, leurs chênes sacrés, où le brahmane, le mage, le gymnosophiste, le druide, prononçoient l’oracle inexplicable des Immortels.

À Dieu ne plaise que nous voulions comparer ces mystères aux mystères de la véritable religion, et les immuables profondeurs du Souverain qui est dans le ciel aux changeantes obscurités de ces dieux, ouvrage de la main des hommes[1] ! Nous avons seulement voulu faire remarquer qu’il n’y a point de religion sans mystères ; ce sont eux qui, avec le sacrifice, constituent essentiellement le culte : Dieu même est le grand secret de la nature ; la divinité étoit voilée en Égypte, et le sphinx s’asseyoit sur le seuil de ses temples.

  1. Sap, cap, XIII, v. 10.