Génie du christianisme/Partie 1/Livre 4/Chapitre IV

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CHAPITRE IV.

Histoire naturelle ; Déluge.



L’astronomie n’étant donc pas suffisante pour détruire la chronologie de l’Écriture[1], on revient à l’attaquer par l’histoire naturelle : les uns nous parlent de certaines époques où l’univers entier se rajeunit ; les autres nient les grandes catastrophes du globe, telles que le déluge universel ; ils disent : « Les pluies ne sont que les vapeurs des mers ; or, toutes les mers ne suffiroient pas pour couvrir la terre à la hauteur dont parlent les Écritures. » Nous pourrions répondre que raisonner ainsi, c’est aller contre ces mêmes lumières dont on fait tant de bruit puisque la chimie moderne nous apprend que l’air peut être transmué en eau : alors quel effroyable déluge ! Mais nous renonçons volontiers à ces raisons empruntées des sciences, qui rendent compte de tout à l’esprit sans rendre compte de rien au cœur. Nous nous contenterons de répondre que pour noyer la partie terrestre du globe il suffit que l’Océan franchisse ses rivages, en entraînant l’eau de ses gouffres. D’ailleurs, hommes présomptueux, avez-vous pénétré dans les trésors de la grêle[2], et connoissez-vous les réservoirs de cet abîme où le Seigneur a puisé la mort au jour de ses vengeances ?

Soit que Dieu, soulevant le bassin des mers ait versé sur les continents l’Océan troublé, soit que, détournant le soleil de sa route, il lui ait commandé de se lever sur le pôle avec des signes funestes, il est certain qu’un affreux déluge a ravagé la terre.

En ce temps-là la race humaine fut presque anéantie ; toutes les querelles des nations finirent, toutes les révolutions cessèrent. Rois, peuples, armées ennemies, suspendirent leurs haines sanglantes et s’embrassèrent, saisis d’une mortelle frayeur. Les temples se remplirent de suppliants qui avoient peut-être renié la Divinité toute leur vie ; mais la Divinité les renia à son tour, et bientôt on annonça que l’Océan tout entier étoit aussi à la porte des temples. En vain les mères se sauvèrent avec leurs enfants sur le sommet des montagnes ; en vain l’amant crut trouver un abri pour sa maîtresse dans la même grotte où il avait trouvé un asile pour ses plaisirs ; en vain les amis disputèrent aux ours effrayés la cime des chênes ; l’oiseau même, chassé de branche en branche par le flot toujours croissant, fatigua inutilement ses ailes sur des plaines d’eau sans rivages. Le soleil, qui n’éclairoit plus que la mort au travers des nues livides, se montroit terne et violet comme un énorme cadavre noyé dans les cieux ; les volcans s’éteignirent, en vomissant de tumultueuses fumées, et l’un des quatre éléments, le feu, périt avec la lumière.

Ce fut alors que le monde se couvrit d’horribles ombres, d’où sortoient d’effrayantes clameurs ; ce fut alors qu’au milieu des humides ténèbres le reste des êtres vivants, le tigre et l’agneau, l’aigle et la colombe, le reptile et l’insecte, l’homme et la femme, gagnèrent tous ensemble la roche la plus escarpée du globe : l’Océan les y suivit, et, soulevant autour d’eux sa menaçante immensité, fit disparoître sous ses solitudes orageuses le dernier point de la terre.

Dieu, ayant accompli sa vengeance, dit aux mers de rentrer dans l’abîme ; mais il voulut imprimer sur ce globe des traces éternelles de son courroux ; les dépouilles de l’éléphant des Indes s’entassèrent dans les régions de la Sibérie ; les coquillages magellaniques vinrent s’enfouir dans les carrières de la France ; des bancs entiers de corps marins s’arrêtèrent au sommet des Alpes, du Taurus et des Cordillères, et ces montagnes elles-mêmes furent les monuments que Dieu laissa dans les trois mondes pour marquer son triomphe sur les impies, comme un monarque plante un trophée dans le champ où il a défait ses ennemis.

Dieu ne se contenta pas de ces attestations générales de sa colère passée : sachant combien l’homme perd aisément la mémoire du malheur, il en multiplia les souvenirs dans sa demeure. Le soleil n’eut plus pour trône au matin, et pour lit au soir, que l’élément humide, où il sembla s’éteindre tous les jours, ainsi qu’au temps du déluge. Souvent les nuages du ciel imitèrent des vagues amoncelées, des sables ou des écueils blanchissants. Sur la terre, les rochers laissèrent tomber des cataractes ; la lumière de la lune, les vapeurs blanches du soir, couvrirent quelquefois les vallées des apparences d’une nappe d’eau ; il naquit dans les lieux les plus arides des arbres dont les branches affaissées pendirent pesamment vers la terre, comme si elles sortoient encore toutes trempées du sein des ondes ; deux fois par jour la mer reçut ordre de se lever de nouveau dans son lit et d’envahir ses grèves ; les antres des montagnes conservèrent de sourds bourdonnements et des voix lugubres ; la cime des bois présenta l’image d’une mer roulante, et l’Océan sembla avoir laissé ses bruits dans la profondeur des forêts.


  1. On rit de Josué qui commande au soleil de s’arrêter. Nous n’aurions pas cru être obligé d’apprendre à notre siècle que le soleil n’est pas immobile, quoique centre. On a excusé Josué en disant qu’il parloit exprès comme le vulgaire : il eût été aussi simple de dire qu’il parloit comme Newton. Si vous vouliez arrêter une montre, vous ne briseriez pas une petite roue, mais le grand ressort, dont le repos fixeroit subitement le système.
  2. Job, cap. XXXVIII, v. 22.