Génie du christianisme/Partie 2/Livre 2/Chapitre X

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Garnier Frères (p. 183-188).

Chapitre X - Suite du Prêtre. — La Sibylle.- Joad. — Parallèle de Virgile et de Racine

Enée va consulter la Sibylle : arrêté au soupirail de l’antre, il attend les paroles de la prophétesse.

. . . . . . . . Cum virgo : Poscere fata, etc.

" Alors la vierge : Il est temps d’interroger le destin. Le dieu ! Voilà le dieu ! Elle dit, etc. "

Enée adresse sa prière à Apollon ; la Sibylle lutte encore ; enfin le dieu la dompte, les cent portes de l’antre s’ouvrent en mugissant, et ces paroles se répandent dans les airs : Ferunt responsa per auras :

O tandem magnis pelagi defuncte periclis !

" Ils ne sont plus, les périls de la mer : mais quel danger sur la terre ! etc. "

Remarquez la rapidité de ces mouvements : Deus, ecce deus ! La Sibylle touche, saisit l’Esprit, elle en est surprise : Le dieu ! voilà le dieu ! c’est son cri. Ces expressions : Non vultus, non color unus, peignent excellemment le trouble de la prophétesse. Les tours négatifs sont particuliers à Virgile, et l’on peut remarquer en général qu’ils sont fort multipliés chez les écrivains d’un génie mélancolique. Ne serait-ce point que les âmes tendres et tristes sont naturellement portées à se plaindre, à désirer, à douter, à exprimer avec une sorte de timidité, et que la plainte, le désir, le doute et la timidité, sont des privations de quelque chose ? L’homme que l’adversité a rendu sensible aux peines d’autrui ne dit pas avec assurance : Je connais les maux, mais il dit, comme Didon : Non ignara mali. Enfin, les images favorites des poètes enclins à la rêverie sont presque toutes empruntées d’objets négatifs, tels que le silence des nuits, l’ombre des bois, la solitude des montagnes, la paix des tombeaux, qui ne sont que l’absence du bruit, de la lumière, des hommes et des inquiétudes de la vie [NOTE 47].

Quelle que soit la beauté des vers de Virgile, la poésie chrétienne nous offre encore quelque chose de supérieur. Le grand prêtre des Hébreux, prêt à couronner Joas, est saisi de l’esprit divin dans le temple de Jérusalem :

Voilà donc quels vengeurs s’arment pour ta querelle !

Des prêtres, des enfants !… ô Sagesse éternelle !

Mais si tu les soutiens, qui peut les ébranler ?

Du tombeau, quand tu veux, tu sais nous rappeler ;

Tu frappes et guéris, tu perds et ressuscites.

Ils ne s’assurent point en leurs propres mérites,

Mais en ton nom, sur eux invoqué tant de fois,

En tes serments jurés au plus saint de leurs rois,

En ce temple où tu fais ta demeure sacrée,

Et qui doit du soleil égaler la durée.

Mais d’où vient que mon cœur frémit d’un saint effroi ?

Est-ce l’Esprit divin qui s’empare de moi ?

C’est lui-même : il m’échauffe ; il parle ; mes yeux s’ouvrent,

Et les siècles obscurs devant moi se découvrent.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cieux, écoutez ma voix ; Terre, prête l’oreille :

Ne dis plus, ô Jacob ! que ton Seigneur sommeille ;

Pécheurs, disparaissez, le Seigneur se réveille.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ?

Quel est dans le lieu saint ce pontife égorgé…

Pleure, Jérusalem, pleure, cité perfide,

Des prophètes divins malheureuse homicide !

De son amour pour toi ton Dieu s’est dépouillé ;

Ton encens à ses yeux est un encens souillé…

. . . . Où menez-vous ces enfants et ces femmes ?

Le Seigneur a détruit la reine des cités ;

Ses prêtres sont captifs, ses rois sont rejetés :

Dieu ne veut plus qu’on vienne à ses solennités.

Temple, renverse-toi ; cèdres, jetez des flammes.

Jérusalem, objet de ma douleur,

Quelle main en un jour t’a ravi tous tes charmes ?

Qui changera mes yeux en deux sources de larmes,

Pour pleurer ton malheur ?

Il n’est pas besoin de commentaire.

Puisque Virgile et Racine reviennent si souvent dans notre critique, tâchons de nous faire une idée juste de leur talent et de leur génie. Ces deux grands poètes ont tant de ressemblance, qu’ils pourraient tromper jusqu’aux yeux de la muse, comme ces jumeaux de l’Enéide qui causaient de douces méprises à leur mère.

Tous deux polissent leurs ouvrages avec le même soin, tous deux sont pleins de goût, tous deux hardis, et pourtant naturels dans l’expression, tous deux sublimes dans la peinture de l’amour ; et, comme s’ils s’étaient suivis pas à pas, Racine fait entendre dans Esther je ne sais quelle suave mélodie dont Virgile a pareillement rempli sa seconde églogue, mais toutefois avec la différence qui se trouve entre la voix de la jeune fille et celle de l’adolescent, entre les soupirs de l’innocence et ceux d’une passion criminelle.

