Génie du christianisme/Partie 4/Livre 1/Chapitre I
Chapitre I - Des Cloches
Nous allons maintenant nous occuper du culte chrétien. Ce sujet est pour le moins aussi riche que celui des trois premières parties, avec lesquelles il forme un tout complet.
Or, puisque nous nous préparons à entrer dans le temple, parlons premièrement de la cloche qui nous y appelle.
C’était d’abord, ce nous semble, une chose assez merveilleuse d’avoir trouvé le moyen, par un seul coup de marteau, de faire naître, à la même minute, un même sentiment dans mille cœurs divers, et d’avoir forcé les vents et les nuages à se charger des pensées des hommes Ensuite, considérée comme harmonie, la cloche a indubitablement une beauté de la première sorte, celle que les artistes appellent le grand. Le bruit de la foudre est sublime, et ce n’est que par sa grandeur ; il en est ainsi des vents, des mers, des volcans, des cataractes, de la voix de tout un peuple.
Avec quel plaisir Pythagore, qui prêtait l’oreille au marteau du forgeron, n’eût-il point écouté le bruit de nos cloches la veille d’une solennité de l’Église ! L’âme peut être attendrie par les accords d’une lyre, mais elle ne sera pas saisie d’enthousiasme, comme lorsque la foudre des combats la réveille ou qu’une pesante sonnerie proclame dans la région des nuées les triomphes du Dieu des batailles.
Et pourtant ce n’était pas là le caractère le plus remarquable du son des cloches, ce son avait une foule de relations secrètes avec nous. Combien de fois, dans le calme des nuits, les tintements d’une agonie, semblables aux lentes pulsations d’un cœur expirant, n’ont-ils point surpris l’oreille d’une épouse adultère ! Combien de fois ne sont-ils point parvenus jusqu’à l’athée, qui, dans sa veille impie, osait peut-être écrire qu’il n’y a point de Dieu ! La plume échappe de sa main ; il écoute avec effroi le glas de la mort, qui semble lui dire : Est-ce qu’il n’y a point de Dieu ? Oh ! que de pareils bruits n’effrayèrent-ils le sommeil de nos tyrans ! Etrange religion, qui au seul coup d’un airain magique peut changer en tourments les plaisirs, ébranler l’athée et faire tomber le poignard des mains de l’assassin !
Des sentiments plus doux s’attachaient aussi au bruit des cloches. Lorsque, avec le chant de l’alouette, vers le temps de la coupe des blés, on entendait au lever de l’aurore les petites sonneries de nos hameaux, on eût dit que l’ange des moissons, pour réveiller les laboureurs, soupirait, sur quelque instrument des Hébreux, l’histoire de Séphora ou de Noémi. Il nous semble que si nous étions poète, nous ne dédaignerions point cette cloche agitée par les fantômes dans la vieille chapelle de la forêt, ni celle qu’une religieuse frayeur balançait dans nos campagnes pour écarter le tonnerre, ni celle qu’on sonnait la nuit, dans certains ports de mer, pour diriger le pilote à travers les écueils. Les carillons des cloches, au milieu de nos fêtes, semblaient augmenter l’allégresse publique ; dans des calamités, au contraire, ces mêmes bruits devenaient terribles. Les cheveux dressent encore sur la tête au souvenir de ces jours de meurtre et de feu, retentissant des clameurs du tocsin. Qui de nous a perdu la mémoire de ces hurlements, de ces cris aigus, entrecoupés de silences, durant lesquels on distinguait de rares coups de fusil, quelque voix lamentable et solitaire, et surtout le bourdonnement de la cloche d’alarme ou le son de l’horloge qui frappait tranquillement l’heure écoulée ?
Mais dans une société bien ordonnée, le bruit du tocsin, rappelant une idée de secours, frappait l’âme de pitié et de terreur, et faisait couler ainsi les deux sources des sensations tragiques.
Tels sont à peu près les sentiments que faisaient naître les sonneries de nos temples ; sentiments d’autant plus beaux qu’il s’y mêlait un souvenir du ciel. Si les cloches eussent été attachées à tout autre monument qu’à des églises, elles auraient perdu leur sympathie morale avec nos cœurs. C’était Dieu même qui commandait à l’ange des victoires de lancer les volées qui publiaient nos triomphes, ou à l’ange de la mort de sonner le départ de l’âme qui venait de remonter à lui. Ainsi, par mille voix secrètes une société chrétienne correspondait avec la Divinité, et ses institutions allaient se perdre mystérieusement à la source de tout mystère.
Laissons donc les cloches rassembler les fidèles, car la voix de l’homme n’est pas assez pure pour convoquer au pied des autels le repentir, l’innocence et le malheur. Chez les sauvages de l’Amérique, lorsque des suppliants se présentent à la porte d’une cabane, c’est l’enfant du lieu qui introduit ces infortunés au foyer de son père : si les cloches nous étaient interdites, il faudrait choisir un enfant pour nous appeler à la maison du Seigneur.