Génie du christianisme/Partie 4/Livre 1/Chapitre VIII

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Garnier Frères (p. 387-388).

Chapitre VIII - Les Rogations

Les cloches du hameau se font entendre, les villageois quittent leurs travaux : le vigneron descend de la colline, le laboureur accourt de la plaine, le bûcheron sort de la forêt ; les mères, fermant leurs cabanes, arrivent avec leurs enfants, et les jeunes filles laissent leurs fuseaux, leurs brebis et les fontaines pour assister à la fête.

On s’assemble dans le cimetière de la paroisse, sur les tombes verdoyantes des aïeux. Bientôt on voit paraître tout le clergé destiné à la cérémonie : c’est un vieux pasteur qui n’est connu que sous le nom de curé, et ce nom vénérable, dans lequel est venu se perdre le sien, indique moins le ministre du temple que le père laborieux du troupeau. Il sort de sa retraite, bâtie auprès de la demeure des morts, dont il surveille la cendre. Il est établi dans son presbytère comme une garde avancée aux frontières de la vie, pour recevoir ceux qui entrent et ceux qui sortent de ce royaume des douleurs. Un puits, des peupliers, une vigne autour de sa fenêtre, quelques colombes, composent l’héritage de ce roi des sacrifices.

Cependant l’apôtre de l’Evangile, revêtu d’un simple surplis, assemble ses ouailles devant la grande porte de l’église ; il leur fait un discours, fort beau sans doute, à en juger par les larmes de l’assistance. On lui entend souvent répéter : Mes enfants, mes chers enfants, et c’est là tout le secret de l’éloquence du Chrysostome champêtre.

Après l’exhortation, l’assemblée commence à marcher en chantant : " Vous sortirez avec plaisir, et vous serez reçu avec joie ; les collines bondiront et vous entendront avec joie. " L’étendard des saints, antique bannière des temps chevaleresques, ouvre la carrière au troupeau, qui suit pêle-mêle avec son pasteur. On entre dans des chemins ombragés et coupés profondément par la roue des chars rustiques ; on franchit de hautes barrières formées d’un seul tronc de chêne ; on voyage le long d’une haie d’aubépine où bourdonne l’abeille et où sifflent les bouvreuils et les merles. Les arbres sont couverts de leurs fleurs ou parés d’un naissant feuillage. Les bois, les vallons, les rivières, les rochers entendent tour à tour les hymnes des laboureurs. Etonnés de ces cantiques, les hôtes des champs sortent des blés nouveaux, et s’arrêtent à quelque distance pour voir passer la pompe villageoise.

La procession rentre enfin au hameau. Chacun retourne à son ouvrage : la religion n’a pas voulu que le jour où l’on demande à Dieu les biens de la terre fût un jour d’oisiveté. Avec quelle espérance on enfonce le soc dans le sillon, après avoir imploré celui qui dirige le soleil et qui garde dans ses trésors les vents du midi et les tièdes ondées ! Pour bien achever un jour si saintement commencé, les anciens du village viennent, à l’entrée de la nuit, converser avec le curé, qui prend son repas du soir sous les peupliers de sa cour. La lune répand alors les dernières harmonies sur cette fête que ramènent chaque année le mois le plus doux et le cours de l’astre le plus mystérieux. On croit entendre de toutes parts les blés germer dans la terre et les plantes croître et se développer ; des voix inconnues s’élèvent dans le silence des bois, comme le chœur des anges champêtres dont on a imploré le secours, et les soupirs du rossignol parviennent à l’oreille des vieillards assis non loin des tombeaux.