Voilà peut-être en quoi Virgile et Racine se ressemblent : voici peut-être en quoi ils diffèrent.

Le second est en général supérieur au premier dans l’invention des caractères : Agamemnon, Achille, Oreste, Mithridate, Acomat, sont fort au-dessus des héros de l’Enéide. Enée et Turnus ne sont beaux que dans deux ou trois moments ; Mézence seul est fièrement dessiné.

Cependant, dans les peintures douces et tendres, Virgile retrouve son génie : Evandre, ce vieux roi d’Arcadie qui vit sous le chaume et que défendent deux chiens de berger, au même lieu où les Césars, entourés de prétoriens, habiteront un jour leurs palais ; le jeune Pallas, le beau Lausus, Nisus et Euryale, sont des personnages divins.

Dans les caractères de femmes, Racine reprend la supériorité : Agrippine est plus ambitieuse qu’Amate, Phèdre plus passionnée que Didon.

Nous ne parlons point d’Athalie, parce que Racine dans cette pièce ne peut être comparé à personne : c’est l’œuvre le plus parfait du génie inspiré par la religion.

Mais, d’un autre côté, Virgile a pour certains lecteurs un avantage sur Racine : sa voix, si nous osons nous exprimer ainsi, est plus gémissante et sa lyre plus plaintive. Ce n’est pas que l’auteur de Phèdre n’eût été capable de trouver cette sorte de mélodie des soupirs ; le rôle d’Andromaque, Bérénice tout entière, quelques stances des cantiques imités de l’Ecriture, plusieurs strophes des chœurs d’Esther et d’Athalie, montrent ce qu’il aurait pu faire dans ce genre ; mais il vécut trop à la ville, pas assez dans la solitude. La cour de Louis XIV en lui donnant la majesté des formes et en épurant son langage lui fut peut-être nuisible sous d’autres rapports : elle l’éloigna trop des champs et de la nature.

Nous avons déjà remarqué[1] qu’une des premières causes de la mélancolie de Virgile fut sans doute le sentiment des malheurs qu’il éprouva dans sa jeunesse. Chassé du toit paternel, il garda toujours le souvenir de sa Mantoue ; mais ce n’était plus le Romain de la république, aimant son pays à la manière dure et âpre des Brutus : c’était le Romain de la monarchie d’Auguste, le rival d’Homère et le nourrisson des Muses.

Virgile cultiva ce genre de tristesse en vivant seul au milieu des bois. Peut-être faut-il encore ajouter à cela des accidents particuliers. Nos défauts moraux ou physiques influent beaucoup sur notre humeur, et sont souvent la cause du tour particulier que prend notre caractère. Virgile avait une difficulté de prononciation[2] ; il était faible de corps, rustique d’apparence. Il semble avoir eu dans sa jeunesse des passions vives, auxquelles ces imperfections naturelles purent mettre des obstacles. Ainsi des chagrins de famille, le goût des champs, un amour-propre en souffrance et des passions non satisfaites s’unirent pour lui donner cette rêverie qui nous charme dans ses écrits.

On ne trouve point dans Racine le diis aliter visum, le dulces moriens reminiscitur Argos, le Disce, puer, virtutem ex me - fortunam ex aliis, le Lyrnessi domus alta : sola Laurente sepulcrum. Il n’est peut-être pas inutile d’observer que ces mots attendrissants se trouvent presque tous dans les six derniers livres de l’Enéide, ainsi que les épisodes d’Evandre et de Pallas, de Mézence et de Lausus, de Nisus et d’Euryale. Il semble qu’en approchant du tombeau le Cygne de Mantoue mit dans ses accents quelque chose de plus céleste, comme les cygnes de l’Eurotas, consacrés aux Muses, qui avant d’expirer avaient, selon Pythagore, une vision de l’Olympe, et témoignaient leur ravissement par des chants harmonieux.

Virgile est l’ami du solitaire, le compagnon des heures secrètes de la vie. Racine est peut-être au-dessus du poète latin, parce qu’il a fait Athalie ; mais le dernier a quelque chose qui remue plus doucement le cœur. On admire plus l’un, on aime plus l’autre ; le premier a des douleurs trop royales, le second parle davantage à tous les rangs de la société. En parcourant les tableaux des vicissitudes humaines tracés par Racine, on croit errer dans les parcs abandonnés de Versailles : ils sont vastes et tristes, mais à travers leur solitude on distingue la main régulière des arts et les vestiges des grandeurs :

Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes,

Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes.

Les tableaux de Virgile, sans être moins nobles, ne sont pas bornés à de certaines perspectives de la vie ; ils représentent toute la nature : ce sont les profondeurs des forêts, l’aspect des montagnes, les rivages de la mer, où des femmes exilées regardent, en pleurant, l’immensité des flots :

. . . . . . Cunctaeque profundum

Pontum adspectabant flentes.

  1. Part. 1re, liv. V, avant-dernier chapitre. (N.d.A.)
  2. Sermone tardissimum ac pene indocto similem… Facie rusticana, etc. Donat., de P. Virgilii Maronis Vita. (N.d.A.)